Mahmoud Darwich (en arabe : محمود درويش), né le 13 mars 1941 à Al-Birwah en Galilée (Palestine sous mandat britannique) et mort le 9 août 2008 à Houston (Texas, États-Unis), est une des figures de proue de la poésie palestinienne.
Avec Ramzi Aburedwan et les musiciens de Dal’Ouna, le jeune chanteur palestinien Oday Khatib, des musiciens angevins, l’intervention de Kwal pour le Slam …
A la mort de Darwich j’ai écrit un petit truc, la nuit même, je n’ai pas voulu dormir cette nuit-là. Comme l’enfant veille de fête qui s’applique à crever la surprise. Je comptais partir de ça pour faire quelque chose de plus long. Sauf que la énième barbarie est venue et je n’ai plus réussi à écrire pourquoi il faut lire Darwich, alors que Gaza…
J’aurais voulu dire la fascination qui a transpercé mon enfance, pour les titres des livres de Darwich ; livres que, pendant longtemps, je n’ouvrais jamais, les titres suffisaient, les titres étaient déjà trop beaux, bien trop : Au Dernier soir sur cette terre, Une Mémoire pour l’oubli, Et la terre se transmet comme la langue, La Terre nous est étroite. J’aurais voulu dire mes épaules le soir où je découvrais de sa bouche le poème en hommage à Edward Said, où je plongeais mon regard dans cette tendre citadelle interdite qu’est la langue arabe pour moi, transmise et pourtant jamais déliée. Ce moment, ces pleurs échangés et la philosophie qui me rattrape, heureusement, par la main d’Etienne Balibar sur mon épaule, ce soir-là au Reid Hall à Paris. J’aurais voulu dire l’Humanité et la puissance du Discours de l’homme rouge. L’inquiètude de le savoir dans le lit de l’étrangère et la libération de me savoir autorisée à goûter l’étranger.
Le bonheur de le lire dire les amandiers et l’émerveillement de découvrir que les mots existent, par delà les langues, honneur de la traduction, honneur d’Elias Sanbar.
J’aurais voulu que ceux qui ont aimé Identité en crescendo réalisent l’oeuvre de Mahmoud Darwich et la dette, même pour ceux, ici, aujourd’hui en France. Et la beauté. Et l’horreur de la poésie, de la liberté. Mais la chair et le fer rendent l’entreprise ridicule, comme d’argumenter la beauté de Nina Simone un soir de lynchage ou après l’acquittement des bourreaux de Rodney King.
Gaza est brûlé et appeler à lire est dérisoire : chaque fois que je ferme les yeux je ne rêve que de missiles sol air pour lacérer leurs ciels, leurs chiens de fer, humilier leurs sourires carnassiers.
Il n’y a de pourquoi qui puisse trouver une réponse, qui, à la poésie, mêlera la raison.
Immanquablement, la nuit du deuil, se sont imposés à moi des qui, des comment, qui délient la poitrine du poids qui la creuse et dévoile, découvre finalement une compagnie qui me laisse encore orpheline, après Edward Saïd. Après Frantz Fanon. Encore. Pour tous ces frémissements du beau et pour tout ce que je ne sais pas écrire, j’aurais voulu dire pourquoi il faut lire Mahmoud Darwich. Il reste mon rêve de Palestine.
Qui portera l’impossible ?
Plus ni larme ni encre
Nos pères ne peuvent-ils survivre à 67 ?
Qui portera l’impossible ?
Cette négritude flasque avachie dans l’informe ?
Cette arabité flasque avachie dans l’informe ?
Qui se souvient de l’homme-rouge ?
Qui libèrera la Palestine ?
Qui fera de moi une femme libre ?
Qui illuminera ma route ?
Qui portera l’impossible ?
Qui bercera mes rêves d’enfance ?
Qui m’endormira au son des canons ?
Qui d’Irlande me réveillera à Beyrouth ?
Qui me consolera de la mort d’Edward ?
