Soudan et Palestine : ce que la convergence des luttes nous apprend de la politique, des médias et des organisations

« Nous abandonnons la Palestine dès lors que nous ne saisissons pas les conséquences de l’isolement qui nous est imposé par le système capitaliste financier mondial et tribal du mouvement sioniste, lui-même étant le résultat de notre appropriation du langage de ce système sans créer et développer un langage qui nous soit propre, et qui nous permette d’affronter nos ennemis locaux et internationaux. »

Khadija Safwat, autrice et chercheuse soudanaise, 2016

Au cours des mois qui ont suivi le 7 octobre 2023, on a assisté à une profonde prise de conscience à l’échelle mondiale des souffrances endurées par le peuple palestinien. Cette évolution a été rendue possible notamment grâce aux réseaux sociaux, qui diffusent des informations qui n’étaient jusqu’alors pas relayées par les médias traditionnels, particulièrement dans les pays du Nord. En conséquence, des manifestations de soutien à la Palestine ont eu lieu dans le monde entier, accompagnées de débats et d’échanges sur internet et ailleurs, au cours desquels un soutien sans précédent a été exprimé en faveur de la cause palestinienne.

Pourtant, l’histoire nous rappelle qu’une prise de conscience seule ne peut pas suffire à garantir la libération de la Palestine, bien que cela constitue un point de départ essentiel. L’analyse des expériences menées dans des contextes où le soutien à la lutte pour la libération de la Palestine a été constant dans le temps – et non récent – peut fournir de précieux éclairages sur les actions visant à faire progresser non seulement la cause palestinienne, mais également d’autres mouvements révolutionnaires à l’échelle mondiale.

Les populations des pays proches de la Palestine sont depuis longtemps davantage conscientes des réalités de l’occupation sioniste, en raison de leur proximité géographique, de leur langue commune et de l’influence du panarabisme et du mouvement anticolonial des années 1950 et 1960. Bien que ces mouvements politiques aient disparu, le sentiment pro-palestinien est resté vivace grâce au partage d’une langue commune et à la forte signification religieuse de la terre de Palestine pour une grande partie de ces populations avoisinantes. Cette réalité apparaît clairement lorsque l’on compare le sentiment pro-palestinien dans la conscience populaire des pays arabophones à leur positionnement vis-à-vis des luttes de certains pays africains et asiatiques non arabophones qui ont bénéficié d’un soutien populaire au cours des années 1950 et 1960, mais pour qui les témoignages de solidarité sont par la suite tombés dans l’oubli. Bien que l’espace accordé au débat politique ne cesse de se rétrécir, la cause palestinienne est toujours bien présente dans la conscience collective des pays arabophones. En effet, cette cause fait l’objet de manifestations sans rapport avec les problèmes nationaux locaux, et revient souvent dans les chansons pour enfants, les hymnes sportifs et les discussions de la vie quotidienne.

Le Soudan n’échappe pas à cette réalité. Les Soudanais·es, comme beaucoup de leurs voisin·es arabophones, ont souvent et depuis toujours intégré un discours pro-palestinien dans leurs revendications de souveraineté nationale. Par exemple, pendant longtemps, la ville de Khartoum s’est enorgueillie d’être surnommée la capitale des « trois non », en référence au sommet de la Ligue arabe de 1967 qui s’est tenu dans cette ville et au cours duquel les pays participants se sont engagés à ne pas conclure de paix avec Israël, à ne pas reconnaître l’existence de l’État sioniste et à ne pas s’engager dans des négociations avec lui. Pendant des décennies et jusqu’à récemment, cet engagement a souvent été mentionné dans les déclarations politiques de soutien à la cause palestinienne émanant des institutions et des différents gouvernements au Soudan. En parallèle, comme cela a été repris ailleurs dans le monde arabophone, la colère du peuple soudanais contre les différents régimes politiques autoritaires s’est souvent exprimée en comparant la situation politique de ces pays au régime sioniste. Ainsi, l’invective « Ce sont eux les vrais sionistes » est adressée de manière récurrente aux personnalités politiques de la région, et ces mots reviennent souvent sur les réseaux sociaux arabophones. Indépendamment de leur degré de connaissance de la géopolitique de la lutte en Palestine, celles et ceux qui utilisent cette phrase assimilent le sionisme à l’injustice, et revendiquent ainsi leur antisionisme et leur soutien à la Palestine.

La phrase « Ce sont eux les vrais sionistes » continue d’apparaître dans des débats et discussions au Soudan, tout comme en Syrie, en Égypte et dans d’autres pays de la région, sur internet et en dehors.  Mais le soutien en tant que tel à la cause palestinienne a fluctué au cours du temps, reflétant les changements politiques et l’évolution du traitement médiatique. La période du gouvernement de transition du Soudan (Transitional Government of Sudan, TGS), de 2019 à 2021, qui a suivi la chute d’Omar Al-Bashir pendant la révolution de 2018, après 30 ans de régime dictatorial, illustre bien ces fluctuations. Au cours de cette période, tandis que le TGS poursuivait la normalisation des relations avec le régime d’occupation en Palestine, on a pu observer successivement les signes d’un soutien populaire de longue date à la Palestine, mais également un déclin de ce soutien.

Le 3 février 2020, le porte-parole du TGS a publié une déclaration niant que les fractions civiles du gouvernement avaient eu connaissance des réunions organisées en Ouganda entre les fractions militaires du gouvernement, représentées par le chef du Conseil souverain et les Forces armées soudanaises (Sudanese Armed Forces, SAF), et le premier ministre israélien. Pendant ce temps, sans soutenir ni condamner ouvertement l’existence de relations avec Israël, les membres de la coalition au pouvoir, regroupant entre autres le parti Baas, les nasséristes, le parti Oumma et les communistes formellement opposés à la normalisation avec Israël, se sont davantage consacrés à des querelles bureaucratiques pour déterminer si l’armée avait ou non le pouvoir d’intervenir dans les affaires étrangères. Puisque la position adoptée par ces partis n’a pas été publiquement sujette à la critique, ils n’ont pas été tenus de clarifier leurs motivations à ce sujet. Cependant, une analyse de leur positionnement général à l’époque suggère que l’approche adoptée par ces partis s’inscrivait alors dans une tendance à négliger l’opposition publique au gouvernement de transition, dont faisaient partie la plupart des membres de la coalition, et à prendre leurs distances par rapport aux positions des partis islamistes mis à l’écart. En effet, seul le Parti islamiste du Congrès national (NCP), qui avait collaboré avec l’ancien régime, avait donné la priorité au refus de toute normalisation avec les forces d’occupation israéliennes.

