Luk Vervaet
Luk Vervaet est enseignant en prison, membre d’Égalité et de la Commission arabe des droits humains.
Le 22 juillet 2011, Anders B.Breivik (32 ans) fait exploser une bombe devant le Regjeringskvartalet, le quartier gouvernemental de la ville d’Oslo en Norvège, tuant huit personnes. Deux heures plus tard, déguisé en policier, il entre dans un camp de jeunes du Parti travailliste norvégien sur l’île d’Utoya et ouvre le feu sur les participants. Il tue soixante-neuf personnes.
Breivik se revendique comme « un croisé en guerre contre l’invasion musulmane ». Il a travaillé pendant trois ans à écrire un document de 1518 pages, publié sur internet avant les attentats et intitulé A European Declaration of Independence – 2083 (2083, une déclaration d’indépendance européenne). Il y annonce une « guerre civile européenne » en trois phases. Jusqu’en 2030, des cellules clandestines doivent mener des actions spectaculaires pour marquer l’opinion publique. Cette première phase est la phase d’actions terroristes contre la gauche traître, mais aussi celle d’un ultimatum aux musulmans : s’ils veulent rester en Europe, ils doivent »se convertir au christianisme, changer de nom, renoncer à pratiquer leur langue maternelle ou l’arabe. » Jusqu’en 2070, la mise sur pied de « groupes de résistance », organisés en vue de « coups d’État paneuropéens ». La phase trois de Breivik s’achève en 2083 avec des coups d’État et l’engagement de la « déportation des musulmans ».
Breivik a été arrêté le jour même des attentats. Cet attentat, « cruel mais nécessaire », dit-il, devait ouvrir les yeux de la société sur la guerre qui est en cours entre le bien (l’identité chrétienne) et le mal (l’islamisation de l’Europe). Il se déclare « responsable » de l’attentat, mais « non coupable ». Lors de sa première comparution en public devant la justice norvégienne, le 14 novembre 2011, il déclarait : « Je suis un commandant militaire du mouvement de résistance norvégien et des Templiers de Norvège. En ce qui concerne la compétence de ce tribunal, je la récuse car vous tenez votre mandat d’organisations soutenant une idéologie de haine et parce qu’il soutient le multiculturalisme ». Son procès devrait commencer le 16 avril 2012.
Dans une société qui prône l’individualisme et qui efface le milieu social dans lequel vivent les hommes, Anders B. Breivik est immanquablement présenté comme un cas isolé, un solitaire, un fou. C’est la manière par excellence d’évacuer toute responsabilité sociale et collective. De l’extrême droite au monde politique, des faiseurs d’opinion aux spécialistes du terrorisme. Après les massacres d’Oslo et de l’île d’Utoya, tout le monde s’est lavé les mains en toute innocence.
Je me propose d’explorer comment nous avons nous-mêmes, surtout pendant cette dernière décennie, créé l’idéologie et les conditions qui conduisent nécessairement au monde apocalyptique de Breivik et à l’horreur perpétrée à Oslo et sur l’île d’Utoya. Explorer aussi comment il est possible que, dans nos sociétés sécuritaires et de surveillance généralisée, non seulement l’extrême droite fasciste n’est pas inquiétée par les services secrets et antiterroristes, mais est tout simplement absente de nos pensées, tellement nous sommes devenus obsédés par « un danger islamiste » omniprésent.
A l’univers mental et l’horreur de Breivik, nous ne pouvons plus changer grand-chose.
Mais notre propre responsabilité collective, par contre, nous pouvons la transformer.
Le fruit de dix années de thérapie de choc contre le « terrorisme islamiste »
En septembre 2011, on a commémoré, comme chaque année, l’attentat meurtrier contre les tours du WTC à New York. Cette commémoration avait un caractère particulier car il s’agissait du dixième anniversaire. C’était aussi l’année de l’exécution sommaire d’Oussama Ben Laden. Les cérémonies servent à nous rafraîchir la mémoire et à nous rappeler pourquoi le président américain George W. Bush a décrété la guerre globale contre le terrorisme (Global War on Terror) en 2001. En même temps, elles doivent nous convaincre que nous avons (presque) gagné cette guerre. Personne n’y croit plus. Surtout depuis qu’avec la régularité d’une horloge, les médias nous apprennent la mort de soldats américains et français en Afghanistan.
D’une guerre contre certains pays et mouvements pour défendre « la sécurité de l’Occident », la Global War on Terror est devenue une guerre mondiale du Nord contre le terrorisme (islamiste) dans tous les pays du Sud. Cette guerre a entraîné quasiment toutes les démocraties occidentales sur le front et a répandu une idéologie, sans précédent, de revanche et de violence impitoyables. Cette guerre est déjà plus longue que les deux guerres mondiales réunies. Une guerre sans ligne de front précise, sans perspective de trêve ni de négociations, voire sans espoir d’issue.
Le monde qu’on lègue à nos enfants a pris les formes d’un spectacle violent en permanence.
Le « problème » qu’on a voulu combattre est devenu un problème mondial autant que local. La guerre s’est d’abord dirigée vers l’Afghanistan. Aujourd’hui, des troupes américaines (et occidentales), des drones sans pilotes et des services de sécurité sont présents sur au moins cinq fronts, la Palestine et la Libye non comprises : l’Afghanistan, l’Irak, le Yémen, le Pakistan et la Somalie. Dix années de thérapie de choc ont amené plus d’adeptes à Oussama Ben Laden et au mouvement d’Al-Qaida que ceux-ci n’avaient jamais pu espérer. Cela vaut également pour les recrues de Bush, de Blair et autres criminels de guerre occidentaux. En Occident, des dizaines de milliers de volontaires se sont présentés pour s’embaucher comme « private contractor » dans des milices privées – telles que Blackwater – appelées à assurer la sécurité dans les pays attaqués.
Anders B. Breivik n’est-il pas le signal indéniable qui montre que des terroristes d’extrême droite sont prêts à aussi ouvrir un front de guerre intérieur ?
La thérapie de choc de la guerre contre le terrorisme n’a pas seulement fait des centaines de milliers de victimes civiles. Elle a aussi coûté des masses d’argent. Dans son livre The Three Trillion Dollar War , Joseph Stiglitz, le prix Nobel d’économie, avance l’estimation prudente et conservatrice du coût de la guerre à « de 3 000 à 5 000 milliards de dollars ». Sans compter les dégâts économiques entraînés par une attention amoindrie pour les sujets ordinaires, et impossibles à calculer. Et si cet argent avait été investi à créer des infrastructures, des écoles, du bien-être aussi bien chez nous que dans ce monde affamé, où les gens sont obligés de prendre le chemin de l’immigration pour survivre ? De plus, cette guerre a été entièrement financée à crédit. Pour certains spécialistes, elle a fortement contribué à la crise financière internationale.
