Hommage à Patrice Lumumba, assassiné le 17 janvier


Lumumba et les aspirations du Congo (Octobre 1960) par Nzwamba

Patrice Lumumba : devoir de mémoire, droit à la vérité et soif de justice !

Le 17 janvier 1961, l’ancien Premier ministre congolais Patrice Lumumba était assassiné. Une mort tragique orchestrée depuis Léopoldville, Bruxelles et Washington.http://mikeely.files.wordpress.com/2011/01/patrice_lumumba2.jpg

La famille de Patrice Lumumba a déposé plainte devant la justice bruxelloise en juin 2011 en s’appuyant sur la loi de compétence universelle qui autorise les poursuites en cas de crimes de guerre ou crimes contre l’humanité commis hors du territoire, à condition que les plaignants ou les prévenus aient un lien avec la Belgique.

Les constitutions de partie civile visaient douze personnalités, dont huit sont encore en vie. Des hauts fonctionnaires, mais aussi des hommes politiques, des militaires et des policiers.

La Belgique n’en a décidément pas encore fini avec son passé colonial.

ÉGALITÉ se joint à ces exigences de mémoire, de vérité et de justice et apportera tout le soutien possible à cette cause urgente. ÉGALITÉ rappelle à cette occasion que son programme réclame l’enseignement de l’histoire de la colonisation et de l’immigration à l’école. Le discours de Patrice Lumuba, qui signa son arrêt de mort, doit être étudié par la jeunesse de notre pays.

Rencontre avec Ludo De Witte autour du film
” Une mort de style colonial : l’assassinat de Patrice Lumumba “
Le Vendredi 18 Janvier 2013 de 19h00 à 22h00
Rue du Chevreuil, 4 à 1000 Bruxelles
Info : 0476/84.19.69 et/ou info.egalite@gmail.com
Prix: 2 euro
Rendez-vous au local d’ ÉGALITÉ à partir de 18h30.

La proclamation d’indépendance du Congo

par Patrice Lumumba

Nous sommes le 15 novembre. Il y a cent ans, jour pour jour, le Congo qui était jusque-là propriété personnelle du roi Léopold II, est devenue officiellement une colonie belge. A cette occasion, nous mettons en ligne un extrait du discours prononcé par Patrice Lumumba lors de la proclamation de l’indépendance.

« Cette indépendance du Congo est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami que nous traitons d’égal à égal… C’est par la lutte qu’elle a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang… Ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force.

Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses pour que nous puissions les chasser de notre mémoire. Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. Qui oubliera qu’à un noir on disait « Tu », non certes comme à un ami, mais parce que le « Vous » honorable était réservé aux seuls blancs ?

Nous avons connu nos terres spoliées au nom de textes prétendument légaux, qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort, nous avons connu que la loi n’était jamais la même, selon qu’il s’agissait d’un blanc ou d’un noir, accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou, croyances religieuses : exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même. Nous avons connu qu’il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les blancs et des paillotes croulantes pour les noirs : qu’un noir n’était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dits européens, qu’un noir voyageait à même la coque des péniches au pied du blanc dans sa cabine de luxe.

Qui oubliera, enfin, les fusillades où périrent tant de nos frères, ou les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient pas se soumettre à un régime d’injustice ?

Tout cela, mes frères, nous en avons profondément souffert, mais tout cela aussi, nous, que le vote de vos représentants élus a agréés pour diriger notre cher pays, nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre cœur de l’oppression colonialiste, nous vous le disons, tout cela est désormais fini.

La République du Congo a été proclamée et notre cher pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants (…) ».

Patrice Lumumba

La pensée politique de Patrice Emery Lumumba, Jean-Paul Sartre

Lumumba, Fanon : ces deux grands morts représentent l’Afrique. Non pas seulement leur nation, tout leur continent. A lire leurs écrits, à déchiffrer leurs vies, on pourrait les prendre pour deux adversaires acharnés. Fanon, Martiniquais, arrière-petit-fils d’esclave, quitte un pays qui n’a pas, à l’époque, pris conscience de la personnalité antillaise et de ses exigences. Il épouse la révolte algérienne et combat, Noir, au milieu des musulmans blancs : entraîné avec eux dans une guerre atroce et nécessaire, il adopte le radicalisme de ses nouveaux frères, se fait le théoricien de la violence révolutionnaire et souligne dans ses livres la vocation socialiste de l’Afrique : sans réforme agraire et sans nationalisation des entreprises coloniales l’indépendance est un vain mot.Lumumba, victime du paternalisme belge – pas d’élite, pas d’ennui – ne possède pas, en dépit de sa vaste intelligence, la culture de Fanon; par contre, il paraît, à première vue, avoir sur celui-ci l’avantage de travailler sur son propre sol à l’émancipation de ses frères de couleur et de son pays natal. Le mouvement qu’il organise et dont il devient le chef incontesté, il a mille fois dit qu’il serait violent et, en dépit des provocations ou de quelques initiatives locales qu’il a toujours désapprouvées, c’est par la non-violence que le MNC s’est imposé.

Quant aux problèmes de structure, Lumumba a défini clairement sa position, lors de ses conférences à « Présence Africaine » : « Nous n’avons pas d’option économique ». Il entendait par-là que les questions politiques – indépendance, centralisme, – passaient les premières, qu’il fallait réussir la décolonisation politique pour créer les instruments de la décolonisation économique et sociale.

Or, ces deux hommes, loin de se combattre, se connaissaient et s’aimaient. Fanon m’a souvent parlé de Lumumba; lui, si vite en éveil quand un parti africain se montrait vague ou réticent sur le chapitre des remaniements de structure, il n’a jamais reproché à son ami congolais de se faire, même involontairement, l’homme de paille du néo-colonialisme. Bien au contraire, il voyait en lui l’adversaire intransigeant de toutes les restaurations d’un impérialisme déguisé. Il ne lui reprochait – et l’on devine avec quelle tendresse – que cette inaltérable confiance en l’homme qui fit sa perte et sa grandeur.

« On lui donnait, m’a dit Fanon, les preuves qu’un de ses ministres et le trahissait ». Il allait le trouver, lui montrait les documents, les rapports et lui disait : « Es-tu un traître ? Regarde-moi dans les yeux et répond ». Si l’autre niait en soutenant son regard, Lumumba concluait : « C’est bien, je te crois ». – Mais, cette immense bonté que des Européens ont appelé naïveté, Fanon la jugeait néfaste en l’occasion : à la prendre en elle-même, il en était fier, il y voyait un trait fondamental de l’Africain.

Plusieurs fois, l’homme de la violence m’a dit : « Nous, les Noirs, nous sommes bons; la cruauté nous fait horreur. J’ai cru longtemps que les hommes d’Afrique ne se battraient pas entre eux. Hélas, le sang noir coule, des Noirs le font couler, il coulera longtemps encore; les Blancs s’en vont, mais leurs complices sont parmi nous, armés par eux; la dernière bataille du colonisé contre le colon, ce sera souvent celle des colonisés, entre eux ». Je le sais : le doctrinaire, en lui, voyait dans la violence l’inéluctable destin d’un monde en train de se libérer; mais l’homme, en profondeur, la haïssait. Les divergences et l’amitié de ces deux hommes marquent tout à la fois les contradictions qui ravagent l’Afrique et le besoin commun de les dépasser dans l’unité pan-africaine. Et chacun d’eux retrouvait en lui-même ces problèmes déchirants et la volonté de les résoudre.

Sur Fanon, tout est encore à dire. Mais, Lumumba, mieux connu, garde, malgré tout, maint secret. Nul n’a tenté vraiment de découvrir les causes de son échec ni pourquoi le grand capital et la banque se sont acharnés contre un gouvernement dont le chef n’a jamais cessé de répéter qu’il ne toucherait pas aux capitaux investis ni de solliciter des investissements nouveaux. C’est à cela que serviront les discours qu’on va lire : ils permettront de comprendre pourquoi, malgré la modération de son programme économique, le leader du MNC était tenu pour un frère d’armes par le révolutionnaire Fanon, pour un ennemi mortel par la Société Générale.

On lui a reproché de jouer double, triple jeu. Devant un public exclusivement congolais, il se déchaînait; il savait se calmer s’il découvrait des Blancs dans l’assistance et souffler habilement le chaud et le froid; à Bruxelles, devant des auditeurs belges, il devenait prudent, charmeur et son premier souci était de rassurer. Cela n’est point faux, mais on peut en dire autant de tous les grands orateurs : ils jugent vite leur public et savent jusqu’où ils peuvent aller. Le lecteur verra d’ailleurs que si la forme varie d’un discours à l’autre, le fond ne change pas. Sans doute, Lumumba a évolué : la pensée politique du jeune auteur de « Le Congo, terre d’avenir, est-il menacé ? » – écrit en 1956 – n’est pas celle de l’homme jeune et mûri qui fonde le MNC. Il a pu rêver un moment – nous saurons pourquoi – d’une communauté belgo-congolaise; à partir du 10 octobre 1958, son opinion est faite et déclarée, il n’en changera plus, l’indépendance devient son unique objectif.

Ce qui varie le plus – en fonction du public – c’est son appréciation de la colonisation belge. Souvent, il insiste sur ses aspects positifs – avec tant de complaisance, parfois, qu’on croirait entendre un colon : mise en valeur du sol et du sous-sol, oeuvre éducatrice des missions, assistance médicale, hygiène, etc. Ne va-t-il pas une fois, jusqu’à remercier les soldats de Léopold II d’avoir délivré les Congolais des « Sauvages Arabes » qui faisaient la traite des Noirs ? Dans ces cas-là, il glisse sur la surexploitation, le travail forcé, les expropriations foncières, les cultures obligatoires, l’analphabétisme délibérément maintenu, les répressions sanglantes, le racisme des colons : il se contente de déplorer les abus de certains administrateurs ou des petits Blancs.

Et d’autres fois, le ton change, comme dans le discours enregistré du 28 octobre 1959 et, surtout, le 30 juin 1960, dans la fameuse réponse au roi Baudouin : « Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions le chasser de notre mémoire…, etc ». Est-ce le même homme qui parle ? Assurément. Ment-il ? Certainement pas. Mais, ces deux conceptions opposées de l’oeuvre « civilisatrice », de la Belgique, s’il nous en découvre tantôt l’une et tantôt l’autre, c’est qu’elles coexistent en lui et traduisent la contradiction profonde de ce qu’il faut bien appeler sa classe.

L’exploitation coloniale, en dépit d’elle-même, a doté le Congo de structures nouvelles. Pour user des mots admis, on compte dans les années cinquante, 78% de coutumiers, paysans soumis aux chefferies, aux luttes tribales, contre 22% d’extra-coutumiers dont la plupart habite les villes. L’administration a beau mettre son zèle à maintenir la population dans l’ignorance, elle ne peut empêcher l’exode rural ni la prolifération urbaine, ni la prolétarisation ni, au sein des extra-coutumiers, une certaine différenciation née des besoins de l’économie : une petite bourgeoisie congolaise d’employés, de fonctionnaires et de commerçants est en voie de formation.

Cette mince « élite » – cent cinquante mille personnes sur quatorze millions – s’oppose aux ruraux butés sur leurs rivalités et leurs traditions, commandés par des « chefs » vendus à l’administration, et aux ouvriers, violents parfois mais qui, sans véritable organisation révolutionnaire, n’ont qu’une conscience de classe encore embryonnaire. La position de la « petite bourgeoisie » noire est fort ambiguë, au départ, puisqu’elle croit tirer profit de la colonisation, et que ce profit la met à même de mesurer l’iniquité du système. En vérité, ses membres – la plupart fort jeunes, puisqu’elle est, elle-même, un produit récent de l’évolution coloniale – sont recrutés par les grandes sociétés ou l’administration; il n’en est pas encore qui soient, à trente ans, petit-bourgeois par naissance.

Le père de Lumumba est un paysan catholique; dès six ans, il l’emmène aux champs, ce sont les pères passionnistes qui décident que l’enfant ira à l’école; plus tard, à treize ans, ce sont les missionnaires protestants qui le leur souffleront. En tout cela, le rôle du père et de l’enfant semble nul. Emile Lumumba a désapprouvé son fils quand, à treize ans, il est passé à la mission suédoise, mais que pouvait-il faire ? Tout s’est décidé en dehors d’eux; les « Monpès » voulaient en faire un catéchiste, les Suédois plus pratiques veulent lui donner un métier qui lui permette de quitter la paysannerie pour le salariat et de vivre sur son propre sol, dans une des agglomérations que les Blancs ont fait naître, en auxiliaire des colons.

Patrice a passé son enfance dans la brousse : on connaît l’abominable misère des paysans noirs; sans les organisations religieuses qui l’ont pris en charge, cette misère serait son lot, son unique horizon. A-t-il tout de suite compris que les Missions sont les agents recruteurs du colonat ? Non, sans doute. A-t-il vu que la condition de vie rurale est, directement ou indirectement, le produit de l’exploitation coloniale ? Non plus : aux environs de sa naissance, l’administration mesure les désavantages de la contrainte trop visible et du travail forcé. Elle cherche à intéresser le paysan à la production, encourage la propriété individuelle. Patrice prend la misérable indépendance de son père dans la solitude du paysage congolais pour un Etat de nature : loin d’en être responsables, les Blancs sont les bons messieurs qui vont l’en tirer. On a dû, vers ce moment, lui donner d’étranges lumières sur sa situation : la foi chrétienne est la redevance que les jeunes congolais paient aux Eglises qui leur apprennent à lire.; Les pères lui donnaient une ambition farouche de connaître sa misère par les causes et, simultanément, l’envie de s’y résigner. Il a noté cette contradiction, plus tard dans un poème :

« Pour te faire oublier que tu étais un homme.

« On t’apprit à chanter les louanges de Dieu

« Et ces divers cantiques, en rythmant ton calvaire

« Te donnaient l’esprit en un monde meilleur

« Mais, en ton coeur de créature humaine, tu ne demandais guère

« Que ton droit à la vie et ta part de bonheur »

La religion protestante en même temps qu’elle émancipe. Et puis, elle offre le salut : le monde meilleur n’est qu’un alibi, mais on est bien forcé d’enseigner qu’on y entrera par le mérite et non pas en fonction de la couleur. Quel que soit l’effort de nombreux prêtres pour le masquer, l’égalitarisme de l’Evangile garde sa valeur dissolvante aux colonies. Il ne s’agit pas seulement sur les catéchumènes, mais sur le missionnaire lui-même, parfois : soit qu’ils aient voulu prévenir un congrès du Parti socialiste de métropole, soit par conviction, soit par les deux raisons ensemble, les Missionnaires de Scheut ont approuvé en 1956, le manifeste d’Iléo, un évolué de trente-sept ans qui réclamait l’indépendance – long terme – du Congo.

Quand Patrice, à dix-huit ans, quitte la brousse pour Kindu où la compagnie SYMAF l’embauche à titre de « commis aux écritures », il s’agit, en même temps, d’un fait très général de l’exode rural et de l’étape capitale d’une « prise de conscience ». Un jeune paysan qui a lu Rousseau et Victor Hugo rencontre tout à coup la ville; son niveau de vie se transforme radicalement : il allait à l’école en pagne, il se rend au travail en complet veston; il vivait dans une case, il habite une maison et gagne assez d’argent pour acheter et faire venir Pauline, sa fiancée Mutetela, qui devient sa femme. Il travaille frénétiquement. Les Blancs se prétendent surpris de son zèle : les Congolais, disent-ils, sont à l’ordinaire des paresseux. Mais, ces colons obtus ne comprennent pas que la fameuse « paresse de l’indigène », mythe entretenu dans toutes les colonies, est une forme de sabotage, la résistance passive d’un paysan, d’un manœuvre surexploité.

La frénésie de Patrice, au contraire, le classe pour un temps, dans la catégorie de ceux qu’il appellera plus tard des « collabos ». Ce fils de paysan est, à présent, un « évolué » ; il postule une « carte d’immatriculation » et l’obtint difficilement – ils sont 150 immatriculés sur tout le territoire – grâce à l’intervention des Blancs : cela veut dire qu’il parie pour eux; il a pris conscience de son importance, de celle de la jeune « élite », qui se forme partout. Les « évolués » forment une couche sociale qui s’apaisait lentement et qui est l’indispensable auxiliaire de grandes compagnies et de l’administration. Noir, Patrice Lumumba tient son puissant orgueil de ses fonctions, de l’instruction reçue, des livres lus, de la méfiance vaguement déférente dont les Blancs l’entourent. C’est à cette extraordinaire et commune métamorphose qu’il pense quant il expose, plus tard, les bienfaits de la colonisation.

