Entretien avec Denis O’hearn, auteur de Bobby sands, jusqu’au bout

 

« Bobby était en lutte contre l’impérialisme britannique »
Entretien avec Denis O’hearn, auteur de Bobby sands, jusqu’au bout /

jeudi, 28 juin 2012 / Guillaume Beaulande

Entretien avec Denis O’Hearn sur son ouvrage Bobby Sands, jusqu’au bout (L’Epervier, Paris, 2012 – en co-édition avec le Cetim) , une biographie du célèbre militant indépendantiste de l’Irish Republican Army (IRA) et député d’Irlande du Nord, mort à la prison de Long Kesh le 5 mai 1981 après 66 jours de grève de la faim.

Guillaume Beaulande : Quel éclairage nouveau avez-vous voulu apporter sur la personnalité de Bobby Sands et son histoire ?

Denis O’ Hearn : Lorsque j’ai commencé mes recherches pour ce livre, je pensais que cela porterait sur la façon dont Bobby Sands est mort. Cet homme était une énigme, une sorte de héros local que peu de personnes, à part des amis proches, connaissaient bien. Tout ce que l’on savait de lui est qu’il est mort suite à une grève de la faim, qu’il a fait le sacrifice ultime pour ses camarades et pour sa cause. Pourtant, au fur et à mesure que j’entendais des histoires le concernant, en particulier celles racontées par des anciens prisonniers qui le connaissaient, mais aussi des personnes dont la vie avait été impactée par lui au cours de ses brèves périodes de liberté, j’ai réalisé que la chose la plus importante n’était pas la façon dont il est mort, mais la manière dont il a vécu.
Son histoire est incroyable. Elle nous montre comment transformer sa propre énergie en solidarité et réveiller la conscience des gens autour de soi afin de bâtir une communauté de résistance, une communauté qui peut résister à pratiquement tous les assauts que monte l’Etat contre elle. J’ai aussi découvert que ce n’était pas seulement une histoire de résistance, mais aussi, et cela me semble encore plus important, le développement d’une communauté. Bobby utilisait ses talents de conteur, son amour de la langue irlandaise et du chant pour diriger un groupe de défavorisés et construire une culture orale étonnante. C’était une méthode nouvelle, très participative, et très horizontale dans son organisation. En tant qu’héritier de la tradition de la nouvelle gauche, j’ai toujours été méfiant à l’égard de l’organisation du parti et de son leadership, car nous l’associons souvent à un pouvoir centralisé, vertical et autoritaire, et au culte de la personnalité. Pourtant, je pense que Bobby Sands a démontré un style de leadership orienté vers les besoins de ses camarades. Il a également eu la capacité de sentir ce qui était nécessaire à un moment donné pour remonter le moral collectif et faire face aux nouvelles tortures que les autorités pénitentiaires leur concoctaient. En effet, Bobby Sands et quelques personnes clés autour de lui avaient une incroyable capacité à maîtriser une situation où l’on s’attendrait à ce que l’énergie leur manque. Ils ont pris l’initiative d’introduire de nouvelles formes de protestation à l’intérieur même de la prison, grâce à de nouvelles manières de garder le moral collectif. Je pense qu’aujourd’hui, beaucoup de mouvements, tels qu’ Occupy Wall Street, auraient beaucoup à apprendre de la façon dont ces gars-là, totalement dépouillés des biens et même de la liberté de mouvement, ont tourné une situation désespérée à leur avantage.

GB : Enfant, Sands n’a évidemment pas conscience du climat politique qui règne alors en Irlande du Nord, ni des premiers signes de résurgence du communautarisme confessionnel. Pourtant, c’est dans ce village de Rathcoole qu’il semble avoir construit sa vision des choses, non ?

Denis O’ Hearn  : Ce qui est très important, c’est que sa petite enfance s’est développée sans qu’il prenne conscience de la profonde fracture culturelle entre protestants et catholiques, entre colons et indigènes irlandais, ce qui plus tard a réémergé et a dominé sa vie. Il n’a pas seulement vu, mais vécu la possibilité d’une vie qui ne soit pas dominée par cette fracture coloniale artificielle. Il a trouvé naturel de s’entendre avec les autres en dépit de leurs origines, de faire du sport, de se promener dans les collines autour de Ratchcoole ; il était simplement un enfant. Tout cela s’est envolé plus tard lorsque des gangs sectaires ont commencé à se former et quand les protestants, qui avaient été ses amis, ont commencé à se retourner contre lui et d’autres catholiques de la région, simplement parce qu’ils étaient catholiques.
Mais je pense qu’il a toujours cru profondément en la possibilité que l’on pouvait vivre une vie libre du racisme classique, et d’autres divisions. Je pense aussi que la façon dont cette possibilité lui avait été enlevée l’a profondément blessé. Ce n’est que plus tard, en prison, que cela s’est traduit par une perspective révolutionnaire forte. Le fait qu’il ait vécu cette transition et cette division a continué d’affecter sa façon presque utopique de voir les choses et son insistance sur le fait qu’un monde meilleur était possible, et pas seulement en renversant l’Etat – « Dehors les Britanniques ! », selon l’expression populaire de l’époque -, mais en construisant des institutions locales populaires au sein des communautés.