La guerre a également provoqué de véritables ravages dans la culture politique, juridique, sociale et morale de nos pays. Dorénavant, disaient Bush et Blair, « qui n’est pas avec nous, est contre nous » et « les règles du jeu ont définitivement changé ». Ainsi, la thérapie de choc a répandu le message qu’il est légitime d’utiliser la violence de la guerre, l’assassinat ciblé et extrajuridique (extrajudicial killings) et la torture contre les terroristes et leurs complices. Le monde a assisté, les yeux grands ouverts, à une « redéfinition de ce qu’est la torture » (1) par les services des ministères de la plus grande démocratie au monde. (2)
Le complice par excellence du terrorisme est finalement devenu l’islam lui-même, présenté comme sa source originelle. Les musulmans et les communautés d’origine immigrée sont devenus une sorte de cinquième colonne à l’intérieur de nos frontières. Comme les Japonais aux États-Unis durant la seconde guerre mondiale, ou les Irlandais en Grande-Bretagne durant le conflit en Irlande du Nord, la communauté arabo-musulmane est aujourd’hui la cible de mesures répressives et de violences dans toute l’Europe. Vote majoritaire en Suisse pour interdire la construction de minarets ; loi en Belgique et en France sur l’interdiction du voile intégral ; interdiction du foulard à l’école ; débat sur l’identité nationale en France ; projet de déchéance de la nationalité en France pour les immigrés auteurs de crime ; en Belgique, loi sur le renvoi des prisonniers marocains au Maroc et limitation du droit à la réunification familiale ; durcissement des lois sur l’immigration partout.
Le massacre perpétré par Breivik contre des « complices des musulmans » doit être situé dans ce cadre idéologique, politique et social, et non ailleurs.
Un système d’alerte terroriste a été introduit, évaluant la menace (islamiste) comme sur une échelle de Richter. Les lois antiterroristes ont créé une sorte d’état d’exception juridique permanent. Presque toutes les organisations de résistance dans les pays du sud, y compris leurs branches politiques et humanitaires, ont été placées sur des listes antiterroristes. Elles sont exclues de la communauté internationale. Toute aide, même pour un orphelinat, ou toute intention de soutenir financièrement ou politiquement des organisations de résistance, à partir de l’Occident, constitue désormais un acte criminel. La guerre a désarticulé presque toutes les conventions (la convention de Genève, la convention sur les réfugiés, sur la torture…) et tous les accords conclus après la seconde guerre mondiale en vue de la protection des Droits de l’homme (et plus particulièrement ceux des détenus). Au lieu de voir s’appliquer les principes et les lois établis par ces conventions, nous avons été témoins d’arrestations massives de musulmans, de la déportation de suspects (musulmans) de terrorisme, de la justification de pratiques de torture contre des prévenus (musulmans), de la création de prisons clandestines et de tribunaux clandestins, d’extraditions illégales… C’étaient (et ce sont toujours) des pratiques américaines mais elles ont bénéficié de l’approbation et même de la complicité de plusieurs pays européens.
La guerre a suscité dans tous les pays occidentaux une culture d’agression, de violence débridée, de racisme et d’islamophobie. Bien évidemment, le racisme et la violence existaient déjà auparavant. Mais c’est la thérapie de choc de la guerre antiterroriste contre un ennemi déshumanisé (il ne mérite donc pas d’être traité avec humanité) qui les a conduits au paroxysme. La guerre contre le terrorisme marque le retour à une politique et des pratiques ouvertement colonialistes de « la civilisation occidentale contre la barbarie ». Petit à petit, toute l’idéologie de supériorité blanche, violente, cruelle et raciste, qui a caractérisé l’époque colonialiste, et qu’on croyait enterrée pour toujours, a ressurgi. Breivik en est la parfaite expression. Dans le contexte de la crise économique et politique profonde du capitalisme occidental, la guerre contre « le terrorisme islamiste » mène nécessairement à Breivik. Celui-ci n’a fait qu’amener la guerre sur le continent et déclencher ce qu’il appelle littéralement une guerre préemptive (preemptive war) contre les collaborateurs de l’ennemi islamiste, c’est-à-dire les « élites multiculturelles marxistes » en Europe occidentale.
Le silence après Oslo
Mehtab Afsar, le secrétaire général du Conseil islamique de Norvège, se trouvait à l’étranger lorsque l’attentat a eu lieu à Oslo. « Des personnes de notre communauté m’ont téléphoné en panique », a-t-il raconté par la suite à Richard Galpin, correspondant de la BBC à Oslo. « Nous avons appris que des musulmans étaient agressés à Oslo, des personnes m’ont demandé de l’aide… Je ne pouvais qu’espérer que les informations sur l’attentat étaient fausses. »
On peut s’imaginer ce qui serait arrivé si l’auteur de l’attentat, un fasciste blanc, n’avait pas été appréhendé le jour même. L’enfer se serait déchaîné, non seulement pour les 100.000 musulmans de Norvège, mais aussi partout en Europe. Combien de temps aurait-il fallu attendre avant que les Wilders, Dewinter, Le Pen, ainsi que l’English Defence League et autres « partis de la Liberté et du Progrès » n’appellent, directement ou indirectement, à brûler publiquement le Coran ? Combien de mosquées auraient été incendiées en Europe ? Combien de temps avant que des femmes musulmanes ne se fassent arracher leur foulard dans la rue ? Avant que le plus haut niveau d’alarme antiterroriste ne soit décrété dans tous les pays européens ? Et comme cerise sur le gâteau : combien de temps aurait-il fallu attendre avant que les États-Unis ne demandent l’extradition du « combattant ennemi » (enemy combatant), si entre-temps il n’avait pas déjà été enlevé par la CIA pour être déporté vers Guantanamo ? Bien que ce dernier scénario soit peu probable, puisque la CIA n’enlève les « terroristes islamistes » que dans le secret. Mais si les autres scénarios précités sont bel et bien possibles et réalistes, où en sommes-nous arrivés en Europe ?
Les réactions après l’attentat fasciste se font attendre
Lorsque la réalité des faits est apparue avec une rare précision et que l’identité, le profil, les torchons écrits par l’auteur de l’attentat ont été largement étalés dans les médias, le contraste entre le pogrom qu’aurait pu organiser l’extrême droite et l’absence de réaction de la part des forces démocratiques a été peut-être encore plus inquiétant que l’attentat lui-même.
Non pas que je préconise les représailles ou la vengeance en brûlant des églises catholiques ou des locaux de l’extrême droite. Mais je suis certain qu’il y a quelques décennies, après un drame comme celui d’Oslo et d’Utoya, des manifestations massives de protestation contre le racisme et le fascisme auraient eu lieu, vacances ou pas, dans toutes les capitales européennes. Il y a trente ans, l’extrême droite perpétrait déjà des attentats à la bombe dans divers pays européens. Une manifestation monstre s’est déroulée à Bruxelles le 20 octobre 1980 contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Le parlement et le sénat ont emboîté le pas en votant, en 1981, une loi contre le racisme. Dix ans plus tard, en 1991, le Vlaams Blok a obtenu un résultat spectaculaire lors des élections (le « dimanche noir » où ils ont recueilli 479.719 voix). En masse, un million de Belges ont réagi en signant une pétition (“Objectif 479.719”) en faveur de l’octroi automatique de la nationalité belge à tous les immigrés après cinq années de séjour en Belgique.
