Conférence de Matthieu Renault : CLR James. La vie révolutionnaire d’un « Platon noir »

Conférence de Matthieu Renault : CLR James. La vie révolutionnaire d’un « Platon noir » Lundi 22 février 2016 / 19h00 {fr}Nous sommes heureux de recevoir Matthieu Renault pour son tout récent livre consacré à l’immense philosophe et historien trinidadien CLR James, encore si méconnu en France et Belgique, comme du reste tous les autres intellectuels de la Caraïbe anglophone. … Lire la suite

Les yeux de Leila Alaoui

Les yeux de Leila Alaoui

28 janv. 2016 Par Julie Jaroszewski

La photographe franco-marocaine Leila Alaoui a été assassinée à Ouagadougou, lors des attentats du 15 janvier. L’émergence posthume de son travail, questionne dans le flot des représentations et de la propagation de l’évènement médiatique, la place du regard sur nos émotions individuelles et collectives face au terrorisme.

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CONTRE LA GUERRE

« Ce serait la guerre, désormais. Auparavant, non ? Et la guerre pour quoi : au nom des droits humains et de la civilisation ? En réalité, la spirale dans laquelle nous entraîne l’Etat pompier pyromane est infernale », peut-on lire dans une tribune « A qui sert leur guerre », parue le 24 novembre dernier.

Christine Delphy  souligne que le combat contre l’état d’urgence et le combat contre la guerre ne sont qu’un seul et même combat…

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L’état d’urgence a été déclaré parce que la France est en guerre depuis le 13 novembre – a dit le 13 novembre à 23h 45 le président de la République française, François Hollande.

Or la France n’est pas plus en guerre qu’elle l’était la veille, ou un an avant. Elle bombarde l’Irak depuis 2014, et la Syrie depuis septembre 2015.

Depuis le 13 novembre, l’idée de guerre est utilisée comme un moyen de provoquer un état de panique générale – de panique calme, mais paniquée quand même.

Le pays a été sidéré par les tueries ; il ne se savait pas menacé ; il ne savait même pas que la France bombardait l’Irak et la Syrie. Il a donc été facile pour le pouvoir de lui faire prendre des vessies pour des lanternes et de prétendre que la France allait, à cause de ces tueries, commencer à bombarder Daech en représailles : parce que Daech nous avait attaqués.

Mais aussi horrible soit Daech, ce n’est pas Daech qui attaqué le premier la France. Or Hollande déclare : « Puisque nous sommes en guerre, et surtout que nous y sommes parce que nous avons été attaqués de façon « lâche » et « barbare », et en plus, « chez nous », nous allons « rétorquer » ». Tous les qualificatifs utilisés à propos des tueries et de la guerre qui s’ensuit, montrent un double standard – un 2 poids 2 mesures. Bien sûr les tueries étaient horribles. Il est difficile de trouver des tueries qui ne le soient pas.

Mais apparemment, si. Celles auxquelles procède l’aviation française, ne seraient pas des tueries, mais des« dommages collatéraux ». L’opinion avale qu’il s’agit de deux phénomènes bien différents.

Car nous sommes encore imprégnés d’une façon de penser coloniale : de l’idée que nous avons le droit et le devoir de rendre la justice partout dans le monde. Et c’est sur ce deux poids-deux mesure structurel, sur cette façon de penser que le gouvernement a tablé.

Et aussi sur le fait que, depuis le Vietnam, il n’y a plus ni photos, ni récits, des tueries provoquées par nos bombardements. Pas d’individus sous les bombes. Pas de preuves des meurtres. Pas même de chiffres.

En revanche les conséquences des attaques du 13 novembre « chez nous » ont été documentées du mieux qu’on pouvait ; les récits des rescapés, des SAMU, des pompiers, des policiers ont été sollicités, enregistrés, retransmis en boucle sur toutes les chaînes télévisées, imprimés dans tous les journaux ; puis, quand tous les récits, tous les témoignages furent épuisés, ce sont les photos des morts, puis leur biographie, qui ont été publiées. Deux mois après l’événement, ont commencé les commémorations.

Tout un pays a été occupé, fasciné, hypnotisé, par le récit de cette violence, récit auquel s’ajoutaient sans trêve de nouveaux détails qui tiraient les larmes des yeux. Le sentiment est devenu irrépressible que nous devions quelque chose à ces morts, ces pauvres morts que nous n’avions pas pu sauver. Comme ceux qui avaient été témoins de leur mort et qui se demandaient tout haut, pourquoi ils étaient, eux, encore en vie, nous éprouvions la culpabilité des survivants. L’esprit de vengeance, qui n’a pas besoin d’être sollicité pour apparaître, a surgi. Et avec lui, en dépit des objurgations à « pas d’amalgame », a ressurgi l’esprit de « si ce n’est toi, c’est donc ton frère », exacerbant un racisme post-colonial déjà très prospère.

Le gouvernement a organisé tout cela très vite : de « on nous a déclaré la guerre », à « l’état d’urgence », il s’est écoulé à peine quelques minutes. Du décret de l’état d’urgence au vote de sa prolongation par un Parlement quasi-unanime, à peine quelques jours.

Et pendant que le gouvernement allait à toute vitesse, nous allions, nous, très lentement. Désemparés, sonnés, nous étions devenus une population aux pieds de plomb. Nous n’avons pas protesté contre la prolongation de l’état d’urgence : est-ce que contester sa nécessité, cela n’aurait pas démontré un manque de compassion, une froideur inacceptables dans ce moment de deuil ?

La célérité du pouvoir à appliquer des changements dont on se demande comment ils ont pu être pensés si vite, contraste avec la lenteur de la population à « réaliser » : réaliser les attaques, réaliser les morts, réaliser l’état d’urgence, réaliser l’interdiction de se réunir. Toutes ces « réalisations » sont venues lentement, difficilement, et quand nous avons réalisé ce qu’on nous faisait, il était trop tard pour manifester.

Une frappe aérienne contre Daech en Syrie a été annoncée le dimanche 15 novembre. Une autre le lendemain et une autre le surlendemain. Puis, plus rien. L’aviation a-t-elle cessé ses frappes ? On n’en sait rien et personne ne proteste contre cette absence de nouvelles.

Au départ, le 13 novembre, Hollande a annoncé les attentats comme des attaques terroristes de Daech : « Nous sommes attaqués » a été le premier mensonge, le mensonge fondateur de toute cette période : les victimes sont innocentes, nous sommes innocents, le pays est innocent, le gouvernement est innocent.

Qui dira le contraire ? Le Dimanche 15, trois personnes parmi les intervenants à la télévision, l’ont fait : Fillon, Bayrou et Villepin. Ils mentionnent, comme allant de soi, que les attaques terroristes sont une réponse aux bombardements français sur l’Irak et la Syrie. Car, oui, c’est la France qui a commencé. Depuis le 27 septembre très exactement en Syrie, depuis l’automne 2014 en Irak. La France bombarde, en tant que membre d’une coalition comprenant les USA, l’Arabie Saoudite, le Qatar et quelques autres états du Golfe.

Or personne du gouvernement, ni le chef de l’Etat ni le premier ministre, ni aucun socialiste ne l’a dit ou laissé entendre.

Certes on ne peut pas effacer complètement les mots que l’un des témoins de l’attaque du Bataclan a entendu prononcer par un assaillant : « Nous sommes ici pour venger les gens que vous tuez en Syrie ». Mais ce propos ne donne lieu à aucun commentaire, ni d’un politique, ni d’un journaliste. Un propos de barbare n’est pas une parole, c’est un son inarticulé, un grognement de bête, un bruit.

