Interview de Saïd Bouamama, sociologue & militant associatif

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Saïdou, chanteur du groupe Zep, et Saïd Bouamama, sociologue et militant, sont attaqués en justice pour « injure publique » et « provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence » par l’AGRIF (Alliance Générale contre le Racisme et pour la défense de l’Identité Française et chretienne) suite à la sortie de leur livre et de l’album Nique la France, devoir d’insolence. Nous ne pouvons qu’adhérer totalement aux paroles de la chanson mise en cause : « Nique la France et son passé colonialiste/ ses odeurs, ses relents et ses réflexes paternalistes / Nique la France et son histoire impérialiste/ ses murs, ses remparts et ses délires capitalistes ». ÉGALITÉ soutient la campagne Devoir d’insolence antiraciste et appelle à s’y investir ! Refusons les injonctions à se taire qui sont faites au dominé-e-s et aux exploité-e-s ! Que leur parole s’exprime dans toute leur radicalité !

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Saïd Bouamama, vous avez été mis en examen très récemment pour « racisme antiblanc ». Pouvez-vous nous dire de quoi il retourne exactement ?

Le chanteur Saïdou et moi-même avons publié il y a deux un livre-CD dans lequel par des textes et des chansons nous dénoncions la France capitaliste, raciste et impérialiste. Nous avons intitulé ce livre-CD « Nique la France- Devoir d’insolence ». Les textes comme la chanson ont été l’objet d’une plainte de la part d’un groupe d’extrême-droite nostalgique de l’Algérie française, l’Alliance Générale contre le Racisme et pour le respect de l’Identité Française et chrétienne.

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Le CD comme le livre qui l’accompagne est d’abord à resitué dans son contexte : le discours sur l’identité nationale du précédent gouvernement. Face à cette offensive idéologique nous trouvions de nombreuses réactions ambiguës. On condamnait les « excès » de Sarko, tout en approuvant l’idée d’une France ayant une identité unique (avec négation des identités de classe et des identités liées à la pluralité des origines de la France concrète). Il n’y aurait plus ni patron, ni ouvrier mais que des français, il n’y aurait plus des identités concrètes mais une identité abstraite que l’Etat prétendait définir. Ce mode d’approche vise à « Unir ceux qui devrait être divisé » (les travailleurs et leurs employeurs en les réunissant sous le vocable « français ») et à « diviser ceux qui devrait être uni » (les travailleurs quelque soit leurs identités multiples). Pour ce faire, il faut non seulement s’attaquer aux immigrés mais également aux français issus de l’immigration que l’on soupçonnera de ne pas être « intégré », de ne pas respecter « l’identité française », etc. Derrière ce procès il y a également la volonté d’obtenir une jurisprudence sur la qualification de « racisme anti-blanc » qui pourra demain être utilisée contre tous ceux français ou non, issus de l’immigration ou non qui s’opposerait par exemple à une guerre impérialiste française, à une mesure de « patriotisme économique », etc.

Pour revenir sur ces mises en examen pour « racisme antiblanc », on pourrait sans doute rapprocher ce phénomène d’une censure plus générale des mouvements de l’immigration et des forces antiracistes conséquentes. En Belgique, nous avons eu l’affaire « burqa blabla », qui mettait en cause Caroline Fourest et qui a valu à Souhail Chichah une ostracisation de l’espace académique belge. Plus récemment encore, Caroline Fourest a déposé plainte contre Nordine Saïdi (qui appartient à notre mouvement) pour avoir posté une vidéo sur son mur facebook. Comment comprendre cet acharnement ? Quelle est la stratégie ou le projet politique derrière cette offensive ?

 

En fait l’islamophobie est la forme du racisme dont ont besoin les dominants pour cliver les travailleurs de nos pays. Le monde du travail est pluriculturel et pluri-religieux du fait de la colonisation. Près de 30 % des milieux populaires sont issu de l’immigration des anciennes colonies et une grande partie de ceux-ci est musulmane. Réussir à poser la religion comme clivage c’est  garantir l’impossibilité de luttes communes et créer la possibilité de lancer des « débats écrans » permanence c’est-à-dire des débat en masquant d’autres. La laïcité n’a rien à voir avec cela et ceux qui la brandisse en sous-entendant que l’Islam la menacerait instrumentalise la notion pour la transformer en « racisme respectable ». A d’autres moments on instrumentalise aussi le féminisme comme ce fut le cas lors de l’intervention en Afghanistan. Car il faut également soulignés les connexions internationales de l’islamophobie. Les régions du globe où sont présentes l’essentiel des richesses pétro-gazières ont des populations majoritairement musulmane et les guerres à succession (Irak, Afghanistan, Lybie,  Syrie, et aujourd’hui le Mali derrière lequel se trouve l’uranium du Niger et le gaz algérien). L’islamophobie est une excellente préparation des esprits pour préparer un consensus autour de ces guerres.

Derrière cette première stratégie politique et idéologique s’en trouve une autre, de nature économique cette fois-ci. Il s’agit ni plus ni moins que de fragiliser une partie de la classe ouvrière, celle issue de la colonisation, pour accélérer la construction d’un marché dérégulé du travail sans aucune protection. Pour cela l’on met en place un marché segmenté du travail avec en premier lieu les sans-papiers qui sont contraint d’accepter des travaux d’esclave. Mais le second segment est encore plus important : c’est celui de l’immigration régulière et de ses enfants. L’outil choisis est l’existence de discriminations racistes qui contraignent ces citoyens à accepter des postes racisés et ceux-ci sont come par hasard les plus pénibles, les plus dangereux, les moins bien payés. Il existe ainsi désormais des emplois pour noirs et pour arabes qui ne se limitent plus aux nouveaux arrivants mais s’adressent à des jeunes français ou des jeunes belges dont les parents viennent d’ailleurs. La discrimination a été internalisée, intégrée dans le fonctionnement économique lui-même. Je ne connais pas les chiffres belges mais en France une enquête du BIT de 2008 évalue à 4 employeurs sur 5 ceux qui discriminent à partir de l’origine. L’importance du pourcentage souligne que nous sommes face à une réalité structurelle du capitalisme contemporain, face à un fonctionnement systémique.

Pour que cela soit possible, il faut que le reste de la classe ouvrière perçoive leurs collègues issus de la colonisation comme n’appartenant pas au « nous » ouvriers, comme « dangereux », comme porteur d’une différence dangereuse. Il faut donc diffuser à la fois des explications culturalistes des questions sociales en général et de celles de l’immigration en particulier d’une part et propager une « peur » de l’Arabe, du Noir, du musulman. Par ce biais il s’agit également d’intimider les velléités de révoltes et de revendications d’égalité. Intimider pour pousser à la résignation.

Comment caractériser les réponses de la gauche sociale et politique à cette offensive ? Avez-vous des soutiens dans ces franges ?

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Le moins que l’on puisse dire c’est qu’une très grande partie de la gauche sociale et politique, y compris dans ses franges radicales n’a pas saisie les enjeux comme en témoigne de nombreux faits : soutien aux multiples campagnes pour l’interdiction du foulard c’est-à-dire pour une police des habits et ce en arguant de l’émancipation des  femmes ou de la laïcité ; soutien à des guerres impérialistes au prétexte de s’opposer à des « intégristes » ou au prétexte de défendre le droit des femmes ; audience de Caroline Fourest dans cette gauche et extrême-gauche alors même qu’elle défend des points de vue économiques libéraux et insulte les travailleurs grecs lorsqu’ils luttent contre les plans scandaleux d’austérité ; etc. Marx disait que « l’on ne juge pas une époque à l’idée qu’elle se fait d’elle-même » mais par ce qu’elle est objectivement. Or dans les faits, indépendamment de l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes (ils croient peut-être sincèrement défendre les droits des femmes ou la laïcité), ces positions sont le soutien à des lois d’exception pour une partie de la population et le soutien à des guerres de pillages. Parce qu’ils croient le faire pour de grand principe j’ai appelé ce racisme, un « racisme respectable ».

Nous avons actuellement un soutien d’une partie de ces franges mais uniquement sous l’angle de la « liberté d’expression ». Seuls quelques groupes comme la Coordination communiste du Nord ou Rouge Vif Marseille pousse le soutien jusqu’à une condamnation de l’islamophobie comme étant une des formes les plus importantes du racisme. Il y a également eu une pétition de libertaires contre l’islamophobie. Enfin une partie du NPA va également dans ce sens et s’oppose à une autre partie de la même organisation. Tout cela pour souligner que sur cette question se déploie des consensus dangereux pouvant aller de l’extrême-droite à l’extrême-gauche.