Aujourd’hui, tout cela paraît bien loin et révolu depuis longtemps.
Le choc émotionnel suite à l’assassinat de dizaines de jeunes abattus méthodiquement par Anders B. Breivik, agissant comme un commandant de camp nazi, ne mobilise plus les masses. Il ne provoquera pas de glissement politique démocratique, ni à plus forte raison une révolution européenne. Les syndicats n’ont pas bougé, omettant de lancer un quelconque appel pour un arrêt de travail au niveau européen. Les partis frères du parti socialiste norvégien ont tout au plus offert quelques fleurs pour les victimes, en faisant quelques déclarations (électoralistes) contre l’extrême droite. De la part de ce qu’on appelait jadis la gauche radicale ou de ce qui fut dans le passé le mouvement antifasciste en Europe, aucune réaction. Après l’attentat, le porte-parole de l’opposition radicale de gauche en Flandre, Eric De Bruyn, a fort bien résumé la politique de la gauche. Il nous a d’abord rassurés en déclarant qu’« il avait autant d’affinité avec l’islam qu’avec les nénettes bourgeoises se promenant sur des talons aiguilles et se déplaçant en 4×4 » (www.roodlinks.be). C’est évidemment son droit le plus strict. Mais après un attentat qui avait l’islam pour cible, de tels propos sont graves, outre qu’on ne voit pas bien le sens de sa comparaison. Ensuite, il déclare que la gauche ferait une erreur en se lançant dans un combat pour « le plein épanouissement religieux et culturel » des immigrés. Enfin, il dénonce le fait que le néo-libéralisme utilise l’immigration comme prétexte pour imposer une dérégulation à outrance. Les travailleurs associent donc de plus en plus l’immigration à la régression sociale. La solution pour la gauche consiste, aux yeux d’Eric De Bruyn, à s’appuyer à nouveau sur ce qui nous unit et à défendre les droits sociaux de tous les travailleurs.
Cette déclaration résume en un mot la capitulation de la gauche dans l’une des régions les plus riches du monde, face à la guerre, au racisme, à l’islamophobie. Elle met en évidence le complexe de supériorité des travailleurs belges/flamands à l’égard de la sous-classe des immigrés. Tout le monde se rend compte que, dans le climat raciste actuel, certainement en Flandre, un plaidoyer pour l’unité ne suffit plus du tout. La gauche devait avoir comme premier objectif et devoir, après un attentat comme celui d’Oslo, d’organiser une campagne pour les victimes de ce massacre. Une campagne en faveur des droits politiques, sociaux, culturels à part entière, de l’égalité et de la démocratie pour les minorités dans nos communautés. Une campagne pour les travailleurs sans emploi et discriminés, avec ou sans foulard, dans les entreprises de sous-traitance, dans les emplois sous-payés et temporaires. Une campagne pour l’arrêt de dix années de guerre et de soutien aux revendications de la résistance. Une campagne contre la torture. Une campagne pour apprendre à la classe ouvrière européenne la solidarité avec les frères et sœurs en lutte dans le monde arabe et pour organiser des actions de solidarité avec eux.
« Se battre pour la défense des droits sociaux de tous les travailleurs » ? Certainement. Mais sans omettre tous les points précités. Faute de quoi une lutte pour les « droits sociaux » n’aboutirait qu’à la défense des privilèges sociaux d’une aristocratie ouvrière et d’une classe moyenne (blanches).
Le silence après Oslo démontre que la résistance est paralysée par la pleine domination d’une idéologie de droite. La résistance a cédé la place à l’angoisse et à l’opportunisme des partis politiques face au racisme de leurs membres et de leurs électeurs. Certes, on condamne les attentats et la violence : « Nous ne sommes pas des barbares ». Mais, entre-temps, on considère malgré tout « qu’il y a un problème » (à savoir celui de la religion, de l’islamisation, de la criminalité), bref, que le problème, c’est la présence même des immigrés et des réfugiés. La question n’est donc pas de savoir si Breivik a agi seul. La véritable question est celle de savoir dans quelle mesure les idées de Breivik ne sont pas petit à petit devenues les nôtres. Alors, ses « excès » ne seraient plus que des « dommages collatéraux » (collateral damage) dans une guerre juste. Si nous n’arrivons pas à renverser radicalement ce climat, de nouveaux Breivik surgiront inévitablement.
Réflexions sur la folie (de Breivik et d’autres
Le contraste entre la tuerie et le caractère paisible, presque idyllique, de la Norvège et de sa population, nous a frappés comme une évidence. Mais lorsqu’il est apparu que Breivik, l’auteur du massacre perpétré à Oslo, était un Norvégien de souche, blanc et blond, nous nous sommes mis à les isoler, lui et l’événement, à nous en distancier. Nous nous sommes dit que Breivik et ses actes n’ont pas leur place chez nous. Cette pomme pourrie ne correspond pas à notre identité pacifique et à notre culture démocratique. Breivik est un solitaire. Il a agi seul. Le mal, la barbarie… existent ailleurs, chez les étrangers, ceux vers qui nous exportons notre civilisation. Et si ce genre de barbarie survient chez nous, elle est le fait d’un esprit perturbé, d’un aliéné, d’un malade mental.
Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, le fait de plaider la « responsabilité atténuée » d’une personne ne signifie pas qu’on dissimule la gravité de ses actes. Ce n’est pas non plus un moyen de fuir notre responsabilité et de se laver les mains en toute innocence. Cela augmente au contraire notre responsabilité sociale. Si nous voulons éviter à l’avenir, autant que faire se peut, des drames comme celui d’Oslo, la question de notre propre santé sociale et de l’influence exercée par l’environnement social sur un individu (perturbé) est plus importante que celle concernant la santé mentale de l’individu criminel lui-même. C’est en effet de cette manière que la situation des personnes perturbées peut s’améliorer ou se détériorer, dans la mesure où le milieu dans lequel ils vivent s’améliore ou se détériore.
La longue liste des « esprits malades »
J’évoquerai ici quelques exemples d’une longue liste d’attentats et de meurtres racistes commis ces dernières années. Force est de constater que ce genre de barbarie est en train de devenir un phénomène social.
Pour commencer par la paisible Scandinavie : à Malmö, en octobre 2010, lors d’une série de fusillades à caractère raciste, un tireur solitaire a blessé huit personnes, à la tête, à la poitrine et à l’abdomen. Il a tué au moins une personne : Trez Peer, une jeune Suédoise de 20 ans, abattue alors qu’elle se trouvait dans une voiture avec son ami âgé de 22 ans et d’origine immigrée, à proximité de la mosquée de Malmö. Ce dernier a été grièvement blessé.