Qui ne trahira ni les mots ni les miroirs ?
Ni les visions ni les mémoires ?
Qui me consolera donc si mon oncle est mort ? Où seront les mots ?
Sous quel ciel ? En quelle selle ?
Qui portera l’impossible ?
Qui me souviendra le pays aux lettres ?
Qui me murmurera les honneurs lointains ?
Qui m’attendrira au seuil de la porte ?
Qui accueillera ma haine de la force ?
Qui portera l’impossible ?
Qui me consolera de la mort d’Edward ?
Qui reste-t-il ?
Malik m’a répondu « il reste nous ».
Avec qui veillerai-je et boirai-je ?
Djamal m’a répondu « je pense à toi ».
Dans chaque nuage une solitude, et le vent boussole du migré vers le nord.
Paris sommeille et mon coeur tendre récolte chaque miette de douceur pour ne pas hurler.
De rage et de tristesse, l’alcool brûle la gorge, il suffit.
Que je ne range plus la plume, sans relâche que j’exerce mon glaive,
Chaque seconde de cette nuit de veillée me portera à l’aube digne.
Je veux voir le ciel s’éclairer du soleil,
Je veux voir la lumière dévoiler la journée
Je ne veux pas dormir
Je veux payer de ma fatigue ma vie
Je veux peiner de ma jeunesse
Je veux soigner ma tête des yeux ouverts
Je veux promettre et m’y tenir
Je veux veiller jusqu’à vomir
Ma rage et ma tristesse
Mon âge et mes faiblesses
Et que s’offre la détermination d’une puissance de l’écrit
Qui modèle le réel, le figure en chaque esprit
Je veux prendre de l’avance
En atteignant les nimbes
Je veux pénétrer le silence
D’une ville qui crache sur les humbles
Je veux précéder le clocher
Et surprendre le temps
Faucher sa trajectoire
Parce qu’il m’a volé mon oncle
Qui n’a pas fini d’écrire
Qui avec peine eu le temps de se dresser.
J’aurai le temps.
Les traductions sont toutes d’Elias Sanbar, à l’exception de Chronique de la tristesse ordinaire traduit par Olivier Carré et de Une Mémoire pour l’oubli traduit par Yves Gonzalez-Quijano et Farouk Mardam-Bey.
Chronique de la tristesse ordinaire
Carte d’identité
Inscris !
Je suis Arabe
Le numéro de ma carte : cinquante mille
Nombre d’enfants : huit
Et le neuvième… arrivera après l’été !
Et te voilà furieux !
Inscris !
Je suis Arabe
Je travaille à la carrière avec mes compagnons de peine
Et j’ai huit bambins
Leur galette de pain
Les vêtements, leur cahier d’écolier
Je les tire des rochers…
Oh ! je n’irai pas quémander l’aumône à ta porte
Je ne me fais pas tout petit au porche de ton palais
Et te voilà furieux !
Inscris !
Je suis Arabe
Sans nom de famille – je suis mon prénom
« Patient infiniment » dans un pays où tous
Vivent sur les braises de la Colère
Mes racines…
Avant la naissance du temps elles prirent pied
Avant l’effusion de la durée
Avant le cyprès et l’olivier
…avant l’éclosion de l’herbe
Mon père… est d’une famille de laboureurs
N’a rien avec messieurs les notables
Mon grand-père était paysan – être
Sans valeur – ni ascendance.
Ma maison, une hutte de gardien
En troncs et en roseaux
Voilà qui je suis – cela te plaît-il ?
Sans nom de famille, je ne suis que mon prénom.
Inscris !
Je suis Arabe
Mes cheveux… couleur du charbon
Mes yeux… couleur de café
Signes particuliers :
Sur la tête un kefiyyé avec son cordon bien serré
Et ma paume est dure comme une pierre
…elle écorche celui qui la serre
La nourriture que je préfère c’est
L’huile d’olive et le thym
Mon adresse :
Je suis d’un village isolé…
Où les rues n’ont plus de noms
Et tous les hommes… à la carrière comme au champ
Aiment bien le communisme
Inscris !
