Eduquée, fille d’imam et issue d’une famille aisée, Al Ghazali parvient à tisser un réseau influent au sein de l’UFE. Pourtant, elle n’y trouve pas sa place. « L’Union est trop occidentalisée et Zaynab Al Ghazali compte sur l’islam pour former les femmes et leur permettre d’obtenir et faire valoir leurs droits« , poursuit la chercheure. Elle la quitte et fonde l’Association des Soeurs musulmanes au Caire.
Les femmes y apprennent le Coran et s’éduquent, tout en étant actives dans la sphère sociale. Ahmad et Al Banna entendent parler d’elle. « Pour islamiser l’Egypte, il faut commencer par les individus, puis les familles et enfin la société. Les femmes ont un rôle central dans ce processus. » Séduite par le projet, Al Ghazali hésite toutefois à les rejoindre.
C’est le contexte qui décide la jeune femme : Al Banna et Al Ghazali sont contre la domination britannique. Un rapprochement s’opère en 1937 et elle devient membre de la Confrérie en 1948. Elle en paiera le prix cher. Al Ghazali continue ses activités et les Soeurs ont, en plus du Coran et des textes prophétiques, accès aux manuels pratiques qui leur apprennent à bien se comporter et à l’importante littérature des Frères. Les écrits d’Al Banna sont une référence essentielle. En 1948, quand la Confrérie est interdite, Frères et Soeurs sont persécutés.
Tournant
En 2000, Jihane Halafawin est la première femme à se présenter aux législatives. Elle perd les élections « mais sa candidature marque un tournant pour la Confrérie et le pays. Le risque d’arrestation ou de violence était élevé sous Hosni Moubarak« , commente Mme Abbassi. A partir de 2005, les femmes commencent à manifester, Frères et Soeurs deviennent visibles dans l’espace public.
Cette même année 2005, les Frères, qui ont obtenu quatre-vingt huit sièges au Parlement, ont un projet d’ouverture et présentent une candidate aux législatives. La Confrérie, très hiérarchisée, désigne des candidats via un conseil consultatif, où aucune femme ne siège. Il n’y a d’ailleurs pas de responsable des Soeurs au niveau national, seulement au niveau des sections. « Peu de femmes sont prêtes à se lancer en politique : elles sont très diplômées mais n’ont aucune connaissance dans ce domaine« , explique Mme Abbassi. Elles sont alors formées.
Députées
En 2011, quatre femmes entrent au Parlement, c’est la première fois que des Soeurs sont élues. Mais on les accuse vite de ne pas assez s’affirmer. Un débat autour de l’excision et le mariage forcé des filles est lancé autour de Azza Al Garf (on la comparera à l’ultra conservatrice américaine du Tea Party, Michele Bachmann…). On l’accuse de faire campagne pour l’excision et le mariage des petites filles. Les médias, y compris internationaux, se déchaînent. Mais elle soutient que ses propos sont déformés et qu’elle n’a jamais prononcé les mots qu’on lui prête. Ils sont utilisés contre les Frères et leur parti par les médias et l’opposition.
La même année, les femmes émettent le vœu de disposer d’une structure formelle qui les reconnaît et en juillet, pour la première fois depuis soixante ans, elles organisent un Congrès durant lequel Khairat Al Shater, numéro deux de la Confrérie, et Mohammed Badie, le Guide, reconnaissent leur rôle dans la « révolution”.
En 2012, Sabah Al-Saqari se présente à la présidence du Parti Liberté et Justice (PLJ), parti politique des Frères, et l’année suivante, la section Femmes est présidée par une élue choisie par les Soeurs. « Elles ont l’impression d’être entendues : elles réclament cette réforme depuis des années” dit encore Fatiha-Amal Abbassi.
La destitution de Morsi puis la répression marquent un coup d’arrêt pour les Soeurs. Certaines repartent dans la clandestinité. « Les femmes ont presque toutes perdu un proche dans les massacres de Rabaa ou Al Nahda (au Caire le 14 août 2013, et qui ont fait des dizaines de morts, ndlr), des maris, pères, frères ont fuit et plus de Soeurs ont été arrêtées que sous Moubarak”, rappelle Fatiha-Amal Abbassi. Et c’est dans ce contexte que Zaynab Al Ghazali, méconnue des plus jeunes, retrouve son statut d’icône. « Elle est omniprésente« , conclut la chercheuse. Hier des Egyptiennes qui contestaient le pouvoir étaient agressées sur la place Tahrir. La roue a tourné et aujourd’hui, la répression qui touche les Frères musulmans depuis la destitution du président Mohamed Morsi s’étend aussi aux militantes proches du pouvoir déchu. Il n’y a encore pas si longtemps, les Soeurs musulmanes menaient leur révolution au sein de la Confrérie. Elles mettent désormais de côté leurs envies de s’imposer et s’unissent. Rencontres avec quelques unes d’entre elles, qui affichent aussi pour modèle, la démocratie chrétienne à l’italienne…
Alors qu’elles manifestaient cet automne « contre le coup d’Etat et pour soutenir Mohamed Morsi », le président destitué en juillet 2013, vingt-et-une femmes de 15 à 22 ans ont été arrêtées puis détenues. Très vite, des informations circulent : elles ont été molestées et soumises à des tests de grossesse. C’en est trop pour les partisans de la confrérie persécutés depuis le 3 juillet.
