Comment décoloniser la statue de Léopold II?
Cartes blanches
Un collectif interpelle les pouvoirs publics afin de repenser et de retravailler artistiquement le pourtour de la statue de Léopold II, place du Trône à Bruxelles, et lui attribuer une perspective décoloniale.
Conscientes plus que jamais que les processus de décolonisation sont loin d’avoir été achevés, une centaine de personnes d’horizons mélangés se sont rassemblées au pied de la statue du roi Léopold II, place du Trône à Bruxelles, le soir du 17 décembre 2015 (1).
Par l’intermédiaire de plusieurs gestes symboliques (prise de parole, acte musical, minute de silence) et le recouvrement partiel de la statue à la peinture rouge, il s’agissait ce soir-là de rendre hommage aux millions de victimes de la colonisation et de conjurer l’esprit envahissant du roi Léopold II porté aux nues par les récits négationnistes de l’Histoire.
Opération réussie, ce soir-là ! En effet, face à cette vive mobilisation, la Ville de Bruxelles annule la cérémonie d’hommage et la conférence qu’elle prévoyait d’organiser en mémoire de ce roi qui en 1885 acquiert l’État Indépendant du Congo à titre personnel. Certes, ce n’est qu’une petite victoire – tant sont nombreux les endroits qui honorent le « roi bâtisseur » – mais gageons qu’elle aura des effets. Car, loin d’être isolée, cette action est en connexion avec quantité d’autres revendications et initiatives positives impulsées par les afrodescendants à travers toute l’Europe (2).
Un patrimoine colonial contesté
Ce n’est pas la première fois qu’une intervention à même le monument vient faire retentir d’autres versions de l’Histoire. En 2008, l’artiste Théophile de Giraud enduisait soigneusement le buste de la statue à la peinture rouge. En 2004, en sciant la main de bronze de l’un des Congolais figurant sur l’imposant monument à la gloire de Léopold II à Ostende, le collectif De Stoete Ostendenoare déjouait sa visée propagandiste. Estimant que cette amputation apportait au monument un supplément de signification, la Ville d’Ostende décida de le laisser en l’état.
Il faut dire qu’en Belgique, le mythe exaltant la figure du roi Léopold II est tenace. Des générations d’écoliers ont appris la légende du grand roi apportant la civilisation au cœur de l’Afrique. Un roi « visionnaire » qui aurait transformé de façon grandiose la physionomie de Bruxelles pour l’ériger en capitale moderne. Un mythe résistant aux multiples travaux d’historiens témoignant pourtant que ce sont plusieurs millions de personnes qui trouvèrent la mort pendant la période coloniale sous le régime de Léopold II. Cela, dès avant que la colonisation belge poursuive son œuvre de désagrégation de l’organisation sociale traditionnelle en maintenant pendant plusieurs années le régime de travail forcé (pour ne pas dire esclavagiste) instauré sous Léopold II.
Si ce n’est pas un buste de Léopold II qui trône dans un parc, un musée ou sur une place publique quelque part à Bruxelles, c’est un boulevard qui porte son nom. Le patrimoine urbain constitue un vecteur reconduisant inlassablement cette histoire tissée de mensonges et de propagandes.
Par leurs actes, les citoyens rassemblés le 17 décembre rompaient publiquement avec cette histoire.
Quel projet pour demain ?
Par cette lettre, nous voulons donner un prolongement à ce geste spontané en proposant qu’une intervention concertée vienne transformer durablement la portée symbolique de la statue et faire vaciller la figure héroïque du roi-bâtisseur.
Attention, il ne s’agira pas de réduire la portée du monument en y apposant une simple plaque commémorative en forme de mot d’excuse, mais bien au contraire de la faire croître en y adjoignant une intervention artistique porteuse de vision, de mémoire, de réflexion, de contradiction.
Parmi les réflexions réside celle de la ville et de ses devenirs. Quels sont les groupes auxquels s’adresse le patrimoine urbain ? Que nous dit-il des projets de ville de demain ? Insultes à la mémoire de tous les Congolais, les monuments à l’effigie de Léopold II sont aussi la signature d’une ville qui se déploie en broyant sur son passage les vies et les expressions jugées inappropriées. Car de fait, les projets urbanistiques faramineux portés par Léopold II ont donné lieu aux pires politiques d’expropriation qui soient. Pour qu’un patrimoine urbain puisse irriguer la ville et ses enjeux, il se doit de faire résonner sa complexité – et non pas de rabattre la pluralité des histoires qui participent à faire la ville sur le seul discours mémoriel officiel – et de se rendre saisissable de multiples façons.