Toutes les étapes du « processus de normalisation » ont été marquées par le sceau du secret et de la confusion, durant les quatre mois de négociations secrètes qui se sont tenues entre Israël et les services de renseignement militaire soudanais, jusqu’à la visite du secrétaire d’État au Trésor américain et la signature du traité de normalisation en janvier 2021. Cet accord est survenu dans un contexte de réjouissances officielles célébrant la restauration des relations avec la communauté internationale, et plus particulièrement la signature d’accords de facilitation de prêts. Il est certain que le TGS craignait de fortes réactions de la population vis-à-vis de sa politique étrangère anti-Palestine, et que le gouvernement a cherché à limiter l’implication des citoyen·nes dans le processus, voire même leur connaissance de celui-ci. Bien que cela confirme la force de l’opinion publique pro-palestinienne au Soudan, le succès relatif de la propagande de légitimation du TGS autour de la normalisation révèle bien que les fondations sur lesquelles repose cette opinion publique sont de plus en plus fragiles.

Le TGS a justifié sa décision de normaliser les relations avec Israël en qualifiant sa démarche de « transactionnelle », car en conséquence, les États-Unis retiraient le Soudan de la liste des États soutenant le terrorisme, et cela permettait également au pays d’accéder aux prêts internationaux. Le gouvernement a adopté une approche protectionniste, tactique souvent utilisée pour justifier d’autres agissements politiques, notamment l’application de politiques économiques néolibérales paupérisantes.

Dans un réel souci de constituer un front populaire de défense des droits des Palestinien·nes, il est essentiel d’analyser les raisons pour lesquelles le soutien populaire ne parvient pas toujours à bâtir une solidarité solide et durable, et d’explorer les conditions pré-requises pour une action politique efficace. Cet article aborde trois dynamiques essentielles qui façonnent la politique soudanaise vis-à-vis de la Palestine et la convergence des luttes de ces deux pays : 1) le processus de transposition de la cause palestinienne à une dimension religieuse (la « métaphysicalisation »), qui l’appréhende à travers un prisme purement religieux ; 2) la dichotomie entre la solidarité entre Noir·es et la solidarité entre Arabes, et comment cette dichotomie s’entremêle avec les politiques identitaires ; et 3) la concurrence pour attirer l’attention de la communauté internationale dans un contexte de guerres simultanées au Soudan et à Gaza, en proie à une guerre génocidaire. Ces dynamiques ne sont pas propres au Soudan, elles se produisent à l’échelle mondiale et représentent un réel enjeu pour les mouvements de soutien à la Palestine dans le monde entier. Il est donc essentiel de les étudier pour comprendre pourquoi le soutien populaire ne parvient pas toujours à créer une solidarité impactante, et pour identifier les conditions d’une action politique efficace et travailler à la mise en place d’une politique durable de lutte contre le terrorisme.

«  Métaphysicalisation » de la lutte de libération de la Palestine

Le coup d’État de 1989 au Soudan a marqué le début de la présidence et du régime d’Omar Al-Bashir, qui a duré 30 ans. Si les caractéristiques, les devises politiques, les alliances et les personnalités influentes de ce régime ont évolué au fil du temps, un aspect est demeuré constant : le discours du régime sur ses relations avec l’Occident – même si ces relations ont elles-mêmes évolué. Les leaders du coup d’État ont dépeint leur projet politique comme celui d’un islam révolutionnaire engagé dans une bataille contre un Occident chrétien cherchant à limiter l’expansion de l’islam. Le régime a eu recours à ce discours pour cultiver le soutien populaire, et pour légitimer à la fois les décisions prises par le régime et les enjeux auxquels il était confronté. D’après eux, les protestations et les troubles civils – armés ou non – n’étaient pas une réaction logique à un développement inégalitaire et à des difficultés d’ordre économique, mais manifestaient l’opposition au projet islamique de mouvements soutenus par l’Occident.

Cette stratégie n’est pas nouvelle au Soudan et dans la région ; elle est en fait enracinée dans l’ère nationaliste post-coloniale, qui privilégiait des concepts abstraits comme la fierté nationale et la souveraineté de l’État au détriment des enjeux centrés sur les besoins de la population, telles que l’autogouvernance et la distribution équitable des ressources. Ces concepts ont souvent été utilisés pour masquer l’incapacité des gouvernements postcoloniaux à permettre l’amélioration des conditions de vie du plus grand nombre, et des projets politiques reposant sur des fondements religieux ont appliqué la même méthode après le déclin du panarabisme.

Le positionnement du régime soudanais à l’égard de la Palestine s’est inscrit dans cette même démarche. Le gouvernement d’Al-Bashir a déclaré très tôt son opposition à toute normalisation avec l’État d’occupation sioniste, avant de sévèrement critiquer les accords d’Oslo et d’accuser Yasser Arafat de s’éloigner des objectifs de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). En parallèle, le gouvernement soudanais a continué à reconnaître l’OLP comme instance officielle de représentation du peuple palestinien, et le Soudan a continué d’accueillir son ambassade ainsi que les bureaux de plusieurs organisations et factions de la résistance palestinienne. Cette relation s’est maintenue tout au long des décennies suivantes, avec quelques aléas. Au cours de cette période, Israël a qualifié plusieurs fois le Soudan d’« État terroriste » dans des déclarations officielles, arguant que le pays accueillait la résistance palestinienne et soulignant son rôle dans l’approvisionnement en armes de groupes de résistance palestiniens. Ces allégations ont été utilisées par Israël pour justifier ses opérations de bombardements au Soudan, notamment ceux de 2009 et 2011 ciblant des convois de camions censés transporter des armes au Hamas, ainsi que le bombardement de l’usine d’armes d’Al Yarmouk appartenant aux Forces armées soudanaises (SAF) en 2012. En réponse à cette attaque, l’ambassadeur du Soudan auprès des Nations unies s’est plaint qu’« Israël était le principal artisan du conflit au Darfour ».

La tactique d’accuser les sionistes, et plus largement l’Occident, d’être responsables en toile de fond de tous les problèmes du Soudan a été fréquemment utilisée par le régime d’Al-Bashir, qui accusait souvent les partis d’opposition de recevoir le soutien d’Israël et de l’Occident afin de les discréditer. D’autre part, l’organisation de marches de soutien à la Palestine se terminant par un discours du président constituait un mode opératoire pour s’assurer le soutien de la population. Ces discours assimilaient l’animosité envers le régime en place, perçue de l’intérieur ou depuis l’étranger, à une animosité envers l’islam. Il est important de noter que le récit présenté dans ces discours ne donnait pas de véritable explication quant aux objectifs de construction de l’État islamique, ni en quoi ce projet différait du modèle occidental et des revendications de l’opposition soudanaise. Cela aurait permis aux citoyen·nes d’évaluer les avantages et les inconvénients relatifs de ces visions contrastées, et d’en déduire les causes réelles de leur hostilité réciproque. De cette manière, le régime a rattaché les débats autour de la cause palestinienne à une dimension métaphysique et religieuse ou, au mieux, à une question de politique identitaire.