Mais, sa prise de conscience est double et contradictoire: en même temps qu’il jouit de son ascension, de l’estime bienveillante de ses chefs, il connaît qu’il a, dès vingt ans, atteint son zénith. Au-dessus de tous les Noirs, il restera pour toujours au-dessous de tous les Blancs. Bien sûr, il peut gagner davantage, devenir, après un apprentissage, postier de troisième classe, à Stanleyville. Mais quoi ? A valeur égale et pour le même travail, un commis belge touchera le double de son salaire; en outre, Lumumba sait après ce foudroyant départ, que le lièvre s’est soudain changé en tortue : il lui faudra vingt-quatre ans pour atteindre la première classe, après quoi il y demeurera jusqu’à la retraite.

Or, ce rang subalterne est occupé d’emblée par l’Européen qui peut espérer, de là, s’élever aux plus hauts emplois. Dans la Force publique, il en est de même : un « Nègre » ne peut monter plus haut que le grade de sergent. De même aussi dans le secteur privé. Les Blancs l’ont élevé au niveau qu’ils ont souhaité et puis ils l’y maintiennent : son destin est aux mains des autres. Il éprouve sa condition dans l’orgueil et dans l’aliénation. Il entrevoit, par delà sa situation personnelle, la lutte de classe nue; il écrira, à trente-et-un ans : « Un véritable duel existe entre les employeurs et les employés au sujet des salaires ».

Mais, le salariat des évolués n’est pas le prolétariat : les revendications de Lumumba se fondent sur la conscience de sa valeur professionnelle – comme celles des anarchosyndicalistes en Europe, à la fin du siècle dernier – et non sur le besoin qui fonde en tout lieu les exigences des prolétaires et du sous-prolétariat. Vers le même temps, il connaît – surtout à Léopoldville – qu’on l’a mystifié; son « immatriculation », si péniblement obtenue, le détache des Noirs, sans l’assimiler aux Blancs. Par plus que les non-évolués, l’immatriculé n’a le droit d’entrer dans la ville européenne, à moins d’y travailler, pas plus qu’eux, il n’échappe au couvre-feu; il les retrouve, quand il fait ses achats, au guichet spécial qu’on réserve aux Noirs; il est victime comme eux, en toute occasion, en tout lieu, des pratiques ségrégationnistes.

Or, il faut le noter, le racisme et la ségrégation sont, pour lui, une expérience nouvelle : on fait, dans la brousse, celle du malheur et de la sous-alimentation, on peut deviner la vérité des colonies qui est la surexploitation; mais le racisme n’apparaît guère, faute de contact entre les Noirs et les Blancs : le paternalisme doucereux des Missionnaires a pu lui faire illusion; les pratiques de discrimination se découvrent dans les villes, ce sont elles qui constituent la vie quotidienne du colonisé. Encore faut-il s’entendre : le prolétariat éreinté, sous-payé, souffre beaucoup plus de la surexploitation que de la discrimination raciste qui en est la conséquence.

Quand Lumumba dénonce, le 30 juin 1960 : « le travail harassant exige en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim ni de nous vêtir ou nous loger décemment ni d’élever nos enfants… », il parle au nom de tous. Mais, lorsqu’il ajoute : « Nous avons connu qu’il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les Blancs et des paillotes croulantes pour les Noirs, qu’un Noir n’était jamais admis dans les cinémas ni dans les restaurants à même la coque des péniches, aux pieds du Blanc dans sa cabine de luxe », c’est la classe des évolués qui s’exprime par sa voix. Et quand il écrit en 1956, que « l’immatriculation devait être considérée comme la dernière étape d’intégration », il défend les intérêts d’une poignée d’hommes qu’il contribue par là-même à couper de la masse. De fait, les intérêts de cette élite, créée par les Belges de toute pièce, exigent une assimilation chaque jour plus poussée : égalité des Blancs et des Noirs sur le marché du travail, accès des Africains à tous les postes dans la mesure où ils ont les capacités requises.

Ce n’est pas, comme on voit, l’africanisation des cadres qu’il revendique, mais leur semi-africanisation. N’est-il pas à craindre, en ce cas, que les Noirs admis aux postes supérieurs soient des complices de l’oppression coloniale ou tout au moins des otages ? Lumumba n’est pas encore conscient du problème. De fait, l’année même où Iléo, dans son manifeste, exige l’indépendance à terme, Patrice en est encore à tracer l’esquisse d’une « communauté belgo-congolaise ». A l’intérieur de cette communauté, il demande l’égalité des citoyens. Mais, cette égalité, d’ici longtemps, ne jouera qu’en faveur des évolués : « Nous croyons qu’il serait possible d’accorder dans un avenir relativement proche, des droits politiques aux élites congolaises et aux Belges du Congo, suivant certains critères qui seront établis par le gouvernement ».

Cependant, Lumumba, dès cette époque, est le contraire de ceux qu’il nommera plus tard des « collabos ». C’est qu’il éprouve jusqu’au bout la contradiction de sa classe : créée de toute pièce du capitalisme belge l’ont coupée des masses et qu’elle n’a d’autre avenir que dans le système colonial, mais, dans le même moment, il a conclu de son expérience urbaine que cet avenir lui est définitivement refusé par les colons et l’administration. La « communauté belgo-congolaise », dans le moment même qu’il la propose, il n’y croit plus : la rigidité du système qui l’a suscitée pour mieux l’exploiter, il l’a découverte enfin; aucune réforme n’est concevable par cette seule raison que le colonialisme se maintient par la contrainte et disparaît quand il fait des concessions. La seule solution sera révolutionnaire : la rupture, l’indépendance.

Iléo, nous venons de le voir, l’avait réclamée avant lui. Et Kasa-Vubu, chef de la puissante Abako. Lumumba n’a pas « inventé » l’indépendance; d’autres lui en ont découvert la nécessité. S’il en fut pourtant le promoteur et le martyr, c’est qu’il la voulait complète et plénière sans que les événements lui aient donné la possibilité de la réaliser. De fait, la plupart des organisations nationales se forment nécessairement dans un cadre régional : le PSA s’établit au Kwango Kwilu, le CEREA au Kivu : ils parviennent difficilement à concilier les ethnies, mais par cette raison même, ils ont du mal à s’étendre au-delà des provinces. Leur nationalisme quand il existe est, en fait, un fédéralisme : ils rêvent d’un pouvoir central très limité dont la principale fonction serait d’unir des provinces autonomes.

A Léopoldville, les choses vont plus loin encore : la supériorité numérique des Bakongo permet à l’Abako d’être tout à la fois un parti régional et ethnique. Pour ne considérer que ce dernier cas, il résulte de là une double conséquence : l’Abako est un mouvement puissant mais archaïque; société secrète et parti de masse, tout ensemble, ses principaux chefs sont des évolués, mais qui ne sont pas coupés du peuple parce qu’ils en ont repris la revendication fondamentale : indépendance immédiate pour le Bas-Congo. Kasa- Vubu, le premier d’entre eux, est un personnage ambigu, secret, dont on pourrait dire tout à la fois qu’il a su, bien que recruté par l’administration, rester en contact direct avec sa base ethnique et qu’il n’a jamais eu ni les moyens ni l’occasion ni la volonté de s’élever jusqu’à la conscience claire de sa classe : séminaire sans la foi puis instituteur, il est uni au Bakongo par un lien obscur, messianique; il est leur chef religieux, leur roi, la preuve vivante qu’ils sont le peuple élu.

Elu président du Congo indépendant, il vivra tout à coup dans la contradiction la plus entière : son office lui commande de préserver l’unité nationale, en particulier contre la sécession katangaise qui risque de ruiner le Congo, son peuple réclame de lui qu’il soit luimême sécessionniste et restaure en reprenant au Congo français quelques territoires – l’antique royaume Kongo. Incapable de dominer la situation, il oscillera d’un fédéralisme anarchique à un centralisme dictatorial, appuyé sur la force militaire. Surtout, il fera le jeu de l’impérialisme, inconsciemment d’abord et puis très consciemment : il ne s’agit point ici de psychologie, mais de détermination objective : séparatiste en son essence, l’Abako, après l’indépendance, devait ruiner l’oeuvre des nationalistes au profit des puissances étrangères.

Au moment où Lumumba s’éveille à la conscience nationale, par contre, avant l’indépendance, ce mouvement confus, à la fois obscurantiste et révolutionnaire, a fait plus qu’aucun parti pour la libération du Congo. Dès 56, il répondait au manifeste d’Iléo, aux réflexions de Lumumba sur « la communauté » en réclamant l’indépendance immédiate et la nationalisation des grandes entreprises. On aurait pu croire qu’il avait un programme révolutionnaire et socialiste ou, à tout le moins, que les revendications de la base parvenaient jusqu’au sommet : mais non, la suite l’a bien prouvé. Il ne s’agissait que d’une surenchère : il fallait que l’Abako fut le plus radical des partis. En vérité, il l’était : en ce sens que les Bakongo représentent 50% de la population noire, à Léopoldville, et qu’ils fournissent la ville de sa main d’oeuvre non-qualifiée.

Disciplinés, on peut les mobiliser à chaque instant, par des mots d’ordre clandestins : ce sont eux qui font les grèves, les campagnes de désobéissance; que leurs chefs interdisent de voter, pas un n’approche des urnes. Ce sont eux aussi qui – sur des ordres précis ou malgré des interdits rigoureux ? La question reste dans réponse – ont fait les émeutes de janvier 1959. Les évolués n’avaient aucun pouvoir sur les masses – sauf au Bas-Congo – leur nombre et leur mode de vie les rendaient incapables de passer à l’action directement. Il faut reconnaître qu’ils ont eu peu de poids dans les événements de janvier 59. En vérité, c’est la crise économique, cette récession coloniale qui touche durement la métropole, et l’agitation des masses prolétarisées dont le niveau de vie se détériore sensiblement, c’est cela – joint aux maladresses de l’administration – qui a décidé le gouvernement métropolitain à donner brusquement au Congo son indépendance, c’est-à-dire à troquer – avec l’approbation des grandes compagnies – le régime colonial contre un néo-colonialisme.

Lumumba n’a pas fait la révolution congolaise; sa situation d’évolué coupé du prolétariat urbain et davantage encore des campagnes lui interdisait de recourir à la violence : sa résolution – il s’y tient jusqu’à la mort – d’être un « non-violent » a pour origine, beaucoup plus qu’un principe ou qu’un trait de caractère, une reconnaissance lucide de ses pouvoirs. Dès 56, il est à Stanleyville, l’idole des foules. Mais, une idole n’est pas un leader, à la façon de N’Krumah qu’il admire, et moins encore un sorcier comme ce Kasa-Vubu qui l’inquiète. Il le sait : il sait qu’il peut convaincre un auditoire, avec ce don qu’il a de parler n’importe où, à n’importe qui et cette culture qu’il a reçue des Belges et qui se retourne contre eux; mais il faut d’autres dons que la parole pour donner le pouvoir de lancer des hommes, les mains nues, contre des mitraillettes.

Pourtant, c’est lui qui va capter la révolution au passage, la marquer de son sceau, l’orienter. Pourquoi ? Parce que sa condition d’assimilé et la nature de son travail lui permettent de s’élever jusqu’à l’universalité. Il a connu la brousse, les petites agglomérations urbaines, les grandes villes de province et la capitale : il a, dès dix-huit ans, échappé au provincialisme. Ses lectures et l’enseignement chrétien lui ont donné une image de l’homme, encore abstraite mais dégagée du racisme; il est frappant que, dans ses discours, il explique la situation du Congo par des références constantes à la Révolution française, à la lutte des Pays- Bas contre les Espagnols. Et, bien entendu, il y a, dans ces allusions, quelque chose comme un argument ad hominem : comment pourriez-vous, Blancs, empêcher les Noirs de faire ce que vous avez fait ?

Mais, au-delà de ces intentions polémiques, il se réfère à un humanisme de principe qui ne peut pas ne pas être l’idéologie des évolués : c’est au nom de l’homo faber, en effet, que ceux-ci réclament l’égalité des Belges et des Congolais sur le marché du travail. Ce concept universel place Lumumba d’emblée au-dessus des ethnies et du tribalisme : il permet à cet errant de profiter de ses voyages et de déchiffrer les problèmes locaux en fonction de l’universel. C’est sous cet angle de vue qu’il saisira – par-delà les diversités des coutumes, les rivalités et les discordes – l’unité des besoins, des intérêts, des souffrances.

L’administration l’a placé au-dessus du niveau commun : c’est l’isoler, sans aucun doute, mais c’est aussi lui permettre de comprendre la condition du Congolais dans sa généralité. Désormais, quel que soit l’auditoire, il ne cesse d’affirmer l’unité de sa patrie : ce qui divise les hommes, ce sont des vestiges d’un passé pré-colonial soigneusement conservés par l’administration; ce qui les unit, négativement aujourd’hui, c’est un certain malheur commun, plus profond que les traditions et les coutumes puisqu’il les attaque aux sources de la vie par le surtravail et la sous-alimentation; bref, c’est la colonisation belge qui crée la nation congolaise par une agression perpétuelle et omniprésente.

C’est vrai et c’est faux. La colonisation unifie, mais elle divise au moins autant : non seulement par calcul et machiavélisme – ce ne serait rien – mais par la division du travail qu’elle introduit et les couches sociales qu’elle crée et stratifie. Les liens socio-professionnels tendent à l’emporter dans les villes, sur les liens tribaux, mais à mieux regarder, les divisions selon l’emploi, le niveau de vie et l’instruction se surajoutent aux divisions ethniques à l’intérieur des quartiers noirs. A quoi, il faut ajouter les conflits qui opposent les premiers en date des urbanisés aux derniers. Le prolétariat des camps n’est pas celui des villes et surtout, les « coutumiers » ruraux dirigés par une chefferie conservatrice et, le plus souvent, vendue aux Européens n’entrent pas dans les vues des citadins évolués.

Mais, la petite bourgeoisie française au temps de la Révolution : en face d’un prolétariat sans organisation, aux revendications confuses et d’une paysannerie dont elle est issue et dont elle croit connaître les aspirations, elle se prend pour la classe universelle; la seule différenciation dont elle veut tenir compte ne ressortit pas de l’économie : les évolués se définissent eux-mêmes, selon le voeu de l’administration coloniale, par leur degré d’instruction; la culture qu’ils ont reçue, c’est leur orgueil et leur substance la plus intime : elle leur impose, pensent les meilleurs, le devoir rigoureux de conduite leurs frères analphabètes des camps et de la brousse vers l’autonomie ou l’indépendance. Je dis que cette illusion est inévitable : comment Lumumba – qui allait à l’école des « Monpès » en pagne et qui gardera jusqu’à sa mort des attaches paysannes – pourrait-il se tenir vraiment pour le représentant d’une classe nouvelle; s’il vit mieux, c’est par son mérite, tout simplement.

Le mot abject et fort adroitement choisi d’évolué masque la vérité : une petite couche de privilégiés se prend pour l’aile avancée des colonisés. Tout conspire à tromper Lumumba : en août 56, les revendications des évolués furent soutenues, lors de l’assemblée générale de l’A.PI.C. par l’unanimité des délégués. Il voit dans cet accord des masses et de l’élite un signe de l’unité profonde des Congolais. A la lumière des événements, nous comprenons aujourd’hui qu’il s’agissait d’une entente abstraite : les masses indigènes sont fières de leurs « évolués » qui font la preuve pour tous qu’un Noir, pourvu qu’on lui en offre l’occasion, peut égaler ou surpasser un Blanc; elles appuient les exigences de l’élite privilégiée – surtout en paroles et par des applaudissements – parce qu’elles y voient une prise de position radicale de l’exploité en face de l’employeur : c’est un exemple et un symbole, à partir de-là, les délégués peuvent envisager une radicalisation des revendications ouvrières. Mais celle-ci, quand les circonstances la produiront, aura pour effet de briser net l’alliance des masses et de la petite bourgeoisie.

Lumumba s’y est trompé, mais cette inévitable erreur a eu des conséquences positives; pour tout dire, il a eu raison, historiquement, de la commettre. C’est elle qui lui a permis d’affirmer avec tant de force que l’unité seule permettrait au Congo d’obtenir l’indépendance.