GB  :C’est en 1971 que Sands franchit le pas et décide de s’engager dans l’IRA, soupçonnait-il alors la nature des enjeux et les conséquences de cet engagement ?

Denis O’ Hearn : Pas à ce moment précis. Bobby et beaucoup d’autres comme lui se sont engagés sur un sentiment d’indignation, d’outrage, comme je l’ai dit. Des choses lui ont été volées, mais aussi des choses lui ont été faites. Il a fait face à la menace constante et même à la violence réelle des gangs protestants locaux à Rathcoole, ce qui l’a conduit à l’exil, loin de sa famille et de ses terres. Puis il a fait face au harcèlement quotidien de la police et de l’armée britanniques, en particulier dans les Twinbrook, où sa famille avait déménagé après avoir été expulsée de Ratchcoole par des bandes armées. Les jeunes gens comme les vieillards étaient contraints de rester debout contre un mur pendant des heures, ils étaient arrêtés, interrogés et battus, non pas par quelques gangs locaux racistes mais par directement les forces de répression de l’Etat. A ce stade, les jeunes nationalistes irlandais pensaient qu’ils se trouvaient dans une sorte de match de boxe où tout ce qu’ils avaient à faire était de mettre l’adversaire K.O.
Ce n’est qu’en prison, après de longues discussions et débats avec des gens comme Gerry Adams et Brendan Hughes, que Bobby Sands a commencé à se voir dans une « longue guerre ». Alors même que sa pensée politique était devenue plus sophistiquée après chaque action de guérilla, lui et certains de ses camarades ne pouvaient envisager leurs destins autrement qu’en prison ou à la morgue. Je ne crois pas que quiconque aurait pu deviner ce qui allait se passer dans les H-Blocks de la prison de Long Kesh ; vivre dans la nudité totale sans livres ou même des matériaux pour écrire et, plus tard, vivre dans leurs propres souillures, dans des cellules d’isolement 24h sur 24, 7jours sur 7 [1]. Il y avait déjà eu des grèves de la faim auparavant, et il y avait toujours le sentiment que « nous obtenons certaines choses en faisant une grève de la faim ». Mais après la première grève de la faim, quand les détenus irlandais blanketmen [ainsi appelés parce qu’ils refusaient de porter l’uniforme de la prison, réservé aux criminels, et se drapaient dans une couverture] ont eu ce sentiment de déception et de trahison, Bobby et les autres ont vraiment compris ce qui les attendait. Je pense que la clé de toute cette période des H-Blocks, de 1976 jusqu’aux morts de 1981, est de savoir à quel pont le conflit était noué et vif entre les prisonniers et les autorités. Nul ne pouvait deviner d’une semaine sur l’autre ce qui allait arriver. Et, comme je l’ai dit, je suis convaincu que la capacité de Bobby à lire ce paysage changeant – non seulement celle de Bobby, mais aussi celle d’une poignée d’autres prisonniers autour de lui -, était un élément clé de sa position de meneur. Je veux dire par là que nous entendons ce genre de chose au sujet de la direction d’une guérilla, mais chaque Sierra Maestra peut être suivie de résultats désastreux comme au Congo ou en Bolivie… Je pense qu’aucune autre histoire de lutte ne démontre autant cette détermination et l’importance de développer une communauté créative et solidaire capable de s’adapter à chaque nouveau défi, que ce combat intense entre les prisonniers irlandais et les autorités britanniques dans les conditions dénudées des H-Blocks.

GB : Inspiré par le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis notamment, Bobby Sands a tenté de réformer l’IRA et y est arrivé en partie en suivant les traces de son camarade Gerry Adams. Il voulait défaire les militants de tout sectarisme communautaire pour se focaliser sur la lutte contre l’impérialisme britannique et inscrire son combat dans l’histoire des luttes internationalistes. Comment s’y est-il pris exactement ?