Sur la scène politique soudanaise des trente dernières années, il n’y a pas eu de réelle alternative à la vision proposée par les islamistes pour soutenir la lutte du peuple palestinien. La question a été, dans une large mesure, délaissée par la gauche. Dans le cas du parti communiste soudanais, ce détachement s’inscrit dans un contexte de déclin généralisé de ses forces partisanes à la suite des mesures sévères prises en 1971 à l’encontre du parti par le gouvernement militaire de l’époque. L’affaiblissement de l’engagement en faveur de la Palestine du parti communiste au cours des décennies suivantes a été tel que lorsque le TGS a entrepris ses démarches de normalisation en 2020, le parti, en cherchant à démontrer son opposition au processus, a dû se référer à des paragraphes de sa littérature datant des années 1960, avant son retrait du soutien à la cause palestinienne. Plus généralement, en conséquence de ce délaissement par la gauche et d’autres mouvances, en 2020 seuls les islamistes récemment renversés avaient la capacité de créer un mouvement de protestation contre la normalisation, quoique restreint. Cela a permis au TGS de qualifier de dogmatique toute opposition à sa politique étrangère, dans la même veine que la tactique de l’ancien régime précédemment décrite, et d’opposer cette objection dogmatique au « courage et à l’engagement du nouveau gouvernement du TGS dans la lutte contre le terrorisme, la construction de ses institutions démocratiques et l’amélioration de ses relations avec ses pays voisins ». Les arguments des islamistes et du TGS s’en sont donc trouvé mutuellement renforcés.

La « métaphysicalisation » de la cause palestinienne, c’est-à-dire le processus de transposition de la question palestinienne dans le domaine métaphysique et religieux, est un outil utilisé par différents systèmes et gouvernements dans le but de détourner l’attention des populations d’un débat plus rationnel sur la libération et la liberté. Cette stratégie limite la capacité des mouvements de solidarité avec la Palestine dans les pays à majorité musulmane à s’engager dans une lutte réellement émancipatrice. Cela permettrait de se saisir de la cause palestinienne sous l’angle du droit d’une population à disposer de sa terre et de ses ressources, et générerait une solidarité puissante et durable qui permettrait en parallèle de bâtir des ponts avec les luttes d’autres populations opprimées.

Il convient ici de mentionner que l’approche métaphysique constitue également un instrument de choix pour le projet sioniste, car cela permet de renforcer la mobilisation interne axée sur la religion, de même que le soutien étranger. Il est tout à fait logique qu’un tel outil, qui tend à déformer la réalité de la lutte du peuple palestinien, puisse être d’une grande utilité pour les sionistes, puisqu’il masque des faits importants. Il est tout aussi logique que cette méthode puisse impacter négativement les populations opprimées, car elle engendre une déconnexion entre la solidarité et les alliances, et la réalité concrète de leurs souffrances et de leurs luttes.

Les mouvements populaires pro-palestiniens observés dans les pays du Nord depuis octobre 2023 sont largement fondés sur la condamnation des crimes commis contre des êtres humains en Palestine, dont les images sont diffusées dans le monde entier. De fait, ces mouvements ont sans surprise favorisé des approches qui explorent les liens entre la Palestine et d’autres situations actuelles d’injustice et de résistance, comme au Congo et au Soudan. Cela a, à son tour, conduit au rejet par de larges franges de population dans les pays du Nord des structures politiques et économiques impérialistes en place, et a relancé les débats sur les politiques coloniales et néocoloniales menées par leurs gouvernements. Il est important de noter que de tels discours et rapprochements ne sont pas établis avec la même fréquence ou cohérence dans les régions qui ont depuis toujours manifesté un fort soutien à la Palestine, comme les pays à majorité musulmane. Dans ces régions, notamment au Soudan, la solidarité avec la Palestine est, en revanche, généralement liée à la rhétorique religieuse courante du conflit entre musulmans et infidèles. Cette perspective est confortée par les thèses avancées par des médias, politiques et intellectuel·les pro-sionistes dans les pays du Nord, qui font ressortir une alliance entre les pays du Nord et Israël, opposée à une alliance entre pays du Sud et Palestine, et présentée comme un conflit entre démocratie et terrorisme. Cette perception fait écho à la dichotomie entre nations civilisées et nations non civilisées revendiquée à l’époque de la colonisation directe jusqu’au milieu du 20ᵉ siècle. Ce raisonnement favorise une compréhension culturaliste de la cause palestinienne mêlée à des sentiments islamophobes, déconnectant cette lutte de la réalité des intérêts politiques et économiques qui sont en jeu. Conformément à cette perspective religieuse, l’opinion publique des pays à majorité musulmane déconsidère les positions qui ne s’alignent pas sur l’appartenance culturelle des nations, tels que le manque de soutien concret apporté aux Palestinien·nes par les gouvernements des États à majorité musulmane, les manifestations de masse en faveur de la Palestine qui ont lieu dans les pays du Nord, ainsi que le soutien officiel apporté à la Palestine par les gouvernements des pays du Sud en dehors du monde musulman.

Ce manque de considération peut s’expliquer par l’absence d’un cadre alternatif et cohérent permettant une analyse critique des intérêts politiques et économiques des gouvernements des pays à majorité musulmane notamment, et de déterminer dans quelles mesures ces intérêts sont alignés ou entrent en contradiction avec les intérêts des populations de ces pays. L’absence d’un tel espace alternatif dans la sphère publique conduit à l’incapacité d’identifier des objectifs communs avec les populations opprimées extérieures au groupe culturel.

La principale mission de la gauche soudanaise est de combler cette lacune en proposant une analyse progressiste et émancipatrice de la cause palestinienne. Malheureusement, cette tâche cruciale a jusqu’à présent été largement délaissée au Soudan, peut-être en raison du présupposé qui veut que l’opinion publique se situe déjà du bon côté. Pourtant, l’histoire récente révèle que même les opinions les plus justes, lorsqu’elles ne sont pas fondées sur une analyse rationnelle solide, sont facilement sujettes à la manipulation par une propagande intéressée et opportuniste. C’est ce que révèlent les événements récents au Soudan. Après des décennies de règne d’une dictature qui s’appuyait fortement sur la propagande islamiste, et après son renversement lors de la révolution de 2018 sous le slogan « liberté, paix, justice », différentes forces contre-révolutionnaires ont instrumentalisé la question de la solidarité avec la Palestine dans leur propre intérêt, comme nous l’avons vu précédemment. Ainsi, les forces de l’ancien régime ont présenté la cause palestinienne comme une lutte islamique, la réduisant ainsi à sa dimension religieuse, et ont dépeint le nouveau gouvernement comme un régime anti-islamique, avec pour preuve la politique de normalisation avec le régime d’occupation sioniste menée par le TGS. Dans une lecture simplifiée de la lutte des musulmans contre les infidèles, cela justifiait un appel au retour d’un « règne islamique ». En parallèle, les forces contre-révolutionnaires au sein du gouvernement de transition ont cherché à contrôler et limiter les sentiments révolutionnaires et les débats critiques de sa politique, et ont donc dépeint la solidarité avec la Palestine comme un vestige dogmatique du régime déchu. Tandis que ces deux récits contre-révolutionnaires se nourrissaient l’un de l’autre, un discours progressiste et révolutionnaire sur la solidarité faisait toujours défaut. Les partis de gauche traditionnels n’ont pas réussi à se saisir de, et à défendre une position révolutionnaire pour un certain nombre de raisons, notamment leur implication dans l’alliance contre-révolutionnaire du gouvernement de transition et leur abandon de la question de la Palestine aux islamistes. Quant aux nouvelles forces nées de la révolution, qu’il s’agisse des comités de résistance ou de l’opinion publique, elles ont été fortement impactées par la propagande du TGS qui s’est auto-assimilé à la révolution, ce qui a rendu plus difficile la critique de sa politique, notamment la normalisation avec Israël. Ainsi, malgré quelques gestes rhétoriques et de petites initiatives en faveur de la Palestine parmi les forces révolutionnaires, celles-ci n’ont pas réussi à bâtir un discours révolutionnaire cohérent sur la question.

