Frantz Fanon par Raphaël Confiant, ou l’extension du domaine de la créolité

Frantz Fanon par Raphaël Confiant, ou l’extension du domaine de la créolité

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Avec les moyens de la littérature, Raphaël Confiant offre une biographie de Frantz Fanon, pour le « désiconiser » et transmettre aux jeunes générations de quoi outiller leurs luttes. Entretien avec l’auteur.

« Raphaël Confiant est surtout connu pour ses nombreux livres – pour certains, savants (comme le Dictionnaire créole martiniquais-français), pour d’autres, des romans (du Nègre et l’amiral, en 1988, à Madame St-Clair, en 2015) – qui traitent du monde créole : il vient pourtant de publier une « biographie imaginée », selon ses termes, consacrée à Frantz Fanon. Le psychiatre était certes d’origine martiniquaise, mais il est surtout connu pour son engagement en Algérie, sa patrie d’adoption. L’auteur de Peau noire, masques blancs et des Damnés de la terre s’était engagé aux côtés du FLN dès le début de la guerre d’Algérie, en 1954. C’est précisément cette ouverture au monde qui intéresse Raphaël Confiant, lui qui n’a cessé de défendre la créolité contre « l’enfermement identitaire » (voir son article dans la revue Multitudes). Entretien avec l’auteur de L’Insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex.
C’est étrange, une biographie qui annonce dès son titre qu’elle va parler de la vie autant que de la mort de son sujet.

Raphaël Confiant : La mort rôde autour de Fanon, depuis le début. Il voit une autopsie, enfant, il franchit, au péril de sa vie, un canal très dangereux qui sépare la Martinique de l’île de la Dominique pour aller rejoindre les Forces françaises libres – beaucoup de Martiniquais se sont noyés en chemin. Il s’engage pour combattre durant la Seconde Guerre mondiale, il est blessé. Au Maghreb, il survivra à trois attentats de suite, alors que La Main rouge, une organisation fasciste émanant des services secrets français, essaie de le tuer.

La mort rôde, et Fanon n’en parle jamais. Même quand le destin l’a rattrapé, cette leucémie, qui est un excès de globules blancs – une ironie que l’auteur de Peau noire, masques blancs (1951, réédition aux éditions du Seuil en 2001) ne se privait pas de souligner. Même quand il subit des traitements très durs, il n’en parle pas. C’est pour cela qu’Aimé Césaire l’a appelé « le guerrier-silex », parce que le silex est une pierre qui est quasiment indestructible. Fanon est un homme que la mort n’a pas pu entamer. Pourtant, aujourd’hui, il est peu lu en France, il est parfois même occulté. Alors qu’il a rayonné et rayonne encore pour les Noirs américains, les Palestiniens, les Tigres tamouls, les Ouïgours, les Tibétains ! Il était une référence pour les Québécois dans les années 1970, qui se définissaient comme les Nègres blancs de l’Amérique ! Mais, bizarrement, il n’est plus vraiment connu en Afrique noire, aux Antilles, au Maghreb.

Vous racontez la vie de Fanon, mais vous prévenez le lecteur : ce n’est pas une hagiographie.

Je suis contre les hagiographies. Fanon n’a pas besoin d’hagiographie. Son œuvre est suffisamment grande, sa trajectoire personnelle suffisamment impressionnante, son destin suffisamment tragique – c’est celui d’un homme qui meurt à 36 ans. Je voulais me mettre dans la peau de Fanon, ce qui est un exercice un peu périlleux. Donc tantôt je parle depuis un « je », tantôt depuis un « il » : ce « il » est un observateur, qui regarde Fanon évoluer. Cela aurait été une usurpation de dire « je » du début à la fin. Je ne voulais pas faire comme si j’étais Fanon, je voulais me couler dans sa vie, sa pensée, ses émotions, mais il fallait un contrepoint, pour ne pas trop romancer. Le « il » permet aussi d’avoir un autre point de vue que celui de Fanon lui-même : une façon de ne pas l’essentialiser, de toujours être dans une parole multiple. Car j’ai voulu rendre Fanon à sa complexité, le « désiconiser ». Avec Fanon, les gens se contentent de clichés, mais iconiser quelqu’un, ce n’est pas rendre service à sa pensée.

Or, Fanon est souvent perçu, de manière caricaturale, comme celui qui a fait l’apologie de la violence, et ce en raison de la préface de Sartre aux Damnés de la terre, qui affirme : « Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé. » Sartre, qui avait le goût des préfaces, prélevait l’élément le plus saillant du texte et le montait en épingle. Il a donné une vision caricaturale de Fanon, perçu comme un apôtre de la violence, ce qui n’est pas vrai du tout. J’aime beaucoup Sartre, mais j’en veux beaucoup à cette préface.