Il semble effectivement que la gauche radicale fasse montre d’un attentisme à plus long terme, voire d’une attitude hostile, face aux mouvements de l’immigration ou antiracistes conséquents. Quelles en sont les causes politiques ?

Les causes politiques sont lointaines. Elles interrogent la manière dont les classes dominantes occidentales ont tentés de juguler par l’idéologie les organisations révolutionnaire et ce dès le 19ème siècle. Le fait que l’anticolonialisme ait été extrêmement minoritaire souligne l’imprégnation d’une idéologie nationaliste jusqu’au sein des fractions les plus radicales des organisations ouvrières. Je vous joins un de mes textes où je résume mon analyse historique et politique sur ce point.

En Belgique, notre mouvement vient de participer aux élections municipales. La force à gauche du Parti socialiste qui a fait les scores les moins négligeables – et a obtenu plusieurs élus – est le Parti des travailleurs belges (PTB). Cette formation a par ailleurs insisté dans sa campagne sur la centralité de la soi-disant « question sociale » dans les quartiers populaires. Cela impliquait que les préoccupations des non-Blancs avaient une place minime dans le programme du PTB, sans parler de son discours problématique sur la sécurité. En France, le Front de gauche s’est lui aussi démarqué lors de la dernière présidentielle, tout en ayant adopté un discours très férocement républicain et particulièrement faible sur le racisme ou l’islamophobie.

Comment comprendre ce resserrement autour des préoccupations prétendument « majoritaires » – c’est-à-dire, celles qui font sens pour des travailleurs blancs ?

Je ne connais pas assez les positions du PTB lors de la dernière campagne pour porter un jugement. Par contre opposer la « question sociale » et la « question raciale » ou considérer l’une des deux comme secondaire me semble une erreur fatale. Poser la « question raciale » c’est poser la question sociale de a fraction de la classe ouvrière issue de la colonisation qui par le biais des discriminations vit une surexploitation dans un contexte où tous les travailleurs sont attaqués. Ne pas aborder la « question raciale » c’est se condamner à reproduire dans les consciences le clivage créé par le système capitaliste dans la réalité. Si l’unité de la classe est à défendre ce n’est pas en taisant  le sort de ses fractions les plus dominées. L’unité n’existe pas à priori, elle se conquiert en prenant en compte la réalité concrète.

Par ailleurs une telle démarche est suicidaire. En France 30 % des milieux populaires sont issus de l’immigration postcoloniale (sans-papiers, immigrés réguliers, français issus de l’immigration vivant des discriminations racistes). Ne pas agir contre ce clivage objectif, c’est se garantir à ne jamais pouvoir changer réellement la société. La réalité est que nous devrions agir en direction des travailleurs blancs pour qu’ils conscientisent que l’inégalité vécue par les travailleurs issus de la colonisation affaiblie les capacités d’offensive de toutes la classe et envers les travailleurs issus de la colonisation pour qu’ils s’organisent sur leurs propres intérêts tout en convergent  avec le reste des travailleurs. Le choix est impossible ici.

Quelles sont les tâches des mouvements de l’immigration dans une telle conjoncture : suivent-elles une trajectoire tout à fait parallèle à ces partis ou ces coalitions de gauche radicale ? Peuvent-elles faire bouger les lignes en leur sein ?

Seule la lutte permet de transformer une réalité aussi bloquée puisse-t-elle paraître. L’auto-organisation est une nécessité transitoire de cette lutte lorsque le combat n’est pas  encore pris sérieusement en charge par les organisations qui se réclament de la radicalité. Cette auto-organisation ne doit cependant pas signifier une sous-estimation des combats communs à tous les travailleurs. Elles signifient simplement le refus que l’unité se fasse en faisant fi des intérêts des plus dominés. Il ne faut pas confondre alliance et subordination disait Césaire.http://t0.gstatic.com/images?q=tbn:ANd9GcTkN4resT9_0UVCMP7cZ6gB26hsEcJV_cD5UC1GFfPcVZM4Y6oj82Q8cy7k

Quelle forme politique permettrait aux forces de l’immigration et des quartiers populaires de se trouver en position plus favorable pour lutter contre les offensives menées contre elles et les populations qu’elles représentent ?


Il n’y a pas de réponse absolue à cette question. Tout dépend des circonstances concrètes. Ce qui est certain c’est que sous une forme associative ou sous une forme de mouvement, cette organisation est concernée par tous les combats sociaux et politiques. C’est en étant intransigeant dans la prise en compte des intérêts des plus dominés que les organisations de l’immigration aideront les militants révolutionnaires à se débarrasser des traits idéologiques que la classe dominante a propager dans les inconscients collectifs de ses gauches. A l’inverse, il faut combattre dans ces organisations la tendance au repli sur soi et au repli sur des explications culturalistes : ce n’est pas en inversant une erreur que l’on accède à la vérité. Frantz Fanon nous a appris que la première phase de la domination (Avoir un masque blanc sur sa peau noire) était souvent suivie par une seconde consistant à inverser le stigmate (black is beautiful) qui arrive vite aux mêmes limites que la phase antérieure. La véritable libération est dans le dépassement de ces deux phases pour accéder à la conscience politique c’est-à-dire la conscience des combats spécifiques mais aussi la conscience de leurs liens avec les combats globaux.

ZEP Nique la France par seelteck

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EXTRÊME GAUCHE ET LUTTES DE L’IMMIGRATION POSTCOLONIALE

Les rapports entre l’extrême gauche1 et les mouvements de luttes de l’immigration postcoloniale ont été peu étudiés. Ils sont pourtant un révélateur pertinent des verrous de la pensée politique de gauche à l’endroit de cette partie des milieux populaires de France, un analyseur éclairant des contaminations par l’imaginaire colonial de l’ensemble du corps social2, jusque y compris ses franges les plus radicales en terme de contestation de l’ordre dominant. Il n’est ni possible, ni selon nous nécessaire, de viser à l’exhaustivité pour développer notre sujet. Nous aborderons notre question en nous intéressant à quatre moments historiques caractérisés par la rencontre  et le conflit, l’action commune et la rupture, l’unité et l’opposition. Ces moments historiques sont considérés ici comme des analyseurs permettant de mettre en exergue des débats théoriques et des postures pratiques qui continuent, encore aujourd’hui à caractériser les rapports entre ces deux acteurs sociaux et politiques.

Le premier moment incontournable est celui de l’émergence et du développement d’un mouvement nationaliste dans l’immigration algérienne et des rapports contradictoires qu’il tisse avec les mouvements d’extrême gauche. Le second est celui contemporain de « mai 68 » caractérisé par le développement de luttes ouvrières des O.S. immigrés et symbolisé par l’action du MTA et de la lutte des foyers SONACOTRA. Le troisième est celui de l’émergence politique d’une génération issue la colonisation au cours du cycle des marches pour l’égalité allant de 1983 à 1985. Le dernier sera enfin le moment contemporain allant du débat sur le « foulard » à la révolte des quartiers populaires de novembre 2005. D’autres moments historiques auraient été possibles. Nous avons choisis ceux ci pour leur « exemplarité » c’est à dire parce qu’ils poussent à l’extrême les logiques en œuvres dans les rapports entre ces deux acteurs. Ils permettent ce faisant, selon nous, d’éclairer d’autres moments caractérisés par des contradictions et des tensions moins grandes.

 

  1. Le nationalisme de l’immigration algérienne et l’extrême gauche

 

A partir de la fin des années 1830 l’appartenance de l’Algérie à la France fait l’objet d’un large consensus politique national. Ceux  que l’on appelait alors les « gauches républicaines » partageaient ce consensus tout en remettant en cause les formes les plus violentes de l’ordre colonial. Il s’agissait pour elles d’aménager l’ordre colonial et non de le supprimer. Il faudra attendre 1920 et la naissance du PCF pour qu’une formation politique refuse l’ordre colonial lui même au nom du principe « qu’un peuple qui en domine un autre ne saurait être un peuple libre ». L’apparition du trotskysme et de différentes organisations s’en réclamant diversifiera cette « extrême gauche » refusant l’ordre colonial. De même le courant anarchiste et libertaire verra quelques unes de ses organisations s’engager dans le combat anticolonial. Communistes, trotskystes et libertaires n’eurent cependant que peu d’écho dans la société française à propos de la question coloniale et les anticolonialistes ont comme le souligne Biondi et Morin «  prêché dans le désert hexagonal avec une constance qui n’avait d’équivalent que le silence qui les isolait »3.

