Les luttes négro-africaines et le panafricanisme

Hubert Harrison

Le panafricanisme est une histoire ancienne. Pour comprendre l’idée panafricaine et, plus largement, l’idée d’une « question noire », il faut aller contre certaines évidences. Le panafricanisme ne concerne pas seulement « l’Afrique ». Ce n’est pas non plus un projet qui se réfère dans son ensemble à une « race » nègre au sens biologique du terme (même si certains auteurs panafricains ou afrocentristes se sont appuyés sur une telle hypothèse). Le panafricanisme renvoie d’abord à une réalité historique, à une violence fondatrice. Cette violence, c’est la traite transatlantique et ses conséquences dans tous les pays colonisateurs, dans les colonies d’Afrique et partout où une diaspora noire a vu le jour. Le panafricanisme est une tradition intellectuelle qui débute au xixe siècle. Elle plonge ses racines dans les premières résistances à la traite et l’esclavage dans les caraïbes et en particulier la révolution haïtienne, née d’une révolte d’esclaves en 1791 et entraînant l’indépendance de l’île et la naissance de la première république noire libre en 1804.

Les intellectuels fondateurs de ce courant, comme Edward Blyden, proposent une analyse de l’oppression des Noirs et de leur libération avec quatre objectifs : l’abolition de l’esclavage, l’instruction des Africains-Américains, l’émigration en Afrique et la construction d’un État-nation sur le continent. Pour ces intellectuels, le monde est mû par une hostilité « naturelle » entre les races, dont les caractéristiques sont empruntées à la raciologie « scientifique » (raciste) de l’époque. Ainsi, la première pensée panafricaine, que l’on rencontre aussi chez Marcus Garvey, a un double caractère : elle est, d’une certaine manière, engluée dans l’eurocentrisme, car elle appelle la « race » africaine à rivaliser en termes technologiques, économiques dans une lutte darwinienne avec la « race » européenne. Pour parvenir à ses fins, Garvey ira jusqu’à chercher à tisser des liens avec le Ku Klux Klan dans le Sud des États-Unis. Ce courant proposait une initiative finalement très individualiste et avait tendance à déplacer la lutte à mener sur le sol étatsunien vers une émigration de plus en plus illusoire au Liberia, un territoire du continent africain. Malgré ces faiblesses, la première pensée panafricaine constitue une résistance déterminée à toute stratégie d’intégration. C’est une position qui affirme la capacité des Noirs à s’autodéterminer, à prendre leur destin en main : si l’histoire les a faits esclaves, l’histoire peut aussi être le théâtre de leur libération et de leur indépendance. C’est probablement ce qui a permis à l’organisation de Garvey, l’UNIA (Universal Negro Improvement Association and African Communities League), de trouver un écho bien au-delà de cercles intellectuels, dans une base militante de masse. Comme l’écrivit le militant révolutionnaire noir C.L.R. James : « Il n’y a aucune révolution qui puisse s’accomplir sans que les masses aient atteint un sommet d’exaltation et qu’elles aient entrevu une nouvelle société. C’est ce que Garvey leur a donné. »

Plus tard au xxe siècle, la cartographie du panafricanisme se brouille et se déstabilise. L’influence de l’idée panafricaine aux États-Unis devient diffuse et entre en contact avec d’autres doctrines politiques. L’exemple le plus ancien est sans doute Hubert Harrison, membre du Parti socialiste des États-Unis jusqu’en 1914 et grand dirigeant syndical – socialiste signifie ici révolutionnaire socialiste, c’était un parti ouvrier n’a rien à voir avec le Parti socialiste actuel en France ou avec le Parti démocrate étatsunien. Considérant que son parti ne rendait pas justice au peuple noir, et qu’il plaçait les privilèges des travailleurs blancs au-dessus des intérêts de toute la classe ouvrière (noire et blanche), Harrison quitta le Parti socialiste, bien décidé faire prévaloir la « race » sur toutes les autres priorités politiques (Race first). En fondant une nouvelle organisation, la Liberty League, Harrison proposait un programme alternatif à l’organisation antiraciste noire dominante, la NAACP : internationalisme noir, indépendance politique, autodéfense armée, anti-impérialisme, arrêt de la ségrégation, droits sociaux et syndicaux pour les travailleurs noirs. Harrison fait alors alliance avec Marcus Garvey : il est le rédacteur en chef de Negro World, la revue de l’UNIA en 1920 pendant huit mois, donnant à la revue une orientation plus militante, pour finalement rompre avec Garvey. Le panafricanisme de Harrison est aux croisements des mouvements culturels et artistiques de la Harlem Renaissance, du radicalisme politique noir et syndical.

D’autres hybridations du panafricanisme avec le mouvement socialiste et syndical ont vu le jour à la suite de la révolution russe. Événement marquant pour les peuples colonisés, la révolution de 1917 et les bolchéviks russes portaient avec eux un programme international. Les communistes fondent l’Internationale communiste dont le IVe congrès évoque déjà une « question nègre » recouvrant l’Atlantique noir : l’Amérique du Nord comme « centre de culture nègre et centre de cristallisation de la protestation des nègres », l’Afrique « comme réservoir de main-d’œuvre pour le développement du capitalisme », l’Amérique centrale et les Caraïbes. Ce congrès « reconnaît la nécessité de soutenir toute forme du mouvement nègre ayant pour but de miner et d’affaiblir le capitalisme ou l’impérialisme, ou d’arrêter sa pénétration. » Cette politique entraîne une série de décisions politiques importantes à l’échelle internationale. Elles aboutissent à la constitution d’une Commission internationale nègre ayant pour objectif d’unifier les résistances à l’impérialisme et au racisme anti-noir, en organisant des conférences rassemblant travailleurs, métayers et organisations noires étatsuniennes, travailleurs agricoles, ouvriers et nationalistes africains, travailleurs noirs des chantiers navals en Europe. À titre d’exemple, le Parti communiste, dès ses premières années en France, constitue un Comité de défense de la race nègre, à l’initiative d’un « tirailleur sénégalais » Lamine Senghor, mort quelques années plus tard des suites de ses blessures de guerre (il avait été gazé pendant 1914-1918). Aux États-Unis, les premiers groupes noirs qui entrèrent dans le Parti communiste étaient à l’origine des membres dissidents de l’organisation de Marcus Garvey, l’UNIA, regroupés dans l’African Blood Brotherhood et dans laquelle l’écrivain Claude McKay fit sa formation politique.

Ce syncrétisme des traditions panafricaines, afrocentriques et socialistes s’est poursuivi au travers de campagnes internationales massives, comme la solidarité noire avec l’Éthiopie attaquée par l’Italie fasciste en 1935-1936 – cette campagne a entraîné la mobilisation de Noirs aux États-Unis comme en Angleterre, avec la formation de comités de solidarité, et la tentative de former des brigades internationales. Enfin, les grandes figures des indépendances que sont George Padmore ou Jomo Kenyatta sont à l’image de ces passerelles entre le panafricanisme et l’idéal révolutionnaire socialiste.

Ces éléments ne sauraient résumer l’histoire complexe du panafricanisme. Ils indiquent cependant que l’idéal d’une reprise en main autonome de leur destin par les peuples noirs est une tradition puissante du xxe siècle, une source d’inspiration décoloniale, un horizon de libération indigène transnationale, et un héritage occulté par la gauche et l’extrême gauche.

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