Une de mes premières rencontres avec François Houtart remonte au début de l’année 1991, à l’occasion de notre mobilisation contre la première guerre du Golfe. En février 91, des artistes et des intellectuels réunis à Ouagadougou, Burkina Faso à l’occasion du Festival du Film FESPACO, ont rédigé la déclaration « La nouvelle guerre de cent ans: les peuples vaincront l’impérialisme ». Parmi les premiers signataires se trouvaient Med Hondo, Ludo Martens, François Houtart, Jaap Kruithof.
Depuis lors, j’ai toujours connu François Houtart aux premiers rangs dans les combats contre la guerre, le colonialisme et l’exploitation et toujours totalement engagé dans le soutien à la résistance des peuples, partout dans le monde. C’est donc tout naturellement que je lui avais demandé de rejoindre mon appel pour le retrait du Hamas et de toutes les organisations palestiniennes de résistance de la liste européenne des organisations terroristes, à l’occasion des élections européennes de 2009. Pour motiver ce soutien, il avait rédigé la déclaration suivante, qui reste d’une brûlante actualité : « On ne discute pas avec des terroristes. C’est un principe admis généralement. Tout le problème est de savoir qui est terroriste? Aujourd’hui ce sont tous les adversaires, ce qui donne bonne conscience aux Etats-Unis, au gouvernement du Président Uribe en Colombie dans ses opérations militaires contre les FARC, au gouvernement de Sri Lanka dans sa guerre contre les Tigres tamouls, au gouvernement israélien dans son agression contre le peuple palestinien.
Je me rappelle qu’à la fin de la seconde guerre mondiale, faisant partie de l’Armée secrète, j’avais été traité de « terroriste » par des soldats allemands. Il fut un temps où l’OLP était qualifiée de terroriste. Ce n’est pas parce qu’une organisation recourt à certaines méthodes répréhensibles moralement, qu’elle est automatiquement terroriste. Ce fut aussi le cas de la Résistance pendant la guerre de 40. Par ailleurs, il y a aussi des évolutions dans le temps. N’oublions pas qu’Israël a aussi été construit comme Etat par un mouvement appelé en son temps terroriste. Pour la Palestine, la seule voie est la négociation pacifique. Il est donc grand temps que le Hamas puisse être un acteur dans le processus. Une pression politique doit être exercée à cet effet, si l’on veut vraiment arriver à la paix ».
Quelques années avant, en 2005, je lui avait demandé de définir comment il voyait l’unité d’action dans une perspective de rassemblement des résistances. Il m’avait alors communiqué le texte suivant, que je reproduis intégralement, car cette réflexion également a gardé toute sa pertinence.
« L’action contre le néolibéralisme, comme phase actuelle du capitalisme mondialise, ne peut se réaliser qu’en convergence. En effet, une des caractéristiques de cette hégémonie est le fait que plus aucun groupe humain dans le monde n’échappe à la logique de la loi de la valeur. Il ne s’agit plus seulement des groupes sociaux soumis réellement au capital (la classe ouvrière), selon le concept de Marx de subsomption réelle, c’est-à-dire se réalisant au sein du processus de production. Sont aussi concernés tous ceux qui se situent hors d’une relation salariale, dans une subsomption formelle du travail au capital, c’est-à-dire par le biais d’autres mécanismes, notamment juridiques ou financiers. Or il s’agit de la grande majorité des travailleurs actuellement dans le monde : les petits paysans, les secteurs informels, les paysans sans terre…
Si nous nous référons à la périphérie du capitalisme de la triade, qu’il suffise de penser aux divers moyens d’extraction de la richesse, depuis les mécanismes de formation des prix des matières premières ou des produits agricoles, jusqu’au service de la dette, les conditions mises par les investisseurs étrangers, les paradis fiscaux, le dumping des produits agricoles, l’évasion des cerveaux, toutes politiques qui contribuent à l’accumulation du capital et à l’appauvrissement des sociétés néo-colonialisées.Tout cela affecte de nombreux groupes, les peuples autochtones qui perdent leurs moyens d’existence, les mères de familles concernées par la privatisation de l’eau, de l’électricité, la perte d’accès à l’éducation aux services de santé, les petits paysans entraînés dans le circuit de la famine.
