Que dévoilent les agressions de femmes voilées ?

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Que dévoilent les agressions de femmes voilées ?

Le silence d’une République dévoilée

 

Voici un article de Jean-François Brault qui, initialement intitulé « Le silence d’une République dévoilée », s’est transformé en un quasi-entretien entre lui et moi. Les sous-titres sont de lui.

S. Duverger

 Jean-François Brault mène actuellement un travail de recherche sur les minorités sexuelles musulmanes dans la France contemporaine, sous la direction d’Eric Fassin, à l’université Paris 8 – Vincennes-Saint-Denis.

 

« Une loi ne pourra jamais obliger un homme à m’aimer mais il est important qu’elle lui interdise de me lyncher ».

Martin Luther King, Extrait du Wall Street Journal, 1962.

Des « attaques répétées contre les musulmanes de France » [1]

Le 8 juillet 2012, Cindy Leoni, présidente de SOS Racisme, manifestait son inquiétude face à l’indifférence médiatique, politique et citoyenne que les agressions, aussi bien verbales que physiques, commises contre des citoyenNEs françaisEs d’origine maghrébine, pouvaient susciter : « Ecoutez, si on prend l’exemple d’Aigues-Mortes ; un groupe de jeunes d’origine maghrébine est la cible d’un couple qui profère des injures à caractère raciste et qui leur tire dessus avec un fusil. Le fait que ça ne soulève pas un soulèvement républicain dans la foulée, oui ça m’interpelle et ça m’interroge. » [2].

 

20 mai 2013 : Rabia, 17 ans, habitante d’Argenteuil, est agressée par plusieurs hommes. Un passant, témoin de la scène, permet à la jeune fille de prendre la fuite.

 

9 juin 2013 : à Reims, une femme est insultée et menacée d’agression par un mineur alors qu’elle est en voiture avec son mari.

 

13 juin 2013 : Leïla, 21 ans, habitante d’Argenteuil, est violentée par plusieurs hommes. A la suite de cette agression, la jeune femme, enceinte, fait une fausse couche.

 

14 juin 2013 : près d’Orléans, trois femmes, de trois générations différentes – la mère, la fille et la grand-mère – qui circulent en voiture sont insultées par un homme ; au feu rouge, il tire les cheveux de la conductrice, la contraignant à sortir de sa voiture, puis il la frappe ainsi que sa fille et sa mère, lorsqu’elles s’interposent.

 

22 juin 2013 : à 15 heures, devant la sous-préfecture d’Argenteuil, est organisé un rassemblement qui vise à dénoncer la série d’agressions commises entre mai et juin contre des citoyennes françaises musulmanes [voilées] et à encourager les autorités publiques à arrêter les coupables.

 

30 juin 2013 : Lamia, auxiliaire de vie, dans un bus parisien cède sa place à une femme âgée, qui l’invective. Un peu plus tard, un homme frappe Lamia, qui a fini par répondre aux insultes de la femme âgée. C’est Lamia que la police arrête, et non pas son agresseur.

 

Sur les sources des informations précédentes, cliquer ici.

 

S. Duverger : et il y a eu ces derniers jours de nouvelles agressions, rapportées par Libération, Le Parisien, 20 minutes,  Oumma.com, Terrafemina, Le Point, Le Monde…

Le 2 juillet, à Reims, deux femmes voilées ont été insultées et menacées de mort.

Le 12 juillet, à Reims encore, une jeune femme voilée a porté plainte après avoir été frappée au visage et blessée par un homme qui, auparavant, a tenté de lui arracher son foulard

Le 13 juillet, à Reims toujours, une femme portant un foulard a été insultée.

Le parquet de Reims reconnaît qu’ « il s’agit d’agressions à caractère raciste ».

Abdallah Zekri, le président de l’Observatoire national contre l’islamophobie, précise que « d’autres villes connaissent la même recrudescence» islamophobe.

Comment expliques-tu, comment analyses-tu ces agressions à l’encontre de musulmanes, en particulier lorsqu’elles portent un foulard ou un voile ?

 

 

Pourquoi elles ?