Dans un tribunal de Dresde en Allemagne, la jeune Marwa el-Sherbini, âgée de 31 ans, a été assassinée de dix-huit coups de poignard le 1er juillet 2009 par un homme d’extrême droite. Ce dernier lui avait reproché de porter un foulard et l’avait traitée de « pute, islamiste et terroriste ». Le tribunal l’avait condamné à une amende pour insultes racistes, amende qu’il a contestée durant le procès qu’on lui fit pour son agression au poignard. Un porte-parole du tribunal, Christian Avenarius, a décrit l’assassinat comme « le geste fanatique d’un solitaire motivé par des sentiments d’extrême xénophobie ».
Dans notre propre pays, Hendrik Vyt, un homme d’extrême droite âgé de 79 ans, a assassiné en 2002 à Bruxelles les parents de la famille marocaine Isiyasni. La même année à Anvers, Constant Van Linden, 66 ans, a assassiné son voisin Mohamed Asrak, un jeune enseignant islamique. En 2006, un jeune Anversois de 18 ans, Hans Van Temsche, également issu d’un milieu d’extrême droite, a abattu lors d’un raid commando une jeune femme enceinte d’origine malienne, Oulematou Niangadou, ainsi qu’une petite fille, Luna Drowart, dont elle avait la garde. Auparavant, il avait également tiré sur une femme turque, Songul Koç, qui a survécu mais restera en incapacité de travail toute sa vie. Tous ces assassinats et agressions avaient un caractère raciste.
A chaque fois, ils ont été attribués à des personnes perturbées, des esprits malades, des anormaux, des fous…
Aujourd’hui, on répète la même chose à propos d’Anders Breivik. Je ne contredirai pas le diagnostic décrivant Breivik et les autres assassins comme des malades mentaux. Je ne suis pas médecin et je ne connais pas ces personnes. Mais toute personne dotée de bon sens dira que les auteurs de ces actes, s’ils ne se sont pas suicidés, ont besoin d’une aide psychiatrique urgente. Ce que je plaide pour d’autres prisonniers, je ne le dénierai pas à Breivik. Durant mon travail d’enseignant en prison j’ai rencontré bien des gens qui n’étaient pas perturbés au même point que Breivik, mais qui avaient plus besoin d’aide psychologique que de prison. Seulement, ils ne recevaient pas cette aide, ou trop peu.
Esprits malades et racisme
La thèse du dérangement psychique mérite par ailleurs la réflexion, concernant justement le rôle de la société et notre perception des choses.
Pourquoi, tout d’abord, notre appréciation est-elle, ici encore, colorée ? Pourquoi réservons-nous la plupart du temps la qualification de « solitaire psychiquement perturbé » à des personnes issues de notre milieu alors que nous l’utilisons si rarement pour un prétendu « terroriste musulman » ? Il est moins probable, en général, qu’on fasse ce diagnostic pour un homme de couleur que pour un blanc. Le psychiatre américain renommé, Terry Kupers, qui a accumulé une longue expérience de praticien dans les prisons, écrit à ce propos dans son livre Prison Madness : « La race est un élément important pour déterminer si une personne bénéficiera d’un programme de santé mentale ou si elle aboutira en prison. Des personnes de race blanche ont plus de chances de se faire soigner, alors que les gens de couleur ont plus de chances de se retrouver en prison » (3).
Mais ensuite, et surtout, n’est-il pas frappant que ces personnes dites perturbées aient toutes en commun qu’elles suivent une logique politique d’extrême droite, raciste et qu’elles ne sont pas perturbées au point de tirer aveuglément, par exemple, dans une assemblée d’extrême droite ou dans l’atelier de couture du coin ? Elles tuent de manière sélective. Elles tuent des personnes bien déterminées.
Au lieu de nous concentrer sur la démence individuelle, nous ferions donc mieux de nous concentrer sur l’environnement social et politique qui conditionne la démence individuelle de ce genre de meurtriers, en un mot : sur ce qui est susceptible de les stimuler et de leur donner une orientation.
Certaines citations de Terry Kuypers sur ses expériences avec des patients en prison nous permettent précisément de comprendre l’importance de l’environnement pour des personnes psychiquement perturbées. « On peut transformer des prisonniers normaux en personnes violentes, agressives, souffrant de graves problèmes émotionnels. Enfermer quelqu’un dans une prison surpeuplée augmente les risques de violence, de maladies, de décompensation psychologique (break down) et de suicide… De nombreux prisonniers qui auparavant ne souffraient jamais de dépression plongent dans une profonde dépression et beaucoup d’entre eux finissent par se suicider… Même ceux qui ont traversé une crise psychotique, avec hallucinations et délires, peuvent se stabiliser rapidement et ne plus traverser de dépressions nerveuses s’ils vivent dans un environnement thérapeutique et travaillent dans un atelier protégé. Mais s’ils deviennent des sans-abris ou sont traumatisés régulièrement par des insultes, ces mêmes personnes connaîtront des dépressions nerveuses et devront être hospitalisées. Des personnes sujettes à la décompensation psychiatrique et subissant de fortes tensions pourront échapper à la dépression nerveuse si elles vivent dans de bonnes conditions et bénéficient de bons contacts sociaux. Mais, lorsqu’elles subissent en prison des viols, si on les accuse d’être des ’balances’ ou si elles sont frappées par des gardiens, les mêmes personnes s’effondreront dans une dépression psychotique totale » (4).
Je comparerais le climat politique et social prévalant ces dernières décennies en Europe à celui de la prison dont parle Terry Kuypers. Il s’agit de la prison de la forteresse Europe où l’on tient sans arrêt des propos guerriers. D’une part, contre tout ce qui est « social » et « de gauche » et qu’on associe à l’ancien ennemi : la dictature communiste. Et d’autre part, les messages islamophobes et racistes contre le nouveau spectre qui hante nos pays, celui de l’islam. Il me paraît inévitable, dans ces conditions, que certaines personnes craquent. Le cerveau malade de Breivik n’avait pas conçu d’autres thèmes politiques que les deux leitmotivs précités. Si, dès lors, on veut que son procès devant le tribunal ait une signification pour les dizaines de jeunes qu’il a massacrés, l’individu dérangé Breivik ne doit pas être le seul prévenu. Il faut qu’avec lui comparaisse la forteresse Europe, la « partie saine » de la société, qui crée la jungle et stimule cette folie. S’en prendre à l’environnement social ne se limite pas à en combattre les excès. Ainsi, il est trop facile de se contenter de condamner la propagande délirante des troupes de choc d’extrême droite. Il ne suffit pas non plus de plaider pour plus de sécurité et pour plus de contrôle sur le trafic des armes. Ni de condamner la diffusion de jeux de vidéo violents ou l’apparition de toujours davantage de films et de séries montrant des personnes torturées pour l’une ou l’autre raison. Tous ces éléments trouvent leur inspiration dans une réalité toujours plus asociale ; ils sont tous des dérivés de la vraie guerre qui sévit en Irak, en Afghanistan, à Gaza… et qui dépasse de loin la cruauté de l’extrême droite et des jeux vidéo.