Je suis Arabe
Et te voilà furieux !
Inscris
Que je suis Arabe
Que tu as rafflé les vignes de mes pères
Et la terre que je cultivais
Moi et mes enfants ensemble
Tu nous as tout pris hormis
Pour la survie de mes petits-fils
Les rochers que voici
Mais votre gouvernement va les saisir aussi
… à ce que l’on dit !
DONC
Inscris !
En tête du premier feuillet
Que je n’ai pas de haine pour les hommes
Que je n’assaille personne mais que
Si j’ai faim
Je mange la chair de mon Usurpateur
Gare ! Gare ! Gare
À ma fureur !
Une mémoire pour l’oubli
Arrive cet Américain qui a le don d’être là quand il ne le faut pas, cet Américain heureux d’assister au spectacle, d’être le témoin privilégié d’une expérience tellement unique. Une guerre est un siège! Quoi de plus excitant que toute cette mort pour un Américain traquant les drames avec sa caméra, son carnet et son épouse? Je l’ai appelé le Cause-man, parce qu’il adore les situations brûlantes. Sa fascination pour une guerre qui lui offre une telle moisson médiatique n’est pas sans m’inquièter. Il faudrait que nous mourrions davantage pour qu’il travaille mieux, pour qu’il profite davantage de la compagnie des victimes. Il est venu de New York, tout exprès, pour nous observer. Ce n’est pas son métier que de courir à la recherche de l’information, il ne le fait pas par obligation professionnelle. Non, c’est un amateur qui enregistre le drame sur vidéo et sur cassettes.
Qu’est ce que vous ressentez ? Me demande-t-il.
Le contraire de ce que vous pouvez ressentir
Qu’est ce que vous voulez dire ?
Qu’est ce que vous ne voulez pas dire ?
Est-ce que vous reconnaîtrez Israel ?
Non.
Le professeur avait été appelé au QG pour participer à l’élaboration d’une vague formule juridique où il serait fait allusion, plus ou moins clairement, à cette question qui s’ajoutait au pilonnage que nous subissions. De vagues déclarations au sujet des décisions du Conseil de sécurité. On demandait à la victime de reconnaître à son bourreau le droit de la tuer, à ceux qui périssaient sous les décombres de proclamer la légitimité de leurs assassins. Les circonstances favorisaient sans doute cette sorte de viol politique, mais plus encore le sadisme de cette horde d’avions. Pour la première fois, on demandait à notre absence de devenir une présence à part entière, une présence pour dénier notre existence, pour nous excuser d’avoir cru en la liberté, pour qu’il soit possible d’affirmer qu’il était juste que nous n’existions pas afin de donner à l’autre le droit de décider de notre propre destin. Et cet autre, affirmant sa présence de tout son arsenal de mort, nous demandait d’exister, un peu, pour qu’il ait le droit de nous renvoyer à une absence perpétuelle.
Pourquoi nous demande-t-on maintenant de reconnaître Israel ?
Pour votre salut, pour le salut du monde.
Quand on se noie, on n’a pas envie que le courant soit plus fort. Quand on se brûle, on ne désire pas que les flammes soient attisées. Quand on est pendu, on ne souhaite pas que la corde soit solide…
Au dernier soir sur cette terre
Le discours de l’homme rouge
I
Ainsi, nous sommes qui nous sommes dans le Mississippi. Et les reliques d’hier nous échoient. Mais la couleur du ciel a changé et la mer à l’Est a changé. O maître des Blancs, seigneur des chevaux, que requiers-tu de ceux qui partent aux arbres de la nuit? Elevée est notre âme et sacrés sont les pâturages. Et les étoiles sont mots qui illuminent…Scrute les, et tu liras notre histoire entière : ici nous naquîmes entre feu et eau, et sous peu nous renaîtrons dans les nuages au bord du littoral azuré. Ne meurtris pas davantage l’herbe, elle possède une âme qui défend en nous l’âme de la terre. O seigneur des chevaux, dresse ta monture qu’elle dise à l’âme de la nature son regret de ce que tu fis à nos arbres. Arbre mon frère. Ils t’ont fait souffrir tout comme moi. Ne demande pas miséricorde pour le bûcheron de ma mère et de la tienne.