Compte tenu de ce consensus colonial le mouvement nationaliste moderne qu naît dans l’immigration se tourne logiquement vers le PCF. L’action de ce parti en direction des immigrés algériens pendant la décennie 20 s’adresse aux deux composantes de l’identité de ces travailleurs, de classe et de colonisé :

 

« Devant la pénurie de main-d’œuvre à vil prix, les colons d’Algérie jettent des cris d’effroi. Cette clique de millionnaires enrichis de la sueur du burnous se plaint de l’exode des indigènes vers la métropole, et le gouverneur Steeg, larbin de cette oligarchie s’apprête à servir les Duroux, les Maneux et Cie, en appliquant un décret qui interdirait aux ouvriers indigènes d’aller travailler en France. Le colonialisme ne connaît plus de bornes, il s’acharne sur les victimes qu’il a complètement dépouillées ; il poursuit par des lois ignobles des malheureux qui se sont crus loin de sa portée et par d’infects procédés d’inquisition il fait retourner, par la force, sur leur lieu de torture, les esclaves dont il veut la dernière goutte de sang. (…). Malgré la trahison de la bourgeoisie indigène, malgré toutes les machinations du colonialisme, la classe ouvrière ne tolérera pas un tel crime. Camarades ouvriers algériens, vous vous unirez pour briser ce nouvel assaut du capitalisme. (…). Organisez vous avec vos camarades ouvriers français : adhérez en masse aux syndicats pour défendre vos salaires, pour revendiquer vos droits »4.

 

La présentation par le PCF à Paris d’un candidat algérien Hadjali Abdelkader aux élections pour la chambre des députés est emblématiques de cette période : « Un colonial siègera à la Chambre »5. Les tensions entre communistes et nationalistes se détérioreront rapidement au fur et à mesure que se développe la dynamique du Front Populaire. Les militants maghrébins du PCF  et les nationalistes des trois pays du Maghreb militent ensemble à cette période au sein de l’organisation de masse nationaliste « l’Etoile Nord Africaine » ayant comme revendication « l’indépendance des colonies ». Le conflit éclate au cours de l’année 1928 et porte sur la question de l’importance à accorder à la revendication de l’indépendance nationale. Les militants nationalistes reprochent au PCF de négliger la question nationale et de ne centrer que sur l’implication dans la lutte des classes en France. Le premier objet de tension est donc l’articulation des questions globales communes à l’ensemble des travailleurs et des questions spécifiques propres aux « ouvriers coloniaux ». La traduction de cette articulation en matière organisationnelle pose la question de l’autonomie. Voici comment Jacques Jurquet décrit la situation de l’époque :

 

« L’assemblée se réunit à Paris dans une salle du 4ème arrondissement, 45 rue de Bretagne. S’y trouvaient présent quatre dirigeants du Parti communiste ( S.F.I.C.) : deux Français, un Algérien et un Tunisien, les membres du comité central de l’Etoile Nord Africaine et plusieurs centaines de travailleurs immigrés algérien, tunisien et marocains. A la question précise : «  Désirez-vous dépendre du Parti communiste français ou constituer une organisation indépendante, sur la base nationale ? » l’unanimité répondit en choisissant l’indépendance de l’Etoile Nord-Africaine »6.

 

L’autonomie organisationnelle est perçue comme garantie d’une autonomie dans les priorités à accorder aux revendications spécifiques. Les faits donneront raisons aux nationalistes algériens. Alors que l’E.N.A. participe en 1934 au « comité de rassemblement populaire » qui préluda à la formation en 1936 du « front populaire », elle sera dissoute par arrêté le 26 janvier 1937 pour « séparatisme ». Les revendications spécifiques étaient sacrifiées sur l’autel de l’unité avec les socialistes de la S.F.I.O.

 

  1. La décennie 70, l’immigration et l’extrême gauche

 

La décennie 70 constitue une nouvelle période de rencontre puis de conflit entre les militants de l’immigration postcoloniale et l’extrême gauche. Cette rencontre se réalise autour de deux axes : l’axe anticolonial et de soutient à la palestine d’une part, l’axe ouvrier et de mobilisation contre l’exploitation des O.S. d’autre part.

 

Au cour de cette décennie, la lutte de libération nationale du peuple algérien (et le rôle qu’a joué l’immigration) est encore toute proche et influence le rapport des militants immigrés aux forces politiques françaises. Les ambiguïtés du PCF dans la période précédente à propos du soutien à la lutte de libération nationale algérienne donnent en héritage un rapport de méfiance et de distance avec ce parti. Les positions des trotskystes proposant un « soutien critique » à la résistance palestinienne en raison de sa non pureté de classe, rend impossible toute convergence durable. Pour les trotskystes le soutien doit aller à une « Palestine socialiste », alors que pour les militants de l’immigration postcoloniale, il s’agit de soutenir les dimensions nationale et anticoloniale. Les maoïstes en revanche développent à l’époque un discours anticolonial radical et le traduise en proposition d’action et d’organisation. La création par la GP de comités Palestine en 1969 produira un espace de militantisme commun. Au fur et à mesure des scissions au sein du mouvement maoïstes, chaque nouvelle organisation développera ses comités palestine.

 

Le second axe de rencontre est la question de la composition de la classe ouvrière. Les maoïstes sont les seuls à l’extrême gauche à s’intéresser aux contradictions internes à la classe ouvrière. Ce faisant ils rencontrent les aspirations d’une partie des militants ouvriers immigrés confrontés au refus des syndicats, du PCF et des trotskystes de mettre en avant des revendications spécifiques à cette partie du monde du travail au prétexte de ne pas diviser les travailleurs. Une nouvelle fois la question de l’articulation entre le spécifique et le global est posée. La création du M.T.A. en juin 1972 revendiquant une double identité de travailleurs et « d’Arabe » souligne l’importance de cette question pour les militants de l’immigration postcoloniale. L’autonomie des revendications et des priorités étant ici une nouvelle fois à la base de l’autonomie organisationnelle.

 

La décennie 70 est celle de l’apparition des immigrés comme force sociale et politique. Les grèves d’O.S. essentiellement immigrés de 1971 à 1975 à Renault, Pennaroya, Girosteel, etc., les luttes et grèves de la faim contre les circulaires Marcellin-Fontanet et les attentats racistes, etc., les premières grèves des loyers et les premières tentatives d’organisations des résidents, etc. Le mouvement des foyers Sonacotra pendant 5 ans ( début 75 à la fin 79) est caractéristique des tensions liées à l’autonomie entre d’une part les organisations et mouvements maoïstes et d’autre part les structures autonomes que forgent les militants immigrés postcoloniaux. Voici la réponse qu’apporte l’U.C.F.M.L. une des principales organisations maoïstes mobilisées en soutien à la grève des foyers, au comité des résidents du foyer Romain Rolland :

 

« Vous affirmez dans votre lettre que notre organisation est contre l’autonomie des travailleurs (…). Nous ne sommes pas d’accord avec la séparation que vous faites entre les français et les immigrés. Notre organisation n’est pas une organisation française, mais l’organisation des maoïstes en France quelles que soient leurs nationalités. Dans nos rangs militent des immigrés comme des français. Si notre organisation est jugée « bonne » ou « mauvaise », c’est par l’ensemble de la classe ouvrière et du peuple, par les français comme par les immigrés. (…). D’autre part, si nous avons toujours soutenu l’autonomie du Comité de Coordination comme direction du mouvement des foyers Sonacotra face à l’ensemble des offensives bourgeoises, nous pensons que l’idée de l’autonomie des travailleurs immigrés par rapport aux travailleurs français est une idée fausse, une idée bourgeoise qui renforce la division, qui affaiblit tout le prolétariat. (…). Dans la lutte des classes en France, développer des organisations spéciales pour les immigrés, c’est la même chose que le « statut spécial de l’immigration » du P.C.F. Organiser les immigrés à part des français, c’est la voie de la défaite. (…). Ceci dit, nous soutenons les camarades immigrés à s’organiser sur les problèmes politiques de leur pays »7

 

Deux conceptions de l’autonomie s’affrontent ici :

 

  • l’une porté par les maoïstes, limitée à l’autonomie d’une lutte précise d’une part et aux problèmes politiques des pays d’origines d’autre part,
  • l’autre porté par les militants immigrés des foyers, définie comme autonomie politique et organisationnelle et reflétant la place particulière de l’immigration au sein de la classe ouvrière.