Le contrôle du caractère religieux de la cause palestinienne a été bénéfique pour les forces contre-révolutionnaires, qu’elles défendent ou non la Palestine. Cela illustre clairement comment l’absence d’une analyse révolutionnaire rationnelle prive les individus et les sociétés de la possibilité de développer une compréhension plus profonde et plus nuancée de systèmes d’oppression interconnectés, sans parler de la capacité à dépasser et remplacer ces systèmes.

Solidarité noire contre solidarité arabe

Alors que le génocide du peuple palestinien se poursuit depuis le mois d’octobre 2023, les conflits se sont également intensifiés en République démocratique du Congo (RDC), ce qui a mené des militant·es aussi bien en Afrique qu’au sein de la diaspora africaine à mieux considérer les luttes des populations de la RDC et à leur donner la priorité. Ces appels militants ont souligné que la situation critique du peuple congolais, à l’instar de celle des Palestinien·nes, exigeait une attention et une solidarité immédiates de la part de la communauté internationale. Si la plupart des militant·es ont cherché à établir des parallèles entre ces deux causes, en faisant valoir les expériences communes d’oppression – et même l’implication du régime sioniste en RDC – certaines voix ont appelé à délaisser la cause palestinienne pour se concentrer plutôt sur les luttes des populations noires. Des appels similaires résonnent sur la scène politique soudanaise depuis quelques années.

La dichotomie Noir·es/Arabes a été utilisée depuis le début des années 2000 par divers acteurs politiques à l’intérieur et à l’extérieur du Soudan pour simplifier la compréhension et la gestion des conflits au Darfour. Ce discours est un prolongement de la dichotomie musulman/infidèle avancée par les gouvernements soudanais précédents, notamment le régime d’Al-Bashir pendant la guerre du Sud-Soudan. Incapable d’exploiter le facteur religieux au Darfour, où la population était majoritairement musulmane, le régime d’Al-Bashir a préféré mettre l’accent sur les identités ethniques. Ce récit s’inspire du mythe des origines adopté par les populations des régions du centre privilégiées, qui se considèrent comme les descendant·es des immigrant·es arabes en Afrique.

L’État soudanais a toujours été très centralisé, les gouvernements élitistes qui se sont succédé depuis l’indépendance ayant tous fait fi de réelles politiques de développement dans la plupart des régions au profit d’une économie de rente brutale, tout en garantissant un meilleur développement de la capitale Khartoum et ses environs. Cette stratégie a contribué à créer une minorité privilégiée investie dans le maintien de structures oppressives. Une telle configuration a été le résultat logique de la construction d’un État colonial, et a conduit à la création d’un récit suprématiste arabe construit sur le mythe des origines adopté par les élites du centre privilégié du pays. C’est cette rhétorique que le régime a utilisée pour déshumaniser les victimes au Darfour et modeler l’opinion publique des régions du centre, notamment en axant sa propagande sur des incidents qui renforçaient l’idée d’une prétendue « altérité » de la population du Darfour.

Ainsi, face aux accusations de crimes de guerre au Darfour lancées par des organisations internationales, le régime a choisi de s’appuyer sur des leviers identitaires. Par exemple, en réponse aux accusations de la coalition Save Darfur, le ministre de l’information a déclaré dans une interview en 2007 que « la crise au Darfour est attisée par 24 organisations juives », faisant ainsi référence aux organisations de Juif·ves américain·es qui faisaient partie des 190 organisations-membres de la coalition. Cette dernière a été largement critiquée par les activistes et les universitaires pour sa vision simplificatrice du conflit du Darfour, notamment l’adhésion au discours opposant les Noir·es aux Arabes, mais ces critiques restaient gênantes pour le régime car elles attiraient l’attention sur la question des ressources et de l’accaparement des terres.

En parallèle, l’opposition darfourie a occasionnellement eu recours à ce même argument – Noir·es contre Arabes – à la fois pour renforcer sa base militante et pour légitimer certaines de ses décisions politiques. Par exemple, en 2008, le Mouvement de libération du Soudan, groupe rebelle darfouri, a ouvert des bureaux en Israël. Cette décision était liée au fait que les réfugié·es darfouri·es fuyaient souvent vers la Palestine occupée sur la route vers l’Europe. Bien que cette décision ait été controversée et impopulaire, ses partisans l’ont justifiée en présentant la question de la Palestine comme une « cause arabe », et le conflit au Darfour comme un conflit entre Arabes et Noir·es. Cela a avancé des arguments en faveur de la priorité donnée aux intérêts des Noir·es, et a permis de justifier l’animosité à l’égard des Arabes. Ironiquement,ces arguments ont ignoré l’histoire des mouvements de libération et des gouvernements indépendantistes en Afrique dans les années 1960 et 1970, qui étaient fermement opposés au régime sioniste qu’ils assimilaient au régime d’apartheid en Afrique du Sud.

Le discours opposant les Noir·es aux Arabes constitue un terreau fertile pour la propagande de diverses forces réactionnaires, notamment au Soudan. Par exemple, ce récit a permis au régime d’Al-Bashir de cultiver le soutien populaire à l’idée que le conflit était principalement lié à des divisions ethniques héritées de l’histoire, et qu’il fallait donc s’attendre à ce que chaque partie de cette division ethnique cherche à dominer l’autre. Une analyse rationnelle et reposant sur une conscience de classe des intérêts et de la distribution des ressources, problématique qui a alimenté les attaques contre la population du Darfour, aurait permis de bâtir un projet politique très différent. De telles analyses existaient dans la recherche universitaire,et jusque dans les positions officielles de certains partis politiques. Par exemple, le Parti communiste soudanais a souvent fait référence aux questions relatives à la distribution des ressources et à la politique d’utilisation des terres comme facteurs déterminants à l’origine de la guerre au Darfour. Toutefois, les principales coalitions de l’opposition n’ont pas accordé d’attention à ces considérations. Ces coalitions étaient composées d’un éventail de partis s’étendant des représentants des capitalistes agricoles et commerciaux au parti communiste, ce dernier ayant justifié son implication par son engagement en faveur d’un « front national » incluant les « capitalistes nationaux ». La participation du parti communiste à de telles coalitions a contribué à limiter sa capacité à promouvoir des programmes de justice économique, et à présenter des analyses captant l’intérêt et le soutien de l’opinion publique. En l’absence d’une analyse révolutionnaire matérialiste, la majorité de l’opinion publique a souscrit à – ou du moins tacitement accepté – la rhétorique opposant les Noir·es aux Arabes. Les conséquences ont été destructrices, non seulement vis-à-vis de la position des Soudanais·es politiquement engagé·es dans la lutte des Darfouri·es, mais aussi pour la capacité du pays à progresser vers la justice et la paix.