 

J.-F. Brault On notera d’abord que ces agressions visent des femmes ; ensuite, que ces citoyennes françaises de confession musulmane sont nées dans des familles pour la plupart originaires du Maghreb. Chaque agression perpétrée se caractérise par une haine profonde de l’islam et de celles et ceux qui pratiquent cette religion : « sale arabe »,  « sale bougnoule », « salle musulmane » sont les insultes les plus récurrentes exprimées lors des agressions. Enfin, on examinera la principale motivation à la source de ces violences : dévoiler. La plupart des femmes agressées sont voilées, à une écrasante majorité, et il semble que la volonté de dévoilement demeure l’une des principales finalités de ces actes islamophobes.

 

Lors du rassemblement du 22 juin à Argenteuil, dont l’objectif central était de demander justice face à cette série d’agressions visant des femmes musulmanes (voilées), il a notamment été dénoncé l’islamophobie et le « deux poids, deux mesures » qui semble effectif entre les citoyenNEs françaisEs musulmanEs et les citoyenNEs françaisEs non musulmanEs. Sur place, on peine à dissimuler son inquiétude, témoignant avec appréhension du sentiment général d’abandon et de solitude que les citoyenNEs françaisEs de confession musulmane éprouvent dans cette République qu’ils trouvent bien silencieuse face aux attaques et aux agressions qui visent explicitement leur communauté, la communauté musulmane, et particulièrement en son sein, les femmes voilées. A notre connaissance, jusqu’au 17 juillet, aucune déclaration publique n’avait été faite par le Président de la République, François Hollande, ni par le Ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, ni par Najat Vallaud-Belkacem, la Ministre des droits des Femmes ni par aucun autre membre du gouvernement actuel. Quasi-silence radio.

 

 

S. Duverger : Mais pas silence complet. Il n’y a pas eu de déclarations immédiates – ce qui bien sûr fait problème, d’autant que l’on connaît les positions de Manuel Valls et de François Hollande sur la question du voile – j’y reviendrai.

Mais le 20 juin, Leïla et son mari, ainsi que l’avocat de Rabia ont été reçuEs par le cabinet du ministre de l’Intérieur, en présence d’une représentante de Najat Vallaud-Belkacem. Selon Métronews, « le cabinet du ministre a rappelé la détermination des autorités à retrouver les auteurs de ces agressions extrêmement graves » et Manuel Valls a adressé une lettre à Leïla et Rabia « pour leur apporter son soutien ». Enfin, le 26 juin il a reçu lui-même les jeunes femmes agressées, ainsi qu’un collectif des habitants d’Argenteuil.

Le 24 juin, à l’issue de son déjeuner avec « les représentants des quartiers populaires », à la demande de Mohamed Mechmache, d’AC Le feu, le Président de la République a assuré dans un communiqué de  « la détermination du gouvernement à lutter contre tous les actes racistes, notamment anti-musulmans, qui constituent des atteintes insupportables à l’unité républicaine» » [3]

 

Autres sources : Slate.fr  et Rue89

 

Par ailleurs, Le Monde du 22 juin précise que le préfet du Val d’Oise, Jean-Luc Nevache, a affirmé que « le maximum de moyens (étaient) mis en œuvre pour que l’enquête avance au plus vite ». « Il faut envoyer des signaux forts à la communauté musulmane : leur dire que les actes islamophobes sont aussi inacceptables que les actes antisémites, par exemple », a-t-il ajouté [4].

Le 10 juillet paraissait dans Le Parisien un appel à témoins lancé par la Sûreté départementale du Val d’Oise afin de retrouver les agresseurs de Rabia.

Enfin, le 17 juillet, dans Le Monde, la journaliste Stéphanie Le Bars, observe : « Alors que se sont multipliées, ces dernières semaines, les agressions à l’encontre de femmes voilées, le gouvernement semble vouloir prendre la mesure de ces actes ». Manuel Valls les compare aux actes antisémites et les qualifie d’ »inacceptables », assurant, comme le Président de la République « quelques heures plus tôt » qu’ils « seront combattus continuellement avec la plus grande fermeté » [5].