Bien sûr, dans la situation coloniale algérienne, Fanon a appuyé la lutte du FLN, mais il défendait le recours à la violence comme un contrepoint à la violence coloniale, pas comme l’unique moyen de libération. Si la violence fait partie de la théorie de Fanon, à aucun moment il ne l’a érigée en mode de fonctionnement généralisé. Or, ne subsiste souvent de Fanon que l’image erronée d’un apôtre de la violence. C’est la même chose pour le voile : ce que Fanon écrit à ce sujet est récupéré de manière sournoise aujourd’hui. Fanon n’a pas défendu le voile, il a défendu le droit des femmes algériennes à porter le voile, alors que le colon voulait les dévoiler. Le discours de Fanon n’est pas compatible avec celui des islamistes. D’ailleurs, ils n’ont jamais tenté de le récupérer ! Fanon était quelqu’un qui avait une âme – il ne faut pas l’entendre dans un sens chrétien mais terre à terre : Fanon était un être humain fragile, mais une âme insurgée. C’est ce que j’ai voulu montrer. J’ai voulu défaire la caricature.

L’ouverture au monde, l’ouverture du monde

Au milieu de la passerelle, Frantz Fanon Au milieu de la passerelle, Frantz Fanon
Vous montrez un Fanon qui se bat pour une conception ouverte du monde.

Fanon était quelqu’un d’ouvert à toutes les cultures. Il s’est battu pour une Algérie multilingue, multiraciale, une Algérie dans laquelle les musulmans – les Arabo-berbères – vivraient avec les Juifs algériens, avec lui, le Martiniquais devenu Algérien… Il avait pourtant dû subir, en tant que Noir, des remarques racistes venant d’Arabes. C’était peut-être un rêve. Je ne suis pas sûr qu’il aurait eu sa place dans l’Algérie d’aujourd’hui. C’est cruel à dire. Quand vous voyez le destin de sa femme, Josie Fanon, c’est tragique : elle s’est suicidée en 1989. La veille de son suicide, elle marchait dans la rue, en robe, et elle s’est fait cracher dessus et tabasser par une bande d’islamistes (qui ignoraient qui elle était). Le lendemain, elle s’est jetée du 5e étage de son immeuble. Un écrivain algérien a été témoin de l’agression ; il a compris qui en était la victime en reconnaissant sa photo dans la notice nécrologique.

Fanon se bat pour un monde multiple et il ne dévie jamais de sa ligne.

Fanon était habité par une intransigeance de vie. Il était rentré à la Martinique, après son doctorat, pour s’installer comme médecin, mais il est reparti : il a vu cette petite bourgeoisie, qui méprisait les pauvres… Il aurait pu, en tant que médecin, se dire : j’ouvre mon cabinet, je me présente aux élections pour voir ce que je peux faire… Fanon n’est pas Aimé Césaire qui, lui, a transigé, qui a été député et maire de Fort-de-France une cinquantaine d’années ! La première personne à qui Fanon avait proposé de préfacer Les Damnés de la terre (1961, rééd. La Découverte, 2002), c’était Césaire. Mais Césaire ne lui a pas répondu : il devait considérer ce texte comme un brûlot, susceptible de lui créer des problèmes avec le pouvoir français. Cela s’appelle transiger. C’est ce qu’on doit faire quand on est un homme politique, ce que n’était pas Fanon. Il avait d’ailleurs dit à plusieurs reprises que s’il surmontait sa maladie, il souhaitait reprendre son travail de médecin, qu’il n’accepterait aucun poste de conseiller ou d’ambassadeur de la nouvelle nation algérienne. Fanon était une âme intransigeante, mais attention, je distingue l’intransigeance du fanatisme. On peut être intransigeant sans être fanatique.

Cette façon d’allier le « je » et le « il », c’est donc une manière de trouver une forme fidèle à la pensée de Fanon, à cette ouverture à l’autre. Ne pas procéder par ordre chronologique va dans le même sens.

Beaucoup de gens me demandent, après avoir lu le livre : je ne connaissais pas ce Fanon, comment l’as-tu inventé ? Mais rien n’est inventé dans le livre : les dialogues le sont bien sûr, mais pas les faits. C’est pour cela aussi que j’ai voulu faire un puzzle et pas un livre chronologique, car ç’aurait été verser dans la caricature. Quand on écrit chronologiquement l’histoire de quelqu’un, on fait comme si la personne vivait dans le présent. Nous ne vivons pas dans le présent seulement, nous sommes en permanence en train de naviguer entre passé, présent et futur. Et puis nos vies sont marquées par le hasard. Tout cela ne s’agence pas de manière parfaitement logique. Dans la vie de Fanon, il y a des éléments qui sont disparates. Si Senghor avait accepté de le prendre à l’hôpital psychiatrique de Dakar – car la première personne à laquelle écrit Fanon lorsqu’il décide de quitter la Martinique, c’est Senghor, alors que le Sénégal est tout juste indépendant –, qui sait ce qui se serait passé ? Mais Senghor n’a jamais répondu. Deuxième choix : Blida, que Fanon ne connaissait pas, même s’il avait fait un bref séjour à Alger, dans les Forces françaises libres, durant la Seconde Guerre mondiale. Vous voyez comment un destin bifurque !