 

L’autonomie politique et organisationnelle a tendance à être perçue par les organisations maoïstes comme « repli », « arriération », « survivance de formes dépassées liée à la lutte de libération nationale », etc., et non comme conscience d’une part d’une place particulière dans la classe ouvrière et comme conscience de l’existence de points de vues « racistes » au sein même des milieux populaires français contraignant pour faire avancer les revendications à l’autonomie d’autre part. Il en résulte une incompréhension méprisante de certaines attitudes des militants immigrés postcoloniaux (désir de rentrer au pays, refus de prendre la nationalité de l’ancien pays colonisateur, etc.). Voici ce qu’écrit encore une autre organisation maoïste à la fin de la décennie :

 

« En outre un tel mot d’ordre lutte aussi contre les tendances des travailleurs immigrés au repli national, à rester à l’écart de la lutte des classes en France : c’est un appel à élever le niveau de conscience, à se rapprocher des ouvriers français pour préparer ensemble la révolution socialiste et non à considérer comme le font certains travailleurs immigrés les années qu’ils passent en France comme un moyen de gagner un peu d’argent en vue de s’assurer, de retour dans leur pays, une situation de privilégiée de petit bourgeois. Nous n’avons nullement à flatter cette dernière tendance, à nous adapter à l’état d’esprit des travailleurs immigrés arriérés (…). Prendre prétexte, pour refuser la naturalisation, du fait que certains pays d’origine des travailleurs immigrés refusent la double nationalité c’est encore s’adapter au niveau de conscience des ouvriers arriérés »8.

 

Malgré des points de rencontres réels et une véritable mobilisation des maoïstes pour soutenir les luttes des travailleurs immigrés, on mesure ici toute la distance sociale qui sépare les uns et les autres. Le rapport à la colonisation est à cette période encore tout chaud des indépendances c’est à dire que refuser de devenir français à ce moment historique et social9 porte une dimension anticoloniale. Le projet de retour au pays est lui consubstantielle à cet « âge de l’immigration » pour reprendre les termes de Sayad.  Cette place particulière de l’immigration postcoloniale historiquement située se reflétant dans des postures et des attitudes ( par rapport aux organisations française, par rapport à la nationalité française, etc.), est perçue par une partie non négligeable de l’extrême gauche comme « arriération » ou comme « carence de la conscience de classe ».

 

  1. Le cycle des marches pour l’égalité

 

Si la décennie 60 marque l’émergence de l’immigration comme acteur politique de la décolonisation, si la décennie 70 marque celle de l’immigration postcoloniale comme acteur social et politique des luttes de classes de la société française, la décennie 80 marque, elle, l’émergence politique et sociale des enfants de cette immigration. Nous ne retracerons pas ici l’ensemble du processus10 qui conduira une nouvelle fois à une rupture avec l’extrême gauche, trotskyste cette fois. Nous nous contenterons d’insister sur les points de clivages entre les marches pour l’égalité et ces mouvements d’extrême gauche. De nouveau c’est la question des priorités et donc de l’autonomie qui fait clivage.

 

Le point de clivage porte sur la nature du mouvement et de ses revendications. Il oppose une tendance le définissant comme « antiraciste » et une autre le caractérisant comme « mouvement pour l’égalité des droits »11. De manière générale les organisations trotskystes soutiendront la première tendance par « crainte de la division et peur de l’isolement ». Voici ce qu’écrivent certaines associations de ces jeunes issus de la colonisation au cours de la marche : « Il est facile de parcourir le pays sous la houlette de quelques curés se sentant l’âme missionnaire, eux-mêmes à la solde de l’Etat, de toute la classe politique et syndicale qui, à l’heure de cette marche, ne manquent pas de se refaire une virginité bienvenue, oubliant par là même, leur politique raciste » 12.

 

Dans un contexte de montée du Front national la gauche et l’extrême gauche ont peur que cette prise de conscience du caractère systémique de l’inégalité et des discriminations racistes, empêche « l’unité » contre l’extrême droite. Une nouvelle fois il est demandé d’attendre pour ne pas briser l’unité. Voici ce qu’écrit le comité d’accueil, de soutien et d’initiative parisien de la Marche qui détonne avec le tract précédemment cité :

 

« Le but de la Marche, ce sera d’abord celui-ci : manifester qu’il y a en France un peuple nombreux qui veut que la vie ensemble de communautés d’origines différentes soit possible, dans la paix et la justice13 pour le bonheur de tous »

 

Le même scénario se rejouera à propos de Convergence 84. Voici comment la L.C.R. analyse la situation à l’issue de cette seconde marche pour l’égalité :

 

« Convergence 84 est passée ainsi de l’affirmation d’une ouverture nécessaire pour construire l’égalité à un discours sectaire : dénonciation des antiracistes et refus de comprendre les avancées réelles dans le combat commun entre organisations antiracistes, associations des jeunes beurs, radicalisation de l’ensemble de la jeunesse. Tous ce qui avait fait la richesse de la traversée de la France par les mobylettes du « mélange » ! Enorme faute qui fera d’une initiative courageuse et efficace un souvenir sans lendemain » 14.

 

Avec ce type d’analyse, il n’est pas étonnant que l’essentiel de l’extrême gauche aient massivement soutenus la création de SOS racisme. Ce mouvement pensé et structuré comme moyen de neutraliser les dynamiques d’autonomies qui se cherchent au début de cette décennie 80 est perçu par l’extrême gauche comme moyen de rompre avec le « sectarisme » au prix d’une réduction des revendications à l’humanitarisme du slogan « touche pas à mon pote » :

 

« C’est à cette immense potentialité de la jeunesse que SOS a su répondre : on connaît la suite. Un million de badges vendus en peu de temps ; le slogan symbole des antiracistes « touche pas à mon pote » ; une mobilisation massive dans les lycées, les cités de ceux qui n’avaient jamais fait de politique auparavant ; une extension du mouvement dans les entreprises et dans l’ensemble de la société ; une réaction massive et nationale aux meurtres de Menton et Miramas et, enfin, quatre cent mille personnes lors de la « nuit des potes » à la Concorde, le 15 juin dernier »15.

 

Alors que SOS est conçu comme « rouleau compresseur » médiatique visant à imposer un interlocuteur national prétendant représenter les jeunes des quartiers populaires, la LCR le présente comme héritier de la marche de 1983 et de Convergence 84. Certes la LCR a raison lorsqu’elle souligne le succès médiatique de SOS mais elle oublie de préciser « le prix » de cette « réussite » : le passage d’un mouvement revendicatif à un mouvement humanitariste, de revendications précises à des expressions consensuelles du type « touche pas à mon pote » ou « j’aime qui je veux ». Comme au moment de la marche pour l’égalité nous sommes en présence de deux approches contradictoires et antagonistes :

 

  • La première est celle de l’extrême gauche qui a pour préoccupation de répondre à la montée du Front National : dans cette logique il faut réunir sur une base consensuelle tous ceux qui s’opposent au Front National c’est à dire taire tout ce qui fait divergences. La base d’unité ne peut donc être qu’un vague antiracisme. Toute mise en avant d’une revendication susceptible de ne pas faire consensus est perçue comme sectaire.
  • La seconde est celle des marcheurs de 1983 et des rouleurs de 84 qui a pour préoccupation de faire émerger une force sociale autonome susceptible d’imposer concrètement les revendications des quartiers populaires. Les questions et débats ne relèvent plus ici de « l’antiracisme » mais de l’égalité.

 

C’est donc le « sectarisme » qui sert de qualification pour la L.C.R. pour caractériser l’opposition à SOS racisme de la plupart des associations des quartiers populaires :

 

« En refusant le dialogue, en s’écartant d’un mouvement en train de naître, le mouvement beur a incontestablement commis une erreur. Il a gâché une chance historique de jonction entre sa force, ses idées, sa détermination, son expérience enfin, et ces jeunes prêts à lutter à ses côté pour l’égalité »16

 

  1. La période récente :

 

La période récente se caractérise par des mutations idéologiques importantes liées à la disparition du conflit Est/Ouest et du rapport des forces qui en découlait. La théorie du « choc des civilisations » tente de combler le vide idéologique en proposant des explications culturalistes des questions économiques et sociales sous la forme d’un nouvel ennemi civilisationnel : l’islam. Ce courant idéologique s’est acclimaté en France en s’articulant aux héritages propres à l’histoire politique nationale. Au delà de l’acclimatation qui pose des éléments de différences avec la « théorie mère » du choc des civilisations, subsistent des invariants : l’analyse culturaliste des questions sociales et internationales, la présentation de l’islam et des musulmans comme problème, la présentation du clivage social principal comme n’étant plus de classes mais comme opposant la « république » à l’ « obscurantisme », l’appel à un front uni pour défendre la république, la laïcité, etc. Trois débats et conflits de la période récente illustre le gouffre séparant une partie importante de l’extrême gauche et l’essentiel des militants issus de l’immigration postcoloniale.

