En début d’automne, l’aviation israélienne dévastait un souk vieux de 400 ans dans la ville de Nabatiyé dont l’histoire remonte aux ères ottomane et mamelouke. Qui l’a su ?
Un peu plus tard, vers novembre, des frappes israéliennes ont détruit un mur entier de la citadelle de Toron, une forteresse bâtie au XIIème siècle au temps des croisés dans le sud Liban. Etonnant. Même la mémoire chrétienne n’est pas épargnée. La chrétienté arabe plus exactement dont on prétend se soucier quand elle est supposée menacée par les hordes musulmanes environnantes mais jamais quand elle l’est, de fait, par les Européens. En effet, combien d’églises, de monastères, de vitraux ont été détruits en Irak, Syrie, Palestine, Liban par les expéditions punitives américaines, israéliennes mais aussi françaises ? Qui a pleuré l’église de Saint Porphyre à Gaza détruite en 2023 par une frappe israélienne ? Qui a pleuré la destruction de la grande mosquée de Gaza, construite à partir d’une église du temps des croisés, elle-même construite sur un lieu saint proto chrétien, faisant de ce site un lieu d’une intense densité spirituelle au moins deux fois millénaire, puisque sous l’islam, le christianisme croisé, sous le christianisme croisé, le christianisme originel, et sous le christianisme originel, les traces d’un temple d’une religion antique. Tout cela sur le site d’un Gaza, uniquement assimilé à une terre de dévastation, jamais à une terre d’histoire.
Mais souvenons-nous, en 2001, de la destruction, par les Talibans, des trois Bouddhas de Bâmiyân, statues réalisées entre 300 et 700 après JC dans ce qui s’appelle aujourd’hui Afghanistan. L’émotion a été planétaire. Mais c’est en Occident que le chagrin a été le plus fort et le plus bruyant. On peut même dire que ce sont les larmes occidentales, coulant à flots, qui en ont fait un évènement à l’échelle du monde.
On peut en tirer une première conclusion évidente : ce ne sont pas les destructions d’oeuvres immémorielles de l’aventure humaine qui dictent les indignations ou qui produisent l’indifférence générale. C’est l’identité des criminels, et/ou l’identité des peuples dépossédés de leur mémoire et de leur histoire. Ou plus exactement, l’appartenance des uns et des autres au camp de la liberté et de la civilisation ou au camp de la barbarie. Dans le cas des trois Bouddhas, les criminels étaient « nos » ennemis. Aussi, le crime a-t-il été nommé pour ce qu’il était : un crime. Dans le cas de la citadelle de Toron ou du vieux souk de Nabatiyé, l’acte de vandalisme n’a rien provoqué, rien bougé. Pas même un battement de cils. Pas de réaction = pas de victime = pas de crime = pas de criminel.
Deuxième conclusion : les talibans destructeurs de Bouddhas sont des salauds. Les Occidentaux destructeurs de souks antiques, non.
Mais je dis là des banalités. Et ça me fatigue.
Je me souviens de cette même lassitude quand Notre-Dame a été détruite par les flammes en 2019.
Je me souviens d’avoir été émue. Comme je ne suis pas sujette aux émotions programmées, je sais que mes sentiments étaient sincères et qu’ils n’étaient pas confondables avec ceux de Macron. Mais je me souviens aussi d’avoir été passablement irritée par le long lamento des indigènes à propos du sempiternel « deux poids, deux mesures ». Pourquoi Notre-Dame suscite-t-elle cette gigantesque déploration et pas les centaines, les milliers d’oeuvres historiques détruites par le colonialisme et l’impérialisme dans le sous monde ?
C’est pourtant simple car il n’y a pas deux mais trois conclusions :
Seul le patrimoine identitaire, entendu comme marqueur civilisationnel a droit à ses titres de noblesse, christianisme identitaire compris, mué depuis peu (et pour combien de temps ?) en « judéo-christianisme ».
J’ai donc été irritée, non pas parce que la colère des indigènes n’était pas fondée mais au contraire parce qu’elle l’était trop et que rappeler la vérité ne sert à rien tellement la séparation entre l’humanité qui compte et celle qui ne compte pas est abyssale. Bref, un agacement de résignée.
Et voilà qu’en plein génocide, Notre-Dame est rouverte. Pendant qu’on massacre des enfants par dizaines de milliers à Gaza, on ressuscite la pierre à Paris. Toujours blasée, je me dis que tout cela est tout à fait normal, qu’on ne connait pas d’autres mondes que celui-là. Qu’il faut admettre cette LOI.
Aussi, ce qui m’a interpellée dans la séquence, ce n’est pas tant le très périmé et très pathétique « deux poids deux mesures », c’est la profondeur de la séparation, l’immensité de l’abîme. Il va de soi que mesurer l’étendue de cette séparation n’est utile que pour celles et ceux qui contestent la LOI, et espèrent encore recoudre les morceaux. Les autres, je les comprends.
Commençons par l’essentiel. Les destructions de Bouddhas ou de souks ancestraux se font en territoire barbare. Certes, la machine à provoquer des indignations ou à les taire est toujours en veille, mais comprenons bien qu’il s’agit là du « mémoricide » et donc de l’identité des peuples qui ne comptent pas. L’émotion blanche toute spectaculaire qu’elle soit est de surface. Mais il n’en va pas de même quand ce qui est en jeu c’est le mémoire des Européens, et dans leur mémoire, en particulier ce qui sert de socle au récit national.