Cette formule, si souvent répétée, est d’ailleurs parfaitement juste à la condition d’ajouter que le mouvement unitaire doit venir de la base et déferler sur le pays en ras de marée. Pour le malheur du Congo, les divisions sociales, la timidité des revendications, l’absence d’appareil révolutionnaire issu des masses et contrôlé par elles ont rendu, rendent encore ce déferlement impossible : ce sera l’histoire de la décade prochaine. Lumumba, écouté partout dans l’enthousiasme, pouvait croire que les masses suivraient les évolués jusqu’au bout. Cette unité qu’il tenait à la fois pour déjà réalisée et toute à faire, à demi moyen, fin suprême à demi, c’était à ses yeux la Nation elle-même.

La Nation : le Congo s’unifiant par la lutte qu’il mènerait pour son indépendance. Mais, le futur Premier ministre ne pousse pas la naïveté jusqu’à croire que ce rassemblement se ferait dans la spontanéité. Il pose simplement ce principe négatif : l’administration divise pour régner, le seul moyen de lui faire perdre sa puissance est de supprimer partout les divisions qu’elle a créées. Il faut en finir avec le tribalisme, avec le provincialisme, avec les conflits artificiels et les cloisons étanches qu’elle maintient. La démocratie, oui. Mais qu’on n’aille pas la confondre, comme Iléo, avec un fédéralisme. Quelle que soit l’intention, si minime que soit l’autonomie régionale qu’un parti réclame, c’est le ver dans le fruit, elle gâtera tout, l’impérialisme l’exploitera sur-le champ.

Lumumba comprend que l’Abako sera pendant quelques temps un remarquable outil pour renverser le colonialisme et qu’elle risquera plus tard d’être le meilleur instrument pour le restaurer. Postier, son travail l’intègre à l’administration coloniale et lui permet d’en découvrir le caractère principal : la centralisation. Cette découverte lui est d’autant plus facile que le hasard a fait de lui un rouage du système centralisé des communications. Les postes étendent leur réseau à toutes les provinces, à la brousse même; par elles, les ordres du gouvernement sont transmis aux gendarmeries locales, à la Force publique. La nation congolaise, si elle doit un jour exister, devra sa cohésion à un pareil centralisme : Patrice rêve d’un pouvoir synthétique de rassemblement, agissant partout, imposant partout la concorde, la communauté d’action, recevant des informations des bourgs les plus lointains, les concentrant, basant sur elles l’orientation de sa politique et renvoyant par le même chemin, jusque dans les hameaux les informations et les ordres à ses représentants.

Le gouvernement atomise est au niveau qu’ils unifie de l’extérieur, en tant que sujets du roi. L’indépendance ne sera qu’un mot si l’on ne substitue à cette cohésion par le dehors une totalisation par l’intérieur. L’administration belge ne peut être remplacée que par un parti de masse, omniprésent, comme elle, démocratique – cela veut dire issu du peuple et contrôlé par lui. Mais d’autant plus autoritaire que – aussi longtemps du moins que le Congo libre ne se sera pas donné ses institutions – lui seul sera la charge de défendre la Nation contre les effets encore virulents d’une atomisation pratique pendant quatre-vingts ans. Lumumba est si conscient des périls qu’il souhaite remplacer l’inutile multiplicité des mouvements nationalistes par un parti unique. Sur ce projet, nous avons peu de renseignements. On sait toutefois qu’il s’agissait d’un parti à l’africaine : non pas, comme le PC d’Urss, un organe restreint qui coopte ses nouveaux membres, mais la population entière, hommes et femmes, chacun devenant en même temps citoyen et militant.

Il craignait que l’opposition, si elle devait rester à l’extérieur du Parti, ne conduisit à quelque séparatisme, donc à la mort du Congo. A l’intérieur, il ne l’eût pas refusée. Il a souvent répété que les discussions y seraient franches et libres. Ce qu’il n’a pas dit, mais qui va de soi, comme en tous les cas d’extrême urgence, c’est que les minorités, après les votes, seraient contraintes d’adopter le point de vue des majorités et que l’opposition, chaque fois dissoute pour renaître ailleurs, à propos d’autres problèmes, ne représenterait, en somme, que le libre exercice du jugement de chacun dans la circonstance présente et serait privée de moyens de se constituer une mémoire, de se structurer comme un parti dans le parti.

Il attachait moins d’importance – en tout cas pour les premiers temps de l’indépendance – l’élaboration d’un programme économique et social qu’à cette fonction primordiale du parti, griffe étreignant le Congo à la place de la vieille serre coloniale : empêcher à tout prix l’effritement du pays. Mais, ce souci même avait des motifs économiques : il n’ignorait rien des manoeuvres de la Conakat et n’avait aucun doute sur ce qui résulterait de la sécession katangaise. Ainsi, ce jacobinisme politique s’inspirait, au fond, d’une connaissance pratique des réalités congolaises. Tout ce qui s’est passé par la suite, ses discours prouvent qu’il le prévoyait : sa seule erreur fut de croire qu’on pouvait conjurer le désastre par la création d’un grand parti moderne qui remplaçât en temps voulu la force coercitive de l’occupant.

On sait que la métropole servit, bien malgré elle, de lieu de rencontre à des Congolais d’ethnies différentes. Ce fut à l’occasion de l’Exposition universelle. L’unité de leurs oppresseurs blancs fait découvrir négativement à ces Noirs isolés dans Bruxelles leur unité d’opprimés, plus forte, croient-ils, que leurs divisions. De fait, en Belgique, les Congolais n’ont conscience que de ce qui les rapproche. Au retour, ils conservent l’abstraite espérance de souder les colonisés, d’où qu’ils viennent en un parti supra-ethnique. Ce parti, Lumumba, seul, est qualifié pour le fonder. Ce sera le MNC. Mais, la composition du mouvement révèle bientôt sa nature : il est universaliste, par delà les ethnies et les frontières, parce que ses militants sont des universalités, en un mot c’est le mouvement des évolués; on lui trouvera des militants un peu partout et sans trop de peine – au moins dans les villes – parce que l’administration et les grandes compagnies ont réparti partout les fonctionnaires et les employés qu’elles ont forgés. Mais, le rêve de faire un parti de masse s’effondre : c’est tout au plus un parti de cadres et d’agitateurs. La faute n’en est à personne : il n’en pouvait être autrement; le MNC c’est la petite bourgeoisie congolaise en train de découvrir son idéologie de classe.

Lumumba est le plus radical : lucide et aveugle, tout ensemble, s’il ne voit pas le conditionnement social et l’impossibilité présente de son unitarisme, il comprend fort bien au contraire que les problèmes s’il gagne, qu’il formera le premier gouvernement. Mais, son intelligence et son dévouement profond à la cause africaine font de lui un Robespierre noir. Son entreprise est à la fois limitée – politique, d’abord, le reste viendra en son temps – et universelle. Les « Monpès » l’ont arraché au monde coutumier des non-évolués; il s’est même, au départ, grisé par son jeune savoir, fait le porte-parole de l’élite, il a réclamé pour elle l’intégration complète. Mais, l’universalisme, en lui, a fini par tout emporter. Sans doute, est-ce un principe idéologique de sa classe. Et, nous l’avons vu, une illusion d’optique. Mais, cet humanisme qui, chez les autres, masque la particularité des intérêts de classe, il en a fait sa passion personnelle; il s’y dévoue tout entier, il veut rendre aux sous-hommes de la surexploitation coloniale leur humanité natale.

Bien sûr, cela ne se fait pas sans un remaniement de toutes les structures, bref sans réforme agraire et sans nationalisation : sa formation de démocrate bourgeois l’empêche de discerner la nécessité de cette restructuration fondamentale. Ce n’est pas si grave : comment l’eût-il découverte en l’absence d’organisations politiques ? Eut-il gardé plus longtemps le pouvoir, les hommes et les circonstances l’eussent mis au pied du mur : néo-colonialisme ou socialisme africain. N’ayons aucun doute sur le choix qu’il eût fait. Malheureusement, en fondant le MNC, en prenant des contacts avec les leaders des autres partis – c’est-à-dire avec d’autres évolués – il mettait en place, sans le moindre soupçon, les éléments les plus actifs de sa propre classe, c’est-à-dire des hommes que leurs intérêts communs et particuliers disposaient depuis longtemps à le trahir, qui dès les premiers jours de juin 60, considérèrent qu’il les avait trahis.

De fait, le conflit qui l’opposa à ses ministres, à la minorité du Parlement, n’a pas d’autre origine : ces petits bourgeois voulaient constituer la petite bourgeoisie en classe dirigeante – ce qui revenait objectivement à se rapprocher des puissances impérialistes; il se voulait guide, ne se croyait d’aucune classe, refusait, dans son zèle centralisateur, de prendre au sérieux les différenciations d’origine économique ni plus ni moins que les divisions tribales : le parti unique ferait sauter ces barrières comme les autres et concilierait tous les intérêts. Il se peut d’ailleurs qu’il ait eu, plus ou moins clairement, le projet de réorganiser l’économie par étapes et qu’il ait, par prudence, tenu ses intentions secrètes.

On l’en soupçonnait en tout cas : et ce n’est pas seulement l’affaire des avions russes qui l’a fait taxer brusquement de communisme. Les plus avisés des parlementaires et des ministres craignaient certainement que son jacobinisme ne s’achevât en socialisme par la vertu même de son humanisme unitaire. Ce qui importe, en tout cas, c’est qu’il a mis sa classe au pouvoir et qu’il se disposait à gouverner contre elle. Pouvait-il en être autrement ? Non : le prolétariat, pendant les dernières années de la colonisation, n’a pas fait un acte qui pût l’imposer à ces petits bourgeois comme un interlocuteur valable.
A son retour d’Accra, le leader du futur Parti unique devient en fait l’homme de la conciliation : sous son influence, le MNC tenta de s’allier aux principaux mouvements nationalistes. Le Front commun qu’il a mis sur pied gagnera les élections de 60. Mais, la victoire légaliste de ce cartel ne doit pas nous en masquer la fragilité : tant qu’il s’est agi d’une simple propagande commune, d’un accord limité à ce seul mot d’ordre, l’indépendance, on a, pour un instant, mis les particularismes de côté; mais si les vainqueurs gouvernent – et qui d’autre gouvernerait ? – le Front éclatera pour les deux raisons déjà soulignées que la base réelle des partis alliés est, pour chacun, provinciale – même le « MNC/Lumumba » est avant tout soutenu par les extra-coutumiers de Stanleyville – et que l’universalisme culturel cache mal le désir, chez les leaders, de constituer avec leurs troupes la nouvelle classe dirigeante.

Dès ce moment, la pureté et l’intégrité de Lumumba le condamnaient : l’histoire se faisait par lui, mais contre lui. Leader incontesté du centralisme, ses ennemis se déclarent aussitôt qu’il a montré son pouvoir d’orateur et son adresse de négociateur. Il y aura d’abord Tshombe et les membres de la Conakat : ces Katangais prétendent que leur province nourrit à elle seule tous les Congolais; si l’on coupait les liens qui la rattachent à des régions ingrates et besogneuses, elle jouirait seule de sa richesse. Il y aura l’inévitable scission du parti centralisateur : Kalonji fondera le « MNC/Kalonji » qui s’implantera dans le Sud-Kasaï; ici, les rivalités politiques, au contraire de ce qui se passe pour les autres groupements, détermineront le séparatisme ethnique.

Enfin, l’Abako demeure irréductible : Lumumba multiplie les avances à Kasa-Vubu qui n’y répond pas. Quand l’indépendance est acquise et qu’il faut constituer un gouvernement, deux grandes forces restent face-à-face : l’Abako, toujours intransigeant, le Bloc nationaliste (MNC et partis alliés) souple et décidé à trouver un compromis durable. La Conakat qui se dit, elle, fédéraliste, accepte la première d’entrer, sous conditions, dans un gouvernement central : ce n’est qu’une manœuvre, dont le sens n’échappera pas. Entre les deux mouvements, le ministre belge Ganshof hésite : Lumumba a contribué, lors de récentes émeutes, à maintenir l’ordre public. Ses déclarations sont modérées, il n’a pas de programme économique, cent fois il a répété qu’il garantissait les propriétés des colons. Et puis, considération de détail, son groupe a obtenu aux élections la majorité des voix. Mais, son centralisme effraie.

Les colons sont contre lui. Kasa-Vubu est plus dangereux peut-être, c’est le maître de la violence : mais c’est aussi le maître de la discorde; son fédéralisme recouvre le séparatisme passionné de son ethnie. Le ministre commence par charger Lumumba d’une « mission d’information en vue de la constitution d’un gouvernement congolais ». La longueur et la lourdeur de cette formule trahit assez l’embarras de son auteur. Lumumba fait preuve d’un parfait réalisme en la simplifiant comme suit : « Je suis chargé de constituer le gouvernement ». Mais, dès le 17, Ganshof déclare qu’il lui retire sa mission d’informateur pour la confier à Kasa-Vubu. Nouvelles consultations : vaines. Le 21, la Chambre désigne son bureau : la Majorité est au Bloc Nationaliste. Immédiatement, le pauvre Ganshof retire à Kasa-Vubu sa mission pour la rendre à Lumumba. Les négociations reprennent, mais Kasavubu n’a rien perdu de son intransigeance : le 22 juin, l’Abako réclame encore « la constitution d’une province autonome Bakongo souveraine dans une confédération d’un Congo uni ».

On sait le compromis final : l’Abako fournira le chef d’Etat et des ministres; le Bloc nationaliste fournit le Premier ministre et le reste de l’équipe gouvernementale en exceptant les sièges qu’on réserve à la Conakat. Ce pénible accouchement met en lumière deux faits de grande importance. Le premier, c’est que les négociations ont eu lieu sous la menace d’un soulèvement bakongo. La force de Lumumba était parlementaire; celle de Kasa-vubu était réelle et massive. Tant que la Belgique restait présente au Congo, Ganshof était bien obligé de prendre en considération la majorité élue : la Belgique ne pouvait moins faire que d’installer dans son ancienne colonie une caricature de la démocratie bourgeoise.

Après le départ des Belges, les votes perdirent leur importance : Lumumba fut démis et arrêté sans avoir jamais été mis en minorité. En d’autres termes, la démocratie fut simplement rejetée : on en garda l’apparence mais le pouvoir s’appuya sur la force. Rien ne montre mieux que le tragique destin de Lumumba était arrêté d’avance. Premier ministre, il devait s’établir dans la capitale du nouvel Etat. Mais, par une rare infortune, il se trouvait que la capitale était séparatiste : à Léopoldville, les masses n’ont qu’un chef : Kasa-Vubu. Entre un chef d’Etat qui règne en maître sur l’Abako et une population qui n’a d’autre objectif que la sécession, un Premier ministre centraliste ne peut jouer qu’un rôle : celui d’otage. Il a des partisans dans toutes les provinces mais, pour communiquer avec eux, il lui faut passer par l’administration belge encore en place et qui lui oppose sa force d’inertie ou par les fonctionnaires noirs de Léopoldville qui sont en majorité contre lui.

Dès le premier juillet 1960, le centralisme devient le rêve abstrait d’un prisonnier d’honneur qui a perdu toute prise sur le pays. On s’en apercevra dans la deuxième moitié de septembre quand Lumumba, démis, parcourt les rues de Léopoldville dans une auto munie de haut-parleurs : ses harangues ne convaincront personne. Visages fermés, public indifférent ou hostile : la population de Léopoldville se moque du centralisme. Il suffit au contraire d’un mot chuchoté par Kasa-Vubu pour lancer par milliers dans la cité des émeutiers anti-lumumbistes : peu à peu les parlementaires s’inquiètent et désertent l’Assemblée; le pouvoir législatif s’incline de lui-même devant l’illégalité. Pour les députés, comme pour le chef de l’exécutif, la capitale sécessionniste est une prison. C’est au point que, plus tard, à bout d’efforts, reconnaissant enfin qu’il a perdu la partie à Léopoldville, Lumumba s’enfuit et devient séparatiste à son tour en s’efforçant de gagner Stanleyville, son fief.