La vraie guerre : pire que la fiction
C’est la vraie guerre qui déplace les limites de l’acceptable et répand l’idéologie de la violence, qui pèse comme une chape de plomb sur nos pays. C’est une véritable avalanche de messages déshumanisants qui a déferlé sur nous ces dernières décennies. L’ennemi auquel nous sommes confrontés n’est pas un être humain, mais un monstre, qui ne tombe pas sous les lois, les règlements et les règles soigneusement échafaudés après la seconde guerre mondiale. Ainsi, les « primes » et les « chasses à l’homme » ont refait leur apparition. Les assassinats et les exécutions sommaires de « dictateurs » et de « terroristes » sont approuvés par les politiciens démocrates sérieux en costume-cravate et acclamés pendant les fêtes populaires. Ne citons que quelques-unes de ces cibles « légitimes » : Saddam Hussein en Irak, Sheikh Ahmed Yassine et Abdel Al-Rintissi en Palestine, Oussama Ben Laden d’Al Qaida au Pakistan, Anwar al-Awlaki au Yemen et Kadhafi en Libye. Dans le meilleur des cas, ils ne sont pas pendus comme des chiens, ce qui fut le sort de Saddam Hussein : à voir sur Youtube (« Saddam Execution real video not fake »), à côté d’une vidéo montrant l’exécution de Ceausescu et de son épouse. Nous étions invités à suivre presque en prime time la traque organisée pour arrêter Kadhafi. Et quand ils l’ont arrêté, ils l’ont abattu. Le jour suivant son exécution, son visage ensanglanté faisait la une de tous les journaux.
Est-il possible de nier qu’ainsi se propage l’idée du meurtre et de l’exécution sommaire ?
On se souvient de la guerre contre l’Irak se déroulant sur un fond vert, comme un jeu vidéo, sur l’écran de télévision. Qui se rend encore compte que ce petit jeu vert a finalement coûté la vie à plus d’un million de victimes ? Le membre CDU Jürgen Todenhöfer, ancien parlementaire allemand et opposant de la guerre, écrit : « On estime à 1 200 000 le nombre de civils irakiens assassinés depuis le début de la guerre américaine contre l’Irak en 2003. Cela témoigne dès lors d’une arrogance inouïe d’entendre affirmer chez nous que le problème de notre époque est la violence du monde musulman. La vérité, c’est que le problème provient de l’agressivité de certains États occidentaux ». Ces informations chiffrées, qui révèlent la dimension choquante de la violence, créent aussi une forme extrême de banalisation et d’indifférence. Cette surdose de violence fait que, dix ans après la guerre, nous ne pouvons ni ne voulons encore entendre ces chiffres. Qu’on ajoute ou qu’on retire un zéro du nombre des morts… cela nous indiffère et nous laisse de marbre.
On se souvient des images vidéo diffusées par Wikileaks montrant des militaires américains qui, en juillet 2007, derrière l’écran de leur hélicoptère Apache, fauchent sans pitié onze personnes à Bagdad. Les images montrent un groupe de personnes, parmi lesquelles un reporter de Reuter et son chauffeur, bavardant au coin d’une rue et abattues systématiquement par les tirs provenant de l’hélicoptère. Les occupants d’une voiture, qui s’est arrêtée pour aider un blessé, subissent le même sort. Entre-temps, on entend les commentaires des soldats dans l’hélicoptère : « Oh yeah, look at those dead bastards », « Come on, let’s shoot ». Lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils ont également tué deux enfants, les militaires américains remarquent : « C’est leur propre faute, ils n’avaient qu’à ne pas emmener des enfants au champ de bataille ».
Pendant cette dernière décennie, le feu vert a en outre été donné officiellement à la torture de personnes soupçonnées de terrorisme. A ceux qui pensent que tout cela ne joue aucun rôle ou que c’est chercher trop loin pour comprendre la mentalité actuelle de violence dans nos pays, je ferais observer à quel point la pratique de la torture est de plus en plus acceptée et pénètre dans nos pays.
D’Abou Ghraib à Bruxelles
Avant qu’il ne parte pour l’Irak comme membre de l’armée américaine, Charles Graner était un simple gardien de prison. Il avait été accusé quelques fois par les prisonniers de sévices et de racisme. Aucune suite n’avait jamais été donnée à ces plaintes. En Irak, Charles Graner est devenu le militaire américain qui a organisé les pratiques de torture dans la prison d’Abou Ghraib. Ces pratiques ont été révélées en 2004. Dès qu’il est arrivé dans la guerre contre l’Irak et qu’il est devenu le chef d’une équipe dans une prison en Irak, tous les freins ont disparu. De « simple citoyen raciste », il est devenu « tortionnaire monstrueux ». C’est la guerre qui lui a donné blanc-seing pour les mauvais traitements et les tortures les plus effroyables infligés à des prisonniers irakiens par des soldats américains. Il a été condamné à dix ans de prison et libéré après six ans et demi.
Depuis Abou Ghraib, au moins deux incidents, généralement reconnus comme s’inspirant des pratiques de torture d’Abou Ghraib, sont survenus dans des prisons belges. Le 11 novembre 2006, trois gardiens de prison ivres ont maltraité à la manière d’Abou Ghraib des détenus de l’aile psychiatrique de la prison de Mons. Ils ont obligé les détenus, portant une corde autour du cou, à ramper sur les mains et les pieds et à exécuter les ordres « assis » et « lécher ». Le 22 septembre et le 30 octobre 2009, le personnel de la prison de Forest s’est mis en grève et une section de la police de Bruxelles s’est chargée de la surveillance. Ce qui est arrivé alors a été décrit en détail par la Commission de surveillance de la prison de Forest et les faits ont été repris dans le Rapport de 2010 du Comité européen de prévention de la torture. Ils sont à la hauteur de certaines scènes d’Abou Ghraib. Un seul exemple : des policiers portant une cagoule ont obligé un prisonnier, à genoux dans une cellule d’isolement, à répéter, nu et pleurant, des insultes à l’adresse du prophète Mohammed.
Mais ne nous inquiétons pas. Ces incidents sont quasiment passés inaperçus. Les autorités compétentes écarteront ces esprits malades. Car nous n’avons rien à voir avec ces « pommes pourries ».
Pourquoi l’extrême droite glisse entre les mailles du filet de sécurité…
Il n’aura pas fallu attendre six mois pour qu’apparaisse au grand jour qu’Anders B. Breivik n’est pas un phénomène isolé dans le paysage politique européen d’aujourd’hui. En août et en septembre 2011, deux extrémistes ont été arrêtés en Norvège, l’un de 27 ans, l’autre de 34 ans, tous deux en possession d’explosifs. Et tous deux ont diffusé sur internet des messages de haine contre « les musulmans et les immigrés ».
