Keny Arkana :
« il faut se réapproprier son pouvoir créateur »
18 décembre par Keny Arkana, Émilie Paumard, Jérémie Cravatte
Keny Arkana est depuis sa prime adolescence une rappeuse qui a la rage au bide : révoltée, indignée, révolutionnaire, insurgée, toujours « la tête dans la lutte ». En 2007, elle a donné un concert à Liège, à l’invitation du CADTM, pour le vingtième anniversaire de la mort de Thomas Sankara |1|. Cinq ans après, nous la retrouvons pour parler de son dernier album, « Tout tourne autour du soleil », sorti début décembre, et du chemin parcouru depuis lors…
Comment as-tu rencontré le CADTM et qu’est-ce qui t’as motivée à venir pousser la chanson du côté de chez les Liégeois ?
On a rencontré Olivier Bonfond à Bamako pendant le forum social mondial en janvier 2006. On a papoté, on l’a filmé puis mis un extrait de lui dans notre documentaire « Un autre monde est possible ». Après s’être reconnu dans le docu, il nous a recontactés et invités à faire ce concert à Liège. On a dit oui, le CADTM, c’est la famille, normal !
Dans ton nouvel album, une de tes chansons, « Indignados », se situe un peu dans le prolongement de « Jeunesse du Monde », de 2006, où tu disais « contre leur dictature mondiale, c’est ensemble, compagnon, que s’amorce la mondialisation de la rébellion ». Quel espoir mets-tu dans les mouvements nés depuis 2011, comme les indignés, Occupy, etc.?
Et ben ça y est, elle est arrivée tu vois ! Pour moi ce n’est que le début, il y a plein de choses en train de se faire, et c’est déjà un truc magnifique ! Qu’il y ait enfin un mouvement sans parti, sans syndicat, sans chef à sa tête, enfin un truc spontané et au-delà des frontières. Des gens disent que les indignés n’ont rien fait. Mais c’est une première dans l’histoire de l’Homme ! On en rêvait depuis dix ans d’un mouvement pas encarté, pas institutionnalisé et mondial. Les Anonymous, les mouvements anti-Wall Street, les printemps arabes, etc, je trouve ça super positif. Petit à petit, on se rend compte qu’on n’en peut plus, qu’il y a du soutien dans les autres pays, qu’on partage les mêmes frustrations, les mêmes envies, et qu’on est plein !
Tu es allée à Athènes pour un concert. Quel est ton sentiment sur la situation sociale et politique en Grèce ?
Ils déchirent les grecs ! [Elle nous parle du quartier d’Exarchia, des personnes qui avaient piraté une chaîne de télévision, etc. Qu’il « ne faut plus attendre » et « arrêter de demander la permission »]. Et tout ça, c’est en Europe, c’est pas là-bas, loin, c’est ici. A Athènes, il y a les anarchos, les autonomes, les libertaires, puis tu as la gauche institutionnelle, et l’extrême gauche non institutionnelle, etc. Mais tu n’en auras pas un seul qui parlera mal de l’autre. Ils vont dire « on n’est pas d’accord sur ça », mais par contre quand ils doivent être ensemble pour un truc, ils sont tous ensemble. Et ça aussi c’est vraiment une leçon de leur part car, je sais pas comment c’est en Belgique, mais putain en France…
Tu dis souvent que la solution doit venir d’en bas. Or, en ce moment, des mouvements institutionnels de gauche radicale se mettent en place, en Grèce avec Syriza, en France avec le Front de Gauche, etc. Qu’est-ce que tu en penses ?
Il y a les mouvements et il y a les individus. Si des gens croient au fond d’eux-mêmes que via les institutions, via un parti, il y a plus de force, c’est leur chemin. Pour ma part, je trouve qu’un mouvement construit de façon pyramidale finit toujours par être réorienté par un petit chef. J’ai pas trop foi en tout ça, pour moi on doit faire sans eux. Mais je ne vais pas juger les individus ni jeter la pierre à l’autre parce qu’il y croit, parce que je vois que dans ses tripes, il a réellement envie que ça bouge. Je pense qu’il faut davantage réfléchir à ce qui nous rassemble plutôt qu’à ce qui nous divise, car ça nous fait perdre grave de force.