Voilà pourquoi, vingt-cinq ans après le Consensus de Washington, dix ans après la chute du mur de Berlin, qui signifia le triomphalisme du néolibéralisme, on assista à la double convergence de mouvements sociaux et d’organisations non gouvernementales protestant contre les centres de décision du néolibéralisme mondial d’une part et au développement des Forums sociaux de l’autre. S’agit-il de la naissance d’un nouveau sujet historique ? L’avenir le dira, mais il est clair que l’opposition au néolibéralisme réunit aujourd’hui des mouvements et des organisations qui n’avaient rien en commun et qui découvrent progressivement que l’adversaire est le même pour tous, parce que la logique qui préside à l’accumulation du capital les affecte tous. Les objectifs des luttes sociales se sont élargis. Il s’agit de revendications qui couvrent tout l’éventail des besoins humains y compris dans le champ de la culture et de la qualité de la vie et qui concernent aussi bien la sauvegarde de l’univers que la défense de l’humanité. Or, il ne suffit pas de protester, mais aussi de proposer des alternatives. C’est alors que les positions divergent. Il y a ceux qui affirment que le capitalisme peut être humanisé, arguant que d’ailleurs, la seule attitude utile est de proposer des reformes. D’autres estiment que face à la réalité seul un changement radical pourra apporter des solutions réelles et qui luttent pour un remplacement du capitalisme par un autre système. Bref, la division se creuse à nouveau entre révolutionnaires et réformistes et risque de mener la convergence des résistances à l’éclatement. Et si tout cela n’était qu’une fausse dichotomie ? En effet, il y a des niveaux différents d’alternatives : l’utopie, dans le sens de ce qui n’existe pas aujourd’hui, mais pourrait se réaliser demain et qui se définit par l’interrogation : quelle société voulons-nous ? Il s’agit d’une création collective permanente, constamment à redéfinir et qui se décline très concrètement : quelle éducation volons-nous, quelle agriculture, quelle entreprise, quels moyens de communications…? Sans doute le projet post-capitaliste s’oppose-t-il à celui de sa simple régulation, mais certains objectifs concrets peuvent coïncider. Sur le plan du court et du moyen terme, les coïncidences se rapprochent plus encore. Le moyen terme se définit comme tel, soit parce qu’il exige la mise en place de mécanismes sociaux ou techniques complexes ou encore parce que le système va se défendre. A ce niveau il existe bien des objectifs, économiques, sociaux, culturels, politiques, écologiques sur lesquels une action commune peut être menée. Pensons à l’opposition à l’ALCA en Amérique latine et à la construction progressive d’une intégration du continent. Cela ne signifie pas la fin du capitalisme, mais bien un frein sérieux à l’hégémonie unipolaire des Etats Unis dans la région.A court terme, les objectifs communs sont encore plus nombreux. Ils se justifient par le fait que les gens souffrent ou meurent aujourd’hui et pas demain. Par ailleurs des victoires partielles sont nécessaires dans les luttes sociales. Ce serait une erreur de considérer les petits pas uniquement comme des manières de permettre au système de s’adapter aux nouvelles circonstances et donc de se reproduire. Ils sont aussi des brèches que l’on peut introduire dans la logique du système capitaliste. Le courant réformiste place ses objectifs dans un aménagement du système, pour des raisons diverses, depuis le simple pragmatisme jusqu’à la foi dans le marché. Le courant révolutionnaire désire changer un mode de production, ce qui ne se réalise pas dans un temps court, car cela implique des transformations économiques, politiques et culturelles considérables. Mais il est porteur de la conviction que la logique de l’accumulation capitaliste ne fera qu’accentuer les contradictions dans les rapports entre l’homme et la nature et entre les êtres humains. Bien que les objectifs à long terme (l’utopie) influencent profondément la lecture et la conception de ce que l’on peut réaliser à moyen ou à court terme, la construction d’un sujet historique nouveau et mondialisé exige une unité dans les actions concrètes. Pour les uns, elles peuvent constituer un objectif en soi et pour les autres un pas dans un processus de changement radical. Tout plaide donc pour une unité d’action, sans cacher les différences de perspectives : garder un idéal révolutionnaire, sans mépriser les petits pas pour les uns; revendiquer des objectifs concrets comme stratégie la plus efficace pour humaniser le système économique pour les autres. Il y aura certes des points de divergences, mais aussi un large éventail d’actions en commun, seule manière d’avancer dans la lutte contemporaine à l’échelle mondiale, face à un adversaire qui a tout avantage à encourager les divisions »[1].
Tant que la pensée d’un homme et le souvenir de ses combats continuent à enrichir notre pensée et nos combats, il reste vivant parmi nous.
[1] Contradictions 111-112, Rassembler les résistances, textes réunis par Nadine Rosa-Rosso, 3ème et 4ème trimestres 2005, p7-9
Publié par Nadine Rosa-Rosso