La presse a bien mentionné le début des bombardements de Daech par la France en septembre – mais comme un fait divers. Cela n’a pas retenu l’attention. À cause de la façon discrète de présenter ces bombardements mais aussi parce qu’on s’est habitués à ce que la France fasse régner l’ordre dans son ex-empire colonial. Et la France bombarde, et commet des « homicides ciblés » dans tout le Sahel, depuis janvier 2013 sans que personne ne batte une paupière.

Pour quoi ? Dans quel but ? Avec quelles justifications ? Là est la question, non seulement en ce qui concerne la « vengeance » du Bataclan, mais toutes les autres « opex » – opérations extérieures menées depuis janvier 2013. Serval 1 puis Serval 2 au Mali, transformé en « Barkhane » – pour faire croire qu’il ne s’agit pas de la même chose, et cacher que, selon un militaire, « on est là pour longtemps » ; Sangaris en Centrafrique – une opération « humanitaire » censée éviter les massacres inter-religieux qui n’évite rien du tout ; Chammam à Djibouti, dont personne n’a entendu parler ; l’entrée dans la coalition anti-Daech en 2014, dont personne n’a entendu parler non plus, car il faut préserver le mensonge que la France agit seule, comme une grande.

D’après le journaliste du Monde, David Revault d’Allonnes, personne – y compris dans son gouvernement – ne comprend pourquoi Hollande est devenu un foudre de guerre. Quelques éléments éclairent cette transformation :

Deux résultats positifs émergent de ces guerres : pour la première fois, l’invendable avion Rafale, qui reste sur les rayons depuis plus d’une décennie, a été vendu. Le ministre de la guerre, Le Drian, en a fourgué 25 à l’Egypte, puis 25 au Qatar, deux états démocratiques. L’autre résultat, c’est que à chaque fois, la cote de François Hollande remonte – (puis retombe presque aussitôt).

Un autre mobile pro-guerre apparaît selon ce même journaliste : Hollande apprécie le fait que quand il appuie sur un bouton, les paras sautent sur la cible dans les 6 heures – ce qui a fait de la « prise » de Tombouctou en 2013 le « plus beau jour de sa vie politique ». Tandis que quand il enjoint aux autres ministres « d’inverser la courbe du chômage », ça ne marche pas si vite, et même, ça ne marche pas du tout.

Enfin, un quatrième mobile apparaît, incroyable tant il semble enfantin ou mégalomane. Pour Hollande, la posture louis-quatorzième de garder le « rang » de la France, celui d’« une puissance mondiale », joue autant que la volonté de garder l’uranium d’Afrique pour Areva. Or, commente Hubert Védrine, « nous sommes un pays chimérique, qui est de plus en plus ridicule à se prétendre universaliste alors que nous n’en avons pas les moyens ». Combien de morts faudra-t-il compter avant d’abandonner cette chimère ?

Beaucoup d’autres résultats sont à porter au débit de cette guerre. Le premier évidemment, ce sont les attaques « terroristes » sur le sol français. Mais « on ne s’y attendait pas » (le gouvernement, si). Car tous les pays du monde doivent accepter les incursions des puissances occidentales qui s’arrogent le droit de changer les gouvernements des autres, de bombarder leurs populations, de les laisser en ruines et en guerres civiles tout en maintenant que leur propre sol, leurs propres populations sont des sanctuaires ; qu’il est inconcevable que les « autres » osent les attaquer.

Et pourtant cela arrive.

Les attentats de novembre sont la conséquence des bombardements sur la Syrie. Ce qui était le 15 novembre une évidence pour Fillon, Bayrou et Villepin, bien qu’ils se soient tus depuis lors, tout a été fait pour le nier. Jusqu’à l’absurde ; ainsi cette phrase : « Les attentats ne sont pas à cause de ce que nous faisons, mais à cause de ce que nous sommes ». Ce qui nous a valu une définition de « ce que nous sommes ». La francité c’est, depuis novembre, de « boire des bières en terrasse ». Boire des bières en terrasse n’est plus une action, un comportement, un loisir, une dépense : c’est une essence.

Enfin, nous tenons ce que nous cherchons depuis des années : l’identité nationale.

Pour pouvoir continuer la guerre, il faut prétendre que c’est une nouvelle guerre, pas une guerre qui dure depuis plus d’un an dans sa partie syrienne, et qui a commencé depuis bien plus longtemps dans le Moyen-Orient.

Une guerre plus grave, donc nouvelle. Qui change tout. Qui permet de tout changer. De justifier l’état d’urgence, et la démolition programmée de l’Etat de droit. Tandis que l’état d’urgence devient à son tour une preuve de l’urgence et de la nécessité de la guerre.

Guerre et état d’urgence sont les deux composantes indissociables de l’état dans lequel l’Etat nous a mis.

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Être DE-CO-LO-NIAL

Être DE-CO-LO-NIAL…Qu’est ce que ça signifie pour vous? Réfléchir et se poser des questions sur notre monde, sur l’histoire des peuples jusqu’à nos agissements d’aujourd’hui..

Le monde ne tourne pas rond? c’est normal, c’est à cause du manque de décolonialité!

Interview Ramón Grosfoguel

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Interview Ramón Grosfoguel

Publié le Auteur Claude Rougier

Ramón Grosfoguel est professeur dans le département d’études ethniques de l’Université de Berkeley. Membre actif du réseau Modernité/colonialité dès ses débuts, aujourd’hui, il continue à agir pour décoloniser la pensée et le monde. L’interview qui suit est un extrait d’une conversation, en espagnol, qui sera mise en ligne sur Daily Motion

 

 

 

 

 

Claude Rougier : Dans « La inflexión descolonial », l’anthropologue colombien Eduardo Restrepo écrit qu’une des différences importantes entre les Post colonial Studies et les Estudios Descoloniales est que : « la pensée décoloniale est opératoire dans le champ théorique de la colonialité alors que la réflexion des auteurs postcoloniaux l’est dans le champ du colonialisme ». En quoi consiste cette différence entre colonialité et colonialisme ?