Denis O’ Hearn : À ce stade, Bobby n’était guère un chef de file du mouvement. Je pense qu’il a eu un impact important sur les personnes autour de lui, mais c’était des gens comme Gerry Adams et Brendan Hughes qui ont changé le mouvement. Ce que Bobby et d’autres jeunes militants comme lui ont fait, c’était de rendre effectifs les changements qu’ils avaient développés à travers leurs discussions en prison. Il est ironique de constater que la plupart des jeunes gens de la « Cage 11, » qui ont soutenu Gerry Adams dans sa tentative de modifier la structure du mouvement, sont sortis de prison au printemps de 1976 mais y sont revenus à la fin de cette même année. Pourtant, dans le court laps de temps qu’ils étaient à l’extérieur, et cela est particulièrement vrai en ce qui concerne Bobby Sands, ils ont pratiqué une nouvelle forme d’activisme communautaire qui a pris racine et ne pouvait être vaincue.
Oui, c’était une lutte contre l’impérialisme britannique, mais c’était aussi une tentative de construire « ici et maintenant » dans leurs petits quartiers, une sorte de communauté participative qu’ils espéraient bâtir dans toute l’Irlande après l’unification politique de l’île. Alors Bobby s’est attelé à l’organisation des journaux politiques, aux cours de langue d’irlandais, aux clubs pour les retraités et les jeunes, aux campagnes pour le logement, aux infrastructures coopératives de transport, et ainsi de suite. Les gens de son petit lotissement de Twinbrook, se sont rappelés de lui bien plus tard, non pas parce qu’il était mort d’une grève de la faim mais parce qu’il a organisé leurs communautés pendant cet été 1976 de manière inédite.
Et puis une chose accomplie en entraîne une autre. Bobby s’est servi de son expérience dans l’organisation des cours de langue irlandaise ou des soirées de divertissements pour l’appliquer dans l’environnement horrible des H-Blocks de la prison de Long Kesh. Il a continué à organiser ces activités de solidarité. J’ai souvent dit que c’était la capacité de Bobby à raconter une histoire, ou à chanter une chanson juste au bon moment ou sa capacité à encourager les autres à chanter et à raconter des histoires indépendamment de leurs talents, qui a fait de lui un leader et qui lui a gagné l’admiration de ses codétenus, ils étaient prêts à le suivre partout.
La réorganisation qui a commencé dans la « Cage 11 », s’est développée à Twinbrook et s’est concrétisée plus tard dans les H-Blocks, était un véritable processus historiquement significatif. C’était le commencement d’une manière horizontale d’organiser un mouvement, et qui, depuis les années 1990, est devenu le fond et l’âme de mouvements à travers le monde. Peut-être n’y-a-t-il pas de connexion directe entre les blanketmen irlandais et les zapatistes au Mexique ou le Mouvement des Sans Terreau Brésil ou les piqueteros en Argentine, mais le mouvement irlandais a clairement ouvert la voie à une nouvelle façon de construire un mouvement et a donné des leçons cruciales pour les mouvements progressistes d’aujourd’hui. »

GB : C’est dans la fameuse prison de Long Kesh que Sands comprend l’importance d’avoir une formation politique et de lire des théoriciens révolutionnaires. Quelle influence cela a-t-il eu sur la formation de Bobby et sur son parcours ?

Denis O’ Hearn : Cela a été crucial. La phase initiale du développement politique de Bobby était largement réactive. Comme tant d’autres jeunes nationalistes irlandais de l’époque, il voulait « se venger » de ces groupes protestants qui lui menaient la vie dure, que ce soit des gangs sectaires ou la police ou, plus tard, l’armée britannique. En prison, il a appris la politique. Tout d’abord, il a appris des mouvements de libération à travers le monde, puis il a étudié les écrits classiques de gauche et ensuite il a mélangé tout cela avec une nouvelle compréhension des mouvements progressistes irlandais du XIXe et du début du XXe siècles. Contrairement à de nombreux autres mouvements de gauche, qui « ont appris » Marx, Lénine et Mao, puis les « ont appliqué » souvent de façon très autoritaire à leurs propres situations en créant des mouvements centralisés, organisés verticalement, ces résistants irlandais, y compris Bobby, étaient très soucieux de l’application pratique de programmes révolutionnaires sur la base de quartiers, des prisons, ou partout où ils se trouvaient. Et la clé était dans une participation élevée, développée plutôt par l’encouragement que par l’autorité.

GB : Lors de son deuxième passage en prison, alors qu’un décret du 1er mars 1976 du travailliste James Callaghan venait d’abroger le statut spécial de prisonnier politique, les conditions carcérales ont largement empiré, Sands transforma cet « enfer » en terrain de lutte, vous parlez même de « jeu » avec les gardiens. Qu’est-ce que cela nous dit de sa personnalité ?