« Nous n’arrêterons pas de protester », prévient Ghada Salahi, 40 ans, qui se présente comme la plus haute autorité chez les Soeurs musulmanes. La première apparition de Morsi – détenu depuis quatre mois, a regalvanisé ces foules. Même sa discrète épouse Naglaa Ali Mahmoud a marché vendredi 8 novembre, comme des milliers de femmes à travers le pays. « Elle va un peu partout au Caire pour dire qu’il va bien et nous encourager », dit Salahi.
Dans les manifestations, on retrouve aussi Sarah Mohamed, 21 ans, fille de Ghada Salahi. Celle qui demandait « pardon » en levant les yeux et les bras au ciel pour « la pire chose faite dans (sa) vie » – avoir voté Morsi – marche désormais avec sa mère. « Pas pour Morsi, pour dénoncer le coup de force », précise Salahi. Eman Mohammad, une Soeur dissidente, critique également le « coup militaire destiné à rétablir la situation d’avant la révolution ».
Soeurs et dissidentes dénoncent d’une seule voix «Rabaa et Al Nahda, les pires crimes haineux contre des Egyptiens » (en référence aux massacres du 14 août 2013 perpétrés par l’armée contre les manifestants pro-Morsi, ndlr), qui ont fait retomber Frères et Soeurs dans une quasi-clandestinité. « C’est pire que lorsque Nasser était président ! », s’indigne Ghada Salahi (après son arrivée au pouvoir en 1952, le président Gamal Abdal Nasser a mené une répression féroce contre les Frères, ndlr). Il n’est pourtant pas loin le temps où ces trois Soeurs avaient de grands projets pour elles. Et l’Egypte.
C’est dans la crèche qu’elle dirige au Caire que Ghada Salahi reçoit. Cette femme de 40 ans, long foulard blanc, élégante veste longue, se présente comme la « cheffe des Soeurs » mais précise qu’elle n’a pas été élue.
Mère de cinq filles et un garçon, elle a découvert la Confrérie et Zaynab Al Ghazali à 16 ans, en Arabie saoudite. Comme « son modèle », Salahi veut améliorer la société grâce à l’islam. « Il n’y a aucune distinction entre foi, pratique et façon de vivre. »
Depuis 1998, elle intervient dans des universités pour présenter les valeurs islamiques à la jeunesse. Cette adepte de la méthode Montessori, « une Italienne chrétienne dont le programme nous correspond parfaitement ! », clame-t-elle durant sa conférence « Comment occuper ses enfants durant les vacances », a un avis sur tout : la société, l’éducation «pas de télévision et beaucoup de dialogue», la polygamie « je suis pour, mon mari refuse et mon père me demande si je suis folle », l’excision « légère, elle calmerait les filles – qui peuvent se marier quand elles sont prêtes, à partir de 18 ou 20 ans». (L’excision en Egypte est une tradition qui remonte aux pharaons et qui s’est enracinée aussi bien chez les chrétiennes que chez les musulmanes.)
A propos du voile (cachant les cheveux, bien plus répandu que le niqab dissimulant le visage), Ghada explique qu’une femme qui ne le porte pas ne peut pas intégrer le groupe. Les membres de la Confrérie au pouvoir affirmaient sur le sujet « Aucune Egyptienne ne sera jamais forcée de mettre un voile », citant le verset coranique « Nulle contrainte en religion ».
C’est sur le terrain social et caritatif que les Soeurs sont depuis leur création le plus actives. Pourquoi pas en politique ? « Certains hommes préfèrent que nous restions à la maison, d’autres craignent que la police nous arrête. »
« Nous sommes capables d’être mères, épouses et femmes politiques », insiste la « Grande Soeur ». Son exemple : la députée Licia Ronzulli (du parti « Le peuple de la liberté », première création de Silvio Berlsuconi, ndlr) qui siège au Parlement européen avec sa fille en bas âge dans les bras. « Elle me rappelle les compagnonnes (sahabiyate) du Prophète ! Je veux la même chose pour les Soeurs ! »
Si Salahi note une évolution chez les Frères, Eman Mohammad, 24 ans, la juge insuffisante. Cette jeune femme au voile assorti à sa tenue, douce et sûre d’elle, a claqué en juillet 2011 la porte de la Confrérie qu’elle a connue très jeune. Avec les Soeurs, elle a « fait la révolution depuis le premier jour ». On pouvait les croiser sur la place Tahrir – y compris Zahra Al Shater. « Mais les hommes dirigent encore les Soeurs et ne laissent pas les jeunes prendre le leadership », accuse cette aspirante journaliste.
Les femmes mises en avant par le Parti ? « Des alibis ». Mohammad dénonce avec ferveur « ceux qui font la da’wa pour remporter les élections ». A cause de leurs mauvaises politiques, « les gens s’éloignent de l’islam ». Elle qui « au nom de la démocratie » voulait voir Morsi (à qui elle préférait le Frère dissident Aboul Foutouh) finir son mandat se bat aujourd’hui aux côtés de ses anciennes Soeurs.
Cette cohésion que M. Morsi et la Confrérie n’ont pas réussie à maintenir, la chasse aux Frères musulmans lancée depuis juillet 2013 par les militaires y est parvenue. Confortée par cette union retrouvée, Ghada Salahi assure « On réussira, insha’Allah ».