 

 

J. F. Brault  Le préfet du Val d’Oise a semble-t-il perçu l’urgence de la situation et la gravité du contexte islamophobe. Mais le communiqué de l’Elysée est passé inaperçu et les déclarations du gouvernement datent d’hier : elles sont donc bien timides ou bien tardives. Il a fallu plus d’un mois pour que Manuel Valls, lors de la rupture du jeûne qu’il a partagée, en effet, mercredi 17 juillet 2013, à la Mosquée de Paris avec les représentants du Conseil français du culte musulman (CFCM), exprime son « respect » et son « affection » pour la communauté musulmane, et dénonce « la montée des violences à l’égard des musulmans de France »[6]. Et que penser du fait que si certaines des femmes voilées agressées ont été reçues au cabinet du ministre de l’Intérieur, elles l’ont d’abord été en catimini ? Par ailleurs, on fera remarquer que dans sa déclaration publique à la Grande Mosquée de Paris, Manuel Valls semble plus s’adresser à la communauté musulmane qu’à la République française dans son ensemble, ce qui est regrettable et symptomatique.

Face à ces agressions qui visent la communauté musulmane française et à leur insuffisante condamnation – médiatique, politique et citoyenne –, trois exigences légitimes semblent s’exprimer chez les citoyenNEs françaisEs musulmanEs : la demande de justice, la demande de sécurité et la demande de protection des libertés individuelles.

 

 

 

La demande de justice

 

Le soir même de son agression, la jeune fille de 17 ans, Rabia, violentée le 20 mai 2013, décide d’aller avec sa mère au commissariat pour porter plainte [7]. Comme elle l’explique sur le média Oumma.tv, on lui demande d’abord d’aller à l’hôpital, et de revenir par la suite. Elle s’exécute, va à l’hôpital, et revient le lendemain au commissariat, réitérant ainsi sa volonté de déposer plainte pour agression à caractère raciste. Or, dans son dépôt de plainte, deux éléments décisifs n’apparaissent pas : la nature raciste de l’agression et le fait qu’il y avait un témoin sur place. En effet, la jeune fille dit avoir été traitée de « sale arabe » et de « sale bougnoule » pendant son agression.

Niant d’emblée le caractère raciste de l’agression, le commissaire s’autorise à dire, en parlant du voile de Rabia, que « sa tenue est jolie, qu’elle est esthétique, et que c’est pas du tout un acte raciste ». Par ailleurs, à aucun moment, il n’est notifié dans la plainte le fait qu’un témoin ait vu la scène, et que c’est précisément grâce à lui que Rabia a pu s’échapper des mains de ses agresseurs. La jeune fille a pourtant relaté les faits aux policiers. Omission délibérée ?

 

On remarquera cependant que l’équipe de nuit du commissariat n’a pas oublié ce soir-là de demander à la jeune fille d’être discrète sur son agression, parce qu’« il fallait pas que la communauté musulmane soit au courant, pour pas que ça fasse des émeutes, ou qu’y ait des problèmes » [8].

 

 

S. Duverger J’ai lu dans un article de Véronique Valentino, paru sur slate.fr le 3 juillet qu’il y avait des versions divergentes sur ce point . La journaliste précise que Le 13 juin, le maire PS d’Argenteuil, Philippe Doucet, a condamné l’agression de Rabia, qu’il a qualifiée d’ «acte islamophobe» commis par des «activistes d’extrême droite, qui viennent de l’extérieur […] pour alimenter les peurs, monter les habitants contre les autres et salir l’image de notre ville» .

 

 

J.-F Brault L’adjoint au maire de la ville d’Argenteuil rencontrera la jeune fille, vraisemblablement plus préoccupé par le désordre public et les « émeutes » que ce genre d’agression pourrait susciter dans la communauté musulmane que par le traumatisme physique et psychique qu’a vécu cette jeune Française.

 

 

S. Duverger : La journaliste véronique Valentino rapporte cependant que le maire d’Argenteuil s’est «beaucoup investi auprès de la communauté musulmane», qu’il «vient d’accorder un permis de construire à la mosquée ‘Dassault’ »…

 

 

J.-F. Brault La volonté des pouvoirs publics semble assez claire : étouffer l’affaire. Le spectre des émeutes de novembre 2005 est sans aucun doute présent dans la gestion qui est faite de ces agressions successives commises à l’égard des femmes voilées. Le père de la victime partage son incompréhension : « ils croient que la communauté musulmane, on est des sauvages, qu’il va y avoir des émeutes, une  guerre. […] Nous, ce qu’on demande, c’est juste la justice ».