(…)
VII
Il y a des morts qui sommeillent dans des chambres que vous bâtirez. Des morts qui visitent leur passé dans les lieux que vous démolissez. Des morts qui passent sur les ponts que vous construirez. Et il y a des morts qui éclairent la nuit des papillons, qui arrivent à l’aube pour prendre le thé avec vous, calmes tels que vos fusils les abandonnèrent. Laissez donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, qu’ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts.
Comme des fleurs d’amandier ou plus loin
EXIL (4)
Contrepoint
New York. Novembre. Cinquième Avenue.
Le soleil est une soucoupe éclatée.
A l’ombre, j’ai dit à mon âme étrangère :
Cette ville est-elle Babylone ou Sodome ?
Là-bas, il y a trente ans, j’ai rencontré Edward
Au seuil d’un abîme électrique haut comme le ciel.
Les temps étaient moins contraires.
L’un et l’autre nous avons dit :
Si ton passé est expérience,
que le lendemain soit sens et vision !
Partons,
allons à notre lendemain, assurés
de la sincérité de l’imagination
et du miracle de l’herbe.
Ce soir-là, je ne sais plus si nous avons été
au cinéma
mais j’ai entendu des Indiens
anciens m’interpeller :
Ne fais confiance ni au cheval ni à la modernité.
Non. Aucune victime n’interroge son bourreau :
Suis-je toi ? Si mon glaive
avait été plus grand que ma rose…
te demanderais-tu
si j’agirais comme toi ?
Pareille question attise la curiosité du romancier
dans un bureau de verre ouvert sur les lys du jardin… Là où
l’hypothèse est blanche comme la conscience
de l’écrivain s’il règle ses comptes
avec la nature humaine : nul lendemain
dans la veille, avançons donc !
Le progrès pourrait être le pont du retour
à la barbarie…
New York. Edward se réveille sur la paresse
de l’aube. Il joue un air de Mozart. Dispute
une partie de tennis sur le court de l’université.
Médite sur la migration de l’oiseau
par-delà grontières et barrières.
Parcourt le New York Times. Rédige
sa chronique nerveuse. Maudit un orientaliste
qui guide un général au point faible
d’une Orientale.
Se douche. Choisit un costume
avec l’élégance d’un coq.
Boit son café au lait et crie
à l’aube : Ne traîne pas !
Sur le vent, il marche. Dans le vent,
il sait qui il est. Nul toit au vent.
Ni demeure. Et le vent est une boussole
pour le nord de l’étranger.
Il dit : Je suis de là-bas . Je suis d’ici
et je ne suis pas là-bas ni ici.
J’ai deux noms qui se rencontrent et se séparent,
deux langues, mais j’ai oublié laquelle était
celle de mes rêves.
J’ai, pour écrire, une langue au vocabulaire docile,
anglaise
et j’ai une autre, venue des conversations du ciel avec Jérusalem. Son timbre est argenté, mais elle est rétive à mon imagination !
Et l’identité ? je dis.
Il répond : Autodéfense…
L’identité est la fille de la naissance. Mais
elle est en fin de compte l’oeuvre de celui
qui la porte, non
le legs d’un passé. Je suis le multiple… en moi,
mon dehors renouvelé… Mais
j’appartiens à l’interrogation de la victime. N’étais-je
de là-bas, j’aurais entraîné mon coeur
à y élever la gazelle de la métonymie…
Porte donc ta terre natale où que tu sois…
et sois narcissique s’il le faut.
– Exil, l’univers extérieur,
exil, l’univers intérieur.
Qui es-tu donc entre eux ?
