Le cas du parc Duden / parc de Forest
Martin Vander Elst.
Samedi 13 Janvier 2018
Un buste de Léopold II qui se trouvait dans le parc Duden à Forest a été déboulonné dans la nuit de mercredi 10 à jeudi 11 janvier par un collectif anti-colonial. Il faut dire que les statues de Léopold II représentent un des points de cristallisation des enjeux mémoriels sur le passé colonial de la Belgique (Ceuppens, « Les monuments publics coloniaux, lieux de mémoires contestés », 2008). En effet, les massacres commis sous le règne de Léopold II par l’intermédiaire des forces de l’Association Internationale Africaine puis par celles de l’État Indépendant du Congo constituent la face la plus obscure de la colonisation belge au Congo. À Bruxelles, plus particulièrement, bien des noms de rues, de places ou de boulevards sont consacrés à des agents de Léopold II au Congo qui sont connus pour leurs crimes contre l’humanité. Qu’autant de monuments soient consacrés à la gloire des soldats et des militaires indique à quel niveau de profondeur gît, dans notre inconscient collectif, mais aussi dans l’espace public, l’accoutumance aux massacres (Mbembe, « Que faire des statues et monuments coloniaux ? », 2006).
Il ne sert pas à grand chose de louer l’action de l’Association Citoyenne pour un Espace Public Décolonial (ACED) ou de la condamner. Ce que nous voudrions essayer de faire c’est plutôt de tenter de prolonger certains effets de cette action. Nous voudrions, ici, nous attacher à la déclaration du bourgmestre P.S. de la commune de Forest suite au déboulonnement du buste de Léopold II sur l’esplanade à l’entrée du parc Duden. Outre le fait que le bourgmestre accuse le Collectif Mémoire Colonial et Lutte contre les Discriminations d’avoir mené cette action alors même que le dit collectif avait explicitement sorti un communiqué dès le 11 janvier pour expliquer que s’il comprenait cette action, il ne la cautionnait pas, c’est sur la posture du bourgmestre en tant que responsable patrimonial du buste de Léopold II que nous voudrions nous appesantir. En effet, celui-ci commence son intervention vidéographique (visible sur le site de la RTBF) à droite du piédestal sans effigie en disant que s’il comprend la volonté d’ouvrir le débat sur le passé colonial de la Belgique, il n’est pas d’accord avec cette manière de faire. Eh bien, nous allons voir qu’en politique tout est justement affaire de manière. Au passage, on rappellera l’indignité en 2018 de parler d’ « ouvrir » le débat sur le passé colonial de la Belgique. Vraiment, en est-on toujours là ? Mais notre amorce se trouve plus loin dans cette intervention. En effet, le bourgmestre déclare :
« … cette statue qui fait référence à Léopold II, non pas par rapport à son passé colonial mais par rapport au fait qu’il avait créé le parc Duden, fait partie du patrimoine bruxellois. Je ne pense pas qu’en s’attaquant au patrimoine bruxellois dont tous les promeneurs du parc, dont tous les Bruxellois peuvent profiter, ce soit une bonne chose. »
Nous voilà au cœur de l’affaire ! Il y a dans le discours politique public contemporain une façon de diviser deux actions pourtant inséparables : la mauvaise action du roi Léopold II au Congo et la bonne action du roi à Bruxelles. En faisant tomber le buste de Léopold II de son piédestal sur l’esplanade reliant le parc Duden au parc de Forest, c’est la légende du « roi bâtisseur » et du « roi urbaniste » que l’Association Citoyenne pour un Espace Public Décolonial vient interroger. Les personnes qui étaient parvenues à annuler une conférence en décembre 2015 en « l’honneur de Léopold II » organisée par la ville de Bruxelles à l’incitative de l’échevin du Patrimoine et de l’Urbanisme (MR) ne s’y étaient d’ailleurs pas trompées lorsqu’elles étaient venues rappeler, devant la statue située place du Trône, que les deux pièces de la monnaie coloniale étaient inséparables. Si Léopold II fut indéniablement un roi « entrepreneur-bâtisseur » c’est au prix d’une destruction-transformatrice de la ville qui fit passer Bruxelles du statut de ville de province à celui de capitale impériale. Cette transformation de la ville à coup d’expropriations, d’(en)voûtement et de construction de grands boulevards s’est jouée dans une alliance serrée avec l’entreprise coloniale, elle en est la face impériale. Le cas le plus connu est évidemment celui des arcades du Cinquantenaire, mais c’est toute la ville qui est marquée par cette forme de colonialité impériale et partout on retrouve le sceau du potentat colonial. À cet égard le parc Duden / parc de Forest représente un exemple intéressant.