Le cas de Lamia, relaté plus haut, est édifiant. La jeune femme voilée, doublement agressée, verbalement puis physiquement, a appelé la police pour qu’on lui vienne en aide. Au lieu de secourir la jeune femme, la police l’arrête. Lamia sera libérée grâce aux enregistrements vidéo du bus qui attestent qu’elle est la victime de la double agression, ce que, manifestement, aucun des témoins n’avait jugé utile de préciser aux forces de l’ordre qui ont interpellé la jeune femme, laissant partir son agresseur et la vieille dame islamophobe.

La demande de justice parmi les citoyenNEs françaisEs de confession musulmane est patente, et elle ne peut se circonscrire aux seuls tribunaux de notre pays. La justice commence dans les postes de police, dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les bus, dans la rue, dans l’espace public. La justice et l’équité, c’est-à-dire l’égalité de traitement entre citoyenNEs françaisEs non musulmanEs et citoyenNEs françaisEs musulmanEs ne pourront advenir qu’après avoir examiné notre propre perception – post-coloniale  – des « musulmanEs » et de l’« islam » [9].

Ce qui est frappant, dans toutes ces agressions commises à l’égard de femmes musulmanes, quasiment toutes voilées, ce n’est pas tant leur caractère successif que ce silence coupable, témoin de notre incapacité à les considérer comme des victimes [10]. Ces filles et ces femmes voilées sont, dans la perception que la société française a développé à leur égard, coupables. Ce sont elles, les agresseurEs. Leur voile nous agresse visuellement. Il perturbe nos imaginaires et nos zones de confort européens. Le voile dérange. Il est une violence symbolique faite à notre civilisation, la civilisation européenne. Des femmes voilées agressées ? Mais leur voile ne nous agresse-t-il pas ? Ainsi, c’est dans cet état d’esprit que semblent s’inscrire les médias, les politiques et une partie non négligeable des citoyenNEs françaisEs. Et comme on ne peut moralement pas admettre et cautionner une agression à l’égard d’une femme, ou plus largement, à l’égard d’un individu, on se tait. Notre silence vaut complicité. Notre silence est un aveu, inconscient ou non, de notre acquiescement embarrassé. Comme le rappelle Martin Luther King, « celui qui accepte le mal, sans lutter contre lui, coopère avec lui ». Et il semble que nous ayons bien plus d’indulgence et de compassion pour les agresseurs des femmes voilées – qui détestent l’islam, les musulmanEs, et par-dessus tout, le voile, comme nous – que pour ces femmes, pauvres victimes qui, finalement, en faisant le choix de se voiler, l’ont bien cherché tout de même, non ? Ainsi, notre silence ne trahit-il pas notre intolérance au voile ? Notre silence ne nous dévoile-t-il pas ?

 

 

S. Duverger : lorsque tu dis que certainEs FrançaisEs non musulmanEs pensent que ces femmes voilées agressées l’ont bien cherché, tu veux dire qu’elles/ils estiment que ces femmes voilées les provoquent en se dérobant à leurs regards, en leur ôtant leur droit de regard ? Cela pourrait expliquer les agressions commises par des hommes qui cherchent à ôter à ces femmes leur foulard ou leur voile, car, en effet, un certain nombre d’hommes continuent d’avoir le sentiment qu’ils disposent sur toutes les femmes d’un droit de regard jaugeant ou jugeant. Ou penses-tu que ces FrançaisEs islamophobes estiment que les femmes voilées pactisent avec le patriarcat islamiste, qu’elles refusent la libération des femmes, qu’elles se détournent des possibilités d’accomplissement personnel qui leur seraient offertes si elles s’intégraient et abandonnaient leurs voilements pudiques et séparateurs ? Qu’est-ce que selon toi signifie ce rejet des femmes voilées, ce mépris à leur endroit, et cette violence à leur égard ? Christine Delphy observe qu’en 2004 et 2005, un certain nombre de féministes, du Collectif national des droits des femmes (CNDF), par exemple, ont tenté d’empêcher des femmes voilées de participer aux manifestations féministes [11]. Zahra Ali le rappelait le 8 mars 2012 : les femmes voilées sont considérées comme antiféministes. 