Denis O’ Hearn : Oui, absolument. C’est ce qu’il y a de plus important dans la « protestation des couvertures  » et c’est précisément ce que d’excellents récits, tel le film de Steve McQueen Hunger, ne racontent pas. Le rôle de l’individu et celui de chef sont importants, mais ne riment à rien en dehors du contexte de la solidarité et de la communauté. En fait, la chose essentielle que les leaders de la « protestation des couvertures » ont reconnu, c’était qu’ils pouvaient prendre le contrôle des relations contentieuses avec les gardiens en utilisant les armes des faibles, y compris leurs propres corps. Pendant toute une période, une nouvelle forme de protestation était entamée chaque lundi par les prisonniers, et les gardes réagissaient avec une nouvelle forme de punition. Tout cela a conduit à un des régimes carcéraux les plus détestables de l’histoire, où des centaines d’hommes vivaient dans leurs propres excréments…
Pourtant, parce qu’ils le faisaient ensemble, et parce qu’ils avaient pris cette initiative et avaient confirmé par là leur solidarité, ils avaient mis leur ennemi (les autorités de la prison et le gouvernement britannique) dans une confusion totale. Au fur et à mesure que les conditions empiraient, leur moral au contraire, ne faisait qu’augmenter. Comme l’a raconté un ancien blanketman, pour la première fois ils sentaient qu’ils étaient sur le chemin de la victoire. Au lieu de rester assis dans leurs cellules, ils ont accepté des visites et ont monté un énorme réseau de contrebande. Ils ont obtenu du tabac et ont crée et diffusé de la propagande. Tous les jours, des centaines de prisonniers écrivaient des histoires et des lettres et les envoyaient clandestinement vers le monde extérieur, même si les autorités ne leur permettaient pas d’avoir du papier ou des outils pour écrire. Comme ils ne pouvaient pas communiquer entre eux ou se réunir, sauf le dimanche à la messe, ils ont développé une culture orale vivante qui les a plus rapprochées que s’ils avaient été dans un environnement carcéral ouvert. Enfin, lorsque la grève de la faim est devenue une nécessité, dix hommes ont souffert jusqu’à ce que mort s’en suive, non pas parce qu’ils étaient particulièrement courageux ou forts individuellement, ils l’ont fait parce qu’ils s’aimaient. Même lorsque ils ont été emmenés et isolés dans une cellule de l’hôpital de la prison, ils ont su garder l’esprit de cette communauté de solidarité. C’est la solidarité qui leur a donné cette force immense.
Aujourd’hui cette leçon est primordiale. Voyez ce qui se passe dans les prisons à travers le monde. Les H-Blocks ont servi de modèle, de prototype pour les nouvelles prisons de haute sécurité tels que les prisons « supermax » aux Etats-Unis ou les prisons de type F en Turquie, où sont incarcérés en isolement total pendant de nombreuses années les prisonniers qu’ils appellent « les pires des pires ».
Ces gouvernements ont tiré des leçons de l’échec des britanniques à isoler les prisonniers irlandais dans les H-Blocks. Donc ils ont mis au point de nouvelles façons horribles de garder les prisonniers en isolement total, pour les empêcher de se rebeller comme les prisonniers en Irlande.
Nous pouvons espérer que, partout dans le monde, les prisonniers qui sont jetés dans des prisons de « haute sécurité » peuvent aussi tirer des leçons des H-Blocks sur la façon de résister à un tel isolement et de bâtir une communauté de solidarité. C’est déjà le cas aux États-Unis. Les détenus de l’Ohio à la Californie et même en Virginie ont lu beaucoup de choses sur Bobby Sands et ses camarades, et ils ont commencé à se battre pour le droit fondamental d’être traité comme des êtres humains et d’avoir des contacts avec d’autres êtres humains.
En tant qu’hommes libres, il est de notre devoir d’apprendre de cette époque horrible l’importance de faire preuve de solidarité avec ces prisonniers qualifiés de « pires des pires », car ils ne peuvent pas gagner leurs droits fondamentaux par leurs propres moyens. L’avenir de l’humanité en dépend. Le néolibéralisme tente de nous séparer, mais nous avons, à portée de mains, la meilleure arme des faibles : la solidarité.

Illustration : Effigie de Bobby Sands sur un mur de Belfast.

[1] Voir, sur cette grève, le remarquable film de Steve McQueen, Hunger (2008) avec l’acteur irlandais Michael Fassbender dans le rôle de Bobby Sands.

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