J’entends : il s’agissait d’une sécession provisoire, négation de la négation; il comptait rassembler ses forces, entreprendre, à partir de Stan, la reconquête, pacifique ou violente, du Congo et sa réunification. Mais, eût-il rejoint, sans coup férir la capitale bakongo ? Avec quelles forces ? Le plus vraisemblable est que Lumumba se fut maintenu à Stanleyville sans gagner ni perdre et que Kasa-vubu se fut donné les gants de baptiser sécession provinciale ce retour du centralisme à ses origines; objectivement, en effet, l’entreprise, faute de moyens suffisants pour la mener à bout, eût augmenté la division des Congolais et le morcèlement de leur sol. Cependant, il faut reconnaître, il n’y avait pour Lumumba, en ce moment, qu’une alternative : accepter la fédération et l’autonomie du Bas-Congo ou s’enfuir à Stanleyville pour y préparer la reconquête; dans les deux cas, le fédéralisme gagnait la partie.

En vérité, c’est qu’elle était gagnée d’avance. En politique, le nécessaire n’est pas toujours le possible. L’unité, idée force du MNC, parti moderne et conçu à l’image des mouvements européens, était nécessaire au Congo : sans elle, l’indépendance était lettre morte; mais, à ce moment de son histoire, la formule européenne correspondait mal aux besoins des Congolais; des liens plus frustes et plus solides les rattachaient au sol natal, à l’éthnie. La centralisation ne représentait que la conscience de classe des centralisés, c’est-à dire des évolués.

Ces remarques nous ramènent au deuxième caractère de l’indépendance congolaise : elle a été octroyée. De fait, il serait inconcevable, si les Congolais l’eussent conquise, que le Belge Ganshof eût choisi de sa propre autorité le Congolais le plus apte à former un ministère.

Lumumba le savait, il en souffrait : plusieurs fois, avant le 30 juin, il a réclamé le départ du ministre métropolitain. Il déclare dans une conférence de presse : « On n’a vu nulle part au monde l’ancienne puissance organiser et diriger les élections qui consacrent l’indépendance d’un pays. Cela n’a pas de précédent en Afrique. Quand la Belgique avait conquis son indépendance en 1830, ce sont les Belges eux-mêmes qui avaient d’abord constitué un gouvernement provisoire… », etc.

« Avait conquis » : c’est moi qui souligne, parce que tout est là. C’est ce qui explique le ton paternaliste de l’allocution du roi Baudouin, prononcé le 30 juin : on vous fait cadeau d’un beau joujou, ne le cassez pas. Et aussi l’apathie de Kasa-Vubu qui, ayant connaissance du discours, se borne à supprimer du sien une péroraison trop servile. Pour cette raison, Lumumba, indigné, prend subitement possession du micro. On connaît l’admirable « exposé d’amertume » qu’il développe en réponse à la suffisance du jeune roi. Mais l’essentiel n’est pas là; je le trouve, quant à moi, dans ces lignes qui précèdent immédiatement : « Cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier que c’est par la lutte que nous l’avons conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces ni nos privations ni nos souffrances ».

Ici, le compte-rendu note « applaudissements » ce qui prouve assez que l’orateur touchait une fibre sensible. Les Congolais qui participaient à la cérémonie, quel que fût leur parti, ne voulaient pas d’un cadeau : la liberté ne se donne pas, elle se prend. A retourner les termes, on s’aperçoit qu’une indépendance concédée n’est qu’un aménagement de la servitude. Les Congolais avaient souffert pendant près d’un siècle, ils s’étaient souvent battus, les grèves et les émeutes s’étaient multipliées pendant ces derniers temps, malgré la cruauté des répressions. Tout récemment, les journées de janvier 59 avaient été sinon la cause du moins l’occasion de la nouvelle politique coloniale du gouvernement belge.

On ne pouvait contester ni le courage du prolétariat ou des guerriers paysans ni le profond, l’invincible refus que chaque colonisé opposait, parfois en dépit de lui-même, à la colonisation. Reste que les circonstances n’avaient ni permis ni sollicité le recours à la lutte organisée. Au Vietnam, en Angola, en Algérie, l’organisation est armée, c’est la guerre populaire : au Ghana, N’Krumah a prétendu lutter par des moyens politiques; en fait, les grèves qu’il a organisées sont des violences non sanglantes. De toute manière, la lutte s’organise à chaud et clandestinement; l’union des combattants devient le moyen immédiat de toute action avant d’en être la fin lointaine : on s’unit pour réussir un coup de main, mais aussi pour échapper au péril de mort : les représailles du colon scellent les pactes secrets : la violence de l’oppresseur suscite une contre-violence qui s’exerce en même temps contre l’ennemi et contre les particularismes qui font son jeu; si l’organisation est armée, elle fait sauter les verrous, les charnières, liquident les caïds, les « chefferies », les privilèges féodaux, substituant partout, au cours de la lutte, ses propres cadres politiques à ceux qu’a implantés l’administration; en même temps la guerre populaire implique l’unité de l’armée et du peuple, donc l’unification du peuple lui-même : le tribalisme doit disparaître ou l’insurrection sera noyée dans le sang; la liquidation de ces vestiges se fait à chaud, par la persuasion, l’éducation politique et, s’il le faut, par la terreur.

Ainsi, la lutte même, à proportion qu’elle s’étend d’un bout à l’autre du pays, en poursuit l’unification; et s’il arrive, au départ, que deux mouvements insurrectionnels coexistent et ne fusionnent point, on peut être sûr qu’ils seront tous deux massacrés par l’armée coloniale ou que l’un des deux anéantira l’autre. Vainqueurs, les chefs sont à la fois militaires et politiques; ils ont brisé les anciennes structures, tout est à refaire mais n’importe; ils créeront des infrastructures populaires; leurs institutions ne seront pas copiées sur celles de l’Europe : provisoires, elles tenteront de parer aux dangers qui menacent le jeune Etat, en renforçant l’unité aux dépens des libertés traditionnelles.

Quant à la force de l’Exécutif, elle est irrésistible. Dans cette perspective, on peut dire que, pour le Vietnam, pour l’Algérie – quelles que soient ses difficultés actuelles – l’unité et la centralisation ont précédé l’indépendance et qu’elles en sont la garantie. Au Congo, c’est le contraire qui s’est produit. La récession économique, l’évolution du Congo ex-français, la guerre d’Algérie ont changé les esprits et provoqué des troubles. Mais ceux-ci n’ont jamais été orchestrés : ils n’avaient ni la même origine ni les mêmes raisons ni les mêmes objectifs. Ils ont servi de signes au gouvernement belge. Celui-ci est informé par quelques administrateurs lucides : aujourd’hui, on n’en est pas aux actes de terrorisme; on y sera demain si la métropole ne définit pas clairement sa politique. Ces renseignements viennent au moment où l’impérialisme a tiré des leçons des guerres coloniales où s’est épuisée la France et des expériences britanniques de fausse décolonisation.

La Belgique ne veut pas transformer le Congo en une Algérie noire, elle refuse d’y engloutir des milliards et des vies humaines. Ce pays, avec ses cent mille Blancs, peut difficilement passer pour une colonie de peuplement : le rapatriement, s’il doit avoir lieu, ne gênera pas l’économie métropolitaine. Quant aux grandes compagnies, elles sont d’accord pour tenter le coup : qu’on les fasse protéger par un gouverneur blanc ou par un « collabo » nègre, leurs intérêts ne souffriront pas; il semble même, à bien observer le développement des nouveaux Etats africains, que l’indépendance soit la solution la plus rentable. Bref, on la donnera au Congo.

On dit aujourd’hui que le gouvernement belge fut d’un machiavélisme criminel. Il me semble plutôt qu’il fut criminellement imbécile. Les Français ne lâchent rien sans se battre, ils s’accrochent jusqu’à ce qu’on tranche leurs mains : c’est, involontairement, forger des cadres chez l’adversaire; la guerre crée ses élites. Les Anglais planifient leur décolonisation truquée : les cadres, ils les forment longtemps d’avance; ce seront des collabos mais capables. La Belgique n’a rien fait : pas de guerre coloniale, pas de transition progressive. A vrai dire, en 1959, il était trop tard pour préparer l’émancipation congolaise : les colonisés réclamaient l’indépendance immédiate. Mais, l’erreur du gouvernement remonte beaucoup plus haut : elle réside dans son acharnement à maintenir ce pays conquis dans l’ignorance et l’analphabétisme; dans sa volonté de conserver les féodalités; les rivalités, les « structures traditionnelles », le droit coutumier.

Pendant quatre-vingts ans, la Belgique s’est employée à congoliser le Congo. Et après l’avoir atomisé, elle décide tout à coup de le laisser tomber, sûre que l’absence de cadres et l’émiettement des pouvoirs le mettront à sa merci. Pour cette raison, Lumumba se trouve en même temps désigné par la masse, et tout à la fois, mis au pouvoir par Ganshof au nom du roi des Belges. Situation inconfortable surtout si l’on songe que Ho-Chi-Minh ou Ben Bella ont pris le pouvoir malgré la métropole, portés par un irrésistible mouvement et que leur souveraineté – entendons, cela revient au même, la souveraineté nationale – vient de là. Au lieu que l’indépendance soit – comme au Vitenam, en Algérie – un moment d’une praxis commencée longtemps auparavant et que les actes passés servent de tremplin aux entreprises futures, au Congo, un point mort, le degré zéro de l’histoire congolaise, le moment où les Blancs ne commandent plus, mais continuent d’administrer, où les Noirs sont au pouvoir, mais ne commandent pas encore.

En cet instant contradictoire, Lumumba, quelle que soit sa popularité, ne tire pas son autorité de son geste passé mais d’une légalité importée d’Europe et que – hormis les évolués – les Congolais ne reconnaissent pas. Certes, on admire son courage, on sait qu’il a été plusieurs fois arrêté, battu, jeté en prison : cela ne suffit pas. Pour être souverain dans un nouvel Etat, il faut l’avoir été du temps de l’oppression comme chef incontesté de l’armée de libération ou posséder de longue date un pouvoir charismatique, religieux. Ce pouvoir, malheureusement, c’est Kasa-Vubu qui le détient à Léopoldville. Il faut le comprendre : jouirait pas d’une indépendance plénière tant que les postes-clés resteraient aux mains des Blancs. Mais, faute d’une urgence immédiate, il envisageait une transformation progressive. Il est frappant que, dans ses discours, il ait parlé très souvent de l’enseignement supérieur, presque jamais de l’instruction primaire. N’y voyons pas une préoccupation de classe. Simplement, il a une conscience aiguë du problème : le Congo enverra des étudiants en Europe dès qu’il en sera capable; ils reviendront au pays et chacun prendra la place d’un Belge; plus nombreux ils seront, plus vite la dépendance technique, administrative et militaire du pays prendra fin. Solution raisonnable, comme on voit, mais réformiste telle que peut le concevoir à froid l’homme d’Etat qui pèse le pour et le contre et prend des risques calculés.

Au moment, les masses donnaient des conclusions révolutionnaires à la révolution qui n’avait pas eu lieu. Elles se chargèrent de l’africanisation des cadres et chassèrent les Européens en un tournemain. Cela commença par la Force publique. Les officiers et les adjudants venaient de Belgique; les Congolais n’accédaient, en fin de carrière, qu’au grade de sergent. Ils avaient fait savoir, plusieurs mois avant l’indépendance, qu’ils exigeaient la suppression de ce privilège des Blancs : un Noir, après l’indépendance, devait pouvoir, selon son mérite, être fait lieutenant ou général. Lumumba ne prit pas la chose au sérieux : sans doute l’envisageait-il du point de vue de l’utilité nationale; on formerait des officiers peu à peu. Mais, il eut tort : il ne s’agissait pas d’une revendication générale touchant la condition des soldats futurs : c’étaient ces soldats-ci qui voulaient devenir sergents, ces sergents qui briguaient le grade de capitaine.

En un mot, l’exigence était concrète et immédiate. Il semble qu’un politique l’eût satisfaite du premier jour et qu’il eut repris et capté le mouvement révolutionnaire en faisant lui-même ce coup de force : le limogeage de Janssens. C’eût été se gagner l’armée, l’unique instrument dont disposait cet exécutif sans pouvoir. Surtout les soldats de la Force publique avaient un tour d’esprit inquiétant : du temps des Belges, c’est-à-dire jusqu’au 30 juin, ils avaient fait régner l’ordre colonial; ces Congolais se battaient contre des Congolais exclusivement; ils réprimaient les émeutes, occupaient les villages, vivaient sur les habitants. Objectivement complices de la caste coloniale, fort influencés par leurs officiers, ils semblaient par état des contre-révoluntionnaires. Et sans aucun doute, c’est ce qu’ils étaient jusqu’au fond d’eux-mêmes, à ceci près qu’ils enrageaient d’être maintenus dans les grades inférieurs comme les roturiers de l’armée française avant 89.

Cette revendication, à leur insu, résumait les aspirations du Congo à la souveraineté totale puisqu’elle ne pouvait se réaliser que par une décision souveraine. En même temps, le conflit de classes se profilait derrière le conflit de race : les pauvres en avaient assez du luxe des riches et voulaient se mettre à leur place. Le gouvernement, en prenant l’initiative, eût fait des forces de l’ordre des complices de la Révolution; il les en eût rendues solidaires. Lumumba hésita : la pression de l’armée noire risquait, pensait-il, de le pousser trop tôt au radicalisme; peut-être eut-il, en dépit de lui-même, un réflexe de classe. Et qui, se demandait-il, serait capable aujourd’hui de commander l’armée congolaise ? Il eut le tort de réclamer une demi-mesure : on ferait passer tous les Noirs au grade immédiatement supérieur, le deuxième classe passerait première classe et le sergent, sergent-chef. Janssens sut jouer jusqu’au bout son rôle de provocateur; il répondit aux soldats : « Vous n’obtiendrez rien. Ni aujourd’hui, ni jamais ». On sait la suite, la mutinerie des soldats, les officiers chassés, Janssens filant, vers de peur à Brazzaville. Cette insurrection pouvait être positive : elle n’eut, en définitive, que des conséquences négatives. Les soldats se rebellèrent à la fois contre Janssens et contre Lumumba qui avait attendu la révolte pour le destituer. Cela veut dire : à la fois contre le paternalisme colonial et contre la jeune démocratie congolaise. Confus, accoutumés à imposer l’ordre par la force, révoltés pourtant contre les privilèges militaires des Belges, ils versèrent pour la plupart dans une sorte de bonapartisme pour affirmer leur caste nouvelle et marquer leur mépris pour le régime qui les avait trahis.