 

Alors que ce n’est pas du tout nécessairement le cas – même si certaines prônent un retour au foyer qui n’a en effet rien de féministe (ce n’est pas en le déniant que l’on fera avancer la cause anti-islamophobe). En revanche, on fera remarquer qu’en multipliant les lois ou les circulaires anti-foulard et antivoile, le moins que l’on puisse dire c’est qu’au nom du féminisme, en réalité, l’on contraint au retour au foyer celles que l’on présume être des victimes du patriarcat islamiste. De surcroît, on les prive de liberté et on les tient pour des sujets plus assujettiEs que les autres… au nom de la défense de leur liberté et au mépris de leur avis. Car lors des débats sur les lois de 2004 [12] et de 2010, elles n’ont guère été interrogées par les médias, ni par les commissions parlementaires sur le foulard ou le voile, qui ont préféré écouter Elisabeth Badinter et Ni putes ni soumises [13]. Alors qu’il y a bel et bien un féminisme islamique, qui se développe depuis les années 1990 en Turquie, en Iran, en Afrique du Sud, dans les pays anglophones et désormais en France ; l’ouvrage dirigé par Zahra Ali et publié aux éditions La Fabrique permet de s’y initier [14].

 

 

J.-F. Brault : Lorsque je dis que finalement, pour beaucoup tout se passe comme si ces femmes musulmanes voilées avaient bien cherché leurs agressions, je veux dire effectivement qu’il y a une non-dissociation entre la position politique d’être hostile au voile islamique et le fait de ne pas prendre position contre ces actes innommables ; ainsi, la majorité silencieuse qui ne réagit pas, ni n’exprime son soutien aux victimes de ces violences, qui s’abstient de toute solidarité publique, le fait précisément parce que le principal motif de ces agressions – celui de dévoiler – elle le partage avec les agresseurs, à ce détail près qu’elle entend atteindre son objectif de dévoilement par un cadre légal coercitif et non violent, contrairement aux agresseurs. Quant au regard que l’on porte sur les femmes voilées, il est paradoxalement double : d’un côté, on pense qu’elles sont soumises au patriarcat et que donc, il faut les sauver, le voile étant de fait supposé être LE symbole de l’oppression ; d’un autre côté, ces femmes voilées sont perçues également comme des femmes qui s’aliènent et qui menacent la République. Etrangement, les femmes voilées se retrouvent à la fois victimes et agresseurEs, menacées et menaçantes.  C’est cette perception ambivalente de la figure de la femme voilée – présente et observable dans les milieux féministes – qui est à l’origine, notamment, des successives lois et projets de loi contre le voile en France depuis 2004.

 

 

 

La demande de sécurité

 

JFB La série noire islamophobe des derniers mois a participé à la naissance, parmi les citoyenNEs musulmanEs françaisEs, d’un sentiment d’insécurité. Le soutien public tardif et ambivalent à l’égard de la communauté musulmane ne me semble pas suffisant pour mettre un terme aux agressions.

 

S. Duverger : Car elles ont été encouragées par des années d’islamophobie gouvernementale – au moins depuis 2004, la gauche adoptant sur cette question des positions tout à fait similaires à celles de la droite. L’on sait que Manuel Valls est un fervent partisan d’une conception liberticide de la laïcité ; l’on se souvient qu’en janvier 2010, au moment des débats sur le voile intégral, il avait déclaré sur RTL : « Je voterai une loi ou j’amenderai une loi qui interdise le voile intégral dans l’espace public », « quelle que soit la position du Parti socialiste », car, précisait-il, « le voile intégral est indigne de nos valeurs, il enferme les femmes dans une prison, il cache l’identité d’un être humain, c’est-à-dire son visage. « 

 

sur la convergence de la gauche et de la droite sur cette question, cliquer ici ; sur les divergences et l’ensemble du débat sur le voile intégral, cliquer ici ; sur les positions de M. Valls, ici (articles de Libération).

 

En mars dernier, il a publiquement critiqué l’annulation par la cour de cassation du licenciement d’une salariée voilée de la crèche Baby Loup… et le Président de la République a lui aussi estimé qu’il y avait matière à légiférer à nouveau sur la question du voile dès lors qu’il s’agit de la petite enfance. 