Pour moi, plusieurs choses doivent s’articuler. La résistance est super importante, parce que les murs se resserrent et c’est très important de résister par rapport à ça. Mais s’il n’y a que de la résistance et qu’on n’essaie pas de construire quelque chose derrière, je vais pas dire que c’est peine perdue…, mais on va finir par s’essouffler. Ce qui est important, c’est aussi de se réapproprier son pouvoir créateur. Je crois que si aujourd’hui on se détruit tellement dans Babylone, on se détruit nous-même, les uns les autres, on mange de la merde, on détruit la planète, etc., c’est parce qu’on n’a pas d’espace pour créer. Pour moi, la création et la destruction, c’est la même énergie, c’est comme l’amour et la haine, il y a juste une énergie, c’est une distorsion. En fait, on a plein de choses à réinventer, et vite ! Mais pour ça, il faut de l’espace. En France par exemple, beaucoup de jeunes urbains commencent à quitter les villes, à partir en forêts, à prendre des terrains, à essayer de construire le village qui leur ressemble, par groupes d’affinités. Il y a des mouvements qui sont en train de se créer, ça récupère les terres, des fois ça achète, des fois ça squatte. Il y a vachement cette vibe en Amérique du Sud aussi, on reconstruit à la base, on prend de la terre, et vas-y autonomie alimentaire, énergétique, stockage de graines, etc. C’est hyper important.
Dans tes chansons, on sent depuis le début cette synthèse entre la lutte contre le système et la construction d’alternatives, entre la rage et l’amour, la révolution de masse et le travail intérieur, etc.
Oui, c’est clair, parce que je pense que c’est lié, ça doit absolument s’articuler. Parce que, on va lutter jusqu’à quand contre le rouleau compresseur ? Moi je ne crois pas en la révolution du type « allez, on va prendre des armes, on va décapiter les rois ». On est tellement façonné à l’image du système de toute façon que, s’il n’y a pas ce travail intérieur, on reproduira la même chose. Et puis, en face de nous on a une machine de guerre. Personnellement, je ne crois pas que c’est dans le rapport de force qu’on niquera Babylone. Parce que Babylone, sa racine première, c’est le rapport de force. Donc j’ai l’impression que dès qu’on est dans le rapport de force, on le nourrit, et en plus on est forcément en réaction, donc on a forcément un coup de retard. Je suis pas en train de dire qu’il faut pas lutter, c’est très important. Mais pour moi, c’est inutile si personne ne construit derrière. Pour moi, Babylone tombera parce qu’on aura construit sans lui et que, de plus en plus, on quittera le système, on quittera le bateau. Et le bateau coulera parce que plus personne ne lui donnera de force. Même la société « normale », à force d’être prise dans ses cancers et ses recroquevillements, elle finira par se dire « mais… il y a des jeunes ils vivent à côté là, ils ont l’air épanouis ». C’est la spirale d’épanouissement ou la spirale de recroquevillement. Pour moi, il faut reprendre son pouvoir créateur, réinventer les choses. Cesser de donner nos compétences à la machine. Et tout ça grossira, grossira, et on sera tellement balaises ! Je crois que toutes ces petites poches de résistance, d’autonomie, si ça fait des réseaux nationaux et internationaux de fous, le système perdra de sa force. Après, il y aura de la répression, il faut pas se leurrer. On le voit avec des lois comme Lopsi2, ils sentent venir la patate. Aujourd’hui, en France, les plantes médicinales et les savoirs ancestraux via les plantes sont interdits. Ça veut dire quoi dans une génération ? On croit qu’une aspirine ça sort comme ça d’une plante ? Pour moi stocker des graines comme le fait Kokopelli par exemple, ça fait partie de la lutte de demain.