 

Le premier conflit porte sur l’affaire dite du « foulard islamique ». Cette « affaire » construite de toute pièce17a vu des responsables nationaux de la L.C.R. (Pierre-François Grond) et de L.O. ( Georges Vartanianz) lancer l’affaire dite d’Aubervilliers18. Le port du foulard est alors construit politiquement et médiatiquement comme signe de l’obscurantisme, de la violence faite aux femmes et de la guerre contre la « laïcité ». Face à de tels dangers, il ne reste qu’une seule issue : le front uni contre l’obscurantisme. Même des organisations comme Lutte Ouvrière historiquement et théoriquement opposé au « front uni » considéré comme une dilution des intérêts de classes s’engouffrent dans un consensus allant ainsi de l’extrême gauche à l’extrême droite pour exiger une loi. Du côté des associations issues de l’immigration postcoloniale l’unanimité est quasi-totale  pour s’opposer à la loi d’interdiction. Par leurs ancrages dans les quartiers populaires ces associations saisissent le lien entre le port du foulard et l’évolution du contexte social et sa dégradation, l’articulation avec l’accroissement des discriminations racistes ces dernières décennies, la connexion avec le refus d’être perçus comme « immigrés » alors que ces jeunes filles sont nées françaises, etc. Voici ce qu’en disent Françoise Gaspard et Farhad Khosroskhavar :

 

« Ce ne sont pas tellement les membres de la famille qui prennent l’initiative d’imposer le voile, mais la jeune fille elle-même qui revendique son « identité islamique ». Elle en vient même souvent à imposer à la famille sa nouvelle identité où elle se prévaut de son islamité pour fustiger ses frères et sœurs, peu croyants ou incroyants à ses yeux. (…). Ce voile se veut militant, non pas dans le sens de la politisation  et de la revendication d’une identité en rupture avec la société française mais d’une affirmation de la volonté d’être française et musulmane, moderne et voilée, autonome et habillée à l’islamique. (…). Ce type de voile reflète la volonté d’auto-affirmation non seulement face aux parents, mais aussi vis à vis de la société française qui refoule, au nom de l’universel, toute forme trop particulariste d’affirmation de soi. (…). Contre le racisme qui leur dénie la dignité, elles se dotent d’une identité voilée qui, là aussi, prend au mot la différence dont on les stigmatise »19.

 

L’extrême gauche pour sa part, de par sa déconnexion avec les milieux populaires, ne peut pas saisir cette forme particulière de révolte contre les places assignées qu’expriment ces  jeunes filles. Cette réalité sociale ne peut alors qu’être réduite à une réalité binaire. Voici ce qu’en dit Lutte Ouvrière dans un article de Sophie Gargan argumentant conte les opposants à la loi :

 

« En vilipendant la possibilité qui est offerte aux jeunes filles d’origine musulmane d’échapper au moins à l’école au port du voile, c’est à dire à l’oppression des hommes  de leurs familles   et de leur milieu, ils se montrent pour le moins de la complaisance vis-à-vis des religieux intégristes, c’est-à-dire d’obscurantistes qui considèrent les femmes comme des sous hommes et voudraient leur imposer cette marque de leur oppression »20.

 

La majorité de la L.C.R. adoptera des analyses de la même veine à quelques nuances près. Le même clivage et la même déconnexion apparaissent en ce qui concerne l’appel des indigènes de la république. Si l’appréciation de cet  appel a été divers et contradictoires au sein des militants issus de l’immigration postcoloniale, il n’y a globalement pas de désaccord sur un des constats centraux de l’appel : l’existence d’une discrimination systémique s’articulant aux inégalités de classes pour les descendants de colonisés aujourd’hui français. Persévérant dans son approche essentialiste et globalisante des classes sociales une partie non négligeable de l’extrême gauche ne peut être qu’aveugle à l’existence de ces discriminations et à leur fonction de mode de gestion des rapports de classes. Voici ce qu’en dit Lutte Ouvrière qui peut ici fonctionner comme un analyseur de l’extrême gauche dans la mesure où cette organisation pousse à l’extrême des logiques qui seront nuancées par d’autres organisations :

 

« Ne savent-ils pas que, même dans les villes ouvrières où il y a peu d’immigration en provenance du Maghreb et d’Afrique Noire, les victimes du chômage et de l’exclusion sont bel et bien présentes mêmes si elles ont majoritairement la peau claire ? Et ils n’ignorent sûrement pas non plus que dans les anciennes colonies, là où ne vivent donc que des anciens colonisés  et leurs descendants, il existe une opposition criante entre les plus pauvres et les plus riches ! »21.

 

Remarquons au passage la tonalité professorale du propos qui se retrouve en permanence dans les liens avec l’extrême gauche souvent caractérisés par des postures paternalistes. L’essentiel ici est le refus à insérer dans l’analyse de classes les autres dominations, de sexes, d’âges, de « races », etc. Une nouvelle fois ces dominations sont considérées comme secondaires, non prioritaires pour le mieux, divisant la « classe ouvrière » et les milieux populaires pour le pire.  Le même clivage et la même déconnexion est enfin perceptible dans l’appréciation à donner à la révolte des quartiers populaires de novembre 2005. Ces révoltes ont été considérée comme agissements d’un nouveau « lumpenprolétariat » pour le pire et comme ne pouvant pas être soutenues en raison des « violences » pour le mieux. Ainsi Lutte ouvrière attribue la « violence » aux « voyous et trafiquants » :

 

« C’est pourquoi lorsque les jeunes s’en prennent aux pompiers en tant que représentants de l’autorité, cela ne montre pas une bien grande conscience (…) La violence au quotidien dans ces quartiers est peut être le fait de voyous ou de trafiquants. »22

 

La réduction des faits aux violences contre les personnes permet ensuite d’imputer l’ensemble de la révolte aux « voyous et trafiquants ». La caractérisation de la révolte est logiquement prévisible, une émeute de lumpens et de jeunes associaux : « les violences témoignent parmi les « jeunes » d’une « absence de conscience sociale et de solidarité »23.

 

 

La dernière période souligne une autre dimension de la question de l’autonomie, celle de l’autonomie du cadre d’analyse. De manière assez générale l’extrême gauche continue de développer une approche essentialiste des classes sociales occultant les contradictions internes aux milieux populaires. Il en découle une tendance à occulter les dominations spécifiques et à considérer comme secondaire et/ou non prioritaire toute revendication n’intéressant qu’une partie des classes populaires. Cela a conduit dans le passé à ne se centrer que sur les revendications économiques au moment où la partie maghrébine de la classe ouvrière avançait comme préoccupation essentielle la décolonisation. Cela a également mené à une sous estimation structurelle des intérêts des ouvriers spécialisés  au sein des syndicats. Cela a produit aussi l’appel à limiter les marches pour l’égalité à une dimension antiraciste et antifasciste et à en occulter les revendications pouvant « diviser ». Cela mène enfin à une incompréhension des formes contemporaines d’expression et de révolte dans les quartiers populaires.

 

  1. Une divergence essentielle

 

Ce parcourt rapide des relations avec l’extrême gauche permet de formaliser un débat essentiel donnant naissance à des postures contradictoires. Ce débat concerne l’approche des classes sociales et des clivages sociaux dans la société française. Soit celles ci sont définies et appréhendée de manière essentialiste avec en conséquence une sous-estimation de leur diversité interne et des contradictions qui les caractérisent. Dans une telle approche les revendications spécifiques sont soient niées, soit sous-estimées, soit perçues mais considérées comme non prioritaire au regard de la « question centrale » d’une part, porteuses de division d’autre part. Cette approche encore majoritaire à l’extrême gauche s’oppose au regard que porte « de leur fenêtre » c’est à dire de leur place sociale les militants immigrés ou issus de l’immigration. L’étude des mouvements revendicatifs de l’immigration ces trois dernière décennies souligne à juste titre une double caractéristique de cette dynamique militante : l’affirmation permanente de la nécessité de l’autonomie (politique, économique, idéologique et organisationnelle) et la difficulté à en dessiner les contours et les définitions. Nous aurions tort cependant, à notre sens, de percevoir cette contradiction comme une insuffisance des associations et des militants qui ont marquées cette histoire militante. Si contradiction, il y a, elle se situe dans le réel social. Il s’agit d’une contradiction objective reflétant la contradiction vivante qu’est l’immigration. D’une part et en dépit de certains discours idéologiques dominants, l’immigration et ses enfants font partie de la classe ouvrière et même de ses parties les plus exploitées et dominées. D’autre part et en dépit des analyses essentialistes de la classe ouvrière, elle n’est pas à n’importe quelle place au sein de la classe ouvrière et des milieux populaires.