Le rapport d’Amnesty international publié en avril 2012 sur « La discrimination à l’égard des musulmans en Europe » est accablant.

Le rapport 2012 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) ne l’est pas moins. Rendu public le 21 mars 2013, il révèle queles actes islamophobes ont augmenté de 30 % entre 2011 et 2012, alors même qu’ils avaient déjà augmenté de 34 % en 2011.

La CNCDH précise que « l’idée que l’islam remet en cause les droits des femmes est de plus en plus présente dans le débat public, de la droite à la gauche de l’échiquier politique », et que cette « forte réticence envers l’islam et ses pratiques » s’est considérablement accrue chez les plus diplôméEs, qui sont pourtant « généralement les plus tolérantes »…

 

 

Lire un article des nouvelles News à ce sujet en cliquant ici.

 

 

En janvier 2013, 74 % des personnes interrogées par l’institut de sondage Ipsos estimaient que l’islam est une religion « intolérante », incompatible avec les valeurs de la société française… [15]

 

 

J.-F. Brault Que des citoyenNEs de confession musulmane se sentent seulEs et finalement relativement vulnérables en France en fera bondir et sourire plus d’unE, tant on nous assène à longueur de journée, dans les médias mais aussi parmi les politiques – Jean-François Copé, chef de file de l’UMP, est un exemple manifeste de cette surenchère islamophobe dans le milieu politique avec l’histoire du pain au chocolat pendant le Ramadan [16] – que l’islam nous menace et que la figure du délinquant est grosso modo incarnée par le jeune banlieusard, qui a toutes les chances d’être musulman et noir ou arabe !

 

Cette demande de sécurité pour touTEs les citoyenNEs françaisEs ne pourra que difficilement être effective si l’asymétrie du cadre politico-médiatique actuel n’est pas très vite brisée. L’habitude prise d’ethniciser la délinquance et les problèmes d’un pays rend vraisemblablement difficile la rencontre avec le réel : entre mai et juin 2013, une série d’agressions islamophobes a été observée. Manifestement le communiqué présidentiel du 24 juin, qui condamnait ces actes, n’a pas été entendu ; les déclarations faites les 17 juillet par le Président et son ministre de l’Intérieur et des cultes le seront-elles ?

 

 

S. Duverger : dans la rencontre avec le réel, la presse joue un rôle décisif. Il y a eu une série d’articles sur les agressions à l’égard des femmes voilées dans Le Monde, dans Libération [17], puis à nouveau le 16 et le 17 juillet…, dans Le Nouvel Observateur,  sur Le Plus (du Nouvel Observateur), sur Slate.fr, sur Rue89…

Le communiqué que l’Elysée a rendu public le 24 juin a été évoqué par le Monde, Le Nouvel Observateur, Le Parisien, Libération

Sur France culture, le 8 mai 2013, l’on a pu entendre des témoignages de femmes voilées, et prendre connaissance des analyses de la sociologue Agnès de Féo, qui travaille sur ces questions

Si l’on en reste au Monde, qui est considéré comme la référence des quotidiens, il a publié un certain nombre d’articles qui ont donné la parole aux femmes voilées. Il y a une semaine, Florence Aubenas en a fait paraître un, « La maman parfaite mais surbookée », qui permet d’entendre l’islamophobie au quotidien, celle qui contraint à démissionner de son travail, qui empêche de sortir seule…

 

J.F. Brault La remontée de l’information par les principaux médias paraît partielle et aléatoire, et là aussi il semble y avoir matière à s’interroger. S’agissant des pouvoirs publics, ceux-ci semblent n’avoir qu’une seule crainte : que ces agressions se transforment en « émeutes ». Ainsi, on le voit bien, si ce sont des jeunes filles musulmanes voilées qui ont été agressées et qui sont les victimes de ces actes, la peur n’est pas que cela se reproduise, ni celle de protéger ces citoyennes et de retrouver les coupables. Non, la crainte est que cela se transforme en « émeutes » ; autrement dit, on voit assez clairement comment le cadre politico-médiatique nous façonne et comment cette façon de penser qui devient nôtre nous pousse à percevoir de manière quasi systématisée la figure musulmane comme un danger potentiel, un ennemi de l’intérieur, un étranger [18].