– Je ne me définis pas vraiment
de peur de me perdre. Je suis ce que je suis
et je suis mon autre dans une dualité
harmonieuse entre parole et signe.
Si j’étais poète, j’écrirais :
Je suis deux en un,
Telles les ailes d’une hirondelle
Si le printemps vient à tarder
Je me contente de porter la bonne nouvelle.
Il aime des pays et les quitte
(L’impossible est-il lointain ?)
Il aime migrer vers toute chose,
car dans le libre périple entre les cultures,
il y a place pour quiconque
cherche l’essence de l’homme.
Voici qu’une marge avance, qu’un centre recule.
L’Orient n’est pas absolument Orient,
ni l’Occident, Occident.
Car l’identité est plurielle,
elle n’est pas citadelle ou tranchées.
La métaphore dormait sur l’une des rives du fleuve,
elle aurait enlacé l’autre,
n’était la pollution.
– As-tu écrit ton roman ?
– J’ai essayé… Tenté à travers lui de retrouver
mon image dans les miroirs
des femmes lointaines,
mais elles ont disparu dans leur nuit fortifiée.
Elles ont dit : Notre univers est indépendant
du texte.
Aucun homme n’écrira la femme, énigme et rêve.
Aucune femme, l’homme, symbole et star.
Nul amour ne ressemble à un autre,
nulle nuit à une autre nuit.
Alors énumérons les vertus des hommes et rions !
– Qu’as tu alors fait ?
– J’ai ri de mon absurdité
et mis mon roman au panier !
Le penseur bride le récit du romancier et
le philosophe dissèque les roses du chanteur.
Il aime des pays et les quitte :
Je suis ce que je serai et deviendrai.
Je me construirai moi-même
et choisirai mon exil.
Mon exil, coulisses de la scène épique.
Je défends le besoin des poètes
de lendemains et de souvenirs,
défends des arbres qui habillent les oiseaux
de pays et d’exil
et défends une lune encore digne
avec un poème d’amour,
une idée brisée par la fragilité de ses défenseurs
et un pays enlevé par les légendes.
– Pourrais-tu revenir à quoi que ce soit ?
– Ce qui me précède tire ce qui me suit
et se presse…
Pas le temps à mon horloge pour tracer des traits
Sur le sable. Mais je peux visiter la veille
comme le font les étrangers
s’ils écoutent au soir
le poète pastoral :
« A la fontaine, une jeune fille emplit sa jarre
de lait des nuages
et elle pleure et se rit d’une abeille
qui a piqué son coeur du côté de l’absence.
L’amour est-il douleur de l’eau
Ou maladie dans la brume… »
(Et ainsi de suite jusqu’à la fin de la chanson.)
– Tu pourrais donc être atteint du mal
de la nostalgie ?
– Une nostalgie du lendemain.
Plus lointaine, plus élevée
et encore plus lointaine. Mon rêve guide mes pas
et ma vision pose mon rêve sur mes genoux,
chat familier.
C’est le réalisme imaginaire, le fils de la volonté :
Nous pouvons
inverser
la fatalité du gouffre !
– Et la nostalgie d’un hier ?
– Le penseur ne s’y intéresse
que pour comprendre
l’attrait de l’étranger pour les outils de l’absence.
Quant à moi, ma nostalgie est un conflit
sur un présent
qui saisit le lendemain par les couilles.
– T’es tu infiltré dans hier, le jour où
tu t’es rendu à la maison, ta maison
dans le quartier de Tâlibîya ?
– Je me suis préparé à m’étendre dans
le lit de ma mère tel l’enfant quand il a peur
de son père. J’ai essayé de revivre ma naissance,
de suivre le chemin du lait
sur le toit de ma vieille maison, essayé de
palper la peau de l’absence et le parfum de l’été
dans le jasmin du jardin. Mais le monstre
de la vérité
m’a éloigné d’une nostalgie alerte derrière moi,
telle une voleuse.
– As-tu peur et de quoi ?