Le think tank Demos a publié en novembre les résultats d’une enquête (5) effectuée parmi 10 000 adhérents de quatorze partis et organisations populistes dans onze pays européens (6). Ces 10 000 adhérents ne constituent qu’une petite partie des 450 000 fans Facebook que comptent ces organisations. Deux tiers des personnes qui ont accepté de collaborer à l’enquête étaient de sexe masculin et âgées de moins de trente ans. A la question du pourquoi ils adhèrent à de tels groupes, la première raison invoquée est « la menace de l’islam et de l’immigration ». La crise économique enregistre un score bien plus médiocre. Commentant les résultats de l’enquête (7), Thomas Klau du Conseil européen des Affaires étrangères observe : « De même que l’antisémitisme était le facteur unificateur pour les partis d’extrême droite durant les trois premières décennies du siècle dernier, l’islamophobie est devenue leur facteur unificateur pendant la première décennie du 21e siècle ». À suivre un tant soit peu les votes dans les parlements nationaux en Europe, on s’apercevra que ce « facteur unificateur » vaut également pour les grands partis politiques européens de droite, du centre et de gauche. Gavan Titley, co-auteur du livre The Crises of Multiculturalism et expert en matière de racisme en Europe, dit à propos de l’enquête : « Le langage et l’attitude de bon nombre de partis traditionnels dans l’ensemble de l’Europe durant la « war on terror »… ont constitué la base d’une partie considérable des discours et des justifications invoqués aujourd’hui par ces groupes… Durant la dernière décennie, la communauté musulmane a été présentée dans toute l’Europe comme l’ennemi intérieur ou pour le moins désignée comme suspect légitime. C’est cette tendance politique dominante que ces nouveaux mouvements se sont appropriée ».
Pour ceux et celles que les résultats de cette enquête post-Breivik n’auraient pas convaincus ou alarmés, un nouvel événement a été révélé ce même mois de novembre. Il est apparu que trois néonazis allemands, Uwe Mundlos (38), Uwe Böhnhardt (34) et Beate Zschäpe (36) ont assassiné, entre septembre 2000 et avril 2006, pas moins de huit Turcs, un Grec et une policière allemande. Les trois assassins sont membres du mouvement « Nationalsozialistischer Untergrund » (NSU) qui veut installer le quatrième Reich par la terreur. Leurs cibles sont surtout des commerçants choisis au hasard, uniquement sur base de leur race et de la couleur de leur peau. Ils tuent le plus souvent leurs victimes avec une balle de pistolet tirée en plein visage. Ensuite ils filment les cadavres et insèrent ces images dans des films de propagande. Les trois meurtriers ont également commis au moins un attentat : ils ont fait exploser une bombe dans un quartier turc de Cologne, blessant vingt-deux personnes. Ils ont également dévalisé quatorze banques. Les trois auraient eu l’intention d’assassiner 88 personnes au total, chiffre correspondant aux lettres HH, Heil Hitler, la huitième lettre de l’alphabet. Certains avancent que les trois sont des informateurs rémunérés des services de renseignement. D’autres affirment qu’un membre des services de la sûreté aurait été présent lors de certains attentats.
Quoi qu’il en soit, les actes de Breivik, des Uwe et de Beate démontrent pour le moins l’inefficacité des mesures censées assurer notre sécurité, ainsi que celle de nos services secrets et des experts antiterroristes. Fouilles corporelles, contrôles de tous les trafics entrants et sortants dans les aéroports, systèmes de surveillance vidéo dans toutes les villes européennes, listes d’organisations et d’individus terroristes, détection par l’iris, cartes d’identité biométriques, numérisation des empreintes digitales, surveillance des correspondances e-mail, arrestations préventives de personnes qui manifestent des sympathies terroristes, incarcération de personnes soupçonnées d’implication dans des activités terroristes, systèmes d’alarme antiterroristes nationaux et européens, la liste est encore longue : c’est un véritable monstre sécuritaire qui veille sur nous. On est dès lors en droit de se demander comment, dans une période où la sécurité et la lutte contre le terrorisme constituent la priorité des priorités, quatre meurtriers d’extrême droite peuvent opérer durant des années sans être arrêtés. Les activités des trois Allemands s’étalent sur treize années : lors des descentes de la police, il s’est avéré qu’ils disposent déjà d’un atelier pour fabriquer des bombes depuis 1998. Quant à Breivik, il avait acheté six tonnes d’engrais chimiques, un indice classique, selon les spécialistes, du « terrorisme du loup solitaire » d’extrême droite (« lone wolf-terrorisme » (8). Selon le journal Der Spiegel, cet achat avait été signalé à la police, qui n’a pas réagi. Et ni les attentats terroristes à Oslo et Utoya, ni la découverte des meurtres en Allemagne n’ont déclenché une quelconque alerte antiterroriste européenne visant à démanteler d’éventuelles bandes nazies.
Des garçons (et des filles) de chez nous, à la peau blanche
Le fait que les meurtriers d’extrême droite glissent entre les mailles du filet de sécurité n’est pas une question technique. Ce n’est pas davantage parce que les services secrets et les experts antiterroristes auraient « oublié » de regarder vers la droite.
En réalité, l’idéologie sécuritaire actuelle, qui prend parfois des formes psychotiques, n’est pas une pensée objective, neutre, visant à élaborer des mesures pour protéger notre sécurité. L’idéologie sécuritaire constitue en fait une partie intégrante de l’idéologie et de la tactique de guerre occidentale contre le terrorisme islamiste. Une sorte d’état d’urgence permanent s’est installé sur le territoire garantissant l’adhésion de l’opinion à la guerre et imposant le silence à toute opposition radicale. En fait, l’idéologie fasciste et d’extrême droite est un allié objectif de cette idéologie sécuritaire : elle en est le stade extrême et violent. Et on peut estimer que la progression de l’extrême droite emboîte le pas à l’idéologie sécuritaire : finalement, ces activistes d’extrême droite sont des garçons (et des filles) de chez nous. Ils défendent la même chose que nous. Ils se battent contre ceux que nous combattons à l’étranger en tant que nations et contre ceux qui menacent d’envahir notre continent de l’intérieur. Naturellement, nous ne voulons pas que du sang soit versé. Nous ne sommes pas des barbares. Mais nous les comprenons.