L’africanisation des cadres administratifs commença par la débâcle des Européens. Les fonctionnaires s’enfuirent, les entreprises privées fermèrent leurs portes. Lumumba fit ce qu’il put pour les retenir. Mais, dans le même temps des troupes belges aéroportées arrivaient au Congo; il dut rompre avec la Belgique, ce qui acheva d’affoler la population blanche. Les masses, cependant, voulaient chasser les Belges et leur reprochaient de partir. Lumumba restait impuissant : on lui fit grief de n’avoir pas pris la tête du mouvement. Les ouvriers réclamaient une augmentation de salaire. Revendication juste, mais que le jacobin Lumumba jugea inopportune. Des grèves éclatèrent. Non plus contre les Belges : contre lui. Il les fit réprimer : il fallait sauver l’économie congolaise, maintenir le niveau de la production. Et surtout, dans les agitations confuses et sporadiques qui réalisèrent l’africanisation des cadres, radicalement mais catastrophiquement, il ne reconnaissait ni sa praxis politique, ni sa révolution ni son personnel : ces gens-là, pensait-il, n’ont rien fait jusqu’ici; à présent que nous avons gagné,

 

Photo : La pensée politique de Patrice Emery Lumumba, Jean-Paul Sartre Lumumba, Fanon : ces deux grands morts représentent l’Afrique. Non pas seulement leur nation, tout leur continent. A lire leurs écrits, à déchiffrer leurs vies, on pourrait les prendre pour deux adversaires acharnés. Fanon, Martiniquais, arrière-petit-fils d’esclave, quitte un pays qui n’a pas, à l’époque, pris conscience de la personnalité antillaise et de ses exigences. Il épouse la révolte algérienne et combat, Noir, au milieu des musulmans blancs : entraîné avec eux dans une guerre atroce et nécessaire, il adopte le radicalisme de ses nouveaux frères, se fait le théoricien de la violence révolutionnaire et souligne dans ses livres la vocation socialiste de l’Afrique : sans réforme agraire et sans nationalisation des entreprises coloniales l’indépendance est un vain mot. Lumumba, victime du paternalisme belge - pas d’élite, pas d’ennui - ne possède pas, en dépit de sa vaste intelligence, la culture de Fanon; par contre, il paraît, à première vue, avoir sur celui-ci l’avantage de travailler sur son propre sol à l’émancipation de ses frères de couleur et de son pays natal. Le mouvement qu’il organise et dont il devient le chef incontesté, il a mille fois dit qu’il serait violent et, en dépit des provocations ou de quelques initiatives locales qu’il a toujours désapprouvées, c’est par la non-violence que le MNC s’est imposé. Quant aux problèmes de structure, Lumumba a défini clairement sa position, lors de ses conférences à « Présence Africaine » : « Nous n’avons pas d’option économique ». Il entendait par-là que les questions politiques - indépendance, centralisme, - passaient les premières, qu’il fallait réussir la décolonisation politique pour créer les instruments de la décolonisation économique et sociale. Or, ces deux hommes, loin de se combattre, se connaissaient et s’aimaient. Fanon m’a souvent parlé de Lumumba; lui, si vite en éveil quand un parti africain se montrait vague ou réticent sur le chapitre des remaniements de structure, il n’a jamais reproché à son ami congolais de se faire, même involontairement, l’homme de paille du néo-colonialisme. Bien au contraire, il voyait en lui l’adversaire intransigeant de toutes les restaurations d’un impérialisme déguisé. Il ne lui reprochait - et l’on devine avec quelle tendresse - que cette inaltérable confiance en l’homme qui fit sa perte et sa grandeur. « On lui donnait, m’a dit Fanon, les preuves qu’un de ses ministres et le trahissait ». Il allait le trouver, lui montrait les documents, les rapports et lui disait : « Es-tu un traître ? Regarde-moi dans les yeux et répond ». Si l’autre niait en soutenant son regard, Lumumba concluait : « C’est bien, je te crois ». - Mais, cette immense bonté que des Européens ont appelé naïveté, Fanon la jugeait néfaste en l’occasion : à la prendre en elle-même, il en était fier, il y voyait un trait fondamental de l’Africain. Plusieurs fois, l’homme de la violence m’a dit : « Nous, les Noirs, nous sommes bons; la cruauté nous fait horreur. J’ai cru longtemps que les hommes d’Afrique ne se battraient pas entre eux. Hélas, le sang noir coule, des Noirs le font couler, il coulera longtemps encore; les Blancs s’en vont, mais leurs complices sont parmi nous, armés par eux; la dernière bataille du colonisé contre le colon, ce sera souvent celle des colonisés, entre eux ». Je le sais : le doctrinaire, en lui, voyait dans la violence l’inéluctable destin d’un monde en train de se libérer; mais l’homme, en profondeur, la haïssait. Les divergences et l’amitié de ces deux hommes marquent tout à la fois les contradictions qui ravagent l’Afrique et le besoin commun de les dépasser dans l’unité pan-africaine. Et chacun d’eux retrouvait en lui-même ces problèmes déchirants et la volonté de les résoudre. Sur Fanon, tout est encore à dire. Mais, Lumumba, mieux connu, garde, malgré tout, maint secret. Nul n’a tenté vraiment de découvrir les causes de son échec ni pourquoi le grand capital et la banque se sont acharnés contre un gouvernement dont le chef n’a jamais cessé de répéter qu’il ne toucherait pas aux capitaux investis ni de solliciter des investissements nouveaux. C’est à cela que serviront les discours qu’on va lire : ils permettront de comprendre pourquoi, malgré la modération de son programme économique, le leader du MNC était tenu pour un frère d’armes par le révolutionnaire Fanon, pour un ennemi mortel par la Société Générale. On lui a reproché de jouer double, triple jeu. Devant un public exclusivement congolais, il se déchaînait; il savait se calmer s’il découvrait des Blancs dans l’assistance et souffler habilement le chaud et le froid; à Bruxelles, devant des auditeurs belges, il devenait prudent, charmeur et son premier souci était de rassurer. Cela n’est point faux, mais on peut en dire autant de tous les grands orateurs : ils jugent vite leur public et savent jusqu’où ils peuvent aller. Le lecteur verra d’ailleurs que si la forme varie d’un discours à l’autre, le fond ne change pas. Sans doute, Lumumba a évolué : la pensée politique du jeune auteur de « Le Congo, terre d’avenir, est-il menacé ? » - écrit en 1956 - n’est pas celle de l’homme jeune et mûri qui fonde le MNC. Il a pu rêver un moment - nous saurons pourquoi - d’une communauté belgo-congolaise; à partir du 10 octobre 1958, son opinion est faite et déclarée, il n’en changera plus, l’indépendance devient son unique objectif. Ce qui varie le plus - en fonction du public - c’est son appréciation de la colonisation belge. Souvent, il insiste sur ses aspects positifs - avec tant de complaisance, parfois, qu’on croirait entendre un colon : mise en valeur du sol et du sous-sol, oeuvre éducatrice des missions, assistance médicale, hygiène, etc. Ne va-t-il pas une fois, jusqu’à remercier les soldats de Léopold II d’avoir délivré les Congolais des « Sauvages Arabes » qui faisaient la traite des Noirs ? Dans ces cas-là, il glisse sur la surexploitation, le travail forcé, les expropriations foncières, les cultures obligatoires, l’analphabétisme délibérément maintenu, les répressions sanglantes, le racisme des colons : il se contente de déplorer les abus de certains administrateurs ou des petits Blancs. Et d’autres fois, le ton change, comme dans le discours enregistré du 28 octobre 1959 et, surtout, le 30 juin 1960, dans la fameuse réponse au roi Baudouin : « Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions le chasser de notre mémoire..., etc ». Est-ce le même homme qui parle ? Assurément. Ment-il ? Certainement pas. Mais, ces deux conceptions opposées de l’oeuvre « civilisatrice », de la Belgique, s’il nous en découvre tantôt l’une et tantôt l’autre, c’est qu’elles coexistent en lui et traduisent la contradiction profonde de ce qu’il faut bien appeler sa classe. L’exploitation coloniale, en dépit d’elle-même, a doté le Congo de structures nouvelles. Pour user des mots admis, on compte dans les années cinquante, 78% de coutumiers, paysans soumis aux chefferies, aux luttes tribales, contre 22% d’extra-coutumiers dont la plupart habite les villes. L’administration a beau mettre son zèle à maintenir la population dans l’ignorance, elle ne peut empêcher l’exode rural ni la prolifération urbaine, ni la prolétarisation ni, au sein des extra-coutumiers, une certaine différenciation née des besoins de l’économie : une petite bourgeoisie congolaise d’employés, de fonctionnaires et de commerçants est en voie de formation. Cette mince « élite » - cent cinquante mille personnes sur quatorze millions - s’oppose aux ruraux butés sur leurs rivalités et leurs traditions, commandés par des « chefs » vendus à l’administration, et aux ouvriers, violents parfois mais qui, sans véritable organisation révolutionnaire, n’ont qu’une conscience de classe encore embryonnaire. La position de la « petite bourgeoisie » noire est fort ambiguë, au départ, puisqu’elle croit tirer profit de la colonisation, et que ce profit la met à même de mesurer l’iniquité du système. En vérité, ses membres - la plupart fort jeunes, puisqu’elle est, elle-même, un produit récent de l’évolution coloniale - sont recrutés par les grandes sociétés ou l’administration; il n’en est pas encore qui soient, à trente ans, petit-bourgeois par naissance. Le père de Lumumba est un paysan catholique; dès six ans, il l’emmène aux champs, ce sont les pères passionnistes qui décident que l’enfant ira à l’école; plus tard, à treize ans, ce sont les missionnaires protestants qui le leur souffleront. En tout cela, le rôle du père et de l’enfant semble nul. Emile Lumumba a désapprouvé son fils quand, à treize ans, il est passé à la mission suédoise, mais que pouvait-il faire ? Tout s’est décidé en dehors d’eux; les « Monpès » voulaient en faire un catéchiste, les Suédois plus pratiques veulent lui donner un métier qui lui permette de quitter la paysannerie pour le salariat et de vivre sur son propre sol, dans une des agglomérations que les Blancs ont fait naître, en auxiliaire des colons. Patrice a passé son enfance dans la brousse : on connaît l’abominable misère des paysans noirs; sans les organisations religieuses qui l’ont pris en charge, cette misère serait son lot, son unique horizon. A-t-il tout de suite compris que les Missions sont les agents recruteurs du colonat ? Non, sans doute. A-t-il vu que la condition de vie rurale est, directement ou indirectement, le produit de l’exploitation coloniale ? Non plus : aux environs de sa naissance, l’administration mesure les désavantages de la contrainte trop visible et du travail forcé. Elle cherche à intéresser le paysan à la production, encourage la propriété individuelle. Patrice prend la misérable indépendance de son père dans la solitude du paysage congolais pour un Etat de nature : loin d’en être responsables, les Blancs sont les bons messieurs qui vont l’en tirer. On a dû, vers ce moment, lui donner d’étranges lumières sur sa situation : la foi chrétienne est la redevance que les jeunes congolais paient aux Eglises qui leur apprennent à lire.; Les pères lui donnaient une ambition farouche de connaître sa misère par les causes et, simultanément, l’envie de s’y résigner. Il a noté cette contradiction, plus tard dans un poème : « Pour te faire oublier que tu étais un homme. « On t’apprit à chanter les louanges de Dieu « Et ces divers cantiques, en rythmant ton calvaire « Te donnaient l’esprit en un monde meilleur « Mais, en ton coeur de créature humaine, tu ne demandais guère « Que ton droit à la vie et ta part de bonheur » La religion protestante en même temps qu’elle émancipe. Et puis, elle offre le salut : le monde meilleur n’est qu’un alibi, mais on est bien forcé d’enseigner qu’on y entrera par le mérite et non pas en fonction de la couleur. Quel que soit l’effort de nombreux prêtres pour le masquer, l’égalitarisme de l’Evangile garde sa valeur dissolvante aux colonies. Il ne s’agit pas seulement sur les catéchumènes, mais sur le missionnaire lui-même, parfois : soit qu’ils aient voulu prévenir un congrès du Parti socialiste de métropole, soit par conviction, soit par les deux raisons ensemble, les Missionnaires de Scheut ont approuvé en 1956, le manifeste d’Iléo, un évolué de trente-sept ans qui réclamait l’indépendance - long terme - du Congo. Quand Patrice, à dix-huit ans, quitte la brousse pour Kindu où la compagnie SYMAF l’embauche à titre de « commis aux écritures », il s’agit, en même temps, d’un fait très général de l’exode rural et de l’étape capitale d’une « prise de conscience ». Un jeune paysan qui a lu Rousseau et Victor Hugo rencontre tout à coup la ville; son niveau de vie se transforme radicalement : il allait à l’école en pagne, il se rend au travail en complet veston; il vivait dans une case, il habite une maison et gagne assez d’argent pour acheter et faire venir Pauline, sa fiancée Mutetela, qui devient sa femme. Il travaille frénétiquement. Les Blancs se prétendent surpris de son zèle : les Congolais, disent-ils, sont à l’ordinaire des paresseux. Mais, ces colons obtus ne comprennent pas que la fameuse « paresse de l’indigène », mythe entretenu dans toutes les colonies, est une forme de sabotage, la résistance passive d’un paysan, d’un manœuvre surexploité. La frénésie de Patrice, au contraire, le classe pour un temps, dans la catégorie de ceux qu’il appellera plus tard des « collabos ». Ce fils de paysan est, à présent, un « évolué » ; il postule une « carte d’immatriculation » et l’obtint difficilement - ils sont 150 immatriculés sur tout le territoire - grâce à l’intervention des Blancs : cela veut dire qu’il parie pour eux; il a pris conscience de son importance, de celle de la jeune « élite », qui se forme partout. Les « évolués » forment une couche sociale qui s’apaisait lentement et qui est l’indispensable auxiliaire de grandes compagnies et de l’administration. Noir, Patrice Lumumba tient son puissant orgueil de ses fonctions, de l’instruction reçue, des livres lus, de la méfiance vaguement déférente dont les Blancs l’entourent. C’est à cette extraordinaire et commune métamorphose qu’il pense quant il expose, plus tard, les bienfaits de la colonisation. Mais, sa prise de conscience est double et contradictoire: en même temps qu’il jouit de son ascension, de l’estime bienveillante de ses chefs, il connaît qu’il a, dès vingt ans, atteint son zénith. Au-dessus de tous les Noirs, il restera pour toujours au-dessous de tous les Blancs. Bien sûr, il peut gagner davantage, devenir, après un apprentissage, postier de troisième classe, à Stanleyville. Mais quoi ? A valeur égale et pour le même travail, un commis belge touchera le double de son salaire; en outre, Lumumba sait après ce foudroyant départ, que le lièvre s’est soudain changé en tortue : il lui faudra vingt-quatre ans pour atteindre la première classe, après quoi il y demeurera jusqu’à la retraite. Or, ce rang subalterne est occupé d’emblée par l’Européen qui peut espérer, de là, s’élever aux plus hauts emplois. Dans la Force publique, il en est de même : un « Nègre » ne peut monter plus haut que le grade de sergent. De même aussi dans le secteur privé. Les Blancs l’ont élevé au niveau qu’ils ont souhaité et puis ils l’y maintiennent : son destin est aux mains des autres. Il éprouve sa condition dans l’orgueil et dans l’aliénation. Il entrevoit, par delà sa situation personnelle, la lutte de classe nue; il écrira, à trente-et-un ans : « Un véritable duel existe entre les employeurs et les employés au sujet des salaires ». Mais, le salariat des évolués n’est pas le prolétariat : les revendications de Lumumba se fondent sur la conscience de sa valeur professionnelle - comme celles des anarchosyndicalistes en Europe, à la fin du siècle dernier - et non sur le besoin qui fonde en tout lieu les exigences des prolétaires et du sous-prolétariat. Vers le même temps, il connaît - surtout à Léopoldville - qu’on l’a mystifié; son « immatriculation », si péniblement obtenue, le détache des Noirs, sans l’assimiler aux Blancs. Par plus que les non-évolués, l’immatriculé n’a le droit d’entrer dans la ville européenne, à moins d’y travailler, pas plus qu’eux, il n’échappe au couvre-feu; il les retrouve, quand il fait ses achats, au guichet spécial qu’on réserve aux Noirs; il est victime comme eux, en toute occasion, en tout lieu, des pratiques ségrégationnistes. Or, il faut le noter, le racisme et la ségrégation sont, pour lui, une expérience nouvelle : on fait, dans la brousse, celle du malheur et de la sous-alimentation, on peut deviner la vérité des colonies qui est la surexploitation; mais le racisme n’apparaît guère, faute de contact entre les Noirs et les Blancs : le paternalisme doucereux des Missionnaires a pu lui faire illusion; les pratiques de discrimination se découvrent dans les villes, ce sont elles qui constituent la vie quotidienne du colonisé. Encore faut-il s’entendre : le prolétariat éreinté, sous-payé, souffre beaucoup plus de la surexploitation que de la discrimination raciste qui en est la conséquence. Quand Lumumba dénonce, le 30 juin 1960 : « le travail harassant exige en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim ni de nous vêtir ou nous loger décemment ni d’élever nos enfants... », il parle au nom de tous. Mais, lorsqu’il ajoute : « Nous avons connu qu’il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les Blancs et des paillotes croulantes pour les Noirs, qu’un Noir n’était jamais admis dans les cinémas ni dans les restaurants à même la coque des péniches, aux pieds du Blanc dans sa cabine de luxe », c’est la classe des évolués qui s’exprime par sa voix. Et quand il écrit en 1956, que « l’immatriculation devait être considérée comme la dernière étape d’intégration », il défend les intérêts d’une poignée d’hommes qu’il contribue par là-même à couper de la masse. De fait, les intérêts de cette élite, créée par les Belges de toute pièce, exigent une assimilation chaque jour plus poussée : égalité des Blancs et des Noirs sur le marché du travail, accès des Africains à tous les postes dans la mesure où ils ont les capacités requises. Ce n’est pas, comme on voit, l’africanisation des cadres qu’il revendique, mais leur semi-africanisation. N’est-il pas à craindre, en ce cas, que les Noirs admis aux postes supérieurs soient des complices de l’oppression coloniale ou tout au moins des otages ? Lumumba n’est pas encore conscient du problème. De fait, l’année même où Iléo, dans son manifeste, exige l’indépendance à terme, Patrice en est encore à tracer l’esquisse d’une « communauté belgo-congolaise ». A l’intérieur de cette communauté, il demande l’égalité des citoyens. Mais, cette égalité, d’ici longtemps, ne jouera qu’en faveur des évolués : « Nous croyons qu’il serait possible d’accorder dans un avenir relativement proche, des droits politiques aux élites congolaises et aux Belges du Congo, suivant certains critères qui seront établis par le gouvernement ». Cependant, Lumumba, dès cette époque, est le contraire de ceux qu’il nommera plus tard des « collabos ». C’est qu’il éprouve jusqu’au bout la contradiction de sa classe : créée de toute pièce du capitalisme belge l’ont coupée des masses et qu’elle n’a d’autre avenir que dans le système colonial, mais, dans le même moment, il a conclu de son expérience urbaine que cet avenir lui est définitivement refusé par les colons et l’administration. La « communauté belgo-congolaise », dans le moment même qu’il la propose, il n’y croit plus : la rigidité du système qui l’a suscitée pour mieux l’exploiter, il l’a découverte enfin; aucune réforme n’est concevable par cette seule raison que le colonialisme se maintient par la contrainte et disparaît quand il fait des concessions. La seule solution sera révolutionnaire : la rupture, l’indépendance. Iléo, nous venons de le voir, l’avait réclamée avant lui. Et Kasa-Vubu, chef de la puissante Abako. Lumumba n’a pas « inventé » l’indépendance; d’autres lui en ont découvert la nécessité. S’il en fut pourtant le promoteur et le martyr, c’est qu’il la voulait complète et plénière sans que les événements lui aient donné la possibilité de la réaliser. De fait, la plupart des organisations nationales se forment nécessairement dans un cadre régional : le PSA s’établit au Kwango Kwilu, le CEREA au Kivu : ils parviennent difficilement à concilier les ethnies, mais par cette raison même, ils ont du mal à s’étendre au-delà des provinces. Leur nationalisme quand il existe est, en fait, un fédéralisme : ils rêvent d’un pouvoir central très limité dont la principale fonction serait d’unir des provinces autonomes. A Léopoldville, les choses vont plus loin encore : la supériorité numérique des Bakongo permet à l’Abako d’être tout à la fois un parti régional et ethnique. Pour ne considérer que ce dernier cas, il résulte de là une double conséquence : l’Abako est