Ramón Grosfoguel. Le colonialisme est ce mouvement d’expansion européenne qui commence en 1492 et qui va usurper la souveraineté d’un peuple par des méthodes violentes : l’occupation militaire, l’exploitation brutale de la force de travail, comme c’est le cas avec l’esclavage et l’imposition d’une administration coloniale. Ce processus, qui a commencé il y quatre cent cinquante ans, a donné à l’Europe un privilège qui n’est pas seulement, économique mais aussi culturel et épistémologique. C’est à partir de cette expansion coloniale, que sont apparus des rapports de pouvoir qui n’ont pas disparu avec le colonialisme proprement dit.
Je veux parler de ces hiérarchies qui sont toujours en place aujourd’hui, alors que les administrations coloniales ont disparu presque partout sur la planète (n’oublions pas cependant Puerto Rico, la Palestine et d’autres parties du monde). Il s’agit de rapports de pouvoir qui s’exercent au niveau économique et politique : un type d’exploitation du travail indissociable du développement d’un capital financier central, qui correspond à la domination du Nord global sur le Sud global ; une forme d’autorité politique qui passe par l’organisation d’états-nations, l’état-nation étant cette chimère en vertu de la quelle identité d’un état et identité d’une population s’ajusteraient, ce qui n’est jamais le cas. Cet état-nation est un mécanisme essentiel de la domination à l’intérieur du système mondial actuel. Il existe d’autres hiérarchies, de type pédagogique, esthétique, linguistique, de type racial ou sexuel, de genre.
Toutes ces structures, qui ont leur origine dans une histoire coloniale, ne disparaissent pas avec celle-ci. Elles constituent ce que l’on s’accorde à nommer l’Occident, et grâce à toutes ces hiérarchies, esthétiques, linguistiques, raciales, etc, les critères de l’Occident l’emporteront sur tous les autres. Ces hiérarchies ont été intériorisées, au niveau des individus, de la subjectivité, mais elles existent aussi au niveau des collectifs, des régions, des pays, elles sont intégrées à notre façon de penser la politique, à notre rapport à la nature, aux relations humaines. C’est pourquoi elles font partie de l’imaginaire du monde moderne.
Voilà la raison pour laquelle, dans mes travaux, lorsque je m’adresse à la gauche occidentalisée, j’insiste beaucoup sur le fait que nous ne parlons pas d’un système économique ou politique mais d’une civilisation. En effet, si nous pensons le système monde comme un système économique, toutes ces hiérarchies de pouvoir trouvent leur explication, en dernière instance, dans une determination économique. Mais si nous nous proposons de décoloniser l’économie politique, grâce à un changement dans la géographie de la raison, si nous commencons à penser depuis le Sud Global, alors, il devient clair qu’une multitude de hiérarchies de pouvoir existent au niveau global et qu’elles constituent une civilisation.
Remarquons d’ailleurs que les intellectuels critiques du Sud, qu’il s’agisse des intellectuel(le)s indigènes ou des penseur(se)s noir(e)s, des critiques islamistes ou des penseurs boudhistes, sont tous d’accord sur un point : ce système global est une civilisation, et certains la nomment la civilisation occidentale. Cela nous renvoie au fait que le système global n’est pas seulement un système économique mais quelque chose de beaucoup plus ample. C’est une civilisation qui a produit un système économique, pas un système économique qui a produit une civilisation. Une civilisation qui a détruit toutes les autres, et qui, dès la fin du XIXe siècle, a existé à l’échelle planétaire. Pour quelques rares populations du monde occidentalisé, elle produit la vie et donne accès à des privilèges. Pour toutes les autres, elle produit la mort et la violence .

C. R- Restrepo dit aussi que les post-coloniaux se référent à Foucault et aux auteurs souvent rattachés au  post-structuralisme alors que les décoloniaux seraient plus marqués par la philosophie de la libération et la théorie de la dépendance. Tu partages ce point de vue ?

R. G. Si tu lis la première partie de l’article que j’ai intitulé Decolonizing Post-colonial Studies and the Paradigms of Political-Economy, tu constateras que le début est consacré précisément à ce point : au fait que la perspective postcoloniale reproduit le privilège de l’homme occidental. Je veux parler de ce privilège épistémique de l’homme occidental, au monopole de la connaissance dont jouissent les hommes de cinq pays, qui sont les seuls à faire autorité, les seuls à être légitimes. . Ces hommes sont français, allemands, britanniques, nord-américains (et il y a aussi, mais au second plan, des Italiens). Tout bien considéré, toutes les disciplines des sciences sociales, et même les paradigmes disciplinaires de l’université occidentalisée et de la gauche occidentalisée sont fondés sur les analyses d’hommes qui appartiennent à l’un de ces cinq pays. C’est sur cette base que s’établissent les règles de la pensée critique ou scientifique dans le domaine social, historique, philosophique.
Peut-on, dans ces conditions, parler de diversité épistémique ? N’est-elle pas plutôt étouffée, et finalement détruite ? Nous, les penseurs décoloniaux, nous prenons au sérieux la question de la diversité épistémique. Nous voulons décentrer la pensée de l’homme occidental car elle s’inscrit dans ce que je nommé « une épistemologie raciste-sexiste ». Parce que l’université occidentale et la gauche occidentale renvoient seulement à la pensée de ces hommes là, parce qu’elles mettent de fait sur un plan d’infériorité ce qui se produit ailleurs dans le monde, nous pouvons parler de structures épistémiques racistes et sexistes. Et les écrivains post-coloniaux ont beau faire une critique du colonialisme, ils contribuent au maintien de cette structure épistémique, parce qu’ils fondent leurs analyses sur la pensée d’hommes de ces cinq pays. Pour l’essentiel, il s’agit de Foucault, Derrida, Lacan, Gramsci et Marx, leurs auteurs canoniques. Bien sur, Said, Spivak, Bhabha, ont dit des choses très importantes ; mais si nous nous proposons de décoloniser la connaissance, leur apport s’avère limité. Car, je le répète, si pour toi toute pensée critique se résume à ce qui a été formulé par ces hommes issus de cinq pays, tu finis nécessairement par reproduire le privilège épistemique de ces hommes-là. Voilà une critique que j’ai exposée dans divers articles. C’est un vrai problème de fond. Et ne caricaturons pas : je ne suis pas en train de dire pas qu’il ne faut pas lire Foucault, Derrida, etc. Ce serait grotesque. Je ne suis pas anti-européen, je suis anti-européocentrique (…).
Pour revenir à ta première question, il y a une autre pierre d’achoppement entre les post-coloniaux et les décoloniaux, leur vision de la modernité. Les post-coloniaux voient dans la modernité une solution : il faudrait simplement que les modernités soient diverses, plurielles, etc. Mais nous,les décoloniaux, nous voyons la modernité comme un problème. C’est une civilisation qui a créé la mort, qui élimine des êtres humains et d’autres formes de vie. Une civilisation de la mort, pas un projet d’émancipation, comme le croient les postcoloniaux. Certes, il s’agit d’un projet de civilisation, mais qui est également un projet de domination.
La différence entre les deux perspectives est donc considérable.

Entrevue réalisée en aout 2015

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Sur les Écrits sur l’aliénation et la liberté de Frantz Fanon

« Le colonisé qui résiste a raison ». Sur les Écrits sur l’aliénation et la liberté de Frantz Fanon

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Étrange et fascinant volume que ces Écrits sur l’aliénation et la liberté de Frantz Fanon que, sous la direction de Jean Khalfa et de Robert J.C. Young, font paraître les éditions La Découverte. Étrange d’abord, car foisonnant, labyrinthique, presque excessif dans sa générosité : non seulement ce recueil dévoile tous les inédits et introuvables de Fanon connus à ce jour (sans aucune restriction de statut, de période, d’état d’achèvement, etc.) mais encore s’y ajoutent des documents aussi intrigants pour le chercheur ou l’érudit décolonial que la liste détaillée d’une part significative de sa bibliothèque (agrémentée d’indications sur les annotations marginales que Fanon inscrivit dans les livres qui l’ont marqué) ou encore le résumé détaillé d’un cours qu’il donna à l’université de Tunis.

