9 février 2015 –
Une très sage photo de nu en noir et blanc peut-elle encore attirer l’attention de la presse? En décembre dernier, l’opération de com de Kim Kardashian exposant son postérieur, photographié par Jean-Paul Goude en Une du magazine Paper, n’avait suscité qu’un soupir de lassitude des journaux sérieux, prompts à ranger ce cliché dans le tiroir de l’actu «racoleuse».
La couverture du n° 17 d’Egoïste, annuel de photographie, dévoilant l’anatomie de Golshifteh Farahani, a au contraire été reproduite dans les colonnes de nombreux quotidiens et news magazines. La raison en est moins le sujet de l’image, confiée au très académique Paolo Roversi, photographe de mode spécialiste du nu chic et convenable, que l’origine iranienne de l’actrice et sa situation d’exilée en France.
Reprenant le schéma du dévoilement volontaire de l’Egyptienne Aliaa Magda Elmahdy en 2011, le récit médiatique, déjà expérimenté à l’occasion d’une précédente publication dans le Figaro Magazine, s’élabore sans effort. On rappelle le conflit qui oppose l’actrice au régime iranien, depuis sa participation en 2008 au film Mensonges d’État de Ridley Scott, qui lui vaut la confiscation de son passeport. Alors que l’actrice ne s’exprime pas dans la revue sur les raisons de son geste, Le Figaro explique que le choix de poser nue a été effectué deux ans plus tôt «pour dire “tout ça, pour ça!” et exprimer [sa] colère.»
L’entretien avec Serge Bramly dans Egoïste est régulièrement cité, dans lequel Golshifteh Farahani déclare que Paris «est le seul endroit de la planète où les femmes ne se sentent pas coupables. En Orient, tu l’es tout le temps. Dès l’instant où tu ressens tes premières pulsions sexuelles. La France m’a libérée».
Appuyé sur plusieurs commentaires (la philosophe Geneviève Fraisse, l’historienne Christine Bard, la sociologue Chahla Chafiq, etc…), Libération estime que «L’image est forcément politique, la nudité parle directement à ceux qui avilissent les femmes sur sa terre d’origine.»
Alors qu’Egoïste a publié en 1992 et 2000 deux couvertures avec Yannick Noah et Gérard Depardieu nus (photographiés par Richard Avedon), l’élément-clé qui soutient le raisonnement est l’opposition avec le port du voile dans les pays musulmans – une situation qui ne concerne pas les hommes. Ce n’est que dans le cas d’une femme de culture musulmane que la nudité peut être interprétée comme un geste libérateur, en opposition dialectique avec le symbole bien connu de l’oppression féminine dans les pays de l’axe du Mal (voir mon billet: “Désigner la dissimulation, figure de l’islamophobie”).
L’unique raison pour laquelle de nombreux journaux reprennent cette information, malgré l’absence de déclaration explicite de l’actrice comme de réaction des autorités iraniennes, est parce qu’elle mobilise un stéréotype islamophobe, permet de reproduire un schéma médiatique éprouvé qui renvoie une image positive de l’Occident – et fournit accessoirement un petit frisson d’excitation sexuelle. Egoïste n’étant pas une revue grand public, c’est le récit reproduit de manière similaire par les divers organes de presse qui fera office de référent.
Selon l’anthropologue Lila Abu-Lughod (Do Muslim Women Need Saving?, Harvard University Press, 2013), se focaliser sur le sexisme des sociétés musulmanes, plutôt que de questionner d’autres paramètres, correspond à un réflexe typique de la pensée coloniale, qui met en avant un marqueur particulièrement visible de l’avancement occidental et souligne par contrecoup l’arriération des pays orientaux.
Poser nue est-il un étendard des valeurs occidentales? Le paradoxe que n’aperçoivent pas les avocats du camp du Bien est que ce symbole sexiste correspond effectivement à un cliché de genre typique de notre culture. Comme l’explique ironiquement Virginie Despentes, «On finit tous par manger cette évidence qui nous est rabâchée par les décideurs du 7e art: les hommes c’est l’action et les femmes c’est la petite culotte».