un mouvement puissant mais archaïque; société secrète et parti de masse, tout ensemble, ses principaux chefs sont des évolués, mais qui ne sont pas coupés du peuple parce qu’ils en ont repris la revendication fondamentale : indépendance immédiate pour le Bas-Congo. Kasa- Vubu, le premier d’entre eux, est un personnage ambigu, secret, dont on pourrait dire tout à la fois qu’il a su, bien que recruté par l’administration, rester en contact direct avec sa base ethnique et qu’il n’a jamais eu ni les moyens ni l’occasion ni la volonté de s’élever jusqu’à la conscience claire de sa classe : séminaire sans la foi puis instituteur, il est uni au Bakongo par un lien obscur, messianique; il est leur chef religieux, leur roi, la preuve vivante qu’ils sont le peuple élu. Elu président du Congo indépendant, il vivra tout à coup dans la contradiction la plus entière : son office lui commande de préserver l’unité nationale, en particulier contre la sécession katangaise qui risque de ruiner le Congo, son peuple réclame de lui qu’il soit luimême sécessionniste et restaure en reprenant au Congo français quelques territoires - l’antique royaume Kongo. Incapable de dominer la situation, il oscillera d’un fédéralisme anarchique à un centralisme dictatorial, appuyé sur la force militaire. Surtout, il fera le jeu de l’impérialisme, inconsciemment d’abord et puis très consciemment : il ne s’agit point ici de psychologie, mais de détermination objective : séparatiste en son essence, l’Abako, après l’indépendance, devait ruiner l’oeuvre des nationalistes au profit des puissances étrangères. Au moment où Lumumba s’éveille à la conscience nationale, par contre, avant l’indépendance, ce mouvement confus, à la fois obscurantiste et révolutionnaire, a fait plus qu’aucun parti pour la libération du Congo. Dès 56, il répondait au manifeste d’Iléo, aux réflexions de Lumumba sur « la communauté » en réclamant l’indépendance immédiate et la nationalisation des grandes entreprises. On aurait pu croire qu’il avait un programme révolutionnaire et socialiste ou, à tout le moins, que les revendications de la base parvenaient jusqu’au sommet : mais non, la suite l’a bien prouvé. Il ne s’agissait que d’une surenchère : il fallait que l’Abako fut le plus radical des partis. En vérité, il l’était : en ce sens que les Bakongo représentent 50% de la population noire, à Léopoldville, et qu’ils fournissent la ville de sa main d’oeuvre non-qualifiée. Disciplinés, on peut les mobiliser à chaque instant, par des mots d’ordre clandestins : ce sont eux qui font les grèves, les campagnes de désobéissance; que leurs chefs interdisent de voter, pas un n’approche des urnes. Ce sont eux aussi qui - sur des ordres précis ou malgré des interdits rigoureux ? La question reste dans réponse - ont fait les émeutes de janvier 1959. Les évolués n’avaient aucun pouvoir sur les masses - sauf au Bas-Congo - leur nombre et leur mode de vie les rendaient incapables de passer à l’action directement. Il faut reconnaître qu’ils ont eu peu de poids dans les événements de janvier 59. En vérité, c’est la crise économique, cette récession coloniale qui touche durement la métropole, et l’agitation des masses prolétarisées dont le niveau de vie se détériore sensiblement, c’est cela - joint aux maladresses de l’administration - qui a décidé le gouvernement métropolitain à donner brusquement au Congo son indépendance, c’est-à-dire à troquer - avec l’approbation des grandes compagnies - le régime colonial contre un néo-colonialisme. Lumumba n’a pas fait la révolution congolaise; sa situation d’évolué coupé du prolétariat urbain et davantage encore des campagnes lui interdisait de recourir à la violence : sa résolution - il s’y tient jusqu’à la mort - d’être un « non-violent » a pour origine, beaucoup plus qu’un principe ou qu’un trait de caractère, une reconnaissance lucide de ses pouvoirs. Dès 56, il est à Stanleyville, l’idole des foules. Mais, une idole n’est pas un leader, à la façon de N’Krumah qu’il admire, et moins encore un sorcier comme ce Kasa-Vubu qui l’inquiète. Il le sait : il sait qu’il peut convaincre un auditoire, avec ce don qu’il a de parler n’importe où, à n’importe qui et cette culture qu’il a reçue des Belges et qui se retourne contre eux; mais il faut d’autres dons que la parole pour donner le pouvoir de lancer des hommes, les mains nues, contre des mitraillettes. Pourtant, c’est lui qui va capter la révolution au passage, la marquer de son sceau, l’orienter. Pourquoi ? Parce que sa condition d’assimilé et la nature de son travail lui permettent de s’élever jusqu’à l’universalité. Il a connu la brousse, les petites agglomérations urbaines, les grandes villes de province et la capitale : il a, dès dix-huit ans, échappé au provincialisme. Ses lectures et l’enseignement chrétien lui ont donné une image de l’homme, encore abstraite mais dégagée du racisme; il est frappant que, dans ses discours, il explique la situation du Congo par des références constantes à la Révolution française, à la lutte des Pays- Bas contre les Espagnols. Et, bien entendu, il y a, dans ces allusions, quelque chose comme un argument ad hominem : comment pourriez-vous, Blancs, empêcher les Noirs de faire ce que vous avez fait ? Mais, au-delà de ces intentions polémiques, il se réfère à un humanisme de principe qui ne peut pas ne pas être l’idéologie des évolués : c’est au nom de l’homo faber, en effet, que ceux-ci réclament l’égalité des Belges et des Congolais sur le marché du travail. Ce concept universel place Lumumba d’emblée au-dessus des ethnies et du tribalisme : il permet à cet errant de profiter de ses voyages et de déchiffrer les problèmes locaux en fonction de l’universel. C’est sous cet angle de vue qu’il saisira - par-delà les diversités des coutumes, les rivalités et les discordes - l’unité des besoins, des intérêts, des souffrances. L’administration l’a placé au-dessus du niveau commun : c’est l’isoler, sans aucun doute, mais c’est aussi lui permettre de comprendre la condition du Congolais dans sa généralité. Désormais, quel que soit l’auditoire, il ne cesse d’affirmer l’unité de sa patrie : ce qui divise les hommes, ce sont des vestiges d’un passé pré-colonial soigneusement conservés par l’administration; ce qui les unit, négativement aujourd’hui, c’est un certain malheur commun, plus profond que les traditions et les coutumes puisqu’il les attaque aux sources de la vie par le surtravail et la sous-alimentation; bref, c’est la colonisation belge qui crée la nation congolaise par une agression perpétuelle et omniprésente. C’est vrai et c’est faux. La colonisation unifie, mais elle divise au moins autant : non seulement par calcul et machiavélisme - ce ne serait rien - mais par la division du travail qu’elle introduit et les couches sociales qu’elle crée et stratifie. Les liens socio-professionnels tendent à l’emporter dans les villes, sur les liens tribaux, mais à mieux regarder, les divisions selon l’emploi, le niveau de vie et l’instruction se surajoutent aux divisions ethniques à l’intérieur des quartiers noirs. A quoi, il faut ajouter les conflits qui opposent les premiers en date des urbanisés aux derniers. Le prolétariat des camps n’est pas celui des villes et surtout, les « coutumiers » ruraux dirigés par une chefferie conservatrice et, le plus souvent, vendue aux Européens n’entrent pas dans les vues des citadins évolués. Mais, la petite bourgeoisie française au temps de la Révolution : en face d’un prolétariat sans organisation, aux revendications confuses et d’une paysannerie dont elle est issue et dont elle croit connaître les aspirations, elle se prend pour la classe universelle; la seule différenciation dont elle veut tenir compte ne ressortit pas de l’économie : les évolués se définissent eux-mêmes, selon le voeu de l’administration coloniale, par leur degré d’instruction; la culture qu’ils ont reçue, c’est leur orgueil et leur substance la plus intime : elle leur impose, pensent les meilleurs, le devoir rigoureux de conduite leurs frères analphabètes des camps et de la brousse vers l’autonomie ou l’indépendance. Je dis que cette illusion est inévitable : comment Lumumba - qui allait à l’école des « Monpès » en pagne et qui gardera jusqu’à sa mort des attaches paysannes - pourrait-il se tenir vraiment pour le représentant d’une classe nouvelle; s’il vit mieux, c’est par son mérite, tout simplement. Le mot abject et fort adroitement choisi d’évolué masque la vérité : une petite couche de privilégiés se prend pour l’aile avancée des colonisés. Tout conspire à tromper Lumumba : en août 56, les revendications des évolués furent soutenues, lors de l’assemblée générale de l’A.PI.C. par l’unanimité des délégués. Il voit dans cet accord des masses et de l’élite un signe de l’unité profonde des Congolais. A la lumière des événements, nous comprenons aujourd’hui qu’il s’agissait d’une entente abstraite : les masses indigènes sont fières de leurs « évolués » qui font la preuve pour tous qu’un Noir, pourvu qu’on lui en offre l’occasion, peut égaler ou surpasser un Blanc; elles appuient les exigences de l’élite privilégiée - surtout en paroles et par des applaudissements - parce qu’elles y voient une prise de position radicale de l’exploité en face de l’employeur : c’est un exemple et un symbole, à partir de-là, les délégués peuvent envisager une radicalisation des revendications ouvrières. Mais celle-ci, quand les circonstances la produiront, aura pour effet de briser net l’alliance des masses et de la petite bourgeoisie. Lumumba s’y est trompé, mais cette inévitable erreur a eu des conséquences positives; pour tout dire, il a eu raison, historiquement, de la commettre. C’est elle qui lui a permis d’affirmer avec tant de force que l’unité seule permettrait au Congo d’obtenir l’indépendance. Cette formule, si souvent répétée, est d’ailleurs parfaitement juste à la condition d’ajouter que le mouvement unitaire doit venir de la base et déferler sur le pays en ras de marée. Pour le malheur du Congo, les divisions sociales, la timidité des revendications, l’absence d’appareil révolutionnaire issu des masses et contrôlé par elles ont rendu, rendent encore ce déferlement impossible : ce sera l’histoire de la décade prochaine. Lumumba, écouté partout dans l’enthousiasme, pouvait croire que les masses suivraient les évolués jusqu’au bout. Cette unité qu’il tenait à la fois pour déjà réalisée et toute à faire, à demi moyen, fin suprême à demi, c’était à ses yeux la Nation elle-même. La Nation : le Congo s’unifiant par la lutte qu’il mènerait pour son indépendance. Mais, le futur Premier ministre ne pousse pas la naïveté jusqu’à croire que ce rassemblement se ferait dans la spontanéité. Il pose simplement ce principe négatif : l’administration divise pour régner, le seul moyen de lui faire perdre sa puissance est de supprimer partout les divisions qu’elle a créées. Il faut en finir avec le tribalisme, avec le provincialisme, avec les conflits artificiels et les cloisons étanches qu’elle maintient. La démocratie, oui. Mais qu’on n’aille pas la confondre, comme Iléo, avec un fédéralisme. Quelle que soit l’intention, si minime que soit l’autonomie régionale qu’un parti réclame, c’est le ver dans le fruit, elle gâtera tout, l’impérialisme l’exploitera sur-le champ. Lumumba comprend que l’Abako sera pendant quelques temps un remarquable outil pour renverser le colonialisme et qu’elle risquera plus tard d’être le meilleur instrument pour le restaurer. Postier, son travail l’intègre à l’administration coloniale et lui permet d’en découvrir le caractère principal : la centralisation. Cette découverte lui est d’autant plus facile que le hasard a fait de lui un rouage du système centralisé des communications. Les postes étendent leur réseau à toutes les provinces, à la brousse même; par elles, les ordres du gouvernement sont transmis aux gendarmeries locales, à la Force publique. La nation congolaise, si elle doit un jour exister, devra sa cohésion à un pareil centralisme : Patrice rêve d’un pouvoir synthétique de rassemblement, agissant partout, imposant partout la concorde, la communauté d’action, recevant des informations des bourgs les plus lointains, les concentrant, basant sur elles l’orientation de sa politique et renvoyant par le même chemin, jusque dans les hameaux les informations et les ordres à ses représentants. Le gouvernement atomise est au niveau qu’ils unifie de l’extérieur, en tant que sujets du roi. L’indépendance ne sera qu’un mot si l’on ne substitue à cette cohésion par le dehors une totalisation par l’intérieur. L’administration belge ne peut être remplacée que par un parti de masse, omniprésent, comme elle, démocratique - cela veut dire issu du peuple et contrôlé par lui. Mais d’autant plus autoritaire que - aussi longtemps du moins que le Congo libre ne se sera pas donné ses institutions - lui seul sera la charge de défendre la Nation contre les effets encore virulents d’une atomisation pratique pendant quatre-vingts ans. Lumumba est si conscient des périls qu’il souhaite remplacer l’inutile multiplicité des mouvements nationalistes par un parti unique. Sur ce projet, nous avons peu de renseignements. On sait toutefois qu’il s’agissait d’un parti à l’africaine : non pas, comme le PC d’Urss, un organe restreint qui coopte ses nouveaux membres, mais la population entière, hommes et femmes, chacun devenant en même temps citoyen et militant. Il craignait que l’opposition, si elle devait rester à l’extérieur du Parti, ne conduisit à quelque séparatisme, donc à la mort du Congo. A l’intérieur, il ne l’eût pas refusée. Il a souvent répété que les discussions y seraient franches et libres. Ce qu’il n’a pas dit, mais qui va de soi, comme en tous les cas d’extrême urgence, c’est que les minorités, après les votes, seraient contraintes d’adopter le point de vue des majorités et que l’opposition, chaque fois dissoute pour renaître ailleurs, à propos d’autres problèmes, ne représenterait, en somme, que le libre exercice du jugement de chacun dans la circonstance présente et serait privée de moyens de se constituer une mémoire, de se structurer comme un parti dans le parti. Il attachait moins d’importance - en tout cas pour les premiers temps de l’indépendance - l’élaboration d’un programme économique et social qu’à cette fonction primordiale du parti, griffe étreignant le Congo à la place de la vieille serre coloniale : empêcher à tout prix l’effritement du pays. Mais, ce souci même avait des motifs économiques : il n’ignorait rien des manoeuvres de la Conakat et n’avait aucun doute sur ce qui résulterait de la sécession katangaise. Ainsi, ce jacobinisme politique s’inspirait, au fond, d’une connaissance pratique des réalités congolaises. Tout ce qui s’est passé par la suite, ses discours prouvent qu’il le prévoyait : sa seule erreur fut de croire qu’on pouvait conjurer le désastre par la création d’un grand parti moderne qui remplaçât en temps voulu la force coercitive de l’occupant. On sait que la métropole servit, bien malgré elle, de lieu de rencontre à des Congolais d’ethnies différentes. Ce fut à l’occasion de l’Exposition universelle. L’unité de leurs oppresseurs blancs fait découvrir négativement à ces Noirs isolés dans Bruxelles leur unité d’opprimés, plus forte, croient-ils, que leurs divisions. De fait, en Belgique, les Congolais n’ont conscience que de ce qui les rapproche. Au retour, ils conservent l’abstraite espérance de souder les colonisés, d’où qu’ils viennent en un parti supra-ethnique. Ce parti, Lumumba, seul, est qualifié pour le fonder. Ce sera le MNC. Mais, la composition du mouvement révèle bientôt sa nature : il est universaliste, par delà les ethnies et les frontières, parce que ses militants sont des universalités, en un mot c’est le mouvement des évolués; on lui trouvera des militants un peu partout et sans trop de peine - au moins dans les villes - parce que l’administration et les grandes compagnies ont réparti partout les fonctionnaires et les employés qu’elles ont forgés. Mais, le rêve de faire un parti de masse s’effondre : c’est tout au plus un parti de cadres et d’agitateurs. La faute n’en est à personne : il n’en pouvait être autrement; le MNC c’est la petite bourgeoisie congolaise en train de découvrir son idéologie de classe. Lumumba est le plus radical : lucide et aveugle, tout ensemble, s’il ne voit pas le conditionnement social et l’impossibilité présente de son unitarisme, il comprend fort bien au contraire que les problèmes s’il gagne, qu’il formera le premier gouvernement. Mais, son intelligence et son dévouement profond à la cause africaine font de lui un Robespierre noir. Son entreprise est à la fois limitée - politique, d’abord, le reste viendra en son temps – et universelle. Les « Monpès » l’ont arraché au monde coutumier des non-évolués; il s’est même, au départ, grisé par son jeune savoir, fait le porte-parole de l’élite, il a réclamé pour elle l’intégration complète. Mais, l’universalisme, en lui, a fini par tout emporter. Sans doute, est-ce un principe idéologique de sa classe. Et, nous l’avons vu, une illusion d’optique. Mais, cet humanisme qui, chez les autres, masque la particularité des intérêts de classe, il en a fait sa passion personnelle; il s’y dévoue tout entier, il veut rendre aux sous-hommes de la surexploitation coloniale leur humanité natale. Bien sûr, cela ne se fait pas sans un remaniement de toutes les structures, bref sans réforme agraire et sans nationalisation : sa formation de démocrate bourgeois l’empêche de discerner la nécessité de cette restructuration fondamentale. Ce n’est pas si grave : comment l’eût-il découverte en l’absence d’organisations politiques ? Eut-il gardé plus longtemps le pouvoir, les hommes et les circonstances l’eussent mis au pied du mur : néo-colonialisme ou socialisme africain. N’ayons aucun doute sur le choix qu’il eût fait. Malheureusement, en fondant le MNC, en prenant des contacts avec les leaders des autres partis - c’est-à-dire avec d’autres évolués - il mettait en place, sans le moindre soupçon, les éléments les plus actifs de sa propre classe, c’est-à-dire des hommes que leurs intérêts communs et particuliers disposaient depuis longtemps à le trahir, qui dès les premiers jours de juin 60, considérèrent qu’il les avait trahis. De fait, le conflit qui l’opposa à ses ministres, à la minorité du Parlement, n’a pas d’autre origine : ces petits bourgeois voulaient constituer la petite bourgeoisie en classe dirigeante - ce qui revenait objectivement à se rapprocher des puissances impérialistes; il se voulait guide, ne se croyait d’aucune classe, refusait, dans son zèle centralisateur, de prendre au sérieux les différenciations d’origine économique ni plus ni moins que les divisions tribales : le parti unique ferait sauter ces barrières comme les autres et concilierait tous les intérêts. Il se peut d’ailleurs qu’il ait eu, plus ou moins clairement, le projet de réorganiser l’économie par étapes et qu’il ait, par prudence, tenu ses intentions secrètes. On l’en soupçonnait en tout cas : et ce n’est pas seulement l’affaire des avions russes qui l’a fait taxer brusquement de communisme. Les plus avisés des parlementaires et des ministres craignaient certainement que son jacobinisme ne s’achevât en socialisme par la vertu même de son humanisme unitaire. Ce qui importe, en tout cas, c’est qu’il a mis sa classe au pouvoir et qu’il se disposait à gouverner contre elle. Pouvait-il en être autrement ? Non : le prolétariat, pendant les dernières années de la colonisation, n’a pas fait un acte qui pût l’imposer à ces petits bourgeois comme un interlocuteur valable. A son retour d’Accra, le leader du futur Parti unique devient en fait l’homme de la conciliation : sous son influence, le MNC tenta de s’allier aux principaux mouvements nationalistes. Le Front commun qu’il a mis sur pied gagnera les élections de 60. Mais, la victoire légaliste de ce cartel ne doit pas nous en masquer la fragilité : tant qu’il s’est agi d’une simple propagande commune, d’un accord limité à ce seul mot d’ordre, l’indépendance, on a, pour un instant, mis les particularismes de côté; mais si les vainqueurs gouvernent – et qui d’autre gouvernerait ? - le Front éclatera pour les deux raisons déjà soulignées que la base réelle des partis alliés est, pour chacun, provinciale - même le « MNC/Lumumba » est avant tout soutenu par les extra-coutumiers de Stanleyville - et que l’universalisme culturel cache mal le désir, chez les leaders, de constituer avec leurs troupes la nouvelle classe dirigeante. Dès ce moment, la pureté et l’intégrité de Lumumba le condamnaient : l’histoire se faisait par lui, mais contre lui. Leader incontesté du centralisme, ses ennemis se déclarent aussitôt qu’il a montré son pouvoir d’orateur et son adresse de négociateur. Il y aura d’abord Tshombe et les membres de la Conakat : ces Katangais prétendent que leur province nourrit à elle seule tous