La rhétorique basée sur l’appartenance ethnique a également constitué une assise solide pour les politiques de représentation adoptées plus tard par le TGS, qui ont choisi de mettre en évidence les identités raciales des membres du gouvernement et du Conseil souverain afin d’éviter de s’attaquer aux causes profondes des injustices qui touchent le Darfour et d’autres régions marginalisées. Les discours relatifs à l’ethnicité continuent d’être mis en avant dans les mobilisations militaires et la propagande déployée par les deux parties dans la guerre actuelle que se livrent les Forces armées soudanaises (SAF) et les Forces de soutien rapide (RSF).

En revanche, les révolutionnaires soudanais ont contesté à plusieurs reprises la propagande identitaire. Lorsque le régime d’Al-Bashir a cherché à exploiter les tensions ethniques à son avantage, en accusant des « cellules darfouries » d’être à l’origine des manifestations de 2018, les manifestant·es ont répondu en scandant « tout le pays est le Darfour ». Au fur et à mesure de l’avancement du front révolutionnaire, ces chants chargés d’émotion ont été traduits en programmes et chartes politiques concrets et documentés. La Charte révolutionnaire pour l’établissement du pouvoir du peuple, publiée par plus de 8 000 comités de résistance de quartier à travers le Soudan en février 2023, définit les conflits auxquels est confronté le pays comme l’instrument d’une élite qui cherche à tirer profit des déplacements de population et à accaparer les ressources, ainsi que comme un produit direct de l’industrie de la guerre. La charte explique que les élites exploitent les tensions ethniques pour mettre en avant des différences basées sur l’identité ethnique et justifier ainsi leurs guerres pour les ressources. Le document établit un lien direct entre le fait que le pays tire profit des guerres et la participation des forces soudanaises aux conflits régionaux au Yémen et en Libye, également à des fins lucratives. En adoptant ce raisonnement, les révolutionnaires soudanais ont remis en question les structures historiques contre-révolutionnaires qui perpétuent les injustices.

Mais le récent conflit au Soudan et la résurgence de la propagande identitaire sont venus perturber cette perspective révolutionnaire. Certain·es activistes soudanais·es et membres de la diaspora ravivent des discours identitaires en réponse à la guerre qui fait actuellement rage dans le pays et à l’indifférence qu’elle suscite à l’échelle mondiale, qu’ils et elles attribuent à la « négritude » des Soudanais·es, faisant écho au concept d’afro-pessimisme qui a vu le jour aux États-Unis. On peut affirmer que la banalisation de la souffrance des peuples africains au cours du siècle dernier a contribué au manque d’attention accordée à l’actuelle guerre au Soudan, ainsi qu’aux conflits, à la pauvreté et aux famines auxquels le pays a déjà été confronté par le passé. Le conflit au Moyen-Orient a lui-aussi été banalisé, provoquant un sentiment d’apathie à l’égard des Palestinien·nes vivant sous occupation sioniste, et ce bien avant le 7 octobre 2023. Cependant, dans le cas du Soudan et de la Palestine, ce ne sont pas les principaux facteurs de conflit qui attirent l’attention de la communauté internationale, ni les causes profondes du calvaire enduré par les populations de ces pays. L’attention que les médias grand public et les mobilisations populaires accordent aux différentes luttes de ces pays du Sud est en fait en grande partie déterminée par des facteurs géopolitiques. Au Soudan, les médias internationaux avaient applaudi les manifestations contre les politiques économiques néolibérales paupérisantes lorsque ces politiques étaient imposées par le régime d’Al-Bashir, considéré comme un ennemi de l’Occident. Mais ces mêmes médias ont ignoré les protestations populaires survenues en réaction aux politiques imposées par le TGS, considéré comme une marionnette au service des intérêts des pays du Nord. L’attention que les militant·es et leurs allié·es ont accordée aux problématiques du Soudan s’en est trouvée diminuée, puisque les médias dominants exercent un large contrôle sur les débats et l’accès à l’information.

Les discours qui normalisent les atrocités sont des instruments au service de la contre-révolution, déployés par celles et ceux qui tirent profit de ces atrocités afin de miner le potentiel de la solidarité révolutionnaire internationale. Intégrer ces ingrédients de la contre-révolution dans le cadre d’une analyse de la révolution fait plus de mal que de bien, car cela entrave la réalisation des objectifs révolutionnaires et l’élimination des souffrances endurées par les populations. L’histoire récente du Soudan révèle ainsi que le recours aux récits basés sur l’identité ethnique rend les mouvements politiques et la population plus réceptifs aux discours réactionnaires assénés par des gouvernements oppressifs, au lieu de favoriser des approches et des principes émancipateurs au niveau local – sans parler des luttes qui dépassent les frontières politiques.

Des injustices en concurrence pour du temps de parole dans les médias

En avril 2023, la guerre a éclaté entre les Forces armées soudanaises (SAF) et les Forces de soutien rapide (RSF), qui collaboraient depuis longtemps et constituaient auparavant la fraction militaire composant pour moitié le gouvernement de transition. Dans les mois qui ont suivi, le conflit a dévasté les villes du Soudan, à commencer par la capitale, faisant des milliers de mort·es et provoquant le déplacement de millions de Soudanais·es. Par la suite, les chaînes d’information des pays arabophones ont largement couvert les combats, et le pays a fait la une des journaux télévisés comme jamais auparavant. Leur méconnaissance du pays était flagrante, les présentateur·trices des journaux télévisés écorchant à répétition les noms des villes et des rues au Soudan.

La guerre au Soudan est devenue le principal sujet couvert par les médias, qui diffusaient des actualisations régulières de la situation occupant la majorité du temps d’antenne, les grandes chaînes diffusant des infographies et des plans des villes en proie aux combats. Des extraits audio d’interviews d’hommes politiques soudanais ont été diffusés de manière récurrente dans les programmes à forte audience. Pendant des mois, le public soudanais a été submergé par du contenu reflétant les principes et méthodes du système médiatique et des organisations qui préfèrent toucher un public aussi large que possible et générer des réactions plutôt que de diffuser un contenu réellement informatif.