Il y a également une recherche esthétique et plastique à développer et une réflexion à mener sur la capacité de nos édifices à prétendre à une vocation mémorielle. Il s’agira avant tout d’arriver à créer des prises décoloniales sur le présent. Vu les enjeux d’aujourd’hui, se pose la question de savoir comment avons-nous intérêt à nous reconnecter au passé : par quels récits, par quelles images, par quelles forces ? Quels sont les ancêtres que nous nous choisissons et qu’ont-ils à nous apprendre ? Face aux formes actuelles d’exploitation des richesses (minières et autres) en Afrique notamment, il y a certainement intérêt à renouer avec certains des principes, des luttes et des combats qui ont résisté à la prédation économique et à l’occupation coloniale d’hier.
Enfin, pour contrer ces monuments représentant avant tout un mépris structurel pour les vies humaines racisées (3) – passées et présentes – et le déni des histoires non-eurocentrées (l’histoire du Congo ne se réduit pas à l’histoire coloniale belge), nous avons grandement besoin d’apprendre à honorer à nouveau les présences et les figures dignes qui peuplent notre monde.
En vue de réaliser un monument original intégrant l’existant sur la base des principes qui viennent d’être évoqués, un collectif-commanditaire est en train de se former à qui il reviendra de préciser un cahier des charges et d’organiser un vaste appel à projets.
Il organisera une exposition des projets, dessins et maquettes proposées par les contributeurs et constituera un jury adéquat et pertinent chargé de choisir le ou les projets à mettre en œuvre. Pour mener à bien ce projet, nous sollicitons donc les pouvoirs publics concernés dans le but d’obtenir l’autorisation d’intervenir sur le patrimoine et de pouvoir bénéficier des moyens nécessaires pour sa mise en œuvre.
(1) Initiative portée principalement par le Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre la Discrimination, Nouvelle Voie Anticoloniale (NVA) et l’asbl Change. (2) Mentionnons notamment le mouvement étudiant « Rhodes Must Fall » demandant que la statue représentant Cecil John Rhodes (défini comme l’archétype du colonialiste britannique) soit retirée du site universitaire d’Oxford. Une initiative similaire a donné lieu, en avril 2015, au retrait d’une statue de Cecil Rhodes qui trônait sur le site de l’Université du Cap en Afrique du Sud. (3) Le terme « racisé » fait référence aux processus de catégorisation et de hiérarchisation des groupes et des individus (sur base de traits physiques, d’un marqueur culturel ou encore d’une trajectoire migratoire) qui ont comme effets de produire de l’altérité et de renvoyer à la notion de race en tant que catégorie socialement construite.
*Signataires :
Isidore Ndaywel è Nziem, historien, professeur de l’Université de Kinshasa ; Isabelle Stengers, philosophe, professeure de l’Université libre de Bruxelles ; Françoise Vergès, politologue, titulaire de la Chaire Global South au Collège d’Etudes mondiales, la Fondation Maison des sciences de l’homme ; Ludo De Witte, sociologue, auteur ; Michael Singleton, anthropologue, professeur émérite de l’Université catholique de Louvain ; Nouria Ouali, sociologue, professeure à l’ULB ; Maboula Soumahoro, maître de conférences à l’Université François-Rabelais, Tours, Sciences Po, Paris et Présidente de l’association Black History Month ; Jean Bofane, écrivain ; Etienne Minoungou, comédien ; Mourad Boucif, cinéaste ; Toma Muteba Luntumbue, historien de l’art, artiste et commissaire d’exposition ; Rob Jacobs, mandaatassistent Filmstudies en Visuele Cultuur, Universiteit Antwerpen ; Eddy Ekete, artiste ; Bambi Ceuppens, anthropologue, Musée royal de l’Afrique centrale ; Zoé Genot, cheffe de groupe Ecolo au Parlement bruxellois ; Youssef Handichi, député régional PTB ; Olivia U. Rutazibwa, politologue University of Portsmouth, ex-jounaliste, chroniqueur ; Karel Arnaut, anthropologue, IMMRC, KULeuven ; Nadia Fadil, sociologue et anthropologue, professeure à la KULeuven ; Jean-Yves Kitantou, président du CDH de Molenbeek-Sain-Jean ; David Jamar, sociologue, professeur à l’Université de Mons ; Mohamed Ouachen, comédien, cinéaste ; Omar Ba, IFOR Flanders ; Fabrizio Terranova, cinéaste ; Katrin Solhdju, historienne et philosophe des sciences, Vrije Universiteit Brussel ; Oliver Leu, artiste, photographe ; Didier Debaise, chercheur à l’ULB ; Berber Bevernage, professeur au département d’histoire, Ugent ; Nicole Grégoire, anthropologue, ULB ; Lucas Catherine, auteur, i.a. Promenade au Congo, Des Tranchées en Afrique ; Seckou Ouologuem, Decolonize Belgium ; Guy Woueté, artiste ; Craig Havens, artiste ; Jean Vogel, sciences politiques, ULB, directeur Institut Marcel Liebman ; Sarah Demart, sociologue, Université de Liège ; Jacinthe Mazzocchetti, anthropologue, professeure à l’UCL ; Malika Hamidi, sociologue et directrice générale de European Muslim Network ; Olivier Mukuna, journaliste, essayiste ; Joachim Ben Yakoub, Menarg, Ugent ; Nacira Guénif, sociologue, anthropologue, Université Paris VIII ; Nganji Laeh, artiste ; Monique Mbeka Phoba, cinéaste et écrivaine ; Eric Toussaint, docteur en sciences politiques des Universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international ; Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD – 11.11.11 ; Davy Verbeke, historien, UGent, Instituut voor Publieksgeschiedenis ; Chloé Deligne, historienne, professeure à l’ULB ; Benedikte Zitouni, sociologue, professeure à l’Université Saint-Louis, Bruxelles ; Dyab Abou Jahjah, chroniqueur De Standaard ; Serge Deruette, professeur d’Histoire des idées politiques à l’Université de Mons ; Albert Martens, professeure émérite, KULeuven ; Margot de Clerk, artiste ; Inez Oludé, peintre, membre de la coalitation Unesco pour la diffusion de l’histoire Générale de l’Afrique ; Henri Goldman, revue Politique ; José Fontaine, philosophe, journaliste ; Gratia Pungu, sociologue ; Julie Jaroszewski, chanteuse, cinéaste ; Nordine Saidi, militant Décolonial ; Christine Bluard, muséologue, chef de projets, Musée royal de l’Afrique centrale ; Heleen Debeuckelaere, écrivaine ; Sarah Bracke, sociologue, VUB/UGent) ; Margot De Clerck, artiste ; Prisca Boyamba, doctorante à l’Institut des mondes africains, Paris ; Anne Reijniers, cinéaste ; Aurélia Kalisky, chercheuse en littérature comparée, Centre Marc Bloch Berlin ; Graziella Vella, anthropologue, ULB ; Angela Tilieu Olodo, KVS – Koninklijk Vlaamse Schouwburg ; Nasima Moujoud, anthropologue, maîtresse de conférences Université Grenoble ; Alpes (UGA) ; Jean-Paul Mahoux ; Durotimi Olawaiye, médecin, afro-activiste ; André Clette, citoyen, auteur e.a. Histoire du Belge, Même pas peur ; Véronique Clette-Gakuba, chercheuse, ULB ; Khadija Senhadji, anthropologue ; Martin Vander Elst, anthropologue ; Yvoire De Rosen, anthropologue ; Doum Memde, afro-activiste ; Cerina de Rosen, entrepreneuse culturelle ; Jordane Maurs, réalisatrice ;
Mouvement X ; Bruxelles Panthères ; Les Éditions du Souffle ; NVA (Nouvelle Voie Anticoloniale) ; CCAEB/ RVDAGEB (Conseil des communautés africaines en Europe et en Belgique/Raad van Afrikaanse Gemeenschappen in Europa/België) ; Mémoire Coloniale et Lutte contre la Discrimination ; Collectif Présences Noires ; Bakushinta ; Parti des Indigènes de la République (PIR) ; Change Asbl ; Ethnotendance ; Tayush (groupe de réflexion pour un pluralisme actif) ; MAFED (marche des femmes pour la dignité) ; CATDM (Comité pour l’Abolition des Dettes illégitimes) ; INTIME CONVICTION (association de lutte contre les préjugés).
Un collectif de signataires*