les Congolais; si l’on coupait les liens qui la rattachent à des régions ingrates et besogneuses, elle jouirait seule de sa richesse. Il y aura l’inévitable scission du parti centralisateur : Kalonji fondera le « MNC/Kalonji » qui s’implantera dans le Sud-Kasaï; ici, les rivalités politiques, au contraire de ce qui se passe pour les autres groupements, détermineront le séparatisme ethnique. Enfin, l’Abako demeure irréductible : Lumumba multiplie les avances à Kasa-Vubu qui n’y répond pas. Quand l’indépendance est acquise et qu’il faut constituer un gouvernement, deux grandes forces restent face-à-face : l’Abako, toujours intransigeant, le Bloc nationaliste (MNC et partis alliés) souple et décidé à trouver un compromis durable. La Conakat qui se dit, elle, fédéraliste, accepte la première d’entrer, sous conditions, dans un gouvernement central : ce n’est qu’une manœuvre, dont le sens n’échappera pas. Entre les deux mouvements, le ministre belge Ganshof hésite : Lumumba a contribué, lors de récentes émeutes, à maintenir l’ordre public. Ses déclarations sont modérées, il n’a pas de programme économique, cent fois il a répété qu’il garantissait les propriétés des colons. Et puis, considération de détail, son groupe a obtenu aux élections la majorité des voix. Mais, son centralisme effraie. Les colons sont contre lui. Kasa-Vubu est plus dangereux peut-être, c’est le maître de la violence : mais c’est aussi le maître de la discorde; son fédéralisme recouvre le séparatisme passionné de son ethnie. Le ministre commence par charger Lumumba d’une « mission d’information en vue de la constitution d’un gouvernement congolais ». La longueur et la lourdeur de cette formule trahit assez l’embarras de son auteur. Lumumba fait preuve d’un parfait réalisme en la simplifiant comme suit : « Je suis chargé de constituer le gouvernement ». Mais, dès le 17, Ganshof déclare qu’il lui retire sa mission d’informateur pour la confier à Kasa-Vubu. Nouvelles consultations : vaines. Le 21, la Chambre désigne son bureau : la Majorité est au Bloc Nationaliste. Immédiatement, le pauvre Ganshof retire à Kasa-Vubu sa mission pour la rendre à Lumumba. Les négociations reprennent, mais Kasavubu n’a rien perdu de son intransigeance : le 22 juin, l’Abako réclame encore « la constitution d’une province autonome Bakongo souveraine dans une confédération d’un Congo uni ». On sait le compromis final : l’Abako fournira le chef d’Etat et des ministres; le Bloc nationaliste fournit le Premier ministre et le reste de l’équipe gouvernementale en exceptant les sièges qu’on réserve à la Conakat. Ce pénible accouchement met en lumière deux faits de grande importance. Le premier, c’est que les négociations ont eu lieu sous la menace d’un soulèvement bakongo. La force de Lumumba était parlementaire; celle de Kasa-vubu était réelle et massive. Tant que la Belgique restait présente au Congo, Ganshof était bien obligé de prendre en considération la majorité élue : la Belgique ne pouvait moins faire que d’installer dans son ancienne colonie une caricature de la démocratie bourgeoise. Après le départ des Belges, les votes perdirent leur importance : Lumumba fut démis et arrêté sans avoir jamais été mis en minorité. En d’autres termes, la démocratie fut simplement rejetée : on en garda l’apparence mais le pouvoir s’appuya sur la force. Rien ne montre mieux que le tragique destin de Lumumba était arrêté d’avance. Premier ministre, il devait s’établir dans la capitale du nouvel Etat. Mais, par une rare infortune, il se trouvait que la capitale était séparatiste : à Léopoldville, les masses n’ont qu’un chef : Kasa-Vubu. Entre un chef d’Etat qui règne en maître sur l’Abako et une population qui n’a d’autre objectif que la sécession, un Premier ministre centraliste ne peut jouer qu’un rôle : celui d’otage. Il a des partisans dans toutes les provinces mais, pour communiquer avec eux, il lui faut passer par l’administration belge encore en place et qui lui oppose sa force d’inertie ou par les fonctionnaires noirs de Léopoldville qui sont en majorité contre lui. Dès le premier juillet 1960, le centralisme devient le rêve abstrait d’un prisonnier d’honneur qui a perdu toute prise sur le pays. On s’en apercevra dans la deuxième moitié de septembre quand Lumumba, démis, parcourt les rues de Léopoldville dans une auto munie de haut-parleurs : ses harangues ne convaincront personne. Visages fermés, public indifférent ou hostile : la population de Léopoldville se moque du centralisme. Il suffit au contraire d’un mot chuchoté par Kasa-Vubu pour lancer par milliers dans la cité des émeutiers anti-lumumbistes : peu à peu les parlementaires s’inquiètent et désertent l’Assemblée; le pouvoir législatif s’incline de lui-même devant l’illégalité. Pour les députés, comme pour le chef de l’exécutif, la capitale sécessionniste est une prison. C’est au point que, plus tard, à bout d’efforts, reconnaissant enfin qu’il a perdu la partie à Léopoldville, Lumumba s’enfuit et devient séparatiste à son tour en s’efforçant de gagner Stanleyville, son fief. J’entends : il s’agissait d’une sécession provisoire, négation de la négation; il comptait rassembler ses forces, entreprendre, à partir de Stan, la reconquête, pacifique ou violente, du Congo et sa réunification. Mais, eût-il rejoint, sans coup férir la capitale bakongo ? Avec quelles forces ? Le plus vraisemblable est que Lumumba se fut maintenu à Stanleyville sans gagner ni perdre et que Kasa-vubu se fut donné les gants de baptiser sécession provinciale ce retour du centralisme à ses origines; objectivement, en effet, l’entreprise, faute de moyens suffisants pour la mener à bout, eût augmenté la division des Congolais et le morcèlement de leur sol. Cependant, il faut reconnaître, il n’y avait pour Lumumba, en ce moment, qu’une alternative : accepter la fédération et l’autonomie du Bas-Congo ou s’enfuir à Stanleyville pour y préparer la reconquête; dans les deux cas, le fédéralisme gagnait la partie. En vérité, c’est qu’elle était gagnée d’avance. En politique, le nécessaire n’est pas toujours le possible. L’unité, idée force du MNC, parti moderne et conçu à l’image des mouvements européens, était nécessaire au Congo : sans elle, l’indépendance était lettre morte; mais, à ce moment de son histoire, la formule européenne correspondait mal aux besoins des Congolais; des liens plus frustes et plus solides les rattachaient au sol natal, à l’éthnie. La centralisation ne représentait que la conscience de classe des centralisés, c’est-à dire des évolués. Ces remarques nous ramènent au deuxième caractère de l’indépendance congolaise : elle a été octroyée. De fait, il serait inconcevable, si les Congolais l’eussent conquise, que le Belge Ganshof eût choisi de sa propre autorité le Congolais le plus apte à former un ministère. Lumumba le savait, il en souffrait : plusieurs fois, avant le 30 juin, il a réclamé le départ du ministre métropolitain. Il déclare dans une conférence de presse : « On n’a vu nulle part au monde l’ancienne puissance organiser et diriger les élections qui consacrent l’indépendance d’un pays. Cela n’a pas de précédent en Afrique. Quand la Belgique avait conquis son indépendance en 1830, ce sont les Belges eux-mêmes qui avaient d’abord constitué un gouvernement provisoire... », etc. « Avait conquis » : c’est moi qui souligne, parce que tout est là. C’est ce qui explique le ton paternaliste de l’allocution du roi Baudouin, prononcé le 30 juin : on vous fait cadeau d’un beau joujou, ne le cassez pas. Et aussi l’apathie de Kasa-Vubu qui, ayant connaissance du discours, se borne à supprimer du sien une péroraison trop servile. Pour cette raison, Lumumba, indigné, prend subitement possession du micro. On connaît l’admirable « exposé d’amertume » qu’il développe en réponse à la suffisance du jeune roi. Mais l’essentiel n’est pas là; je le trouve, quant à moi, dans ces lignes qui précèdent immédiatement : « Cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier que c’est par la lutte que nous l’avons conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces ni nos privations ni nos souffrances ». Ici, le compte-rendu note « applaudissements » ce qui prouve assez que l’orateur touchait une fibre sensible. Les Congolais qui participaient à la cérémonie, quel que fût leur parti, ne voulaient pas d’un cadeau : la liberté ne se donne pas, elle se prend. A retourner les termes, on s’aperçoit qu’une indépendance concédée n’est qu’un aménagement de la servitude. Les Congolais avaient souffert pendant près d’un siècle, ils s’étaient souvent battus, les grèves et les émeutes s’étaient multipliées pendant ces derniers temps, malgré la cruauté des répressions. Tout récemment, les journées de janvier 59 avaient été sinon la cause du moins l’occasion de la nouvelle politique coloniale du gouvernement belge. On ne pouvait contester ni le courage du prolétariat ou des guerriers paysans ni le profond, l’invincible refus que chaque colonisé opposait, parfois en dépit de lui-même, à la colonisation. Reste que les circonstances n’avaient ni permis ni sollicité le recours à la lutte organisée. Au Vietnam, en Angola, en Algérie, l’organisation est armée, c’est la guerre populaire : au Ghana, N’Krumah a prétendu lutter par des moyens politiques; en fait, les grèves qu’il a organisées sont des violences non sanglantes. De toute manière, la lutte s’organise à chaud et clandestinement; l’union des combattants devient le moyen immédiat de toute action avant d’en être la fin lointaine : on s’unit pour réussir un coup de main, mais aussi pour échapper au péril de mort : les représailles du colon scellent les pactes secrets : la violence de l’oppresseur suscite une contre-violence qui s’exerce en même temps contre l’ennemi et contre les particularismes qui font son jeu; si l’organisation est armée, elle fait sauter les verrous, les charnières, liquident les caïds, les « chefferies », les privilèges féodaux, substituant partout, au cours de la lutte, ses propres cadres politiques à ceux qu’a implantés l’administration; en même temps la guerre populaire implique l’unité de l’armée et du peuple, donc l’unification du peuple lui-même : le tribalisme doit disparaître ou l’insurrection sera noyée dans le sang; la liquidation de ces vestiges se fait à chaud, par la persuasion, l’éducation politique et, s’il le faut, par la terreur. Ainsi, la lutte même, à proportion qu’elle s’étend d’un bout à l’autre du pays, en poursuit l’unification; et s’il arrive, au départ, que deux mouvements insurrectionnels coexistent et ne fusionnent point, on peut être sûr qu’ils seront tous deux massacrés par l’armée coloniale ou que l’un des deux anéantira l’autre. Vainqueurs, les chefs sont à la fois militaires et politiques; ils ont brisé les anciennes structures, tout est à refaire mais n’importe; ils créeront des infrastructures populaires; leurs institutions ne seront pas copiées sur celles de l’Europe : provisoires, elles tenteront de parer aux dangers qui menacent le jeune Etat, en renforçant l’unité aux dépens des libertés traditionnelles. Quant à la force de l’Exécutif, elle est irrésistible. Dans cette perspective, on peut dire que, pour le Vietnam, pour l’Algérie - quelles que soient ses difficultés actuelles - l’unité et la centralisation ont précédé l’indépendance et qu’elles en sont la garantie. Au Congo, c’est le contraire qui s’est produit. La récession économique, l’évolution du Congo ex-français, la guerre d’Algérie ont changé les esprits et provoqué des troubles. Mais ceux-ci n’ont jamais été orchestrés : ils n’avaient ni la même origine ni les mêmes raisons ni les mêmes objectifs. Ils ont servi de signes au gouvernement belge. Celui-ci est informé par quelques administrateurs lucides : aujourd’hui, on n’en est pas aux actes de terrorisme; on y sera demain si la métropole ne définit pas clairement sa politique. Ces renseignements viennent au moment où l’impérialisme a tiré des leçons des guerres coloniales où s’est épuisée la France et des expériences britanniques de fausse décolonisation. La Belgique ne veut pas transformer le Congo en une Algérie noire, elle refuse d’y engloutir des milliards et des vies humaines. Ce pays, avec ses cent mille Blancs, peut difficilement passer pour une colonie de peuplement : le rapatriement, s’il doit avoir lieu, ne gênera pas l’économie métropolitaine. Quant aux grandes compagnies, elles sont d’accord pour tenter le coup : qu’on les fasse protéger par un gouverneur blanc ou par un « collabo » nègre, leurs intérêts ne souffriront pas; il semble même, à bien observer le développement des nouveaux Etats africains, que l’indépendance soit la solution la plus rentable. Bref, on la donnera au Congo. On dit aujourd’hui que le gouvernement belge fut d’un machiavélisme criminel. Il me semble plutôt qu’il fut criminellement imbécile. Les Français ne lâchent rien sans se battre, ils s’accrochent jusqu’à ce qu’on tranche leurs mains : c’est, involontairement, forger des cadres chez l’adversaire; la guerre crée ses élites. Les Anglais planifient leur décolonisation truquée : les cadres, ils les forment longtemps d’avance; ce seront des collabos mais capables. La Belgique n’a rien fait : pas de guerre coloniale, pas de transition progressive. A vrai dire, en 1959, il était trop tard pour préparer l’émancipation congolaise : les colonisés réclamaient l’indépendance immédiate. Mais, l’erreur du gouvernement remonte beaucoup plus haut : elle réside dans son acharnement à maintenir ce pays conquis dans l’ignorance et l’analphabétisme; dans sa volonté de conserver les féodalités; les rivalités, les « structures traditionnelles », le droit coutumier. Pendant quatre-vingts ans, la Belgique s’est employée à congoliser le Congo. Et après l’avoir atomisé, elle décide tout à coup de le laisser tomber, sûre que l’absence de cadres et l’émiettement des pouvoirs le mettront à sa merci. Pour cette raison, Lumumba se trouve en même temps désigné par la masse, et tout à la fois, mis au pouvoir par Ganshof au nom du roi des Belges. Situation inconfortable surtout si l’on songe que Ho-Chi-Minh ou Ben Bella ont pris le pouvoir malgré la métropole, portés par un irrésistible mouvement et que leur souveraineté - entendons, cela revient au même, la souveraineté nationale - vient de là. Au lieu que l’indépendance soit - comme au Vitenam, en Algérie - un moment d’une praxis commencée longtemps auparavant et que les actes passés servent de tremplin aux entreprises futures, au Congo, un point mort, le degré zéro de l’histoire congolaise, le moment où les Blancs ne commandent plus, mais continuent d’administrer, où les Noirs sont au pouvoir, mais ne commandent pas encore. En cet instant contradictoire, Lumumba, quelle que soit sa popularité, ne tire pas son autorité de son geste passé mais d’une légalité importée d’Europe et que - hormis les évolués - les Congolais ne reconnaissent pas. Certes, on admire son courage, on sait qu’il a été plusieurs fois arrêté, battu, jeté en prison : cela ne suffit pas. Pour être souverain dans un nouvel Etat, il faut l’avoir été du temps de l’oppression comme chef incontesté de l’armée de libération ou posséder de longue date un pouvoir charismatique, religieux. Ce pouvoir, malheureusement, c’est Kasa-Vubu qui le détient à Léopoldville. Il faut le comprendre : jouirait pas d’une indépendance plénière tant que les postes-clés resteraient aux mains des Blancs. Mais, faute d’une urgence immédiate, il envisageait une transformation progressive. Il est frappant que, dans ses discours, il ait parlé très souvent de l’enseignement supérieur, presque jamais de l’instruction primaire. N’y voyons pas une préoccupation de classe. Simplement, il a une conscience aiguë du problème : le Congo enverra des étudiants en Europe dès qu’il en sera capable; ils reviendront au pays et chacun prendra la place d’un Belge; plus nombreux ils seront, plus vite la dépendance technique, administrative et militaire du pays prendra fin. Solution raisonnable, comme on voit, mais réformiste telle que peut le concevoir à froid l’homme d’Etat qui pèse le pour et le contre et prend des risques calculés. Au moment, les masses donnaient des conclusions révolutionnaires à la révolution qui n’avait pas eu lieu. Elles se chargèrent de l’africanisation des cadres et chassèrent les Européens en un tournemain. Cela commença par la Force publique. Les officiers et les adjudants venaient de Belgique; les Congolais n’accédaient, en fin de carrière, qu’au grade de sergent. Ils avaient fait savoir, plusieurs mois avant l’indépendance, qu’ils exigeaient la suppression de ce privilège des Blancs : un Noir, après l’indépendance, devait pouvoir, selon son mérite, être fait lieutenant ou général. Lumumba ne prit pas la chose au sérieux : sans doute l’envisageait-il du point de vue de l’utilité nationale; on formerait des officiers peu à peu. Mais, il eut tort : il ne s’agissait pas d’une revendication générale touchant la condition des soldats futurs : c’étaient ces soldats-ci qui voulaient devenir sergents, ces sergents qui briguaient le grade de capitaine. En un mot, l’exigence était concrète et immédiate. Il semble qu’un politique l’eût satisfaite du premier jour et qu’il eut repris et capté le mouvement révolutionnaire en faisant lui-même ce coup de force : le limogeage de Janssens. C’eût été se gagner l’armée, l’unique instrument dont disposait cet exécutif sans pouvoir. Surtout les soldats de la Force publique avaient un tour d’esprit inquiétant : du temps des Belges, c’est-à-dire jusqu’au 30 juin, ils avaient fait régner l’ordre colonial; ces Congolais se battaient contre des Congolais exclusivement; ils réprimaient les émeutes, occupaient les villages, vivaient sur les habitants. Objectivement complices de la caste coloniale, fort influencés par leurs officiers, ils semblaient par état des contre-révoluntionnaires. Et sans aucun doute, c’est ce qu’ils étaient jusqu’au fond d’eux-mêmes, à ceci près qu’ils enrageaient d’être maintenus dans les grades inférieurs comme les roturiers de l’armée française avant 89. Cette revendication, à leur insu, résumait les aspirations du Congo à la souveraineté totale puisqu’elle ne pouvait se réaliser que par une décision souveraine. En même temps, le conflit de classes se profilait derrière le conflit de race : les pauvres en avaient assez du luxe des riches et voulaient se mettre à leur place. Le gouvernement, en prenant l’initiative, eût fait des forces de l’ordre des complices de la Révolution; il les en eût rendues solidaires. Lumumba hésita : la pression de l’armée noire risquait, pensait-il, de le pousser trop tôt au radicalisme; peut-être eut-il, en dépit de lui-même, un réflexe de classe. Et qui, se demandait-il, serait capable aujourd’hui de commander l’armée congolaise ? Il eut le tort de réclamer une demi-mesure : on ferait passer tous les Noirs au grade immédiatement supérieur, le deuxième classe passerait première classe et le sergent, sergent-chef. Janssens sut jouer jusqu’au bout son rôle de provocateur; il répondit aux soldats : « Vous n’obtiendrez rien. Ni aujourd’hui, ni jamais ». On sait la suite, la mutinerie des soldats, les officiers chassés, Janssens filant, vers de peur à Brazzaville. Cette insurrection pouvait être positive : elle n’eut, en définitive, que des conséquences négatives. Les soldats se rebellèrent à la fois contre Janssens et contre Lumumba qui avait attendu la révolte pour le destituer. Cela veut dire : à la fois contre le paternalisme colonial et contre la jeune démocratie congolaise. Confus, accoutumés à imposer l’ordre par la force, révoltés pourtant contre les privilèges militaires des Belges, ils versèrent pour la plupart dans une sorte de bonapartisme pour affirmer leur caste nouvelle et marquer leur mépris pour le régime qui les avait trahis. L’africanisation des cadres administratifs commença par la débâcle des Européens. Les fonctionnaires s’enfuirent, les entreprises privées fermèrent leurs portes. Lumumba fit ce qu’il put pour les retenir. Mais, dans le même temps des troupes belges aéroportées arrivaient au Congo; il dut rompre avec la Belgique, ce qui acheva d’affoler la population blanche. Les masses, cependant, voulaient chasser les Belges et leur reprochaient de partir. Lumumba restait impuissant : on lui fit grief de n’avoir pas pris la tête du mouvement. Les ouvriers réclamaient une augmentation de salaire. Revendication juste, mais que le jacobin Lumumba jugea inopportune. Des grèves éclatèrent. Non plus contre les Belges : contre lui. Il les fit réprimer : il fallait sauver l’économie congolaise, maintenir le niveau de la production. Et surtout, dans les agitations confuses et sporadiques qui réalisèrent l’africanisation des cadres, radicalement mais catastrophiquement, il ne reconnaissait ni sa praxis politique, ni sa révolution ni son personnel : ces gens-là, pensait-il, n’ont rien fait jusqu’ici; à présent que nous avons gagné,