Pourtant, moins de six mois après le début de la guerre opposant les SAF aux RSF et à la suite de l’opération « Al-Aqsa Flood » menée par la résistance palestinienne, le régime sioniste a brutalement attaqué Gaza et lancé une campagne punitive systématique. La situation à Gaza est immédiatement devenue le principal sujet d’actualité des chaînes d’information régionales, et Al-Jazeera, considérée comme le plus grand média du monde arabe, a consacré au sujet une couverture 24/24 et 7/7 sur sa chaîne principale. Pour un système médiatique qui vise avant tout à maximiser le « reach », faire tourner le sujet en boucle avec des mises à jour constantes et diffuser des infographies et autres analyses d’anciens militaires a constitué le seul moyen de rendre compte de l’ampleur des massacres à Gaza.

Bien que cette couverture médiatique continue ait permis de contrebalancer la propagande sioniste diffusée dans les médias occidentaux et le déni des crimes de l’occupation, ce système visant à maximiser la portée de l’information présente de graves défaillances qu’il convient de corriger. Bien que l’on ne puisse s’attendre à ce que les chaînes d’information grand public réalisent le travail journalistique nécessaire au déploiement d’un projet politique révolutionnaire populaire, il est important d’analyser les lacunes d’un tel modèle afin de penser et développer ce que l’on pourrait appeler le « journalisme révolutionnaire ». Le modèle d’information dominant, qui cherche à atteindre un public aussi large que possible, n’est pas capable de communiquer des informations sur les situations d’injustice qui n’entrent pas dans le moule de l’actualité brûlante, comme par exemple les réalités de la vie sous l’occupation, ni de montrer et expliquer réellement comment l’occupation sioniste a militarisé le contrôle des checkpoints entre les différentes zones du territoire palestinien occupé, avant et après octobre 2023. En outre, révéler les détails de cette réalité impliquerait d’exposer la complicité des régimes politiques de la région, qui permettent et alimentent le calvaire des Palestinien·nes. De plus, un système médiatique ayant pour objectif premier la portée maximale n’offre aucun espace pour l’analyse et l’investigation des mécanismes internationaux à l’œuvre, ni pour exiger la reconnaissance de la responsabilité de l’occupation sioniste, ni encore pour savoir quels pays et quelles entreprises échangent des biens essentiels avec Israël – ce qui serait pourtant très utile au mouvement de boycott populaire dans le monde arabophone. De même, un tel système ne manifeste aucun intérêt pour documenter et rendre visible les actions mises en place par les Palestinien·nes et leurs allié·es pour atténuer leurs souffrances sous l’occupation, notamment par le biais de méthodes de financement créatives, d’une utilisation novatrice des moyens de communication et d’initiatives populaires visant à rompre le siège de Gaza. Une fois de plus, valoriser de telles actions populaires à fort impact reviendrait à développer le sens du pouvoir populaire du public, et pourraient l’inspirer sur une possible marche à suivre pour soutenir la lutte des Palestinien·nes. Pour obtenir de telles informations, le public doit se fier à des comptes personnels sur les réseaux sociaux plutôt qu’aux grandes chaînes d’information bien financées qui emploient des centaines de journalistes. En effet, le modèle de l’actualité brûlante pour une portée maximale capitalise sur le sentiment de désespoir et de tristesse des gens, au lieu de contribuer à soutenir des mouvements populaires en faveur de la Palestine qui soient bien informés, organisés et plus efficaces.

La couverture médiatique régionale de la situation à Gaza depuis le mois d’octobre 2023 n’est pas très différente de la couverture accordée au Soudan au cours des mois précédents, bien qu’elle se déploie à une échelle beaucoup plus large. Étant donné que ce système médiatique grand public est incapable d’assurer une couverture informative et nuancée susceptible de faire prendre conscience de la gravité de multiples événements survenus simultanément et qui méritent l’attention des masses, on assiste à la mise en concurrence de différentes luttes à travers le monde pour obtenir du temps de parole et l’attention des rédactions. Ainsi, du jour au lendemain, le public soudanais a assisté à une chute spectaculaire de la qualité et de la quantité des informations communiquées sur la situation dans le pays, à tel point que les rares émissions consacrées aux nouvelles du Soudan ont commencé à être présentées comme des reportages sur une guerre déjà oubliée. La diminution du temps d’antenne et de la qualité des informations diffusées a notamment favorisé la propagande des SAF et des RSF. Ainsi, chaque incident ou événement, qu’il soit question de la prise de contrôle d’une ville et de massacres ou bien de négociations et rencontres au sommet, a désormais fait l’objet de deux récits distincts, sinon plus. Même la question de savoir quel parti contrôle telle ou telle zone géographique est débattue, alors qu’un tel questionnement pourrait facilement faire l’objet d’une enquête et d’un rapport si un minimum d’efforts journalistiques sérieux étaient déployés.

L’existence d’un journalisme professionnel, révolutionnaire et centré sur le vécu des populations constitue une condition nécessaire pour favoriser des discussions et des leviers d’action capables de développer et renforcer les mouvements révolutionnaires. Cela vaut aussi bien pour la libération de la Palestine que pour la quête d’une paix fondée sur la justice au Soudan. Une telle démarche journalistique aurait pour objectif de présenter et hiérarchiser des faits qui impactent profondément la vie des gens, et de permettre au public de véritablement comprendre ces enjeux. Plutôt que de s’appuyer sur des anecdotes et des récurrences dont le seul but est de créer des tendances et d’accroître les statistiques de réactions, un journalisme révolutionnaire offrirait des perspectives approfondies et importantes pour mettre en lumière les actions menées au niveau local pour sauver des vies, comme par exemple le développement des services communaux au Soudan et l’installation des cuisines partagées, de sanitaires, d’abris d’urgence et les programmes éducatifs gérés par les communautés locales. Il ne s’agirait pas de mettre l’accent sur des histoires d’héroïsme individuel, mais sur des expériences probantes de gestion collective. Un journalisme révolutionnaire et centré sur les personnes est essentiel pour informer et documenter avec justesse les actions d’organisations révolutionnaires. Une telle pratique du journalisme offrirait une représentation fidèle de la réalité et se concentrerait sur les priorités du public, au lieu d’occulter la réalité comme le font les médias élitistes. En outre, ce type de journalisme faciliterait l’échange d’apprentissages et d’analyses au sein de la scène révolutionnaire internationale, favorisant une évolution vers un front révolutionnaire international uni et durable, non seulement en informant le public, mais aussi en encourageant un sentiment de solidarité, de pouvoir populaire et d’objectif commun au sein des mouvements révolutionnaires du monde entier.

Dans la situation actuelle, où le journalisme révolutionnaire se fait rare, la logique consistant à capitaliser sur les tendances se répercute malheureusement sur les activités de plaidoyer et de solidarité à l’échelle mondiale. Dans le cas du Soudan, l’activisme de la diaspora soudanaise nous fournit une bonne illustration de ce phénomène. Les groupes qui cherchent désespérément à attirer l’attention sur les luttes de leur peuple et qui souhaitent de toute urgence mettre un terme à leur supplice considèrent que rendre la guerre au Soudan « tendance » constitue le plus court chemin pour atteindre ces objectifs. Il s’agit notamment de tenter d’assimiler la lutte des Soudanais·es à la cause palestinienne, en présentant le Soudan comme étant occupé par les RSF (soutenues par les Émirats arabes unis (EAU)) et en comparant la situation au Soudan à l’occupation sioniste. Cette approche choisit de dénoncer les crimes commis par les RSF tout en ignorant ceux commis par les SAF, et se traduit par des appels à mettre fin au soutien au RSF, plutôt qu’à condamner toutes les parties qui cherchent à obtenir et conserver le pouvoir par la violence.