– Je ne peux rencontrer la perte de face.
Tel le mendiant, je me suis tenu à la porte.
Demanderai-je à des inconnus qui dorment
dans mon lit… la permission d’une visite
de cinq minutes à moi-même ?
Me courberai-je avec respect devant les habitants de mon rêve d’enfant ?
Demanderont-ils : Qui est ce visiteur étranger
indiscret ? Pourrai-je parler
de paix et de guerre entre victimes et victimes
des victimes, sans une seule incise ?
Me diront-ils : Pas de place pour deux rêves
dans la même alcôve ?
Ni lui, ni moi.
Mais lui est un lecteur qui s’interroge sur ce que
Nous dit la poésie au temps du désastre.
Sang
et sang
et sang
dans ta patrie
dans mon nom et le tien, dans la fleur
d’amande, la peau de la banane, le lait
de l’enfant, la lumière et l’ombre,
le grain de blé, la boîte à sel.
Des snipers habiles font mouche,
sang
sang
et sang
cette terre est plus petite que le sang
de ses enfants,
debout, telles les offrandes, aux seuils
de la résurrection.
Cette terre est-elle vraiment
bénie ou baptisée
avec du sang
du sang
et du sang
que n’assèchent ni les prières ni le sable ?
Pas de justice suffisante dans les pages
Du Livre saint
pour prodiguer aux martyrs la joie
de marcher librement sur les nuages.
Sang, le jour.
Sang, dans l’obscurité. Sang dans les mots !
Il dit : Le poème pourrait accueillir la perte,
filet de lumière luisant au coeur d’une guitare,
ou messie monté sur une jument
ensanglantée de belles
métaphores. Qu’est le beau, sinon la présence
du véridique dans la forme ?
Dans un monde sans ciel, la terre se change
En gouffre. Et le poème est un présent de la consolation,
Une qualité des vents, qu’ils soient de sud
Ou de nord.
Ne décris pas ce que la caméra discerne de tes blessures.
Crie pour t’entendre et crie pour savoir
que tu es encore vivant et vivant, que la vie
sur cette tette est encore possible.
Invente un espoir
pour les mots, crée un point cardinal
ou un mirage
qui prolonge l’espérance
et chante, car le beau est liberté.
Je dis : la vie définie comme
le contraire de la mort… n’est pas une vie !
Il dit : Nous vivrons, même si la vie
nous abandonnait
à nous-mêmes. Soyons les seigneurs des mots
qui rendront leurs lecteurs éternels,
pour parler comme ton génial ami Ritsos…
Et il dit : Si je mourais avant toi,
Je te confie l’impossible !
Je demande : Est-il lointain ?
Il répond : A portée d’une génération.
Je dis : Et si je mourais avant toi ?
Il répond : Je consolerais les monts de Galilée
et j’écrirais : « Le beau, c’est parvenir
à l’adéquat. »
Bon ! N’oublie pas :
Si je meurs avant toi, je te confie l’impossible !
Je lui ai rendu visite à la nouvelle Sodome
en l’an deux mille deux.
Il résistait à la guerre de Sodome
contre les gens de Babylone
et au cancer.
Tel le dernier héros épique,
il défendait le droit de Troie
à sa part du récit.
Aigle faisant ses adieux à sa cime là-haut,
tout là-haut,
car la résidence au-dessus de l’Olympe
et sur les sommets
peut générer l’ennui.
Adieu
Adieu, poésie de la douleur !
Au dernier soir sur cette terre
Onze astres sur l’épilogue andalou.
II
Comment écrire
Au-dessus des nuages ?
Comment écrire au-dessus des nuages le legs des miens ?
Et les miens
Quittent le temps ainsi qu’ils abandonnent leurs manteaux dans les maisons, et les miens
Chaque fois qu’ils édifient une citadelle, l’abattent pour dresser
Une tente qui abrite leur nostalgie du premier palmier.