 

 

La demande de protection des libertés individuelles

 

JFB Conformément à l’article 9 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, intitulé « Liberté de pensée, de conscience et de religion », l’acte de se voiler est un droit fondamental et inaliénable, Les Etats signataires de la CEDH – dont la France est membre – doivent, en principe, garantir et protéger ces libertés individuelles et collectives.

 

S. Duverger La Convention européenne des droits de l’homme garantit que « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion.  Ce droit implique… la liberté de manifester sa religion individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites », je le rappelais dans mon introduction à l’article – à mon avis imparable – consacré par Christine Delphy et  Raphaël Liogier à « la nouvelle laïcité » aujourd’hui promue par la gauche comme la droite, et qui est en réalité un nouvel « ordre moral », article republié sur Féministes en tous genres le 7 juillet et que je ne saurais assez conseillé de lire ou de relire.

 

J.-F. Brault Or, les successives lois contre le voile en France, à l’école (2004), dans l’espace public (2010) ainsi que les projets de lois contre le voile dans la sphère privée (2012, 2013) ne semblent pas aller dans le sens d’une protection de ce droit fondamental qu’est l’acte de se voiler, mais plutôt dans une remise en question de ce droit [19].

L’obsession française pour le voile n’est pas nouvelle. Déjà, Frantz Fanon, l’évoquait pendant l’époque coloniale. Ainsi, l’invitation maternaliste et paternaliste qui est actuellement faite aux citoyennes musulmanes françaises (voilées), priées de se libérer et de se dévoiler, les deux moments étant pensés comme indissociables, n’est pas sans rappeler les cérémonies de dévoilement publiques organisées par les colons et leurs femmes en Algérie [20]. Qu’il y ait une continuité entre les pratiques de l’Empire colonial français – pour qui, le dévoilement des femmes musulmanes était un enjeu stratégique majeur de division des sociétés indigènes – et les lois actuelles contre les femmes musulmanes voilées, cela ne fait nul doute. Néanmoins, le plus déroutant n’est pas là.

En effet, force est de constater que les agresseurs de ces adolescentes et de ces femmes musulmanes semblent vouloir parachever, dans la violence et l’illégalité, le cadre juridique français qui étend progressivement la prohibition du voile à tous les espaces de la vie et de la société. Ces hommes agressent des femmes musulmanes dans l’espace public français avec la ferme intention de les dévoiler, poursuivant de manière radicale les politiques publiques d’interdiction du port du voile menées par l’Etat français depuis 2004. Ces hommes se veulent les hérauts et les gardiens d’une République transparente, perdus dans les oripeaux chimériques d’une France qui n’existe pas, d’une France fantasmée, d’une France mortifère.

Comme le rappelle la sociologue Nilüfer Göle [21], renoncer à la pureté européenne semble crucial et urgent si l’on ne veut pas réveiller les vieux fantômes du passé. La montée graduelle de l’extrême droite, en France et en Europe, doit nous alerter. Dans cette ambiance délétère où les citoyenNEs françaisEs de confession musulmane sont encercléEs par la République, pris en otage dans le débat public, l’historienne et parlementaire Esther Benbassa nous rappelle que comme l’Etat français le fit jadis avec le judaïsme, c’est maintenant au tour de l’islam d’être « régénéré » [22]. Quoi qu’ils fassent, les citoyens français musulmans semblent trop ceci ou trop cela, pas suffisamment intégrés. On leur demande sans cesse de « s’intégrer », voire de s’assimiler. Tout se passe comme si au moment-même où l’on exhortait les citoyenNEs français musulmans à l’intégration, on reconnaissait paradoxalement leur incapacité substantielle à pouvoir le faire [23]. Cette vision culturaliste de l’islam et des musulmanEs est dangereuse ; ne pas la questionner, ni la remettre en cause, c’est s’inscrire dans ce qu’il convient de nommer par son nom : la « banalité du mal » [24].

 

 

L’appel « Nous sommes toutes des femmes voilées », lancé à l’initiative des militantes féministes Sonia Dayan-Herzbrun, sociologue, professeure émérite à l’Université Paris 7, Louiza Belhamici, membre du CFPE (Collectif Féministes Pour l’Egalité), et Ismahane Chouder, présidente du CFPE, est toujours en ligne. Pour signer la pétition et exprimer sa solidarité, cliquez sur ce lien.