Les projecteurs braqués sur les crimes commis par les RSF ne sont pas déconnectés des structures héritées de l’histoire qui ont permis à de tels discours de fleurir et de se tailler une place de choix au sein de l’opinion publique soudanaise. Ces structures reposent sur la marginalisation historique et le rejet identitaire des citoyen·nes soudanais·es des régions occidentales du pays, comme nous l’avons vu précédemment. Étant donné que la plupart des membres des RSF, notamment ses principaux éléments, sont originaires de l’ouest du Soudan, on pourrait être tenté de les présenter non seulement comme des criminels ou des rebelles, mais aussi comme des envahisseurs et des occupants, à l’instar des sionistes. Mais cette perception est pour le moins biaisée. Le recours à l’argument de la protection de l’État constitue un autre ingrédient essentiel au succès de ces discours clivants. En effet, la sûreté de l’État est assimilée à la protection de son armée officielle, engagée dans la lutte contre les RSF, sans référence à la protection de la population face aux factions criminelles belligérantes et aux autres forces contre-révolutionnaires. Cela résulte d’une longue histoire de propagande étatique et d’instrumentalisation des slogans patriotiques pour obtenir le soutien de la classe dirigeante qui contrôle l’État. Le Soudan n’est d’ailleurs pas un cas isolé ; on retrouve une telle configuration dans presque tous les États modernes.

Avoir recours à un tel raccourci pour capter l’attention du public sur le Soudan constitue une impasse, à la fois à court et à long terme. Même dans le meilleur des cas, si cette tendance parvenait à faire tarir tout soutien aux RSF, cela ouvrirait la voie à un régime militaire autoritaire garantissant une impunité quasi-totale à ceux qui exercent la violence au nom de l’État. Ainsi, malgré la nécessité d’étudier le rôle prédateur que joue le gouvernement des EAU dans la région, la tendance qui cherche à l’assimiler dans le contexte soudanais à une force d’occupation comparable au projet sioniste conduit à des erreurs fatales pour l’idéal révolutionnaire. Par exemple, cela signifie ignorer les facteurs internes et déterminants qui ont conduit à la création des RSF et d’autres milices, notamment le fait que la capacité de ces milices à recruter des membres est le résultat de l’accaparement continu des terres et des ressources hérité de l’histoire qui a profondément affecté les populations marginalisées au Soudan.

La méthode la plus courante actuellement pour attirer l’attention sur les problèmes du Soudan portera donc un préjudice réel et durable au potentiel d’organisation révolutionnaire dans le pays, que seule une conscience et une connaissance précises de toutes les injustices auxquelles sont confrontées les différentes communautés du pays – et ailleurs – peuvent garantir. De même, l’approche consistant à réduire les informations relatant les combats au Soudan ou en Palestine au format « breaking news », malgré un impact relatif à court terme, nuit en réalité au développement potentiel de formes de solidarité nuancées et fondées sur des faits, même parmi les publics sympathisants et les convaincu·es. Une telle solidarité révolutionnaire ne peut être portée que par un journalisme révolutionnaire.

Une solidarité révolutionnaire

En soulignant l’importance d’une approche révolutionnaire solidaire avec la Palestine, la chercheuse et autrice socialiste soudanaise Khadija Safwat a fait une déclaration remarquable : « Nous abandonnons la Palestine dès lors que nous ne saisissons pas les conséquences de l’isolement qui nous est imposé par le système capitaliste financier mondial et tribal du mouvement sioniste, lui-même étant le résultat de notre appropriation du langage de ce système sans créer et développer un langage qui nous soit propre, et qui nous permette d’affronter nos ennemis locaux et internationaux. » L’expérience récente du Soudan est riche d’enseignements sur les conséquences désastreuses de l’adoption d’un langage et d’outils contre-révolutionnaires, même s’ils peuvent s’avérer utiles à court terme. Des éléments de langage de la politique identitaire au mécanisme de capitalisation sur les tendances, les démarches pragmatiques dépourvues d’analyse révolutionnaire rationnelle ont affaibli l’idéal de résistance soudanais sur le plan interne, de même que sa capacité à soutenir la cause palestinienne.

Il est crucial et urgent de revenir sur les définitions, les éléments de langage révolutionnaire et les instruments de la solidarité, et cet objectif ne doit pas être perdu de vue dans la recherche de gains rapides. Cette tâche de longue haleine doit s’opérer selon un prisme d’analyse critique des injustices qui favorise le développement de stratégies de résistance. À l’intersection de la lutte des Soudanais·es pour la justice et de la lutte des Palestinien·nes pour la libération, un tel prisme aurait permis d’élever les débats au sujet de la normalisation du TGS avec l’occupation sioniste au-delà des considérations identitaires et des discours nébuleux sur la modernisation et le progrès, tout en enrichissant les discussions sur ce que le marxiste égyptien Samir Amin a appelé les « deux jambes» de l’impérialisme (l’une économique et l’autre politique). La normalisation du Soudan avec l’entité sioniste a illustré le fonctionnement de ces deux jambes en harmonie et au grand jour, presque caricaturale dans toute la vulgarité de sa nature transactionnelle : lier la possibilité de recours à des instruments monétaires internationaux (la jambe économique) pour faire avancer la jambe politique des opérations coloniales en Palestine. Si l’on cherche à trouver un champ de bataille commun entre les luttes des populations soudanaise et palestinienne, et à la lumière des événements qui ont profondément intensifié leurs souffrances respectives pendant l’année 2023, formuler un objectif critique et avoir recours à un langage révolutionnaire tout aussi critique permettrait de se saisir de problématiques tels que l’impact de la légitimation par la communauté internationale de forces criminelles (l’État colonial d’Israël en Palestine et les dirigeants militaires au Soudan), et son rôle dans l’affaiblissement des actions de résistance populaire. Une telle approche serait à la fois cohérente et susceptible d’unir plusieurs groupes de populations opprimées à travers le monde autour de la question de la responsabilité de la diplomatie internationale, et d’un changement radical de ses structures.