 

La première caractéristique pousse à participer aux mouvements sociaux globaux avec comme dérive potentielle la dilution des questions spécifiques, des inégalités concrète qui nous sépare encore du reste de notre classe sociale ou de notre milieu social.  La seconde caractéristique nous oriente vers une mise en avant de nos oppressions spécifiques avec comme dérive potentielle l’isolement et l’impossibilité de construire les rapports de forces nécessaires . On  voit à l’œuvre dans les initiatives et les luttes des moments insistant tantôt sur l’une des caractéristiques, tantôt sur l’autre. Il n’y donc aucune solution toute faites à la question de l’autonomie, aucune recette possible qui fasse fi de cette contradiction objective qui est celle de notre être social. Il y a en revanche des leçons à tirer en terme de tensions permanentes entre intérêts globaux et intérêts spécifiques.

 

Cette question de l’autonomie n’est pas spécifique à l’immigration postcoloniale. Elle est également en œuvre pour les immigrations plus anciennes et pour d’autres catégories de la population (chômeurs et précaires, mouvements de femmes, etc.). Cependant elle prend des dimensions particulières pour l’immigration postcoloniale.  Ce sont ces dimensions particulières que n’avaient pas les immigrations antérieures qui expliquent, selon nous, la reproduction de l’inégalité de manière transgénérationnelle, y compris pour les générations nées et socialisées en France. Ces nouvelles générations continuent d’être construites et regardées comme immigrées alors qu’elles ne le sont plus depuis longtemps. Elles ne se sont pas fondues dans le reste des milieux populaires en rejoignant leurs conditions d’exploitations. Elles restent marquées par des inégalités, des précarités, des discriminations plus grandes que le reste des milieux populaires. Autrement dit le danger d’une cristallisation en système est bien présent et est une réalité nouvelle que n’ont pas connus les immigrations antérieures pour lesquelles les différentiations inégalitaires avaient tendance à s’épuiser après la dite « première génération ».

1 Nous appelons ici « extrême gauche » les organisations et mouvements réunissant deux caractéristiques. En premier lieu la remise en cause de ce qui fait consensus politique à un moment donné de l’histoire d’une société. Pour notre sujet il s’agit du consensus sur l’impossible et/ ou la non souhaitable décolonisation dans un premier temps, et du consensus « intégrationniste » pour penser les droits des immigrés et de leurs enfants dans un second temps. La seconde caractéristique renvoie à la pratique militante et à son orientation vers une remise en cause radicale des inégalités et dominations. Ces deux caractéristiques peuvent être en mouvement au sein d’une même formation politique. Les frontières de l’extrême gauche sont donc historiquement variables. C’est en particulier le cas du PCF qui pour notre sujet a été dans l’année 20 à « l’extrême gauche » telle que définie ici.

2 Poser un telle affirmation ne signifie pas que l’extrême gauche n’ai joué à aucun moment et sur aucune lutte de cette immigration une fonction positive. Sur de nombreuses luttes se sont des militants d’extrême gauche (au côté de militants chrétiens) qui ont été au côté des militants de l’immigration postcoloniale. Nous voulons simplement insister ici sur les contradictions profondes qui ont marqués les rapports militants entre ces deux groupes d’acteurs, sur les clivages et les ruptures qui en ont été la résultante. L’analyse de ces contradictions et de leurs effets est, selon nous, incontournable pour saisir les reproductions en œuvre encore aujourd’hui.

3 Biondi Jean Pierre et Morin Gilles, Les anticolonialistes 1881-1962, Hachettes/Pluriel, 1993.

4 Mensuel « la tribune du Prolétariat colonial », appel «  Ouvriers Algériens, Organisez vous !», numéro de décembre 1923.

5 Mensuel « Le Paria », n° 25 de mai 1924.

6 Jacques Jurquet, La révolution nationale algérienne et le parti communiste français, tome 2, Editions du centenaire, Paris, 1974, p. 291.

7 Lettre de l’UCFML au comité de résident du foyer Romain Rolland du 6 juillet 1977.

8 Revue de l’Organisation communiste (marxiste léniniste ) Eugene Varlin, Lutte Communiste, supplément au numéro 14, juillet août 1979, p. 25.

9 La revendication du droit de vote est exemplaire du caractère historiquement situé du rapport à un droit. Les militants immigrés eux mêmes ne mettaient pas en avant l’exigence de droits politiques pendant cette décennie. Leur expérience sociale et leur subjectivité les conduisait à considérer ce « droit de vote » comme un reniement et un acte d’allégeance à l’ancien colonisateur. Il faudra attendre les mutations de cette expérience sociale ( et en particulier la perception d’un impossible « retour ») et ses reflets dans les subjectivités pour que se transforme les frontières de la légitimité des droits politiques.

10 Nous renvoyons le lecteur sur cette période à notre ouvrage « Dis ans de marche des beurs , chronique d’un mouvement avorté », Editions Desclée de Brouwer, Paris, 1994.

11 L’antiracisme ne signifie pas automatiquement exigence d’une « égalité des droits » dans la mesure où ce que l’on appelle « racisme » a généralement tendance à être réduit à une de ses formes ( La forme la plus visible, la plus directe, la plus idéologique, etc.). Ainsi fréquemment « l’antiracisme » a tendance à se réduire à un appel à l’unité contre le front national sous estimant ainsi les formes institutionnelles et étatiques du racisme. Le même processus de réduction est visible dans les discours plus contemporain ( et également consensuel) de « lutte contre les discriminations ». Ici aussi sont mis en avant les discriminations directes et sont sous-estimées les discriminations indirectes, institutionnelles et systémiques.

12 Tract de l’associations Gutenberg de Nanterre, de l’association de Châtenay-Malabry et de transit Association de Colombe.

13 Soulignons ici la disparition du référent « égalité » au profit du référent « justice ». La logique de cette mutation conduit à l’expression « ordre juste » qui a marquée le discours de la candidate socialiste sans que jamais ne soit précisé le lien avec la notion « d’égalité ». On saisit la pertinence du réflexe politique des militants de l’immigration postcoloniale de se méfier de toute modification à l’expression et à la revendication d’ « égalité des droits ».

14 Critique Communiste, revue mensuelle de la LCR, la beur génération, n° 46, novembre 1985, p. 9.

15 Idem, p.10.

16 idem, p. 10.

17 Pierre Tevanian, Le voile médiatique, Un faux débat : « l’affaire du foulard islamique », edition raison d’agir, Paris, 2005.

18 Ces deux responsables trotskystes étaient enseignants au lycée d’Aubervilliers en 2003 et ont été parmi les meneurs de la campagne qui abouti à l’exclusion de deux jeunes filles voilées.  Cette « affaire » sera par sa médiatisation une des étapes essentielles conduisant à la loi interdisant le port du foulard à l’école.

19 Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar, le foulard et la république, La découverte, Paris, 1995, pp. 47-49.

20 Sophie Gargan, L’appel des « Indigènes de la République » : dénoncer le colonialisme …ou renforcer le communautarisme », Lutte-Ouvrière-journal.org, n° 1910 du 11 mars 2005.

21 Idem.

22 Lutte ouvrière du 4 novembre 2005.

23 Lutte ouvrière du 11 novembre 2005.

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Les fondements historiques et idéologiques du racisme « respectable » de la « gauche » française

par Saïd Bouamama

Prise de position en faveur d’une loi sur le foulard à l’école en 2004, soutien plus ou moins assumé et plus ou moins net aux interventions impérialistes en Afghanistan, en Irak, en Lybie, thématique de l’intégration pour penser les questions liées à l’immigration, approche dogmatique de la laïcité découplée des enjeux sociaux, etc.