Pour ce faire on se rapportera au livre, très instructif à cet égard, de Benedikt Zitouni consacré à l’extension bruxelloise (1828 – 1915) Agglomérer. On y apprend combien Léopold II se sentait concerné et personnellement impliqué dans les dossiers d’aménagement urbains. En effet, le roi impérialiste était à la fois un entrepreneur et un homme d’affaires. Pour lui, seule la voie capitaliste ouvrirait la voie à l’embellissement de la capitale de l’empire qu’il était en train de forger (Neal Ascherson, 1963, The King Incorporated : Léopold II in the Age of Trusts). Lorsque l’État ne pouvait ou ne voulait pas se charger de l’entreprise, Léopold II faisait appel à des hommes de paille ou à des sociétés prête-noms qui effectuaient toutes les opérations désirées par le mandat du roi (Nadine Lubelski-Bernard, 1983). C’est ce qu’il fit pour les parcs de Saint-Gilles et de Forest pour lesquels il s’associa avec la Compagnie Immobilière de Belgique (qui procéda également à l’aménagement de l’avenue Louise et du Jardin du Roi, liaison entre l’avenue et les étangs d’Ixelles). La CIB, substituée par sa filiale, la SA du parc de Saint-Gilles, procéda aux acquisitions et aux expropriations, puis rétrocéda gratuitement aux communes en 1881 les 13 hectares de terrains destinés à l’aménagement du parc. Par ailleurs, Léopold II valorisa les 500.000 francs investis dans le parc par la vente des passerelles y attenants dont s’occupait une société aux ordres du souverain (Nadine Lubelski-Bernard, 1983 : 539). Cette forme de spéculation immobilière demeure encore aujourd’hui visible dans la différence de « standing » entre les maisons bordant le parc et le reste du quartier. L’interventionnisme urbain du roi consiste ainsi dans la transformation des voiries et des infrastructures bruxelloises en plus-value devant servir sa mémoire et passant par la fructification de sa fortune. Les boulevards et les parcs léopoldiens devenaient ainsi des vecteurs d’embourgeoisement de la ville qui imposaient leurs exigences au reste des quartiers bruxellois : rien dans les environs de ces boulevards et de ces parcs ne pouvait venir affaiblir la valeur de ceux-ci.
Le parc de Forest / Saint-Gilles constitue l’une des premières entreprises bruxelloises de Léopold II. Les plans du parc de Forest, créé en 1878, à l’initiative du roi Léopold II furent tracés par Victor Besme. En 1875, l’administrateur de la Liste Civile du Roi Ketels écrit : “Le Roi a résolu de créer sur le territoire des communes de Forest et de Saint-Gilles, entre les chaussées d’Alsemberg et de Forest, un vaste parc dans le but de procurer à la classe ouvrière habitant la rue Haute et ses nombreux affluents, un lieu de récréation et de promenade où elle puisse respirer un air pur.” Le dessin de la jonction entre les parcs de Forest et Duden a été effectué, à la demande de Léopold II, par Élie Lainé qui avait déjà dessiné les plans des « jardins français » qui entouraient le Palais Colonial à Tervuren à l’occasion de l’Exposition de 1897, exposition coloniale qui avait vu la mise en cage de Congolais dans un véritable Zoo humain.
L’action particulière de Léopold II sut les parcs publics à Bruxelles peut être inscrite dans le paradigme de l’hygiénisme sociale. En effet, au milieu du XIXe siècle, le mouvement de l’ « hygiène sociale » s’attaque au quartier populaire des Marolles. La construction du palais de Justice constituera l’occasion d’un « assainissement » du quartier concomitant avec le tracé de la rue Blaes avec la nouvelle place rectangulaire du Jeu de Balles. Le bourgmestre Jules Anspach (1863-1879), avocat et homme d’affaires – sous l’influence du baron Haussmann qui trace à la même époque les grands boulevards et avenues rectilignes à travers Paris – obtient l’expropriation pour cause d’ « utilité publique ». Les travaux de voûtement de la Senne sont lancés ainsi que la construction des boulevards centraux (1867 – 1871). À la même période se met en place, dans le champ de la pénalité, le mouvement dit de « défense sociale » (Adophe Prins). Ces opérations de préservation, de moralisation et de contrôle social visent les populations ouvrières : ce sont bien évidemment les « classes laborieuses » qui sont, pour les classes dominantes, le siège de la « dangerosité », leurs enfants étant perçus comme « pépinières des classes dangereuses ». Les parcs léopoldiens traduisent cette représentation sociale : la ville, cet organisme social, est malade et délétère, il s’agit de chercher l’air pur pour fuir les miasmes émanant de la promiscuité.
Le projet patrimonial-impérial dont Léopold II fut le promoteur est un projet fort et qui leste de tout son poids notre présent, notre ville. Ce projet à deux faces. Sur le versant de la colonie, il s’agit de “tuer, piller et abrutir”. Sur le versant de la métropole, il s’agit “d’assainir, d’embellir et de civiliser”. La pierre d’angle du dispositif fantasmatique léopoldien est l’idée qu’il n’y a aucune limite à la richesse, à la propriété et à l’intervention et donc aucune limite au désir. C’est précisément ce que disent les statues de Léopold II présentent partout dans l’espace public : la frontalité du principe de monstration de la puissance, l’esprit d’aventure et de conquête. Place du Trône le potentat colonial tient fermement son cheval par le mors, comme il a tenu sa propriété congolaise pour lui faire saigner son caoutchouc et comme il a tenu Bruxelles pour l’aménager et la moraliser. Les liens complexes entre aménagement, défense sociale, hygiènisme et colonialité ne peuvent être l’enjeu de ce court texte. Il y aurait là un véritable programme décolonial pour Bruxelles à mettre en œuvre, pourvu qu’on prenne la question au sérieux. Mais le socle vide de Léopold II parc Duden laisse entrevoir le début d’un travail critique. La résonance et les rémanences de l’hygiène sociale (telle que nous avons tenté de les excaver à partir du parc Duden / parc de Forest) dans l’islamophobie contemporaine pourraient constituer le point d’actualité d’une telle réflexion.