Les miens trahissent les miens
Dans les guerres de la défense du sel. Mais Grenade est d’or
De la soie des mots brodés d’amandes, de l’argent des larmes dans
La corde du luth. Grenade est toute à la grande ascension vers elle-même
Et il lui revient d’être telle qu’elle le désire : la nostalgie pour
Toute chose passée oui qui passera. L’aile d’une hirondelle effleure
Le sein d’une femme dans son lit, et elle crie : Grenade est mon corps
Un homme égare sa gazelle dans les prairies, et il crie :
Grenade est mon pays
Et je suis de là-bas, alors chante, que les chardonnerets construisent de mes côtes
Une escalier au ciel proche. Chante la geste de ceux qui montent vers
Leur fin, lune après lune dans la ruelle de l’aimée. Chante les oiseaux du jardin
Pierre après pierre. Que je t’aime toi qui m’as dépecé
Corde après corde sur le chemin vers sa nuit chaude.
Chante
Et le parfum du café après toi a perdu son matin. Chante mon départ
Du roucoulement des palombes sur tes genoux et du gîte de mon âme
Dans les lettres de ton nom simple. Grenade est destinée au chant, alors chante !
Et la terre se transmet comme la langue.
Ils sont rentrés
Au terme du long tunnel à leurs miroirs, et rentrés
Quand solitaires ou rassemblés, ont retrouvé le sel de leurs frères et délaissé
Les légendes de la défense des places pour l’ordinaire des mots
Ils ne lèveront plus s’ils veulent, mains ou bannières aux miracles
Ils sont rentrés célébrer l’eau de leur existence, et ordonner cet éther
Marier leurs fils à leurs filles, faire danser un corps dans le marbre estompé
Suspendre à leurs plafonds tresses d’oignons, cornes grecques et ail pour l’hiver
Traire les pis de leurs chèvres et nuages qui ont coulé des livrées des colombes
Ils sont rentrés aux confins de leur obsession, à la géographie de la magie divine
Au tapis de feuilles de bananier dans la terre des tracés anciens
Une montagne sur la mer
Derrière les souvenirs deux lacs
Un littoral pour les prophètes
Et une rue pour les parfums de l’oranger.
(…)
Ils sont rentrés car ainsi ils l’entendaient et ont retrouvé la flamme dans leurs flûtes, alors le lointain
S’avança du lointain, ensanglanté de leurs vêtements et de la fragilité du verre. Le chante s’éleva
Sur la distance et l’absence. Avec quelles armes brise-t-on le plein vol de l’âme ?
Dans chacun de leurs exils des pays qu’aucun mal n’a atteints
Ils accomplissaient leur légende selon leur volonté et pour les cailloux composaient l’éclat des oiseaux. Chaque fois
Qu’ils passaient par un fleuve, le déchiraient et le consumaient de nostalgie, et chaque fois
Qu’ils rencontraient un iris, pleuraient et s’interrogeaient.
Sommes-nous un peuple ou le vin des nouvelles offrandes ?
O chant. Rassemble les éléments
Et porte-nous
Flanc après flanc
Et descends les vallées
Va le chant
Tu es au meilleur fait du lieu
Et du temps
Et de la force des choses en nous
Jamais partis, jamais arrivés. Leurs coeurs sont des amandes dans les rues. Les places étaient plus vastes qu’un ciel qui ne les recouvrait point. Et la mer les oubliait.