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Nous voulons vous remercier pour votre participation au Meeting: Contre l’état d’urgence, l’islamophobie et la poursuite de la guerre

Merci à tous les participants et intervenants ! Nous voulons vous remercier pour votre participation au Meeting: Contre l’état d’urgence, l’islamophobie et la poursuite de la guerre, le 13 décembre dernier à Bruxelles. Nous avons eu le plaisir d’accueillir plus de 150 participants tout au long de la journée pour écouter les 16 intervenants, belges … Lire la suite

Tribune d’Angela Davis pour la Marche de la Dignité

Nous vous mobilisons afin de nous rendre massivement à Paris le 31 Octobre pour faire de cette Marche un événement historique ! https://www.facebook.com/events/839779482787539/ « De Ferguson à Paris, marchons pour la dignité ! » Une transformation historique est en cours dans les métropoles occidentales. Depuis 2013, les États-Unis traversent une vague de contestation profonde des … Lire la suite

Race, Colonialité et Eurocentrisme

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Race, une catégorie mentale de la modernité

L’idée de race, dans son sens moderne, n’a pas d’histoire connue avant la conquête de l’Amérique par les Européens. A l’origine, elle servait peut-être à désigner une différence de phénotype entre les conquérants et les conquis, mais ce qui importe c’est qu’elle a très vite désigné des différences supposément biologiques entre ces groupes.
La formation de relations sociales fondées sur cette idée a produit en Amérique des identités sociales historiquement nouvelles (indiens, noirs et métis) et en a redéfinit d’autres. Ainsi, des termes comme « espagnols » et « portugais », et plus tard « européens », qui indiquaient jusqu’alors seulement des provenances géographiques ou le pays d’origine, prirent à ce moment-là, en référence à ces nouvelles identités, une connotation raciale. Et dans la mesure où les relations qui se configuraient alors étaient des relations de domination, de telles identités furent associées aux hiérarchies, lieux et rôles sociaux correspondants, comme constitutifs de ces identités qui s’associèrent aussi par conséquent au modèle de domination coloniale qui s’imposait. En d’autres termes, race et identité raciale furent établies comme des instruments de classification sociale basique de la population.

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Restructuration, audit, suspension et annulation de la dette

Restructuration, audit, suspension et annulation de la dette
Eric Toussaint interviewé par Maud Bailly

Docteur en Sciences politiques de l’Université de Liège et de Paris VIII, également historien de formation, Éric Toussaint est porte-parole du CADTM International. Il se bat depuis de nombreuses années pour l’annulation de la dette des pays du Sud et des dettes publiques illégitimes au Nord. Il a été membre de la Commission d’audit intégral de la dette de l’Équateur (CAIC) mise en place en 2007 par le président Rafael Correa. Cette même année, il a également conseillé le ministre des Finances et le président de l’Équateur en ce qui concerne la création de la Banque du Sud, de même qu’il a fourni son expertise en la matière en 2008 au secrétariat des Nations Unies. En 2008 également, le président paraguayen Fernando Lugo a fait appel à son expérience pour lancer l’audit de la dette de ce pays. Il soutient et est impliqué depuis 2010 dans différentes initiatives d’audit citoyen de la dette en Europe (Grèce, Portugal, Espagne, France, Belgique). En 2011, ses conseils ont été sollicités par la commission d’enquête parlementaire du Congrès brésilien sur la dette (CPI) et en 2013 par la commission économique du Sénat brésilien. En 2012 et en 2013, il a été invité par Alexis Tsipras, le président de Syriza, pour des discussions sur la dette grecque. En novembre 2014, il a été invité au Congrès argentin par les parlementaires de la majorité présidentielle qui souhaitent la mise en place de la commission d’audit de la dette prévue par la loi dite du « paiement souverain » adoptée en septembre 2014. Il a écrit plusieurs ouvrages de références sur la problématique de la dette et des institutions financières internationales et a participé à la rédaction de deux manuels d’audit citoyen de la dette.

 

Selon Éric Toussaint, les processus de restructuration de dettes sont toujours le résultat de calculs économiques et géopolitiques de la part des créanciers et débouchent rarement sur une situation durablement favorable aux débiteurs – à moins que cela ne soit stratégiquement intéressant aux yeux des créanciers. La « restructuration » des dettes souveraines – terme adopté par le FMI, le Club de Paris et les banques privées dans le dernier quart du 20e siècle, et plus récemment, prôné par des mouvements de gauche en Espagne, en Grèce et au Portugal – ne constitue pas une solution satisfaisante. Il est dangereux de reprendre à son compte le terme de restructuration pour définir la solution car dans la pratique les créanciers ont donné à celui-ci le contenu qui leur convient. Le porte-parole du CADTM International recommande à des gouvernements de gauche de donner la priorité à la réalisation d’un audit intégral de la dette (avec une participation citoyenne active), combinée si nécessaire à la suspension des remboursements. Il s’agit de refuser de payer la part de la dette identifiée comme illégitime, illégale, odieuse et/ou insoutenable, ainsi que d’imposer une réduction du reliquat. La réduction du reliquat [c’est-à-dire de la part restante, après annulation de la part illégitime et/ou illégale] peut s’apparenter à une restructuration, mais en aucun cas elle ne pourra isolément constituer une réponse suffisante.


Qu’entend-on par « restructuration » de dette ?

Selon les termes définis par le FMI |1| et le Club de Paris dans une série de documents officiels, une restructuration de dette souveraine implique un échange de dettes contre de nouvelles dettes dans l’écrasante majorité des cas, ou contre des liquidités dans une très faible quantité. Généralement, la restructuration de la dette passe par des négociations entre le pays débiteurs et différentes catégories de créanciers.

Une restructuration de la dette souveraine peut se concrétiser sous 2 formes principales |2| :

1° : Un réechelonnement de dette : en baissant les taux d’intérêt pour diminuer le service de la dette et/ou en allongeant le calendrier des remboursements.

2° : Cela peut se combiner à une réduction de la dette (diminution du stock de dette par abandon de créances dues). La plupart du temps cela passe par le remplacement d’anciens titres ou d’anciens contrats par de nouveaux titres ou contrats. La réduction de dette peut passer par un rachat de dettes avec des liquidités.

Le rachat de la dette contre des liquidités n’a lieu que rarement. Sur les 600 cas de restructurations qui ont eu lieu entre 1950 et 2010, seules 26 d’entre elles impliquent un rachat de dette contre des liquidités. Il s’agit donc d’une infime minorité qui, dans la plupart des cas, était liée à l’initiative PPTE au cours de laquelle, ce qui s’est passé en réalité, c’est qu’une partie des créanciers ont payé aux autres créanciers une partie des dettes accumulées par un pays |3|.

Les restructurations de dettes souveraines prennent donc place dans des situations de crise, souvent en réponse à un défaut (= suspension du paiement total ou partiel) ou à un risque de défaut de paiement du pays débiteur. Lorsque le FMI, le Club de Paris ou la Troïka (comme cela a été le cas en Grèce en 2012) interviennent en organisant une restructuration de la dette, ils visent à rétablir la solvabilité d’un pays débiteur en rendant tout simplement la dette soutenable du poids de vue du paiement. Très souvent, en échange d’une restructuration, les créanciers imposent des conditions qui sont contraires à l’intérêt du pays endetté et surtout à son peuple |4|. D’autre part, les stratégies géopolitiques des créanciers jouent un rôle déterminant dans le choix des pays auxquels est accordé une restructuration de dette et dans les termes de celles-ci.


Y a-t-il eu des restructurations de dettes contrôlées par les créanciers qui ont été durablement favorables aux débiteurs ?

Oui, le cas emblématique est celui de l’Allemagne |5|. Lors d’une conférence tenue en 1953 à Londres, les créanciers de l’Allemagne occidentale, à savoir avant tout les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Belgique et les Pays-Bas |6|, lui ont octroyé une réduction très importante de dette. Les montants empruntés par l’Allemagne entre les deux guerres mondiales et dans l’immédiat après seconde guerre mondiale ont été réduits de 62,5%. Un moratoire de 5 ans a été accordé. De plus, les dettes de guerre qui auraient pu être réclamées à l’Allemagne, notamment pour les destructions et les dommages provoqués par l’Allemagne nazie au cours de la seconde guerre mondiale, ont été reportées sine die. On peut estimer que la dette totale (créances de l’entre-deux guerres, de l’immédiat après seconde guerre mondiale, les réparations et les compensations de guerre) que les puissances alliées pouvaient réclamer à l’Allemagne a donc été réduite de plus de 90 % |7|. Ajoutons à cela que les termes de remboursement pour la part restante suite à la restructuration étaient conçus pour permettre à l’Allemagne de se reconstruire très vite et de redevenir une puissance économique importante.

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Hermann Josef Abs ratifie l’Accord de Londres du 27 février 1953


Quels étaient ces termes favorables ?

1° : L’Allemagne pouvait rembourser dans sa propre monnaie l’essentiel de la dette qui lui était réclamée. Or, le deutschemark n’avait quasiment aucune valeur sur le plan international à cette époque puisque l’Allemagne était une puissance vaincue largement détruite, dont la monnaie n’était ni une monnaie de réserve ni une monnaie forte. Cette possibilité lui a largement bénéficié. Il faut souligner qu’il est très rare que les créanciers acceptent d’un pays qu’il rembourse dans sa monnaie nationale si elle est faible |8|. Généralement les créanciers exigent d’être remboursés en devises fortes (dollar, euro, livre sterling, yen, etc.).

2° : Les créanciers se sont engagés à acheter des produits allemands afin de fournir à son économie des débouchés importants, de lui permettre de dégager des recettes commerciales, d’accumuler des devises étrangères et d’équilibrer sa balance des paiements.

3° : Les créanciers acceptaient qu’en cas de litige avec l’Allemagne, des tribunaux allemands soient alors compétents.

4° : Il était prévu que le service de sa dette ne dépasserait pas 5 % des revenus tirés par l’Allemagne de ses exportations.

5° : Les taux d’intérêt ne pouvaient pas dépasser 5 % et pouvaient dans certaines circonstances être renégociés et revus à la baisse.

Cela a permis à l’Allemagne de se reconstruire rapidement. Il est très important de préciser que l’accord de Londres concernait l’Allemagne de l’Ouest. Le pays était en effet séparé en deux parties : l’Allemagne de l’Est [la République démocratique allemande (RDA)] qui faisait partie du bloc soviétique, et l’Allemagne de l’Ouest [la République fédérale d’Allemagne (RFA)] rattachée au camp occidental. Si les créanciers de l’Allemagne de l’Ouest ont fait de telles concessions aux autorités de RFA, c’est qu’ils voulaient absolument que l’Allemagne de l’Ouest soit stable face au bloc soviétique dans un climat de guerre froide. Ils craignaient des troubles sociaux importants dans une Allemagne alors ébranlée, ce qui aurait bénéficié aux mouvements les plus à gauche, au détriment des intérêts des puissances occidentales dans un contexte de guerre froide avec le bloc soviétique. Il s’agissait également de tirer les leçons des conséquences du Traité de Versailles de 1919 qui imposait à l’Allemagne des contraintes intenables |9|. Enfin, n’oublions pas que l’Allemagne était devenue dès la fin du 19e siècle la principale puissance économique et militaire du continent européen.

En résumé, non seulement le fardeau de la dette a été très fortement allégé et d’importantes aides économiques sous forme de dons (environ l’équivalent en 2014 de 10 milliards de dollars versés à l’Allemagne de l’Ouest par les États-Unis via le Plan Marshall entre 1948 et 1952 |10|) ont été octroyées à l’Allemagne de l’Ouest, mais surtout on lui a permis d’appliquer une politique économique tout à fait favorable à son redéploiement. Les grands groupes industriels privés ont pu se consolider, ceux-là mêmes qui avaient joué un rôle clé dans l’aventure militaire de la première guerre mondiale, dans le soutien aux nazis, dans le génocide des peuples juifs ou tziganes, dans la spoliation des pays occupés ou annexés, dans la production militaire et l’effort logistique gigantesque de la seconde guerre mondiale. L’Allemagne a pu développer d’impressionnantes infrastructures publiques, elle a pu soutenir ses industries afin de satisfaire la demande locale et de conquérir des marchés extérieurs.

Ce rappel des conditions historiques dans lesquelles l’annulation de la dette allemande a été accordée montre bien qu’il est difficile d’imaginer qu’aujourd’hui, des pays comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal ou Chypre puissent obtenir, au travers d’un processus de restructuration de leur dette, des conditions proches de celles obtenues par l’Allemagne de l’Ouest dans les années 1950. Cela paraît impossible à cause de la composition et de l’orientation des instances européennes, des gouvernements de pays les plus forts de l’Europe, de la direction du FMI ainsi que du contexte historique actuel.


Hormis l’Allemagne de l’Ouest, quels sont les autres exemples de restructurations de dette favorables aux débiteurs ?

Un autre cas de restructuration de dette est celui de la Pologne en 1991. Le pays a bénéficié d’une réduction de dette importante, de l’ordre de 50 % de sa dette bilatérale à l’égard des créanciers du Club de Paris. Ceux-ci voulaient favoriser le gouvernement pro-occidental de Lech Walesa, qui venait de quitter le Pacte de Varsovie, l’alliance militaire entre les pays du bloc soviétique. Certes la réduction de la dette polonaise a été moins importante que la réduction de la dette allemande, mais le contexte rappelle un peu ce qui a été fait à l’égard de l’Allemagne occidentale en 1953. Il s’agit d’un des pays les plus importants quittant le bloc de l’Est pour passer dans le camp occidental, en adoptant des mesures économiques en adéquation avec cette ligne, c’est-à-dire des politiques néolibérales, des politiques de privatisation, qui ont débouché quelques années plus tard sur l’intégration de la Pologne à l’Union européenne.

C’est lors du même sommet du G7 à Londres en 1991 que fut également octroyé à l’Égypte une réduction de la moitié de sa dette bilatérale à l’égard des créanciers du Club de Paris. Il s’agissait pour les États-Unis et leurs alliés d’obtenir une coopération du régime en place, en l’occurrence le soutien du dictateur Moubarak lors de la première guerre du Golfe.

Enfin, on peut parler de la réduction de la dette en Irak, obtenue en 2004 |11|. Rappelons le contexte : les États-Unis et leurs alliés envahissent l’Irak le 20 mars 2003. Quelques jours plus tard, le secrétaire d’État au Trésor états-unien invite ses collègues du G7 à une réunion à Washington, au cours de laquelle il déclare que la dette contractée par Saddam Hussein est une dette odieuse. Il enjoint aux créanciers de concéder une très forte réduction de la dette, afin que les nouvelles autorités désignées par les forces d’occupation puissent reconstruire le pays. On assiste à une réduction de l’ordre de 80 % de la dette réclamée par les principaux créanciers bilatéraux de l’Irak, les autres créanciers (privés, ainsi que la Banque mondiale et le FMI) ont ensuite suivi.


Quelles sont les similitudes et les différences entre les cas cités ci-dessus ?

Le point commun entre tous ces exemples est que l’on se situe dans une situation de conflit armé ou de tension extrêmement forte entre blocs ou puissances, ce qui amène la puissance dominante, dans ce cas-ci les États-Unis, à obtenir de ses partenaires un effort important de réduction de dette servant leurs intérêts géostratégiques. Il n’en reste pas moins que l’Allemagne avec l’accord de 1953 est un cas exceptionnel, car toutes les conditions liées à la réduction de dette visaient réellement à ce que le pays redevienne une puissance de premier plan. Tandis que dans les autres cas, il s’agissait de faire des concessions à des pays pour les remercier de leur acte d’allégeance, et non de faire de ces pays de véritables puissances économiques. D’une certaine manière, on peut comparer ce qui a été fait à leur égard à ce qu’un suzerain de l’époque féodale pouvait faire à l’égard de ses vassaux, dans des rapports de domination/soumission et de fidélité.


N’y a-t-il pas eu des cas où les pays concernés par la restructuration de leur dette n’ont pas fait preuve de cette allégeance ?

Je connais un seul cas, qui a pu arriver parce que le scénario ne s’est pas déroulé comme les créanciers l’avaient prévu. C’est le cas de la Bolivie en 2005 qui a bénéficié d’un allègement de sa dette multilatérale dans le cadre de l’IADM [Initiative d’allégement de la dette multilatérale] entreprise par le G8, la Banque mondiale, le FMI et d’autres créanciers multilatéraux, dans le prolongement de l’initiative PPTE. Pour les créanciers, il s’agissait là aussi de faire des concessions aux autorités d’un pays se comportant de manière docile. La Bolivie est un pays qui a été soumis à une « stratégie du choc » à partir de 1985, avec un programme de privatisation massif mis au point avec la collaboration active du FMI, de la Banque mondiale, du Club de Paris et des États-Unis. Au bout d’une douzaine d’années de politiques d’ajustement structurel, la Bolivie se trouvait dans une santé économique défaillante et avait perdu de sa capacité de se relever. C’est dans ce contexte là que le pays a intégré l’initiative PPTE. Et c’est parce qu’il acceptait de poursuivre des politiques d’ajustement qu’il a bénéficié d’un allègement important de ses dettes |12|. Le calcul des créanciers s’appuyait sur le fait que cela allait conforter au pouvoir les partis qui avaient appliqué ces politiques d’ajustement. Or, c’est un outsider, Evo Morales, qui a été élu en tant que candidat d’un mouvement politique de gauche radicale, le MAS [Movimiento al socialismo, Mouvement vers le socialisme]. Le nouveau gouvernement a donc pu bénéficier de l’allègement de dette qui venait d’être octroyé au régime précédent. Il était trop tard pour que les créanciers fassent marche arrière puisque la dette avait déjà été allégée.

Cette restructuration de dette a donc bénéficié au pays et à sa population parce qu’au même moment, a accédé au pouvoir un gouvernement menant des politiques qui tournaient radicalement le dos aux mesures politiques et économiques prônées par les créanciers. C’est important de préciser cela dans le sens où toute une série de pays qui ont obtenu des allègements de dette comparables n’en ont pas fait bénéficier leur économie et leur population puisqu’ils se sont engagés dans 5 ou 10 années supplémentaires d’ajustement structurel. Rappelons que dans tous les cas précités de restructurations de dette contrôlées par les créanciers, ces derniers avaient stratégiquement intérêt à opérer des réductions significatives de dette.


Qu’en est-il de l’Argentine ? Suite à la plus importante suspension de paiement de dette de l’histoire opérée en 2001 par le gouvernement argentin, ce dernier a renégocié sa dette souveraine : quels étaient les termes de cette restructuration ?

Effectivement, en 2005 et en 2010, la dette argentine a été restructurée au travers d’un processus d’échange de titres : d’anciens titres ont été échangés contre de nouveaux. Le contexte était le suivant : fin décembre 2001, les autorités argentines, en l’occurrence le président intérimaire Adolfo Rodríguez Saá, a suspendu unilatéralement le paiement de la dette argentine sous la forme de titres pour un montant de 80 milliards de dollars à l’égard des créanciers privés et du Club de Paris (6,5 milliards de dollars). Signalons qu’il n’a toutefois pas suspendu le paiement de la dette à l’égard du FMI, de la Banque mondiale et d’autres organismes financiers multilatéraux. Cette suspension est intervenue dans un contexte de crise économique et de soulèvement populaire contre les politiques menées depuis des années par une succession de gouvernements néolibéraux, le dernier en date étant celui de Fernando De la Rua. C’est donc sous la pression populaire et alors que les caisses de l’État étaient quasiment vides que les autorités argentines ont suspendu le paiement de la dette.

La suspension de paiement de la dette sous forme de titres souverains a duré de décembre 2001 à mars 2005. Cette suspension a été bénéfique pour l’économie et pour le peuple argentin. De 2003 à 2009, l’Argentine a enregistré chaque année un taux de croissance de 7 à 9%. Certains économistes affirment que la croissance argentine ne s’expliquent que par l’augmentation des prix des matières premières qu’elle exporte. Or il est clair que si l’Argentine avait continué les remboursements les gains réalisés par l’État grâce aux exportations (càd les impôts qu’ils prélèvent sur les bénéfices des exportateurs privés) auraient été destinés au remboursement de la dette.
Entre 2002 et 2005, les autorités argentines ont mené des négociations intenses avec les créanciers en vue de convaincre une majorité d’entre eux d’accepter un échange de titres. Les autorités argentines proposaient d’échanger les titres en cours contre de nouveaux, dotés d’une décote de plus de 60 %, mais s’engageaient en échange à honorer ces nouveaux titres et à garantir un taux d’intérêt intéressant qui, de plus, serait indexé à la croissance du PIB de l’Argentine. Il s’est donc agi d’une restructuration de la dette par échange de titres : 76 % des titres ont été échangés en mars 2005. Ceci était alors considéré comme une majorité suffisante pour se protéger contre les 24 % qui n’avaient pas participé à l’échange. Les autorités avaient annoncé à l’époque que ceux qui ne participeraient pas perdraient tous droits à une restructuration ultérieure de dette.


Mais alors pourquoi l’Argentine a-t-elle opéré une autre restructuration de dette en 2010 ?

En effet, en contradiction avec ces propos, et sous les protestations de Roberto Lavagna, l’ancien ministre de l’économie qui avait participé activement à la restructuration de 2005, le gouvernement argentin a ouvert à nouveau la négociation avec les 24 % des créanciers restants. Ceci a abouti à un nouvel échange de titres en 2010 avec 67 % d’entre eux. Au total, 8 % des titres qui étaient en suspension de paiement depuis 2001 sont restés en dehors de ces deux échanges successifs (2005 et 2010), c’est ce qu’on appelle les « hold out ». Dans ces deux restructurations, outre les caractéristiques des bons échangés citées précédemment, les nouveaux bons de 2005 et de 2010 comportaient une clause dans laquelle l’Argentine acceptait qu’en cas de litige, la juridiction compétente soit celle des États-Unis |13|.


In fine, cette restructuration peut-elle être considérée comme une réussite ? D’autres gouvernements peuvent-ils s’inspirer de la stratégie argentine ?

Cette restructuration a été présentée par les autorités argentines comme une réussite puisque la réduction de la dette (en matière de stock par rapport au montant réclamé au pays) était importante, de l’ordre de 50 à 60 %. Mais en échange, l’Argentine a octroyé de très fortes concessions aux créanciers : des taux d’intérêt importants ; une indexation sur la croissance du PIB, ce qui signifie que le pays acceptait lui-même de perdre une partie des bénéfices de sa croissance puisqu’il en faisait profiter les créanciers ; la renonciation à l’exercice de sa souveraineté en cas de litige.

En réalité, la voie argentine n’est pas celle à suivre, mais elle constitue néanmoins une source d’inspiration. Elle montre l’intérêt de la suspension de paiement et les limites d’une restructuration négociée en faisant d’importantes concessions aux créanciers. On peut en prendre pour preuve la situation d’aujourd’hui.

1° : les montants à rembourser aux créanciers qui ont accepté l’échange sont tout à fait considérables ; les autorités argentines reconnaissent elles-mêmes qu’elles ont remboursé l’équivalent de 190 milliards de dollars de 2003 à aujourd’hui.

2° : la dette argentine a certes diminué en 2005 et 2010, mais elle dépasse aujourd’hui le montant de 2001.

3° : l’Argentine est mise sous pression pour rembourser de manière tout à fait abusive les fonds vautours qui ont refusé de participer à l’échange, suite aux verdicts de la justice américaine – c’est-à-dire pas seulement un juge de New York mais également la Cour suprême des États-Unis – qui a donné raison aux fonds vautours |14|.


Quid de l’Équateur : suite à l’audit intégral de sa dette publique opéré en 2007-2008, le pays a également obtenu une réduction de dette en 2009. Peut-on dans ce cas parler de « restructuration » ?

Non, dans le cas de l’Équateur, il ne s’agit pas d’une véritable restructuration |15|. Il n’y a pas eu d’échange de titres, et surtout il n’y a pas eu de négociation avec les créanciers. C’est une très bonne chose. Les anciens titres n’ont pas été remplacés par de nouveaux. L’Équateur a suspendu unilatéralement le paiement de sa dette publique et a annoncé aux créanciers privés de ces titres, qui s’appelaient bonos Global 2012-2030 |16|, qu’il était disposé à les racheter avec une décote de 65 % et avant une certaine date limite. Ces titres n’existent donc plus aujourd’hui. L’Équateur n’a dès lors pas restructuré sa dette en négociant avec ses créanciers des taux d’intérêts ou la durée de remboursement sur de nouveaux titres.

Ajoutons que l’Équateur a combiné cela avec un audit intégral de la dette publique, qui a précédé la suspension de paiement. Le timing a été le suivant : en juillet 2007 a été créée une Commission d’audit intégral dont j’ai fait partie. Celle-ci a fonctionné jusqu’en septembre 2008, c’est-à-dire 14 mois au cours desquels il y a eu un dialogue entre le gouvernement et les membres de la commission. Cette dernière a remis ses travaux et recommandations au gouvernement et à la Présidence de l’Équateur. Sur cette base, l’exécutif de l’Équateur a décidé de suspendre le paiement d’une partie de sa dette sous la forme de titres, comme mentionné précédemment. Ce n’est qu’ensuite, en 2009, qu’il a imposé aux créanciers une réduction très importante de dette.

Pour donner des chiffres concrets : le Trésor public équatorien a racheté pour moins de 1 milliard de dollars des titres valant 3,2 milliards de dollars. Cela lui a permis d’économiser environ 2,2 milliards de dollars de stock de dette, auxquels il faut ajouter les 300 millions de dollars d’intérêts par an pour la période 2008-2030. Au total, grosso modo, l’Équateur a épargné plus de 7 milliards de dollars. Cela a permis de dégager de nouveaux moyens financiers permettant au gouvernement d’augmenter les dépenses sociales dans la santé, l’éducation, l’aide sociale et dans le développement d’infrastructures de communication.


Faut-il considérer que cette voie bénéficie davantage au pays que celle de l’Argentine ?

Oui, sans aucun doute. On pourrait également se poser la question : est-ce qu’une attitude aussi ferme d’un pays comme l’Équateur l’a empêché d’avoir de nouveau accès aux marchés financiers ? La réponse est négative. Alors qu’en 2009 l’Équateur a imposé à ses créanciers l’effort que je viens de mentionner, moins de 5 années plus tard, le pays émettait de nouveau sur les marchés financiers des titres avec un taux d’intérêt de l’ordre de 7 %, ce qui est nettement inférieur au taux payé par l’Argentine ou le Venezuela (le taux d’intérêt payé par ce pays oscille entre 12 et 15% alors qu’il paye sans interruption ses dettes depuis 1990). Ce qui montre que des actes radicaux n’excluent pas forcément des sources traditionnelles de financement.

Ainsi, dans le cas de l’Équateur, on peut parler d’acte unilatéral souverain de suspension de paiement et de rachat de dette sans négociation, combiné à un audit, qui a abouti à un résultat tout à fait bénéfique pour la population.


Qu’en est-il de l’Islande suite à l’effondrement du système bancaire en 2008 ?

Dans le cas de l’Islande, on ne peut pas non plus parler de « restructuration ». Que s’est-il passé ? Le système bancaire privé islandais s’est effondré en octobre 2008, victime de ses propres aventures financières frauduleuses. Le bilan des banques islandaises représentait plus de 10 fois la production annuelle de richesse de l’Islande ! Le système bancaire islandais avait donc grossi de manière démesurée, à l’instar de l’Irlande, voire de la Belgique à la même époque. Suite à l’effondrement du système bancaire, les autorités islandaises ont mis en faillite ces institutions bancaires privées et ont refusé d’octroyer les 3,5 milliards d’euros exigés par les gouvernements du Royaume-Uni et des Pays-Bas qui avaient spontanément indemnisé ceux de leurs ressortissants qui étaient clients de ces banques islandaises. Il est important de souligner que cette mesure a été prise sous la pression populaire : la mobilisation sociale a en effet été extrêmement forte, s’exerçant à plusieurs reprises à l’encontre de la volonté des autorités du pays. Deux référendums ont été organisés suite à la pression de la rue. Au cours du premier, plus de 90 % des votants ont déclaré qu’ils refusaient qu’on indemnise le Royaume-Uni et les Pays-Bas |17|. Des négociations ont donc débouché sur un nouveau plan d’indemnisation. Celui-ci a de nouveau été rejeté lors d’un second référendum par près de 2/3 des votants. Ce refus d’indemnisation a été combiné à une autre mesure forte prise par les autorités islandaises, à savoir un contrôle très strict sur les mouvements de capitaux. En effet, en guise de réponse à une situation de crise où le pays était menacé d’une fuite massive de capitaux de la part des grandes sociétés capitalistes nationales et étrangères, les autorités islandaises ont interdit les sorties de capitaux. A noter que le FMI a soutenu l’instauration du contrôle strict des mouvements de capitaux ! |18|

Les résultats de ces différentes mesures ont été bénéfiques à l’Islande, qui a connu une récupération économique nettement plus importante que les pays d’Europe qui ont procédé d’une autre manière. À l’instar de l’Irlande ou la Grèce qui ont sauvé leur secteur bancaire au profit des banquiers privés, ont accepté des prêts de la Troïka et une restructuration de leur dette et ont honoré leurs créanciers.

Il est intéressant d’ajouter que dans le cas islandais, la Cour de justice de l’Association européenne de libre-échange [plus communément appelée « Cour AELE » et qui concerne le Liechtenstein, la Norvège et l’Islande] a donné tort en janvier 2013 au Royaume-Uni et au Pays-Bas qui l’avaient saisie afin d’obtenir une condamnation de l’Islande à payer les compensations qu’ils exigeaient. La Cour de justice a considéré que rien n’obligeait les autorités publiques à assumer les devoirs d’institutions privées islandaises. Cette conclusion est à retenir puisqu’elle pourrait servir de base de jurisprudence pour trancher dans d’autres litiges possibles |19|.

Dans le cas de l’Islande, il ne s’agit donc pas non plus de restructuration de dette, mais bien d’un acte unilatéral souverain de refus de payer des indemnités réclamées par deux puissances économiques beaucoup plus fortes qu’elle.


Tu as mentionné le fait que la Grèce a procédé à une restructuration de sa dette qui ne lui a pas été bénéfique : pourquoi ?

C’est exact. Le contexte est le suivant : à partir de début 2010, la Grèce a été victime d’attaques spéculatives des marchés financiers qui ont exigé des taux d’intérêt totalement exagérés en contrepartie de financement servant à rembourser sa dette. La Grèce était donc au bord de la cessation de paiement parce qu’elle ne parvenait pas à refinancer sa dette à des taux raisonnables. La Troïka est intervenue avec un plan d’ajustement structurel sous la forme d’un « Mémorandum ». Il s’agissait de nouveaux crédits octroyés à la Grèce, à condition qu’elle rembourse ses créanciers : c’est-à-dire avant tout des banques privées européennes, à savoir dans l’ordre les banques françaises, allemandes, italiennes, belges… Ces crédits étaient bien évidemment assortis de mesures d’austérité qui ont eu un effet brutal, voire catastrophique, sur les conditions de vie des populations et l’activité économique elle-même.

En 2012, la Troïka a organisé une restructuration de la dette grecque concernant uniquement les créanciers privés, à savoir des banques privées des États de l’Union européenne qui avaient déjà réussi à fortement se désengager mais conservaient tout de même certaines créances sur la Grèce, et d’autres créanciers privés tels que des fonds de pension de travailleurs grecs. Cette restructuration impliquait une réduction de la dette grecque de l’ordre de 50 à 60 % à l’égard des créanciers privés. La Troïka elle-même, qui avait prêté de l’argent à la Grèce à partir de 2010, a organisé la restructuration de la dette grecque en refusant de réduire les créances qu’elle détenait. Cette opération a été présentée comme une réussite par les médias dominants, les gouvernements occidentaux, le gouvernement grec ainsi que le FMI et la Commission européenne. On a tenté de faire croire à l’opinion publique internationale et à la population grecque que les créanciers privés avaient consenti des efforts considérables pour tenir compte de la situation dramatique dans laquelle se trouvait la Grèce. En réalité, cette opération n’a absolument pas été bénéfique pour le pays en général, et encore moins pour sa population. Après une baisse momentanée de la dette au cours de l’année 2012 et au début 2013, la dette de la Grèce est repartie à la hausse et a dépassé le niveau atteint en 2010-2011. Les conditions imposées par la Troïka ont entraîné une chute dramatique de l’activité économique du pays, le PIB a baissé de plus de 25 % entre 2010 et début 2014. Et surtout, les conditions de vie de la population ont été dramatiquement dégradées : violation des droits économiques et sociaux et des droits collectifs, régression en matière de système de retraite, réduction drastique des services rendus par la santé publique et l’éducation publique, licenciements massifs, perte de pouvoir d’achat… Ajoutons de plus que l’une des conditions à l’allègement de la dette grecque était le changement de droit applicable et de juridiction compétente en cas de litige avec les créanciers. En somme, cette restructuration de dette peut être considérée comme totalement contraire aux intérêts de la population grecque et de la Grèce en tant que pays.


En quoi compares-tu cette restructuration de la dette grecque avec le Plan Brady qui a été déployé dans les pays du Sud suite à la crise de la dette qui a éclaté en 1982 ?

Le Plan Brady |20| a effectivement été mis en place à la fin des années 1980 et a concerné une vingtaine de pays du Sud endettés. Il s’agissait d’un plan de restructuration de dettes avec un échange des créances bancaires contre des titres garantis par le Trésor états-unien, à condition que les banques créditrices réduisent le montant des créances et qu’elles remettent de l’argent dans le circuit. Le volume de la dette a été réduit de 30 % dans certains cas, et les nouveaux titres [les bons Brady] ont garanti un taux d’intérêt fixe d’environ 6 %, ce qui était très favorable aux banquiers. Le problème était ainsi réglé pour les banques et repoussé pour les débiteurs.

On retrouve les mêmes ingrédients au sein du Plan Brady que dans les restructurations de dettes imposées à la Grèce, mais aussi à l’Irlande, au Portugal et à Chypre.

1° : Le Plan Brady, tout comme les Mémorandums imposés aux pays de la « périphérie » de l’Union européenne, ont en commun le fait que les autorités publiques des grandes puissances et des institutions internationales remplacent comme principaux créanciers les banques privées. Tous ces plans visent donc à permettre aux banques privées de se retirer comme créanciers principaux des pays concernés et de s’en tirer à bon compte, en étant remplacées par les pouvoirs publics des grandes puissances créancières et par des institutions multilatérales comme le FMI. C’est exactement ce qui s’est passé dans le cadre du Plan Brady. En Europe, c’est la Commission européenne, le Mécanisme européen de stabilité [MES], la BCE et le FMI qui ont, en tant que créanciers, remplacé progressivement et massivement les banques privées et les autres institutions financières privées.

2° : Toutes ces opérations sont bien évidemment accompagnées de conditionnalités qui imposent la mise en œuvre de politiques d’austérité et d’orientation néolibérale extrêmement dures.

3° : L’autre point commun, c’est l’échec de ces restructurations pour les pays débiteurs. Dans le cadre du plan Brady, même des économistes néolibéraux comme Kenneth Rogoff et Carmen Reinhart |21| reconnaissent que celui-ci n’a pas été bénéfique pour les pays concernés : les réductions de dette ont finalement été beaucoup plus faibles que ce qui avait été annoncé et, sur le long terme, le montant total de la dette a augmenté et les montants remboursés sont considérables. On peut en dire autant aujourd’hui de la Grèce, de Chypre, du Portugal et de l’Irlande.


En somme, si la restructuration de dette n’est pas la solution, quelle voie préconises-tu pour que les États puissent résoudre le problème de la dette ?

« Restructurer » signifie remodeler, sans toucher à la structure. « Répudier », en revanche, implique une rupture, un refus de quelque chose. Il s’agit pour les États de poser des actes souverains unilatéraux : 1° en réalisant un audit intégral de la dette – avec une participation citoyenne active ; 2° en suspendant le paiement de celle-ci ; 3° en refusant d’en payer la part illégitime ou illégale ; 4° en imposant une réduction du reliquat. La réduction du reliquat [c’est-à-dire de la part restante, après annulation de la part illégitime et/ou illégale] peut s’apparenter à une restructuration, mais en aucun cas elle ne pourra isolément constituer une réponse suffisante.


Que se passe-t-il si un gouvernement entame des négociations avec les créanciers en vue d’une restructuration sans suspendre le paiement de la dette ?

Sans suspension de paiement préalable et sans audit rendu public, les créanciers se trouvent en situation de domination. Or il ne faut pas sous-estimer leur capacité de manipulation, qui amènerait les gouvernements à faire des compromis inacceptables. C’est la suspension du paiement de la dette en tant qu’acte souverain unilatéral qui crée le rapport de force avec les créanciers. De plus, une suspension force les créanciers à se montrer. En effet, quand il s’agit d’affronter les détenteurs de titres, s’il n’y a pas de suspension ceux-ci agissent de manière masquée, opaque car les titres ne sont pas nominatifs. Et c’est seulement en faisant basculer ce rapport de force que les États créent les conditions pour pouvoir imposer des mesures qui fondent leur légitimité sur le droit international et et sur le droit interne.


Dans ce cas, le gouvernement pourrait entamer une négociation afin de démontrer à l’opinion publique que les créanciers adoptent une position inacceptable et qu’il ne lui reste pas d’autre issue que d’opter pour une action unilatérale ?

Oui, mais cette démarche comporte un risque. Il n’est pas exclu que les créanciers fassent traîner la négociation et réussissent à créer de la confusion dans l’esprit de la population en faisant passer le gouvernement pour intransigeant et en gagnant un maximum de temps, alors que le pays a besoin d’une solution d’urgence et ne peut pas se permettre de vider ses caisses pour payer la dette.

Définir le moment opportun pour décréter la suspension du remboursement de la dette correspond aux conditions spécifiques de chaque pays : état de la conscience de la population, situation d’urgence ou non, chantage ou non des créanciers, situation économique générale du pays… Dans certaines circonstances, l’audit peut précéder la suspension de paiement ; dans d’autres, les deux actions doivent se dérouler simultanément.

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