Le « Quartier des continents », stade suprême de la gentrification

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Le MR ixellois a peur ! Et Dominique Dufourny en devient pédagogue. On l’aurait mal comprise, jamais n’a été envisagé de supprimer le nom Matongé, c’est simplement l’association des commerçants qui a décidé de changer de nom. « Matongé est un lieu touristique et commercial qui représente un attrait important pour la commune d’Ixelles. On est très fiers de cette identité », renchérit la bourgmestre. Il faut dire que le MR a de bonnes raisons de penser que le « nettoyage » de Matongé passe mal. Et en effet, la campagne pour une place Lumumba derrière l’église Saint-Boniface l’a mis à rude épreuve. S’il existe des places Lumumba dans de nombreux pays à travers le monde, la commune d’Ixelles est la seule à penser qu’un tel nom est une incitation à l’émeute. Le MR a donc de très bonnes raisons de penser qu’il ne fait pas bon réveiller le malaise colonial. Ceux qui appellent à se rassembler ce soir devant le conseil communal à 19H30 ont donc touché juste. Ils ont, eux, très bien compris que le changement de nom constitue une étape dans un processus au long court. Ils savent peut-être mieux que quiconque qu’un changement de nom n’est jamais un geste anecdotique, mais bien la trace d’une opération politique. En effet, toutes les offensives coloniales sont des interventions d’expulsion, d’expropriation et d’exploitation. Et toujours ces expansions impérialistes s’accompagnent d’un changement des noms topographiques.
Le projet de changement de Matongé en « Quartier des contenants » s’inscrit dans un processus en cours depuis au moins 2001, c’est-à-dire depuis le meurtre d’un jeune du quartier par la police et les protestations qui s’en sont suivis. C’est à cette époque que fut mise en place la « cellule de police Matongé » dans les galeries et que fut fondée l’association des commerçants. Double démarche de « sécurisation » et de promotion de la « multiculturalité ». Parallèlement à ce processus, on a assisté à l’extension d’une forme de stratification ségrégative entre Matongé (les galeries d’Ixelles, la chaussée de Wavre, la rue Longue Vie, la rue Alsace-Lorraine, une partie de la rue de la Paix et de la rue de Dublin) et le reste du quartier Saint-Boniface qui n’a cessé de se distinguer et de se séparer. Cette frontière fut particulièrement visible lors des émeutes de l’hiver 2011-2012 suite à la répression des manifestations congolaises. En effet, alors que la police à coup d’autopompes, de gaz lacrymogène et de matraques repoussait les manifestants vers la chaussée de Wavre et la rue Longue Vie, au Parvis Saint-Boniface la population branchée était sagement assise dans les restaurants belgo-belges comme si rien ne se passait. Un des effets de ce processus de gentrification étant de mettre l’accent sur la « diversité » afin d’éviter le foisonnement des bars, des restos et des discothèques. Il s’agit donc clairement d’une opération économique qui vise à augmenter les recettes fiscales de la commune et à favoriser les plus-values. Il s’agit également d’une opération sur la population visant à repousser une certaine frange de la population et des petits commerces en vue de blanchir le quartier commercial de la porte de Namur. En effet, très peu de personnes d’origines africaines y vivent encore, chassées par la spéculation immobilière et la flambée de loyers vers des communes périphériques. Inversement, il s’agit par là, comme l’explique très justement Momi M’Buze sur son site, de favoriser une autre frange de la population convaincue que bientôt elle pourra s’y balader comme sur la Toison d’Or.
Les organisateurs du rassemblement « Touche pas à Mantongé » ont donc très bien compris que l’opération « Quartier des continents » consistait en une transformation de la ville de type néo-impériale qui vise à lisser la mémoire et l’expérience d’urbanités subalternes. Le symbole le plus visible de cette politique est celui des fameuses « doubles files de chaussée de Wavre » qui font l’objet d’une attention toute particulière de la police ixelloise. En effet, d’après la bourgmestre, ces doubles filles donneraient l’impression à « certains qu’ils occupent le quartier ». Le lapsus est confondant. « Circulez, il n’y a rien à voir ! » Il faut circuler pour que les marchandises puissent circuler. Seules elles sont les autorisées à occuper le quartier. De son côté, en soulignant que le « Quartier des continents » souhaite « rassembler les habitants et les commerçants au lieu de les séparer », Chantal Hemerijck en dit bien plus que ce qu’elle voudrait en dire. Elle dit combien celui-ci entant se constituer comme le contre-pied de l’initiative de la « Place Lumumba » qui se trouverait diluée dans un quartier « globalisé ». En effet, l’invisibilisation des populations afro-descendantes et des diasporas subsahariennes est toujours intrinsèquement liée à l’invisibilisation des crimes et des pillages (post)coloniaux. Invisibilité symptomatique qui constitue le malaise post-colonial de toute cette affaire. Comme le dit Momi M’Buze, les petites mains du capitalisme font toujours les choses en douce de manière se faire passer pour des philanthropes, des « amis de l’Afrique ».
Le rendez-vous de ce soir est donc d’une importance extrême. En effet, Matongé fait face aujourd’hui à plusieurs défis et se trouve à la croisée des chemins. Ce modèle de cohabitation harmonieuse est menacé par la spéculation immobilière, par la gentrification et la sécurisation/militarisation de l’espace public. C’est donc notre « droit à la ville », c’est-à-dire notre expérience des formes d’urbanités subalternes et créoles qui sont en jeux, c’est aussi notre expulsion et notre marginalisation de la ville.
Matongé c’est depuis 1968, les boîtes de nuit, les galeries, les petits cafés, les nganda, les petits restaurants, les salons de coiffure les boutiques de sous-vêtements chic, etc. Pour moi Matongé c’est des soirées incroyables, mais aussi et surtout le lieu de mes leçons politiques les plus essentielles. J’y ai appris ce que jamais ni l’université ni n’importe quel groupuscule de gauche n’auraient pu m’enseigner. J’y ai appris d’où je venais, j’y ai découvert combien les envoutements et la propagande coloniale avaient capturé nos corps et blanchis nos âmes.
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