Parlons justement du titre « Y’a urgence ! » de ton dernier album. Quand tu parles d’urgence, tu parles ici principalement d’urgence par rapport à la crise écologique. Or, en ce moment, avec la « crise » économique et financière, on fait passer celle-ci au second plan. On nous dit qu’on n’a plus le temps, qu’on n’a pas la possibilité de penser à ça…
C’est un des trucs qui m’énervent le plus avec cette crise de merde. Ça fait des années qu’on parle de crise, « ah, faut se serrer la ceinture », et à côté de ça ils te refont les centres-villes de toutes les villes de France alors que ça coûte des milliards. Sous le nez des gens, comme ça, et personne ne dit rien. Je trouve ça insultant. Mais c’est clair qu’à chaque fois qu’ils agitent quelque chose devant, c’est pour qu’on oublie ce qu’il y a derrière. Et toutes les manifs « pour le pouvoir d’achat », où on va dans la rue que lorsqu’à un moment donné notre compte bancaire est un peu menacé sinon on s’en bat, ben non… j’y suis pas allée !
On est en train de voir que les plans d’ajustement structurel que les pays du Sud subissent depuis plus de trente ans arrivent dans les pays du « Nord », rebaptisés « plans d’austérité ». Est-ce que tu trouves que le « Nord » tire les leçons de l’expérience du « Sud » ? Et que les liens sont suffisants entre les luttes au Sud et au Nord ?
Pas tant que ça si tu regardes bien. Un peu avec l’Amérique du Sud, parfois. Par exemple, on voit que la gauche à l’échelle internationale est en accord avec les zapatistes. C’est quand même des mayas armés et cagoulés, c’était pas gagné d’avance que l’intellectuel de gauche de Paris se sente touché et sensibilisé par cette lutte là. Maintenant, tu parlais des plans d’ajustement structurel, je n’ai pas vraiment l’impression que les gens se soient bien mis au courant de ce qui s’est passé. Ça fait combien de temps maintenant ? Dix ans qu’on vend tous les services publics de France, j’ai pas l’impression que ça pose beaucoup de problèmes aux gens. Après je ne sais pas, je n’ai pas fait de sondage mais je n’ai pas vraiment l’impression que les gens du Nord aient trop retenu les leçons du Sud. Et j’ai pas l’impression qu’il y ait encore beaucoup de connexions entre les mouvements du Sud et du Nord non plus. Je crois que c’est l’histoire de l’Homme ça… il a tendance à oublier les erreurs du passé, et à les reproduire.
Dans tes albums précédents, tu disais que tu en avais « marre d’écrire des textes tristes ». Est-ce que celui-ci n’est pas plus positif ?
Tu trouves ? Merci ! Par rapport à son titre, je l’aurais voulu plus lumineux, mais je n’étais pas forcément dans la phase la plus lumineuse de ma vie. Par contre, j’ai beaucoup plus conscience du pouvoir de la musique par rapport à l’époque de mon premier album où je négligeais un peu le côté artiste et où je disais « non, il faut être sur le terrain ». Aujourd’hui, avec le recul, j’ai l’impression que ma musique a beaucoup plus de répercussion que tout ce que j’ai pu faire sur le terrain. Même si je néglige pas du tout ce que j’ai pu faire sur le terrain, c’est très important. Mais ce qu’on me renvoie tout le temps, c’est la musique, donc j’ai appris à moins négliger le rôle d’artiste. La musique rentre dans le cœur des gens, elle a le pouvoir de souffler d’autres émotions, d’autres idées, de donner de la force. Elle peut te niveler vers le bas comme elle peut te niveler vers le haut. J’ai essayé de faire quelque chose qui nivelle vers le haut. Je sais pas si j’y suis arrivée… mais voilà, j’essaie de moins négliger cet aspect. En fait, je me dis que si je peux mettre ma musique sur le terrain… Si demain, par exemple, il y en a qui ont envie qu’on organise un concert pour acheter des terrains, bah venez, on fait ça ! J’ai toujours fait des concerts de soutien, des trucs à droite à gauche, mais aujourd’hui j’ai davantage conscience de ce que je peux faire avec la musique, quand il y a une cause qui manque de moyens, les gens que ça peut ramener, l’argent que ça peut ramener, etc. C’est pas mon truc ou mon argent, ça s’appelle la rage du peuple !
Keny sera en concert à Bruxelles le 08 mars 2013 à l’Ancienne Belgique.
Et on espère la revoir à Liège… A suivre !