Le spécialiste de la sécurité Brice De Ruyver : « Il est normal qu’on pense d’abord à un attentat d’un jihadiste. »
Il est intéressant de se pencher sur les premières réactions après l’annonce de l’attentat de Breivik. Par la suite, on a voulu nous les faire oublier le plus rapidement possible. Or, non seulement l’extrême droite mais quasiment tous les médias respectables et tous les experts antiterroristes ont diffusé le message qu’il s’agissait d’un « attentat d’un jihadiste ou d’un extrémiste musulman ». Quelques jours plus tard, le professeur Brice De Ruyver, spécialiste en matière de sécurité d’un ancien premier ministre belge, déclarait sans broncher dans le magazine télévisé de la VRT Terzake : « Il est normal qu’on pense d’abord à cela ». Est-ce vraiment normal ? Evidemment, on ne peut pas interdire à quelqu’un d’avoir des réactions « spontanées et normales ». Mais dans quelle mesure notre pensée est-elle encore « normale et spontanée » ? N’est-elle pas plutôt « normalisée dans le sens raciste », de manière à ce que nous attribuions automatiquement un tel massacre à « l’extrémisme islamiste » ? Aussi « automatiquement et spontanément » que la réaction de la police et des médias lors de l’assassinat de Joe Van Holsbeeck dans la gare centrale de Bruxelles en 2006, quand ils lançaient qu’il s’agissait d’« assassins marocains ».
En réalité, nous sommes retournés au niveau qui prévalait aux États-Unis dans les années 50 et 60 du siècle passé où un assassin ou un violeur d’une femme blanche ne pouvait être qu’un « Noir ». Ainsi aujourd’hui, l’attentat d’Oslo et d’Utoya ne pouvait être que l’œuvre d’un Arabe et/ou d’un extrémiste musulman.
Dix années de guerre contre le terrorisme nous ont convaincus que « l’extrémisme musulman » nous menace jusqu’en Norvège. Notre réaction « spontanée et normale » n’est plus d’attendre les résultats de l’enquête, d’analyser les diverses pistes possibles, de réfléchir politiquement. Nous sommes devenus aveugles pour toute autre réalité et pour ce qui s’est développé depuis le déclenchement de la guerre. Par quoi la Norvège est-elle menacée ? Le pays participe effectivement à la guerre en Afghanistan. Et un effet boomerang n’est jamais à exclure. Mais l’affaire Breivik nous a appris qu’un autre spectre hante l’Europe, bien plus proche que les Talibans. Breivik est l’incarnation de l’alliance entre les trois fractions les plus violentes de l’extrême droite dans le monde : l’extrême droite européenne, les États-Unis et Israël. C’est cette alliance qui menace notre sécurité et notre démocratie et qui empêche toute solution pacifique des conflits ainsi que la perspective d’une coexistence normale entre différentes communautés.
La Norvège dans le collimateur d’Israël, des États-Unis et de l’extrême droite
Ce petit pays qu’est la Norvège, dont la population n’atteint que la moitié de celle de la Belgique, est certes un allié fidèle des États-Unis, membre de l’Otan, organisateur de la farce du prix Nobel de la paix… mais il a également sauvegardé une certaine indépendance, notamment en matière de politique étrangère et de lutte contre le terrorisme. Une caractéristique qu’en tant que Belge je ne peux qu’envier aux Norvégiens. Ainsi, la Norvège est le pays le plus pro-palestinien et le moins pro-israélien de toute l’alliance de l’Otan. Depuis 2011, la représentation palestinienne y a reçu le statut d’ambassade à part entière. La Norvège souhaite également reconnaître l’État palestinien. Elle a bloqué les investissements israéliens dans l’industrie du pétrole. Elle a instauré l’interdiction du commerce des armes avec Israël. En 2009, l’agression israélienne contre Gaza a presque provoqué une grève générale : dans au moins vingt-huit villes norvégiennes des manifestations ont eu lieu contre l’attaque israélienne. Le 8 janvier 2009, toutes les communications de train, de tram et de bus ont été interrompues pendant deux minutes en guise de protestation. Lors d’un sondage d’opinion, 42 % de la population norvégienne s’est prononcée en faveur d’un boycott académique et culturel d’Israël.
En janvier 2011, Wikileaks a révélé que le ministre norvégien des Affaires étrangères, Jonas Gahr Støre, avait eu des contacts politiques avec le dirigeant du Hamas, Khaled Mishaal. Un événement unique quand on sait que le Hamas figure sur les listes américaines et européennes des organisations terroristes. La Norvège est quasiment seule à suivre une politique très prudemment indépendante. Israël a accusé le pays de suivre une politique antisémite et d’avoir de la sympathie pour les terroristes.
Mais il n’y a pas que la Palestine et Israël. Le modèle scandinave, issu d’une hégémonie social-démocrate durant de nombreuses décennies et attentif au « bien-être et à la protection des faibles », est diamétralement opposé à celui des États-Unis. Déjà le scepticisme à l’égard des prisons, qui se reflète dans les chiffres modérés de personnes placées derrière les barreaux, en dist long sur ce modèle. Mais les révélations de Wikileaks (9) ont démontré que la Norvège est surtout mal vue par les Américains et l’Otan pour d’autres raisons. Ainsi, même si elle participe à l’alliance occidentale dans la guerre contre l’Afghanistan, la Norvège a en même temps entamé en 2010 des négociations secrètes avec les Talibans. Elle a accepté de participer à l’intervention de l’Otan contre la Libye, tout en décidant le 1er août 2011 de retirer tous ses F 16 de l’opération. Mais ce qui a surtout incommodé les Américains et l’Otan, c’est précisément l’attitude de la Norvège en matière de lutte contre le terrorisme. Selon Wikileaks, le département d’État des États-Unis s’est plaint dès 2007 que « la Norvège ne prend pas assez au sérieux la menace terroriste » et, plus encore, que « la Norvège fait comme si elle était immunisée contre le terrorisme », le pays « ne considère pas les organisations terroristes internationales telles qu’Al-Qaida comme une menace directe contre la Norvège ». Un mémo de 2008 démontre que les États-Unis s’inquiètent de plus en plus : « Nous exhortons toujours davantage les autorités norvégiennes à prendre le terrorisme au sérieux… L’idée est largement répandue que le terrorisme frappe ailleurs et non dans la paisible Norvège ». En outre, les Américains évoquent parfois « le manque de volonté et l’incompétence » des Norvégiens pour faire face à la menace terroriste.
En 2010, il est apparu que la CIA faisait de l’espionnage en Norvège depuis au moins dix ans et y surveillait, photographiait et fichait des Norvégiens. A cet effet, le service secret américain avait développé un réseau d’espionnage avec l’aide d’un certain nombre de policiers et d’agents secrets norvégiens.
Puis il y a la progression de l’extrême droite. Dans toute l’Europe, l’extrême droite brise l’un après l’autre tous les records (10). Si le parti d’extrême droite norvégien Fremskrittspartiet (FrP) (Parti du progrès, créé en 1973) est resté d’abord relativement insignifiant, la situation a changé à la fin des années nonante. Entre autres parce qu’il a remplacé comme point principal de sa propagande l’attaque contre les impôts par l’attaque contre l’immigration. Le FrP est également le parti le plus pro-israélien de Norvège. En 2009, il a obtenu 22,9 pour cent des voix et 41 des 169 sièges du parlement, devenant le deuxième parti du pays.