 

 

 

 


[1] Ce sont les termes dont a usé Abdallah Zekri dans sa déclaration à l’AFP, citée dans Libération le 16 juillet 2013.

[3] Sylvia Zappi, « Banlieues : l’opération séduction de l’Élysée, acte II », Le Monde, 26 mars 2013.

[4] Shahzad Abdul, « Après des agressions de femmes voilées, des Argenteuillais dénoncent l’islamophobie », Le Monde 22 juin 2013

[6] Ibid.

 

[8] Ces propos sont relatés dans l‘interview donnée par Rabia et son père à Oummatv.

[9]  Ici, par « post-colonial », on signifie l’incapacité actuelle de la société française à dépasser le référentiel colonial. Bien qu’historiquement nous ne soyons plus à l’époque coloniale de l’Empire français, les traces du passé sont là et le traitement différentiel à l’égard des citoyenNEs françaisEs descendantEs d’immigrantEs ex-coloniséEs, majoritairement de confession musulmane, est visible et manifeste.

[10]  Le « nous » désignera principalement ici la majorité grandissante de citoyens français, la fantomatique « Opinion Publique », pour qui, l’islam est un danger, ou tout au moins un problème.

[11] C. Delphy, Classer, dominer, qui sont les autres, La Fabrique éditions, 2008, p. 182.

[13] Voir N. Guénif-Souilamas, E. Macé, Les féministes et le garçon arabe, Éditions de L’aube, 2004. ; C. Delphy, Classer, dominer, qui sont les autres, p. 132-216 ; certains de ces textes sont accessibles ici ou .

Voir aussi Maryam Borghée, Voile intégral en France, sociologie d’un paradoxe, Michalon, 2012.

[14] Sur la naissance du féminisme islamique, voir Margot Badran, « Féminisme islamique : qu’est-ce à dire ? » in Z. Ali, Féminismes islamiques, La Fabrique éditions, 2012, p. 42 sq.

[15] Stéphanie Le Bars, « La religion musulmane fait l’objet d’un profond rejet de la part des Français », Le Monde, 24 janvier 2013.

[16] Pour un rappel des faits, aller sur Libération.

[17] Dans Libération, les 14, 18, 19, 20, 21 et 23 juin.

[18]  Pour approfondir la question, voir l’article d’Eric Fassin, « Immigration et délinquance » : la construction d’un problème entre politique, journalisme et sociologie », Cités, 2011/2 n° 46, p. 69-85. Disponible sur www.cairn.info

[19]  Voir l’article d’Elsa Dorlin, « 33. Le grand strip-tease : féminisme, nationalisme et burqa en France », in Achille Mbembe et al., Ruptures postcoloniales, La Découverte « Cahiers libres », 2010 p. 429-442. Disponible sur www.cairn.info

[20] Frantz Fanon, « L’Algérie se dévoile », in L’An V de la révolution algérienne, Maspero, 1968, p.16-50.

[21]  Nilüfer Göle, Interpénétrations. L’Islam et l’Europe, Paris, Galaade, 2005.

[22] Esther Benbassa, La République face à ses minorités : les Juifs hier, les Musulmans aujourd’hui, Paris, Fayard, 2004

[23] Voir Christine Delphy, Classer, dominer : Qui sont les « autres » ?, Paris, La Fabrique, 2008.

[24]  Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 1997. Traduit de l’anglais (1963) ; Michelle-Irène Brudny et Jean-Marie Winkler, Destins de “la banalité du mal”, Paris, Editions de l’Éclat « Bibliothèque des fondations », 2011. Disponible ici. La banalité du mal se caractérise notamment chez H. Arendt par le fait-même de ne plus penser et de ne plus interroger les lois ou les ordres auxquels on obéit. L’individu entre dans la banalité du mal à partir du moment où il ne questionne plus la réalité dans laquelle il vit. On peut dire, en somme, que la banalité du mal se traduit par une déresponsabilisation totale de l’individu qui se soumet à l’autorité légale de la société.

Écrit par Sylvie Duverger
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