L’universitaire Olivier Le Cour Grandmaison et le président du Cran Louis-Georges Tin demandent une commission d’enquête sur la mort de 17 000 « indigènes » soumis au travail forcé dans les années 1920 par la compagnie dont Spie-Batignolles est issue. A l’occasion de la Journée mondiale de l’Afrique, le 25 mai, ils posent plus généralement « la question des crimes coloniaux perpétrés dans le cadre de la colonisation française », qui « méritent réparation ».
17 000 morts « indigènes » pour 140 kilomètres de voie ferrée. Tel est, en 1929, le bilan de la construction du chemin de fer Congo-Océan destiné à relier Brazzaville, la capitale de l’Afrique équatoriale française, à Pointe-Noire, située sur la côte Atlantique et que les autorités coloniales rêvent de transformer en un port majeur. Essentielle à la « mise en valeur » de cet immense territoire, comme on l’écrit à l’époque, la réalisation de ce projet doit permettre d’accélérer son développement économique et celui des villes concernées. Dans sa thèse soutenue en 1934, l’économiste Henriette Roussel, qui est parfaitement informée de la situation, affirme qu’en agissant de la sorte, la France honore « ses devoirs » envers les races noires qu’elle contribue à civiliser en les arrachant à leur primitivité. Plus encore, cette auteure précise que le travail obligatoire n’est pas une « iniquité » dès lors qu’il est soigneusement encadré, motivé par des considérations d’intérêt général, et conçu comme une « forme transitoire et éducative » adaptée à la mentalité fruste des « indigènes ». Admirable supplément d’âme, en effet.
Quelle est l’entreprise chargée de ces travaux ? La Société de construction des Batignolles, en vertu d’une convention signée le 23 juillet 1922 avec les pouvoirs publics du Congo français. Bien connue en métropole et dans certaines colonies, cette société a déjà à son actif le chemin de fer réalisé entre Bône et Guelma en Algérie (1876) et celui entre Dakar et Saint-Louis du Sénégal (1880). Plus tard, elle a obtenu des contrats majeurs dans plusieurs territoires de l’empire où elle s’est vue confier l’édification de nombreuses infrastructures portuaires à Tamatave (1929-1936), Abidjan (1929-1938) et Djibouti (1929-1938), notamment.
Au Congo français, elle emploie des « indigènes » soumis au travail forcé et souvent requis dans des régions très éloignées pour pallier l’insuffisance de la main-d’œuvre locale. Regroupés près de Brazzaville, après avoir franchi parfois près de deux mille kilomètres dans des conditions matérielles et sanitaires désastreuses, les « Noirs » sont ensuite regroupés dans des « camps ferroviaires » situés près du chantier. Des « documents officiels » révèlent que des « dizaines de milliers de Saras », par exemple, ont été recrutés de force au Tchad, puis acheminés à pied et en chalands sur les lieux de travail. Les épreuves d’un tel périple, marqué par la fatigue et la sous-alimentation, jointes à des travaux extrêmement durs ont eu des conséquences dramatiques.
En 1929, le célèbre journaliste Albert Londres soutient qu’un « détachement », venu de la région de « Gribingui », a perdu « soixante-quinze pour cent de son effectif » et celui de « Likouala-Mossaka, comprenant mille deux cent cinquante hommes, n’en vit revenir que quatre cent vingt-neuf ». Exagération liée à la volonté de susciter le scandale, comme certains contemporains l’ont affirmé pour défendre « cette grande réalisation » ? Nullement. En 1933, le lieutenant-colonel Muraz, du Corps de santé coloniale, dresse un bilan similaire qu’il attribue à « l’insuffisance de l’encadrement et à l’organisation déficiente des magasins de vivres ». Quant aux éléments rassemblés par la Commission de l’Algérie et des Colonies de la Chambre des députés publiés au Journal Officiel en 1928, ils établissent que la mortalité sur ce chantier s’est élevée à « 57% » des effectifs ! L’impéritie et le racisme des responsables, conjugués à des travaux harassants où l’emploi des « indigènes », surnommés « moteurs à banane », supplée l’absence notoire de moyens mécaniques, explique cette situation, selon Albert Londres.
Les faits dénoncés par ce journaliste étaient de notoriété publique. Dans son Voyage au Congo, adressé à Léon Blum, et publié par la NRF en 1927, André Gide avait lui aussi témoigné de la brutalité des grandes compagnies et de l’administration coloniale. Plus de vingt ans après, les morts du Congo-Océan étaient encore présents à la mémoire d’Aimé Césaire, quand il écrivit en 1950 le Discours sur le colonialisme en critiquant (déjà) ceux qui mettaient en avant le prétendu rôle positif de la colonisation : « On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. »
Ce 25 mai 2013 est célébrée la Journée mondiale de l’Afrique. Cinquante ans jour pour jour après la signature des accords qui donnèrent naissance à l’Organisation de l’unité africaine (OUA), nous croyons nécessaire de poser la question des crimes coloniaux perpétrés dans le cadre de la colonisation française. Le cas emblématique du Congo-Océan mérite d’être examiné. Les travaux parlementaires des années 1920 sur cette affaire n’ayant pas abouti, nous demandons qu’une nouvelle commission d’enquête soit mise en place et que les autorités se saisissent de ce dossier. En effet, l’entreprise Spie-Batignolles, née de la fusion, en 1968, de la Société de construction des Batignolles et de la Société parisienne pour l’industrie électrique (Spie), existe toujours. Il faut qu’elle ouvre ses archives, que le public soit informé de son passé criminel et que justice soit faite. La question de l’esclavage dans les colonies d’Amérique a été posée le 10 mai dernier en des termes nouveaux, avec la plainte déposée par le Cran contre la Caisse des dépôts et consignations. Les travaux forcés imposés par la France dans ses possessions africaines au XIXe et au XXe siècle doivent être également abordés. Eux aussi méritent réparation.
Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire, auteur d’un blog sur Mediapart
Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran).