Lundi 22 Février 2016 au Pianofabriek
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St Gilles / Bruxelles
Le « Platon noir »
Portrait de C.L.R. James
Né en 1901 sur l’île de Trinidad, Cyril Lionel Robert James est une figure majeure de l’histoire intellectuelle et politique du XXe siècle. Au-delà de son livre Les Jacobins noirs, il est l’auteur d’une œuvre foisonnante qui nourrit les pensées critiques contemporaines, tout particulièrement les cultural et postcolonial studies.
Né en 1901 à Tunapuna sur l’île de Trinidad, alors colonie de la Couronne britannique, et mort dans le quartier de Brixton à Londres en 1989, Cyril Lionel Robert James est une figure majeure de l’histoire intellectuelle et politique du XXe siècle, qu’il a traversée de part en part. Encore largement méconnu en France, où n’ont à ce jour été traduits que son classique, Les Jacobins noirs : Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue, ainsi qu’un recueil de textes Sur la question noire aux États-Unis [1], James est l’auteur d’une œuvre foisonnante. Dans le monde anglophone, sa pensée nourrit les pensées critiques contemporaines, tout particulièrement la théorie marxiste et les cultural et postcolonial studies, qui se partagent et souvent se disputent son héritage.
Cricket et littérature
De son enfance à Trinidad, James aimait évoquer le souvenir de ses deux passions : le cricket d’un côté, qui, de son aveu même, instille en lui pour toujours l’éthique puritaine de l’Angleterre victorienne ; la littérature de l’autre, en particulier les œuvres des grands écrivains anglais, Shakespeare, Dickens et surtout le Thackeray de La Foire aux vanités. Élève puis enseignant au Queen’s Royal College de Port of Spain, James désire poursuivre une carrière littéraire. Il écrit plusieurs nouvelles remarquées (La Divina Pastora, Turner’s Prosperity, Triumph) et un roman, Minty Alley [2], qui dépeignent la vie quotidienne dans les quartiers pauvres (barrack-yards) de la ville.
Faisant ses premiers pas en politique, il devient un partisan réformateur de l’autonomie (self-governement) des Antilles, sinon de leur indépendance, et rédige un ouvrage sur une figure politique locale, The Life of Captain Cipriani : An Account of British Government in the West Indies [3], dans lequel il écrit :
N’importe quel homme qui tente de faire pour les siens ce que les Anglais sont si fiers d’avoir vu accomplir par les leurs, devient immédiatement une personne dangereuse dans les yeux du colon anglais, un révolutionnaire sauvage, un homme sans respect pour l’ordre public […]. Ce qui est la plus grande vertu chez eux devient le plus grand crime dans les colonies [4].
Cette acerbe critique n’implique nullement la remise en cause, par James, de son Englishness, dont il témoignera tout au long de sa vie. Ce qu’il dénonce alors, c’est, pour reprendre les mots de l’intellectuel libéral indien Dadabhai Naoroji, l’« Un-British rule » qui prévaut dans les colonies britanniques. Évoquant son départ pour l’Angleterre en 1932, James écrira, non sans ironie : « L’intellectuel britannique se rendait en Grande-Bretagne » [5].
Révolutionnaire-historien
Fraîchement débarqué en Angleterre, James passe plusieurs semaines à Londres, où il fréquente les cercles littéraires du quartier de Bloomsbury. Il rejoint ensuite la petite ville de Nelson, où il aide le célèbre joueur de cricket trinidadien Learie Constantine à écrire sa biographie, Cricket and I (1933), et où il s’intéresse de près aux luttes sociales autour de l’industrie textile. Fasciné par l’Histoire de la révolution russe de Trotski, mais aussi par Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, il étudie méthodiquement les écrits de Lénine et de Marx.
Ayant obtenu un poste de chroniqueur sportif auprès du Manchester Guardian, pour lequel il couvre la saison de cricket, il s’installe à Londres où il intègre l’Independent Labour Party et se lie étroitement avec le mouvement trotskiste. En 1937, il est l’auteur de World Revolution, 1917-1936 : The Rise and Fall of the Communist International [6], virulente critique des politiques du Komintern sous la direction de Staline, saluée par George Orwell entre autres. Il traduit également en anglais le Staline de Boris Souvarine, publié à New York en 1939.
Durant ces mêmes années, James devient un acteur central du mouvement panafricain londonien. À la suite de l’invasion de l’Éthiopie par Mussolini en 1935, il est l’un des fondateurs de l’International African Friends of Abyssinia, organisation à laquelle participent également son compatriote George Padmore, Jomo Kenyatta ou encore Amy Ashwood Garvey. Elle cède bientôt la place à l’International African Service Bureau, dont James dirige l’organe de presse, International African Opinion.
En 1934, il achève l’écriture d’une pièce de théâtre, Toussaint Louverture. The Story of the Only Successful Slave Revolt in History [7], dont la première représentation a lieu en 1936 au Westminster Theatre de Londres avec, dans le premier rôle, Paul Robeson, célèbre acteur noir américain, anti-impérialiste et communiste. Songeant depuis plusieurs années à écrire une histoire de la révolution haïtienne, James fait de longs séjours en France pour compulser les archives. Le résultat en est Les Jacobins noirs (1938), ouvrage qui s’offre explicitement comme une propédeutique aux futures luttes de décolonisation en Afrique et où, armé des outils théoriques du marxisme, l’auteur explique l’articulation entre la lutte des « jacobins blancs de la métropole et la révolte des esclaves noirs de Saint-Domingue », le joyau des colonies françaises. Est publié, la même année, un petit livre de James, A History of Negro Revolt, ultérieurement renommé A History of Pan-African Revolt [8].
« Américaniser le bolchevisme »
En 1938 toujours, James se rend aux États-Unis, à l’invitation du Socialist Workers Party. Quelques mois plus tard, il rencontre Trotski à Mexico, où les deux hommes s’entretiennent longuement de la « question noire » aux États-Unis. Par la suite, James s’attache à en démontrer l’importance fondamentale dans la perspective d’une révolution américaine, ce qui fait de lui l’un des principaux représentants du Black Marxism [9].
Il insiste spécifiquement sur l’autonomie des luttes noires en tant que condition de possibilité de leur inscription au sein du mouvement révolutionnaire international : « Ce n’est que par l’approfondissement et l’élargissement continus de leurs luttes indépendantes que les Nègres seront, en fin de compte, amenés à reconnaître que le mouvement ouvrier organisé est leur seul véritable allié et que leurs luttes font partie de la lutte pour le socialisme. » [10] L’exemple de cette union des luttes de classes et de « races » est, à ses yeux, la grève des métayers à laquelle il participe en 1941 dans le sud-est du Missouri. Durant ces années américaines, James se lie également à Richard Wright et fréquente d’autres écrivains africains-américains, dont Ralph Ellison et Chester Himes.
Dès 1940, il entame un processus de rupture avec l’héritage de Trotski et crée, avec Raya Dunayevskaya, au sein du Workers Party, la Johnson Forest Tendency (J.R. Johnson est son pseudonyme). Rejoints par Grace Lee Boggs, ils défendent la double idée que règne en URSS un capitalisme d’État et que le modèle du parti d’avant-garde n’est plus adapté aux mouvements révolutionnaires actuels. Ces thèses sont développées dans plusieurs essais, dont The Invading Socialist Society (1947) et State Capitalism and World Revolution (1950). Dans la lignée de Lénine mais aussi de Marcuse, la tendance s’engage dans un vaste effort de réinterprétation de la philosophie hégélienne, synthétisé par James dans ses Notes on Dialectics : Hegel, Marx, Lenin.
Depuis le début de son séjour américain, et à l’instar de Gramsci en Italie, James avait reconnu que, pour « bolchéviser l’Amérique », il était nécessaire d’ « américaniser le bolchevisme », autrement dit de traduire le marxisme pour le peuple américain, comme Lénine l’avait fait en Russie [11]. C’est d’un tel effort de traduction que relèvent aussi les réflexions qu’il consacre à la littérature et aux « arts populaires » américains (cinéma hollywoodien, soap operas, romans de détective, etc.), pour lesquels il se passionne et auxquels il consacre un long manuscrit, rédigé en quelques mois en 1950 : Notes on American Civilization (publié seulement en 1992).
Arrêté en 1952 par les Services d’immigration et de naturalisation, il est incarcéré à Ellis Island où il écrit un essai sur Melville, Mariners, Renegades and Castaways [12] (1952). Il est expulsé des États-Unis en 1953.
Retour aux Antilles
De retour à Londres, James poursuit à distance ses activités avec ses collaboratrices et fonde le groupe « Correspondence », qui édite des pamphlets et un journal donnant la parole aux ouvriers américains. Il se rapproche de « Socialisme ou Barbarie » et cosigne en 1958, avec Grace Lee Boggs et Cornelius Castoriadis (sous le pseudonyme de Pierre Chaulieu), un essai, Facing Reality, qui a pour objet la révolution hongroise de 1956, les conseils ouvriers consacrant à ses yeux la conception de l’auto-émancipation qu’il défend depuis plus d’une décennie.
Cette idée du gouvernement du peuple par le peuple, il en retrouve aussi les racines dans la démocratie athénienne, à laquelle il consacre un essai, Every Cook Can Govern. Il poursuit en outre ses réflexions sur l’art populaire, en particulier dans deux textes, « Popular Art and the Cultural Tradition » (1954) et « A Preface to Criticism » (1955) où, à partir de l’exemple du cinéma (Griffith, Chaplin, Eisenstein) et de la tragédie shakespearienne, il replace le public (audience) au centre de la production artistique.
Loin d’oublier les luttes de décolonisation, il voyage en 1957 au Ghana, à l’invitation de son dirigeant Kwame Nkrumah, qu’il avait connu aux États-Unis. Pour James, qui sera toujours sensible au rôle des « grands hommes » dans l’histoire, le dirigeant ghanéen s’inscrit dans la lignée des grands révolutionnaires, aux côtés de Toussaint Louverture et de Lénine. James écrit un livre, Nkrumah and the Ghana Revolution, qui ne sera publié qu’en 1977, avec quelques addenda rendant compte des dérives autoritaires ultérieures du régime de Nkrumah, lequel aurait commis la même erreur que Toussaint Louverture avant lui : avoir rompu avec les masses sur lesquelles il s’était appuyé pour construire son mouvement.
En 1958, James se rend à Trinidad, où son ancien élève du Queen Royal’s College, Éric Williams, auteur de Capitalisme et esclavage (1944) et futur premier Premier ministre, lui propose de participer au People’s National Movement (PNM). James devient rédacteur en chef du journal du mouvement, The Nation. Il milite pour la création d’une fédération des Antilles et s’efforce de traduire les perspectives socialistes dans un langage national-populaire, d’où l’intérêt qu’il porte par exemple au calypso, musique afro-caribéenne, et à son « roi », le Mighty Sparrow (Slinger Francisco).
À travers les conférences qu’il délivre en 1960, réunies sous le titre Modern Politics, James en appelle à recueillir l’héritage de l’histoire et de la pensée politiques occidentales, de Platon à Lénine, en passant par saint Jean (qu’il décrit comme un « sujet colonial »), Rousseau, Hegel et Marx. Dès cette période, cependant, un conflit ouvert l’oppose à Williams, qui se révèle beaucoup plus frileux que lui quant au projet d’une fédération et fait des compromis avec les États-Unis que James ne peut tolérer. Ce dernier quitte Trinidad en 1962, à la veille de l’indépendance.
« Beyond a Boundary »
En 1963 est publié le second « classique » de James, Beyond a Boundary, aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs ouvrages d’histoire sociale du sport. Ce livre mêle fragments autobiographiques, portraits de joueurs anglais et antillais, réflexions sur le cricket comme art, etc. Dans Les Jacobins noirs, le travail des esclaves des manufactures sucrières de Saint-Domingue préfigure, à une échelle insulaire, l’émergence du « prolétariat moderne » [13] sur la scène mondiale ; dans Mariners, Renegades and Castaways, le navire de Moby Dick s’offre comme « une miniature de toutes les nations du monde et de toutes les parties de la société » [14]. Le terrain de cricket de Beyond a Boundary, quant à lui, est cet espace, aux limites franches, sur lequel se réfractent les relations de classe et de « race » qui traversent la société trinidadienne. Au delà de cette dernière, l’évolution de l’art (technique et éthique) du cricket reflète ce que James, qui n’a pas oublié Spengler, dépeint comme un « déclin de l’Occident » [15].
Dans les années 1960-1970, James fait figure de mentor du « Black Power » et est invité dans les universités américaines et canadiennes . Il fait de nombreux séjours en Afrique, notamment en Tanzanie, auprès du président Nyerere dont il loue la variante de « socialisme africain », sans pour autant rompre avec la perspective d’une révolution en Afrique, ainsi que le prouvent les relations qu’il entretient avec le militant guyanais Walter Rodney, assassiné en 1980. Il s’intéresse à l’expérience cubaine, s’enthousiasme pour ce qu’il appelle la « révolution française » de mai 1968 et, plus tard, pour le mouvement Solidarność en Pologne.
Parallèlement, il se rapproche des grands écrivains caribéens, Georges Lamming, V.S. Naipaul et Wilson Harrison, qui le mettront en scène, anonymement, dans leurs œuvres littéraires. En 1980, le London Times le dénomme « le Platon noir de notre génération ». Dans les années de 1980, son appartement de Brixton est le lieu des visites de ceux, tels Stuart Hall, qui désirent recueillir son expérience et son enseignement. C.L.R. James meurt en mai 1989, quelques mois avant la chute du mur de Berlin. Il est enterré à Trinidad.