Ces quelques exemples contemporains de positions d’organisations et de partis se réclamant de la « gauche » et même de « l’extrême gauche », font écho à d’autres plus lointains : absence ou dénonciation ambiguë de la colonisation, absence ou ambigüité du soutien aux luttes de libérations nationales dans la décennie 50, silence assourdissant pendant des décennies sur les massacres coloniaux de la conquête au 17 octobre 1961 en passant par les crimes de Madagascar (1947), du Cameroun (1955-1960), etc. Les constantes sont telles entre hier et aujourd’hui, qu’il nous semble nécessaire d’en rechercher les causes idéologiques et matérielles. Il existe des héritages encombrants qu’il convient de rendre visible, faute de quoi les reproductions des mêmes pièges idéologiques se déploient et aboutissent aux mêmes cécités et aux mêmes impasses politiques.

Une hégémonie culturelle assise depuis le 19e siècle

L’hégémonie culturelle est un concept proposé par Antonio Gramsci pour décrire la domination culturelle des classes dominantes. Le concept s’inscrit dans l’analyse des causes du non développement des révolutions annoncées par Marx pour les pays industrialisés d’Europe en dépit de la vérification des conclusions économiques de Marx (crise cycliques, paupérisation de la classe ouvrière, etc.). L’hypothèse de Gramsci est que cet « échec » des révolutions ouvrières est explicable par l’emprise de la culture de la classe dominante sur la classe ouvrière et ses organisations. La classe dominante domine certes par la force mais aussi par un consentement des dominés culturellement produit. L’hégémonie culturelle de la classe dominante agit par le biais de l’État et de ses outils culturels hégémoniques (écoles, médias, etc.) pour produire une adoption par la classe dominée des intérêts de la classe dominante. L’hégémonie culturelle décrit donc l’ensemble des processus de production du consensus en faveur des classes dominantes.

La radicalité des luttes de classes dans l’histoire française (Révolution antiféodale radicale en 1789-1793, Insurrection de juillet 1830, Révolution de février 1848, et enfin et surtout la Commune de Paris) a amené la classe dominante à comprendre très tôt que son pouvoir ne pouvait pas être assuré uniquement par la force des armes et de la répression (ce que Gramsci appelle la domination directe). Le processus de construction d’un « roman national » fut mis en œuvre afin d’assurer l’hégémonie culturelle de la classe dominante (domination indirecte). Les ingrédients de ce roman national sont essentiellement la diffusion de « légendes nationales » : pensée des Lumières, Révolution française et Déclaration des droits de l’homme, école républicaine et laïcité, etc. À la différence du mythe, la légende s’appuie sur quelques faits historiques identifiables qui sont absolutisés. La mise en légende se réalise par occultation des contradictions et enjeux sociaux, négation de l’histoire et transformation de résultats historiques (avec leurs contradictions, leurs limites, etc.) en caractéristiques permanentes et spécifiques de la « francité », du « génie français », de la « spécificité française », du « modèle français », etc.

Le processus de construction d’un « roman national » fut mis en œuvre afin d’assurer l’hégémonie culturelle de la classe dominante

L’objectif de l’hégémonie culturelle étant de produire du consensus en faveur des classes dominantes, c’est bien entendu à l’intention des classes dominées et de leurs organisations que sont produites et diffusées les légendes nationales (modèle français de laïcité, modèle français d’intégration, pensée des Lumières comme caractéristique typiquement « française », abrogation de l’esclavage comme volonté de l’état français et non comme résultat de la lutte des esclaves, colonisation française posée comme différente des autres dans ses aspects « humanitaires » et « civilisateurs », etc.). La question n’est donc pas celle du jugement des faits, des hommes et des opinions de la pensée des lumières ou de la Révolution française par exemple. Ces événements et ses pensées sont inscrits dans l’histoire et les hommes de ces périodes ne pouvaient penser le monde qu’avec les données de leurs époques. En revanche le maintien d’une approche non critique, non historicisée, essentialisée, etc. de ces processus historiques est à interroger dans ses causes et dans ses effets désastreux contemporains. Sans cette approche critique, les légendes de la classe dominante s’inscrivent comme données d’évidence dans les lectures de la réalité contemporaine, deviennent des représentations sociales qui déforment la réalité, produisent des logiques de pensées qui empêchent de saisir les enjeux sociaux et les contradictions sociales. Sans être exhaustif abordons deux des légendes de l’hégémonie culturelle construite au 19ème siècle et qui ont fortement imprégnées les organisations de « gauche ».

L’absolutisation de la pensée des Lumières et de la Révolution française

Les Lumières désignent un courant d’idées philosophiques en Europe qui a connu son apogée au dix-huitième siècle. Ce courant se caractérise par un appel à la rationalité et le combat contre l’obscurantisme. En libérant l’homme de l’ignorance et de la superstition, il s’agit de le faire penser par lui-même et ainsi de le faire devenir adulte. Ces dimensions communes aux différents philosophes des Lumières n’empêchent pas son hétérogénéité. La philosophie des Lumières est parcourue de « courants » correspondant aux intérêts sociaux divers de l’époque. L’absolutisation de la pensée des Lumières commencent ainsi par l’homogénéisation d’une pensée contradictoire. Mais la philosophie des Lumières est également bornée historiquement.

Elle se déploie, non pas comme logique pure, mais comme logique de pensée inscrite dans une époque précise. C’est d’ailleurs la première critique qui lui est faite par Marx et Engels qui veillent à la mettre en correspondance avec les intérêts sociaux qui la suscitent et la portent : « Les philosophes français du XVIIIe siècle, eux qui préparaient la Révolution, en appelaient à la raison comme juge unique de tout ce qui existait. On devait instituer un État raisonnable, une société raisonnable ; tout ce qui contredisait la raison éternelle devait être éliminé sans pitié. Nous avons vu également que cette raison éternelle n’était en réalité rien d’autre que l’entendement idéalisé du citoyen de la classe moyenne, dont son évolution faisait justement alors un bourgeois. Or, lorsque la Révolution française eut réalisé cette société de raison et cet État de raison, les nouvelles institutions, si rationnelles qu’elles fussent par rapport aux conditions antérieures, n’apparurent pas du tout comme absolument raisonnables. L’État de raison avait fait complète faillite » [1]. Les droits de l’Homme pour leur part sont caractérisés comme les droits d’un homme abstrait, d’un homme bourgeois, d’un homme égoïste : « L’homme réel n’est reconnu que sous l’aspect de l’individu égoïste et l’homme vrai que sous l’aspect du citoyen abstrait » [2].

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Depuis cette première critique de l’universalisme des Lumières, d’autres sont venues la compléter : la critique féministe a souligné « les présupposés androcentriques, racistes, économiques et anthropologiques de la philosophie européenne du siècle des Lumières » [3] ; le caractère ethnocentrique de la pensée des Lumières a également été dénoncé en soulignant que « là où nous lisons « homme », « humanité », « citoyenneté », c’est de l’humanité blanche et européenne que nous parlent les Lumières. Certes, dans les Lumières pourtant les premières lueurs de nos valeurs. À condition d’ignorer la traite, la négritude, l’esclavage » [4]. L’universalisme des lumières apparaît ainsi très peu universel que ce soit à l’interne (universalisme masculin du droit de vote jusqu’à l’après seconde guerre mondiale, universalisme excluant les ouvriers du droit de vote jusqu’en 1848) et à l’externe (code noir, code de l’indigénat, etc.).

Au travers de l’absolutisation de la pensée des Lumières et de la Révolution française, la classe dominante vise à présenter l’histoire française comme n’étant pas le résultat des affrontements sociaux mais comme résultat du déploiement d’un « génie » et/ou d’une « spécificité » française transversal aux différentes classes sociales. Il y aurait ainsi des caractéristiques proprement françaises qui situeraient cette nation au dessus des autres, en avance sur les autres, en avant-garde de l’émancipation et de la civilisation. Bref il s’agit de produire un complexe chauvin pour canaliser les luttes sociales à un moment où se déployait la colonisation violente du monde. L’offensive idéologique visant à ancrer l’idée d’une exceptionnalité/supériorité française est tout azimut et a malheureusement en grande partie réussie. Voici comment par exemple Karl Marx raille la prétention de la « gauche française » à l’exceptionnalité linguistique et républicaine :

« Les représentants (non ouvriers) de la « Jeune France » soutenaient que toutes les nationalités et les nations étaient des « préjugés surannés ». Stirnérianisme proudhonisé : on répartit tout en petits « groupes » ou « communes » qui forment ensuite une « association » et non pas un état. Et tandis que se produit cette individualisation de l’humanité et que se développe le « mutualisme » adéquat, l’histoire des autres pays doit suspendre son cours et le monde entier attendra que les Français soient mûrs pour faire une révolution sociale.