(…)
Cet enfer est l’enfer. Ils ont appris à faire pousser la menthe dans leurs chemises
A planter le liseron autour de leurs tentes, se sont habitués
A garder le lilas dans leurs chansons et dans les bacs de leurs morts, et aucun
Mal n’a atteint la flore, aucun, lorsque la nostalgie lui donna corps
Mais ils sont rentrés à l’orée de leur crépuscule, revenus à leurs noms
(…)
Et toi le chant, rassemble les sens
Et porte-nous plaie après plaie
Panse l’oubli
Et porte-nous autant que peut jusqu’à l’homme
Autour de ses tentes premières
Qui polit la coupole de l’horizon de cuivre recouvert
Pour voir
Ce qu’il ne voit
De son coeur
Et laisse-nous en direction du lieu
Tu es au meilleur fait du lieu
Et du temps
Dans les défilés ils se sont préparés au siège. Leurs chammelles ont soif et ils ont trait les mirages
Trait les mirages pour boire à l’imaginaire du sud le lait de la prophétie
Dans chaque exil une citadelle aux portes brisées pour leurs siège et à toute porte
Un désert qui achève le récit du long voyage des guerres aux guerres
(…)
Jamais nos exils ne furent vains, jamais en vain nous n’y fûmes envoyés. Leurs morts s’éteindront sans contrition. Aux vivants de pleurer l’accalmie du vent, d’apprendre à ouvrir les fenêtres, de voir ce que le passé fait de leur présent et de pleurer doucement et doucement que l’adversaire n’entende ce qu’il y a en eux de poterie brisée. Martyrs vous aviez raison. La maison est plus belle que le chemin de la maison. En dépit de la trahison des fleurs. Mais les fenêtres ne s’ouvrent point sur le ciel du coeur et l’exil est l’exil. Ici et là-bas. Jamais en vain nous ne fûmes exilés et nos exils ne sont passés en vain.
Et la terre
Se transmet
Comme la langue
La Palestine comme métaphore
(…) J’ai trouvé que la terre était fragile, et la mer, légère ; j’ai appris que la langue et la métaphore ne suffisent point pour fournir un lieu au lieu. (…) N’ayant pu trouver ma place sur la terre, j’ai tenté de la trouver dans l’Histoire. Et l’Histoire ne peut se réduire à une compensation de la géographie perdue. C’est également un point d’observation des ombres, de soi et de l’Autre, saisis dans un cheminement humain plus complexe. (…) Est-ce là simple ruse artistique, simple emprunt ? Est-ce, au contraire, le désespoir qui prend corps ? La réponse n’a aucune importance. L’essentiel est que j’ai trouvé ainsi une plus grande capacité lyrique, et un passage du relatif vers l’absolu. Une ouverture, pour que j’inscrive le national dans l’universel, pour que la Palestine ne se limite pas à la Palestine, mais qu’elle fonde sa légitimité esthétique dans un espace humain plus vaste.
Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude
L’éternité du figuier de barbarie
– Où me mènes-tu père ?
– En direction du vent, mon enfant
A la sortie de la plaine où les soldats de Bonaparte édifièrent une butte
Pour épier les ombres sur les vieux remparts de Saint-Jean-D’Acre
Un père dit à son fils : N’aie pas peur
N’aie pas peur du sifflement des balles
Adhère à la tourbe et tu seras sauf. Nous survivrons
Gravirons une montagne au nord, et rentrerons
Lorsque les soldats reviendront à leurs parents au lointain
– Qui habitera notre maison après nous, père ?
– Elle restera telle que nous l’avons laissée mon enfant
Il palpa sa clé comme s’il palpait ses membres et s’apaisa
Franchissant une barrière de ronces, il dit
Souviens-toi mon fils. Ici, les Anglais crucifièrent ton père deux nuits durant sur les épines d’un figuier de Barbarie
Mais jamais ton père n’avoua. Tu grandiras
Et raconteras à ceux qui hériteront des fusils
Le dit du sang versé sur le fer
– Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?
– Que la maison reste animée, mon enfant. Car les maisons meurent quand partent leurs habitants
L’éternité ouvre ses portes de loin aux passants de la nuit
Les loups des landes aboient à une lune apeurée
Et un père dit à son fils
Sois fort comme ton grand-père
Grimpe à mes côtés la dernière colline des chênes
Et souviens-toi. Ici le janissaire est tombé de sa mule de guerre
Tiens bon avec moi et nous reviendrons chez nous
– Quand donc, mon père ?
– Dans un jour ou deux, mon fils
(…)
Djohar Sidhoum-Rahal