Israël n’est pas seulement l’allié inconditionnel des États-Unis. L’extrême droite s’est également mise à considérer Israël comme le bastion de l’Occident face à l’islam. Ainsi, une délégation de quelque trente-cinq parlementaires et dirigeants d’extrême droite européens ont visité Israël en décembre 2010. Leur philosophie s’exprime dans la Déclaration de Jérusalem rédigée par l’International Freedom Alliance (11) : « Les systèmes totalitaires, tels que le fascisme, le national-socialisme et le communisme sont vaincus. A présent, nous nous trouvons devant une nouvelle menace, celle du fondamentalisme islamiste… Israël vit et existe sur la ligne de front du conflit entre les civilisations. Le conflit arabo-israélien est le conflit entre la civilisation occidentale et l’islam radical. La lutte entre ceux qui chérissent la liberté et ceux qui veulent faire du monde une théocratie islamiste… Si Jérusalem tombe, Athènes tombera également, ainsi que Rome, Amsterdam et Nashville ».
Breivik réunit tous ces éléments de manière radicale. De 1997 à 2006, Breivik est membre de la section des jeunes du Fremskrittspartiet et du parti lui-même, qu’il quitte finalement, le jugeant trop peu radical. Dans ses papiers, Breivik fait l’éloge d’Israël parce qu’il a « reconquis » un territoire sur l’islam. Il est un admirateur d’Avigdor Lieberman et de son parti Yisrael Beitenu et il se déclare adhérent du « nationalisme sioniste israélien ». Lorsqu’il plaide pour la déportation des musulmans hors de l’Europe, il plaide en même temps pour « leur déportation hors de la Cisjordanie et de Bande de Gaza ».
Si l’on veut combattre vraiment le phénomène Breivik et Co, il ne faudra donc pas se contenter de promesses de mesures plus dures contre l’extrême droite. L’arrêt immédiat de la prétendue lutte contre le terrorisme, le boycott de l’État d’apartheid israélien et la solidarité avec les Palestiniens sont des éléments essentiels dans un changement de cap radical de la politique européenne visant à arrêter la progression de l’extrême droite.
Europol : le terrorisme d’extrême droite n’existe pas
En décembre 2010, l’association britannique Association of Chief Police Officers (Acpo) a publié pour la première fois un rapport détaillé énumérant les « hatecrimes » (« crimes de haine » : crimes commis contre des personnes à cause de leur race, la couleur de leur peau, leur appartenance sexuelle, leur handicap…). Les chiffres sont consternants : 52 028 « hatecrimes » en Angleterre et dans le Pays de Galles pour la seule année 2009. Quelque 45 000 d’entre eux ont été commis pour des motifs racistes et 5 000 pour des motifs sexuels. Aucun de ces « incidents » et crimes ne tombe sous la dénomination d’« attentat terroriste ». L’assassinat d’un immigré n’est pas considéré comme un acte terroriste, alors que celui du cinéaste néerlandais Theo Van Gogh est considéré comme tel. Pourquoi ?
Un membre du gouvernement britannique a bien voulu répondre à cette question devant l’Associated Press, sous couvert de l’anonymat : « Il faut savoir ce que vous entendez par menace à la sécurité. En Grande-Bretagne, les groupes d’extrême droite et de gauche ne sont pas considérés comme une grande menace nationale ». Une étude européenne sur le terrorisme d’extrême droite se demande également pourquoi la violence d’extrême droite n’est pas considérée comme du terrorisme : « Les groupes de droite se réfèrent à des traditions, des valeurs et des caractéristiques locales pour définir leur propre identité. Ils attaquent des groupes considérés comme une menace pour ces traditions, valeurs et caractéristiques. Pour ces raisons, beaucoup de citoyens n’appartenant pas à la droite se reconnaissent néanmoins dans les opinions politiques de ces organisations et sympathisent avec elles, sans pour autant approuver leurs méthodes et leurs tactiques. D’autres peuvent se sentir menacés passivement par des minorités (ethniques ou politiques) dans notre société. C’est face à ces minorités (souvent des étrangers) que les activistes d’extrême droite et les « simples » citoyens se retrouvent ensemble. C’est pour cette raison que la violence de droite – même si elle est inacceptable – n’est pas souvent considérée comme du terrorisme. En effet, elle ne crée pas l’angoisse parmi la majorité de la population, comme c’est le cas par exemple pour le terrorisme d’inspiration religieuse, ce qui est l’un des principaux critères pour les actes terroristes… Les attaques de droite se focalisent plutôt sur une minorité spécifique et ne menacent pas directement la majorité. Lorsqu’on crée uniquement l’angoisse parmi les minorités, on parle de hatecrime ».
Les rapports officiels de la police et des services secrets ne disent pas autre chose. Le rapport officiel d’Europol 2011 « EU Terrorism Situation and Trend Report (TE-SAT) » affirme qu’en 2010 « il n’y a pas eu de d’attaques terroristes d’extrême droite » en Europe. Europol constate uniquement un regain d’activité sur internet.
Les chiffres exacts des attaques terroristes en Europe pour les années 2009 et 2010 sont les suivants selon Europol. En 2009 : au total, 294 attaques terroristes échouées ou réussies (un tiers en moins qu’en 2008 et environ la moitié du nombre de 2007) dans six pays européens. De ces 294 attentats, 237 étaient l’œuvre de séparatistes, 40 étaient l’œuvre de groupes de gauche ou anarchistes. Les islamistes étaient responsables d’un seul attentat et l’extrême droite de quatre. En 2010, il y a eu au total 249 attentats terroristes. Dont 160 ont été commis par des séparatistes, 45 par l’extrême gauche, 3 par des islamistes et zéro par l’extrême droite. On dirait bien des rapports provenant d’une autre planète. Une image bien différente de ce qu’on s’attendrait à voir, compte tenu de l’assourdissante propagande à propos de la terreur islamiste et terroriste. Par ailleurs, la négation absolue de la violence d’extrême droite est simplement hallucinante.
On lit en outre, qu’en 2010, 611 personnes ont été arrêtées pour des crimes terroristes. Dont presque la moitié (47%, soit 267 personnes) en rapport avec le terrorisme islamiste, et 89 pour avoir préparé un attentat terroriste. Europol : « Par rapport à l’année dernière, un plus grand nombre d’individus (89) ont été arrêtés pour avoir préparé un attentat terroriste. Cela indique que les groupes islamistes en Europe planifient sans cesse des attaques. Hormis la préparation d’attentats, les motifs des arrestations sont : la propagande, le recrutement et l’assistance à des criminels ».
Pendant tout ce temps, Breivik, les deux Uwe et Beate… poursuivaient tranquillement leurs activités.
Luk Vervaet
Luk Vervaet est enseignant en prison, membre d’Égalité et de la Commission arabe des droits humains.