Alors ils effectueront sous nos yeux cette expérience, et le reste du monde, subjugué par la force de l’exemple, fera de même. (…) Les Anglais ont bien ri quand j’ai commencé mon discours en disant que notre ami Lafargue et ceux qui avec lui supprimaient les nationalités, s’adressaient à nous en français, c’est-à-dire une langue que les 9/10e de l’assistance ne comprenaient pas. Ensuite, j’ai signalé que Lafargue, sans s’en rendre compte, entendait apparemment par négation des nationalités leur absorption par la nation française modèle » [5].

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L’universalisme des Lumières apparaît ainsi très peu universel que ce soit à l’interne : universalisme masculin du droit de vote, etc. [ou] à l’externe : le code noir, le code de l’indigénat, etc.

La construction du consensus colonialiste

L’offensive idéologique de la classe dominante a créé l’espace mental qui a permis la colonisation. L’image des autres cultures et civilisations diffusée par la pensée des Lumières et amplifiée par la Troisième République, de même que l’idée d’être l’avant-garde de l’humanité ont préparé les esprits à la conquête : « il existe un espace mental qui, d’une certaine façon, préexiste à l’instauration de l’ordre colonial, espace essentiellement composé de schèmes de pensées à travers lesquels est reconstruite la coupure entre les occidentaux et les Autres – les schèmes Pur/Impur, Bien/Mal, Savoir/Ignorance, Don d’Amour/Besoin d’Amour. La perception de l’Autre comme un être dans l’enfance de l’humanité, confiné aux ténèbres de l’ignorance comme l’incapacité à contenir ses pulsions informe la pensée coloniale et la connaissance anthropologique » [6].

De fait l’opposition aux guerres de conquêtes coloniales fut à la fois faible et tardive. Les quelques voix anticoloniales comme celles de Georges Clémenceau et de Camille Pelletan restent isolées et marginales. L’imprégnation coloniale est profonde comme en témoigne le rapport adopté à l’unanimité au congrès interfédéral d’Afrique du Nord du parti communiste en septembre 1922 : « L’émancipation des indigènes d’Algérie ne pourra être que la conséquence de la révolution en France (…). La propagande communiste directe auprès des indigènes algériens est actuellement inutile et dangereuse. Elle est inutile parce que les indigènes n’ont pas atteint encore un niveau intellectuel et moral qui leur permette d’accéder aux conceptions communistes. (…). Elle est dangereuse (…) parce qu’elle provoquerait la démission de nos groupements » [7].

Certes ces positions furent condamnées par la direction du PCF et peu après les militants communistes donnaient un exemple d’internationalisme dans l’opposition à la guerre du Rif en 1925, mais leur simple existence témoigne de l’imprégnation de l’imaginaire colonial jusque dans la gauche la plus radicale de l’époque. Le reste est connu : abandon du mot d’ordre d’indépendance nationale à partir du Front populaire, promotion de l’Union française après 1945, vote des pouvoirs spéciaux en 1956. En dépit de ces positions, le PCF a été le seul à avoir eu des périodes anticolonialistes conséquentes. La S.F.I.O. pour sa part est ouvertement colonialiste : « à l’exception de quelques individualités « anticolonialistes », la majorité du parti socialiste s’est ralliée à l’idée d’une colonisation « humaine, juste et fraternelle » et refuse de soutenir les nationalismes coloniaux qui attisent la haine des peuples, favorisent les féodaux ou la bourgeoisie indigène » [8].

Des héritages encombrants toujours agissants

Au cœur de la pensée des Lumières puis du discours colonial se trouve une approche culturaliste clivant le monde en civilisations hiérarchisées, expliquant l’histoire et ses conflits en éliminant les facteurs économiques et justifiant les interventions militaires « pour le bien » des peuples ainsi agressés. Il s’agit ainsi d’émanciper l’autre malgré lui et si nécessaire par la violence. C’est ce que nous avons appelés dans d’autres écrits le « racisme respectable » c’est-à-dire un racisme ne se justifiant pas « contre » le racisé mais s’argumentant de grandes valeurs censées l’émanciper.

Force est de constater que cette logique de raisonnement est loin d’avoir disparu dans la « gauche » française. Elle a même été étendue en dehors des questions internationales puisqu’elle agit également en direction des questions liées aux français issus de la colonisation. Donnons quelques exemples. Le premier est celui de la logique intégrationniste encore présente fortement à « gauche ». Cette logique relève entièrement du culturalisme binaire portée par la pensée des lumières. Les difficultés subies par les citoyens issues de la colonisation, qu’ils soient français ou étrangers, ne sont pas expliquées dans l’intégrationnisme par les inégalités qu’ils subissent ou leurs conditions matérielles d’existence. Ce sont au contraire des facteurs culturels qui sont mis en avant : obstacles culturels à l’intégration, intégration insuffisante, islam comme contradictoire avec la république et la laïcité, inadaptation culturelle, etc.

Il s’agit ainsi d’émanciper l’autre malgré lui et si nécessaire par la violence. C’est le « racisme respectable », ne se justifiant pas « contre » le racisé mais s’argumentant de grandes valeurs censées l’émanciper

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L’insulte ou la condescendance, le paternalisme, le maternalisme ou le fraternalisme d’une part et la condamnation indignée d’autre part, la diabolisation ou l’infantilisation, etc. sont des attitudes politiques extrêmement fréquentes à « gauche » et même à « l’extrême-gauche » dans les analyses sur les quartiers populaires et leurs habitants. Elles ont été présentes au moment des débats sur la loi d’interdiction du foulard à l’école, lors des révoltes des quartiers populaires en novembre 2005, au cours des multiples débats sur la revendication d’une régularisation de tous les sans-papiers, etc. Elles sont présentes également dans les commentaires des résultats électoraux en Tunisie et en Égypte comme elles l’étaient au moment des agressions contre l’Irak, l’Afghanistan ou la Libye.

Dans notre approche matérialiste, les penseurs des Lumières sont le résultat de leur époque, de son état des savoirs et de ses limites historiques. Le regard non critique et dogmatique sur la pensée des Lumières est depuis bien longtemps une arme des classes dominantes et un héritage encombrant pour les dominés. ■

Notes

[1] Friedrich Engels, Socialisme utopique et Socialisme scientifique, Éditions sociales, Paris, 1950, p. 35.

[2] Abdelmalek Sayad, « Le mode de génération des générations immigrées », Migrants-formation, n° 98, septembre 1994, p. 14.

[3] Jennifer Chan-Tiberghien, « La participation féministe au mouvement altermondialiste : Une critique de l’Organisation Mondiale du Commerce », Recherches Féministes, volume 17, n° 2, 2004, p. 199.

[4] Louis Sala-Molins, « Le Code Noir, Les Lumières et Nous », dans Valérie Lange-Eyre (dir), Mémoire et droits humains : Enjeux et perspectives pour les peuples d’Afrique, Éditions d’En Bas, Lausanne, 2009, p. 38.

[5] Karl Marx, « Lettre à Friedrich Engels du 20 juin 1866 », Correspondances, tome VIII, Éditions sociales, Paris, 1981.

[6] Eric Savarèse, L’ordre colonial et sa légitimation en France métropolitaine : oublier l’autre, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 134.

[7] Cité dans René Galissot, « Sur les débuts du communisme en Algérie et en Tunisie : socialisme colonial et rupture révolutionnaire », dans Collectif, Mélanges d’histoire sociale offerts à Jean Maitron, Éditions ouvrières, Paris, 1976, p. 101.

[8] Philippe Dewitte, Les mouvements nègres en France, 1919-1939, L’Harmattan, Paris, 1985, p. 62.

[9] Abdelmalek Sayad, « Le mode de génération des générations immigrées », Migrants-formation, n° 98, septembre 1994, p.14.

[10] Abdelmalek Sayad, « Le foyer des sans-familles », dans L’immigration et les paradoxes de l’altérité, De Boeck Université, Paris-Bruxelles, 1991, pp. 91-92

[11] Pierre Serna, Les tunisiens ne sont pas en 1789 ! ou impossible n’est pas tunisien, Institut d’histoire de la révolution française, Université Panthéon-Sorbonne.

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