Force de résistance

Pourquoi voulez-vous raconter cette vie maintenant ? À qui vous adressez-vous ?

À la jeune génération antillaise, qui connaît Fanon comme nom de rue, de lycée, de bibliothèque, pas davantage. Beaucoup de gens disent que Fanon a trahi la Martinique. Non ! Fanon n’a pas abandonné la Martinique. Le départ de Fanon est une ouverture sur le monde.

Pour refaire de la mémoire créole, vous allez donc chercher une figure qui a quitté le sol natal…

La société créole est en voie de liquidation culturelle. Pendant trois siècles, une culture s’est créée, dans la pire des conditions, l’esclavage, et cette culture est en train d’être liquidée par les Antillais eux-mêmes. Je le vis dans ma propre famille : quand je parle créole, ma fille de 11 ans rit ! Voilà une langue que j’ai défendue, j’ai fait un dictionnaire de créole martiniquais et je vis dans ma propre famille l’effondrement de la culture créole. C’est le cas pour beaucoup de cultures minoritaires. La culture créole est pourtant riche de toutes les cultures du monde. C’est une culture multiple, mais il y a quand même un tropisme nombriliste. Or, Fanon est quelqu’un qui passe son temps à inventer son identité.

Mais je m’adresse aussi à tous les gens qui sont encore intéressés par la lutte des pays du Sud pour leur existence. Ce que j’aimerais, c’est que ce livre soit traduit en arabe, que les nouvelles générations en Algérie puissent le lire, qu’il soit lu au Maghreb, en Afrique noire. Je l’adresse aussi aux intellectuels européens, qui, pour beaucoup d’entre eux, ont gardé de Fanon l’image d’un fanatique : j’ai entendu un jour Alain Finkielkraut démolir Fanon. Visiblement, il ne l’a pas lu. On ne peut pas se contenter de connaître un nom et quelques formules.

L’hôpital de Blida, où Fanon a exercé de 1953 à 1956. L’hôpital de Blida, où Fanon a exercé de 1953 à 1956.
Vous voulez avec ce livre rouvrir un horizon politique ?

Pas un horizon, mais une façon de faire réémerger certaines valeurs. Fanon est un humaniste, contrairement à ce qu’on peut penser, un internationaliste : il pensait que la régénération du Sud serait bénéfique pour l’Europe : il ne s’agissait pas d’abandonner le vieux continent. À la fin des Damnés de la terre, c’est très clair : les pays du Sud, en conquérant leur indépendance, pourront contribuer à la régénérescence de valeurs que l’Europe coloniale, que le nazisme ont détruites. Il se battait pour un tiers-monde libéré, mais pas fermé sur lui-même.

Fanon se tient toujours entre plusieurs mondes : au départ, il se définissait comme Français et Noir, puis comme Algérien, ensuite comme tiers-mondiste… Il a eu plusieurs vies en une seule, mais il est toujours resté psychiatre : dans l’Armée de libération nationale, il était chargé des services psychiatriques ; même quand il était militant en Tunisie, il a continué d’exercer. C’était un thérapeute, fondamentalement.

Cela dit, Fanon n’est pas directement utilisable aujourd’hui. Le monde a beaucoup changé (la mondialisation, l’Internet, la financiarisation, le désastre écologique, les questions de genre…). Ce n’est pas le contenu de son œuvre qui m’importe, c’est sa posture humaine, cette intransigeance de vie. Il ne faut pas chercher des recettes dans ses livres, mais percevoir cette intransigeance, la façon dont il voit la réalité et décide que c’est inacceptable. Il ne s’agit pas de l’utiliser comme un « petit livre noir », mais comme une force de vie, une force de résistance.

La question, c’est de savoir si ce penseur, dans le monde d’aujourd’hui, parle encore à la jeunesse. J’ai la faiblesse de croire que oui. Je n’en ai pas la certitude. Mon livre est habité par le doute. Il veut redonner vie à la pensée de Fanon, tout en ayant conscience que c’est peut-être sa trajectoire, plus que sa pensée, qui est pertinente aujourd’hui. »

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