Notre-Dame a brulé. Il ne s’agissait pas d’un acte terroriste et encore moins d’un bombardement mais d’un accident. Un croyant dirait « c’est la volonté de Dieu » et on passerait à autre chose. Les oeuvres humaines peuvent disparaitre. Ca fait partie de la vie. Ou alors, reconstruisons comme nous le pouvons, pudiquement, modestement, sans éclats.
Ce n’est pas ce qui s’est passé.
Notre Dame a bénéficié d’un élan de « générosité » démentiel :
846 millions d’euros auprès de 340.000 donateurs de 150 pays parmi lesquels de très nombreux Américains mais aussi les plus grosses fortunes de France, les familles Arnault, Bettencourt et Pinault. Il est que la France profite de son statut de puissance mondiale et de son aura internationale, inséparable de son histoire coloniale dont elle a su tirer profit. On sait depuis la cérémonie d’ouverture des JO à quel point elle tient à rester un emblème. Aussi l’offense de feu faite au mythe Notre-Dame devait être vengée et comme on le voit, elle a été vengée.
Quant à la cérémonie d’ouverture, elle s’est faite en présence d’une cinquantaine de chefs d’Etat parmi lesquels Trump, de 13 présidents européens, de nombreux hommes d’affaire dont le très puissant et redoutable Elon Musk. Une communion de Charlie en somme.
En vérité, on n’a plus le droit de s’émouvoir de la vulgarité de ces gens.
Aussi, ce n’est pas la grossièreté qui m’a émue cette fois mais la finesse.
Bizarrement, c’est par la beauté et l’élégance que je me suis sentie agressée.
Ce que j’ai trouvé le plus troublant (et peut-être ne serais-je pas comprise ?), c’est la mobilisation de tous les savoir-faire anciens, les compétences exceptionnelles pour reconstruite Notre-Dame à l’identique : les tailleurs de pierre, les charpentiers, les forgerons, les couvreurs, les sculpteurs, les vitraillistes, les dinandiers, les cordistes, les patineurs… Tous ces beaux métiers qui ont joué un rôle crucial dans la restauration de Notre-Dame en apportant des expertises techniques et des savoir-faire uniques. Chaque spécialité a été soumise au respect de l’authenticité historique de la cathédrale, tout en intégrant des techniques modernes pour renforcer structure et pérennité. Une multitude de talents, un travail d’orfèvre pour reproduire à l’identique tel ou tel vitrail endommagé. Les statues et les gargouilles, les fresques et les ornements muraux ont ainsi reprit vie…Les commentateurs étaient remplis de fierté chauvine, les commentateurs étrangers d’admiration. Le ravissement était à son comble.
C’était violent quand on y pense bien.
Pas seulement parce que Gaza se meure et que l’Orient se disloque en même temps.
Pas seulement parce que les mondes détruits emportent avec eux leurs charpentiers, leurs sculpteurs, leurs forgerons et leurs savoirs.
La violence c’est l’impudeur, le trop d’amour de soi, l’indécence narcissique. La survalorisation de l’ »authenticité », ce soin infini pour guérir une blessure identitaire, réparer une offense qui n’en était pas vraiment une (il n’y a ni victime, ni bourreau, ni sang, ni blessé), pour flatter l’égocentrisme chauvin et permettre à Jupiter de tenir au moins une promesse, pendant que lui et ses invités détruisent méticuleusement et sans vergogne l’âme des peuples en trop.
La violence, c’est le poids symbolique énorme de la chrétienté nationalisée et coloniale qui finit par être une chrétienté d’empire (d’où la présence de Trump) dont on veut nous faire croire qu’elle aurait été chassée de l’histoire de France, alors qu’elle en est l’âme pour peu qu’elle accepte d’être au service de l’empire. Le refus du pape de « collaborer » à cette farce puis son recueillement, seul, devant le petit Jésus recouvert d’un keffieh est saisissante de contraste : la vulgarité crasse versus la pudeur et le sens de l’histoire.
La violence, c’est l’hypocrisie laïque et son pendant islamophobe, tous contenus dans cette cérémonie religieuse tenue dans l’espace public et applaudie par les plus grands et les plus médiatiques des prêtres laïcs au moment où la tentation est grande de chasser les Musulmans de ce même espace public.
La violence, c’est l’abîme. Cet abîme n’est pas creusé seulement pas l’hypocrisie monstrueuse de l’Occident. Il est aussi creusé par ses victimes qui s’éloignent et qui regardent ailleurs, pas parce que le ciel est plus bleu ailleurs, juste parce qu’il est ailleurs.
Je me souviens des paroles de mon oncle. Un jour, j’étais adolescente et dans une conversation familiale, j’ai évoqué Notre-Dame. Mon oncle m’a interrompue de manière sentencieuse en disant : « On ne dit pas Notre-Dame, on dit Leur-Dame ». Une résistance de loosers, vous me direz. Certes. Mais il était déjà en train de creuser vers cet ailleurs.
Houria Bouteldja