Sur sa stèle funéraire sont gravés ces mots, tirés de Beyond a Boundary :
Le temps passerait, des anciens empires s’effondreraient et de nouveaux prendraient leur place, les relations entre pays et entre classes se modifieraient avant que je ne découvre que ce n’était pas la nature des biens ni leur utilité qui importait, mais le mouvement, non pas où vous êtes et ce que vous avez, mais d’où vous venez, où vous vous rendez et à quel rythme vous y allez .
Ces mots résument à merveille ce qu’a été la trajectoire de James, intellectuel diasporique par excellence. Ils condensent ce qu’est sa pensée : une pensée en mouvement, car une pensée du mouvement, ainsi qu’en témoigne, parmi de nombreux autres exemples, cette belle formule des Notes on Dialectics : « Je pense depuis longtemps qu’un très grand révolutionnaire est aussi un grand artiste, et qu’il développe des idées, des programmes, etc., comme Beethoven développe un mouvement » .
C.L.R. James aujourd’hui
Penseur hétérodoxe, James se révèle être un éminent représentant du « marxisme occidental », dont la géographie s’étend donc au-delà de l’Occident. En attestent, dans le monde anglophone, les appropriations multiples de son œuvre qui en reflètent la polyphonie. Mais la réception de cette œuvre n’en est pas moins traversée par une tension, allant jusqu’à la scission, entre deux figures types : d’une part, un James marxiste, théoricien d’une émancipation universelle puisant ses sources dans le monde occidental ; d’autre part, un James panafricaniste et postcolonial avant l’heure, héraut d’une théorie de la différence historique et de la « provincialisation de l’Europe ».
Si cette tension a bel et bien des racines dans la pensée de James lui-même – dont la conception différentielle de la révolution en Europe et des luttes anticoloniales dans le monde non européen ne rompt pas avec tout historicisme –, elle ne s’y fossilise jamais en opposition binaire, comme l’illustre l’usage complexe, à la limite de la déconstruction, qu’il fait de la notion d’arriération (backwardness, au sens économique et politique). C’est pourquoi l’étude de l’œuvre de James rend possible un profond renouvellement d’une critique de l’eurocentrisme qui, pour demeurer nécessaire, semble être aujourd’hui dans l’impasse.
L’attention portée par James aux histoires subalternes, son désir d’écrire une histoire des marges et depuis les marges contestant l’histoire dominante (celle des « historiens capitalistes »), font écho à la tâche que se sont donnés, après lui, les théoriciens postcoloniaux. Force est néanmoins de constater qu’il ne défend jamais l’idée qu’il s’agirait d’histoires locales, intrinsèquement fragmentaires, irréductibles à une histoire mondiale une et homogène. Autrement dit, il ne s’agit jamais pour lui de remettre en cause le « grand récit de la modernité », mais plutôt de distendre ce dernier, de l’arracher à sa matrice européenne-coloniale, pour révéler le rôle central qu’y ont joué les sujets colonisés et racialisés.
Ces problématiques sont d’autant plus d’actualité, dans le contexte français, que l’introduction des postcolonial studies depuis maintenant une dizaine d’années s’y est accompagnée d’une véritable levée de boucliers induisant une binarisation des positions, souvent caricaturale et d’autant plus dommageable que la persistance de l’héritage colonial et la reproduction des catégories raciales appellent aujourd’hui une réponse résolue, qui ne peut aller sans une refonte des pensées critiques, de leurs objets comme de leurs instruments théoriques.
Aller plus loin
Textes de C.L.R. James : http://www.marxists.org/archive/james-clr/, dernière consultation le 26 mai 2014.
Trois biographies intellectuelles de C.L.R. James
Paul Buhle, C.L.R. James : The Artist as Revolutionary, Londres et New York : Verso, 1992.
Frank Rosengarten, Urban Revolutionary : C.L.R. James and the Struggle for a New Society, Jackson : University of Mississipi Press, 2010.
Kent Worcester, C.L.R. James : A Political Biography, Albany : State University of New York Press, 1996.
Trois vidéos avec C.L.R. James
« In Conversation with Stuart Hall », dernière consultation le 26 mai 2014.
« E.P. Thompson and C.L.R. James », dernière consultation le 26 mai 2014.
« Beyond a Boundary », dernière consultation le 26 mai 2014.
Pour citer cet article :
Matthieu Renault, « Le « Platon noir ». Portrait de C.L.R. James », La Vie des idées , 25 juillet 2014. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Le-Platon-noir.html
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par , le 25 juillet 2014