Le coup d’État du conseil militaire qui a eu lieu au Soudan en octobre 2021 nous fournit un exemple mineur mais significatif de l’impact que peut avoir une telle démarche. À cette époque, la mission des Nations unies au Soudan s’est efforcée de relégitimer les putschistes en encourageant les négociations en vue de former un nouveau système de gouvernement pour le pays, avec la participation du conseil militaire et des membres civils du TGS, alors que des manifestations quotidiennes étaient organisées contre le coup d’État et contre toute autre forme de régime militaire. La mission de l’ONU a tenté de persuader les comités de résistance de se joindre aux réunions de négociation, du fait de leur légitimité populaire manifestée par l’ampleur et la résonance des manifestations organisées par ces comités. Après des demandes répétées, toutes rejetées, les comités de résistance ont finalement accepté de participer à une réunion, à condition que celle-ci soit retransmise en direct sur Facebook. Les comités avaient clairement compris que le secret favorise la corruption et érode la mobilisation du public ; ils ont donc cherché à garantir la transparence. La mission de l’ONU a rejeté la condition posée par les comités de résistance et a annulé la réunion, admettant de fait que leur approche n’était pas transparente ou conforme aux attentes du grand public, à qui ils cherchaient à cacher la réalité politique. Cette proposition des comités de résistance, qui a permis d’exposer la nature de la mission de l’ONU et du processus qu’elle encourageait, a traduit un engagement de principe en faveur des droits des personnes à l’information et à la participation politique, fondé sur une compréhension de l’impact de la participation publique dans l’équilibre des pouvoirs face aux élites, et a témoigné d’une utilisation pertinente des ressources technologiques disponibles.

L’histoire de la lutte du peuple palestinien illustre également comment la transparence et l’accès à l’information peuvent soutenir un projet révolutionnaire. On oublie souvent que l’implication des puissances coloniales occidentales dans la création d’une nation coloniale en Palestine n’a été connue du grand public que grâce à la divulgation du contenu de l’accord secret de Sykes-Picot par les révolutionnaires russes après la révolution d’octobre 1917. Aujourd’hui encore, la publication de ce document important fournit des preuves solides qui viennent étayer la critique révolutionnaire contre les pratiques coloniales des pays du Nord.

Ces deux exemples montrent que la transparence et la responsabilité sont des armes légitimes et efficaces contre l’instrumentalisation contre-révolutionnaire du secret dans la diplomatie à l’échelle mondiale, et généralement justifiée par d’obscures références à la sécurité nationale et à la protection du secret d’État. Ces cas de figure montrent également que la transparence et la responsabilité peuvent se manifester de manière tangible dans un contexte donné, et que les efforts pour y parvenir peuvent varier selon le contexte. Dans certains pays, il s’agira d’insister sur la nécessité de rendre publics les détails d’accords de financement ou le contenu d’échanges diplomatiques, tandis qu’ailleurs il s’agira plutôt d’attirer l’attention sur des informations rendues publiques mais passées inaperçues. Pour comprendre ces limites, il est nécessaire de mener des débats éclairés et engagés, fondés sur une analyse rigoureuse et une solidarité révolutionnaire internationale. Il est important de rappeler ici que de telles tentatives ont plus de chances d’aboutir lorsqu’elles sont mises en œuvre au sein d’organisations politiques révolutionnaires, plutôt que par des individus isolés.

Au Soudan, un mouvement révolutionnaire engagé dans une analyse rationnelle des enjeux à l’intérieur et à l’extérieur des frontières politiques du pays semble nécessaire et bénéfique. Certaines voix ont soutenu que le projet révolutionnaire devrait être abandonné devant la priorité à court terme de mettre fin à la guerre qui fait rage actuellement ; or seul un véritable mouvement révolutionnaire peut permettre d’atteindre cet objectif et de construire une paix durable dans le pays qui soit fondée sur la justice. Une telle mission impliquerait, par exemple, de faire évoluer les initiatives actuelles visant à fournir des services communaux, qui aident actuellement la population soudanaise à survivre à la guerre, vers de nouveaux systèmes durables de contrôle collectif des ressources et de la prise de décision. Cela améliorera les conditions de vie à court terme et créera les conditions favorables au développement d’un pouvoir populaire ascendant et à une distribution équitable des ressources, réduisant ainsi la marge de manœuvre des forces armées élitistes tout en s’attaquant aux causes profondes de la guerre à plus long terme. Les alliés progressistes internationaux du Soudan devraient adopter une approche similaire en révolutionnant leurs méthodes et analyses, en occupant les champs d’activisme politique qui sont à leur disposition pour tenter de favoriser le progrès révolutionnaire au sein des populations qui souffrent. Les propositions susmentionnées concernant la promotion d’un journalisme révolutionnaire, la transparence et la responsabilité au sein de la diplomatie internationale constituent des exemples d’autres actions de solidarité qui peuvent bénéficier aux mouvements de résistance soudanais et palestinien, parmi de nombreux autres dans le monde.

Les luttes des peuples soudanais, palestinien et d’autres populations opprimées doivent être portées par des forces révolutionnaires ayant recours à des outils et à un langage conformes aux principes révolutionnaires, et non à ceux imposés par les oppresseurs. Les principes révolutionnaires rejettent la hiérarchisation des luttes et la concurrence pour attirer l’attention du monde, et soulignent que la liberté et la dignité sont des droits universels, et que l’existence de n’importe quel régime oppressif peut menacer le succès de tous les mouvements révolutionnaires. Tous les régimes d’oppression mettent en œuvre des mécanismes analogues contre la résistance populaire à laquelle ils sont confrontés, et utilisent le pouvoir qu’ils accumulent dans une zone géographique pour consolider les systèmes d’oppression qui leur sont bénéfiques dans d’autres régions du monde. Cependant, cela ne signifie pas que les systèmes d’oppression se reflètent toujours les uns les autres, ni qu’ils ont des liens directs les uns avec les autres. Notre compréhension des principes révolutionnaires ne devrait donc pas se limiter à la recherche de liens hiérarchiques ou de connivence entre les luttes. Ainsi, une analyse rationnelle devrait reposer sur des principes révolutionnaires et une compréhension contextualisée de chaque lutte, et devrait chercher à se doter d’outils pertinents pour améliorer la réalité matérielle des populations opprimées à l’heure actuelle, tout en posant les bases de systèmes nouveaux pour l’avenir.

La solidarité révolutionnaire ne doit donc pas ignorer les petites victoires, mais elle doit aussi être capable d’évaluer l’impact des changements à court terme sur la réussite de l’idéal révolutionnaire à long terme. Une telle solidarité est engagée dans des actions au service de ces deux vecteurs de transformation, de manière dialectique. La solidarité révolutionnaire comprend que l’un ne peut gagner sans l’autre, et que l’échec des deux obstruera le chemin de la révolution et de la libération dans le monde entier.

Par Muzan Alneel

Muzan Alneel est ingénieure, chercheuse et conférencière. Issue d’un parcours professionnel et universitaire pluridisciplinaire (ingénierie, sciences économiques et sociales, politiques publiques), elle est membre fondatrice et directrice de l’ISTinaD Center au Soudan, un centre de recherche qui travaille dans le domaine de l’innovation, des sciences et de la technologie pour un développement centré sur les besoins des populations. Elle est également chercheuse associée au Transnational Institute (TNI).

Traduit par Johanne Fontaine

Cette contribution fait partie d’un dossier du Transnational Institute (TNI) publié ici : www.tni.org

Source: QG Decolonial

Spread the love

Laisser un commentaire