 

Rencontre avec Ludo De Witte autour du film

 » Une mort de style colonial : l’assassinat de Patrice Lumumba « 

Ludo De Witte est sociologue et historien flamand et spécialiste de l’histoire de la décolonisation du Congo belge.

Il est, notamment, l’auteur de L’assassinat de Lumumba (Karthala, Paris, 2000) et également conseiller des avocats qui sont à la base de la plainte déposé devant la justice bruxelloise en juin 2011.

Ce livre révèle les identités des assassins de Patrice Lumumba, le 17 janvier 1961, et les raisons de ce meurtre. Bruxelles et les Nations unies étaient d’avis que la liquidation de Lumumba était indispensable à la sauvegarde des intérêts des trusts exploitant la colonie. Écrite par le gouvernement belge de Gaston Eyskens, l’histoire de cet assassinat annoncé fut exécutée par les officiers et diplomates belges, aidés de leurs complices congolais.

Cet ouvrage a eu un grand retentissement en Belgique. L’auteur affirme que l’exécution aurait été commanditée par le ministre belge des Affaires africaines de l’époque, le comte Harold d’Aspremont. Cette publication a entraîné la décision, en mai 2000, du Parlement belge de constituer une commission d’enquête sur d’éventuelles implications du Royaume dans l’assassinat du Premier ministre congolais, Patrice Lumumba.

« Se basant sur les archives du ministère des Affaires étrangères, l’auteur affirme qu’à l’époque, Bruxelles avait donné des consignes d’éliminer Lumumba alors détenu à la prison de Thysville (Banza Ngungu) où il avait tenté de s’évader pour revenir au pouvoir dont il avait été limogé par le colonel Mobutu.

Pour le démontrer, Ludo de Witte s’appuie sur les témoignages personnels et des télégrammes diplomatiques qui révèlent que M. Pierre Wigny, ministre belge des Affaires étrangères de l’époque et M. Harold d’Aspremont Lynden qui avait en charge le portefeuille des Affaires africaines, avaient encouragé le transfert à Elisabethville de Lumumba et ses compagnons, sachant parfaitement que les sécessionnistes Moïse Tshombé et Godefroid Munongo avaient juré de les tuer. » (Alexis Kabambi, Afriqu’Info)

« Aujourd’hui, le sociologue flamand Ludo de Witte, rédacteur au parlement flamand, remet le dossier sur le tapis. Il a accédé à des archives, et il vient de publier un brûlot démontrant la responsabilité de la Belgique et des États-Unis dans l’assassinat du héros du nationalisme congolais : (De moord op Lumumba, Ludo De Witte & Uitgeverij Van Halewyck, Leuven, 1999). Le roi Baudouin lui-même, devant qui Lumumba avait prononcé un sévère réquisitoire le jour de l’indépendance, le 30 juin 1960, à Kinshasa, en sort éclaboussé. Ludo de Witte estime que la Belgique devrait officiellement présenter des excuses à la famille de Lumumba et au peuple congolais et qu’elle devrait, pour se faire pardonner, baptiser une place de Bruxelles du nom du héros nationaliste congolais. » (extrait d’un article de Olivier Badibanga, Afriqu’Info)

« Le 5 septembre 1960, le président congolais Kasa Vubu annonce la destitution de Lumumba et de six de ses ministres. Lumumba dénonce cette mesure anticonstitutionnelle et réplique à son tour par la destitution de Kasa Vubu. Le chaos est total, et il profite bien entendu à Kasa Vubu, qui jouit du soutien (notamment financier) de toutes les grandes puissances occidentales et des Nations Unies. Cependant, les représentants élus de la chambre et du sénat soutiennent Lumumba et lui accordent les pleins pouvoirs le 13 septembre. Le 14, un certain colonel Mobutu annonce la neutralisation des institutions politiques jusqu’à la fin de l’année et installe à leur place un collège des commissaires sous sa direction. Lumumba, qui reste encombrant, est placé en résidence surveillée et coupé de sa base à partir du 10 octobre. Il ne lui reste alors plus qu’à déplacer ses activités vers Stanleyville (l’actuelle Kisangani), où la population est entièrement acquise à sa cause et prête à en découdre. C’est de là qu’il espère reconquérir son pays et restaurer l’autorité légitime de son gouvernement. Les néocolonialistes savent que s’il atteint Stan, le peuple le suivra en masse et la partie risque d’être perdue. Il faut donc l’en empêcher à tout prix.

Le 27 novembre, Lumumba fausse compagnie à ses gardes et entame le voyage vers Stanleyville où l’attend une foule fébrile. Il est repris le 1er décembre, juste avant de traverser la rivière Sankara, dernier obstacle avant l’objectif. Il tente encore de s’évader et de se mettre sous la protection des casques bleus, mais ceux-ci lui annoncent qu’ils n’ont pas pour mission de protéger le premier ministre légitime. Il est capturé par les soldats congolais. Désormais, il est un prisonnier de droit commun et se voit enfermer dans un camp militaire près de Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa). » (extrait d’un article de Olivier Taymans,

« Le 2 décembre 1960 Lumumba est arrêté et jeté en prison à Thysville. Ici l’auteur souligne la non assistance de l’ONU dont les troupes n’entreprennent rien qui puisse assurer la sécurité de l’ancien premier minstre, mais qui se lancent aussi dans la chasse aux sorcières. Mais Lumumba fait prisonnier par la volonté de ses adversaires est une épée de Damoclès pour Léopoldville, Bruxelles et Washington. Il faut s’en débarasser avant que le tribun ne parvienne à renverser la situation en sa faveur et ne revienne aux affaires. Rien de plus facile que de l’envoyer à ses pires ennemis : ou Kalonji, »empereur » à Bakwanga ou à Moise Tshombe à Elisabethville. La deuxième alternative sera retenue in extremis. Ici la responsabilité de la Belgique officielle est établie de manière on ne peut plus claire, car c’est à coup de fortes pressions du ministre belge des Affaires africaines H. d’Aspremont Lynden sur Tshombe que le transfert sera arraché à ce dernier et exécuté. Lumumba, Mpolo et Okito transférés au Katanga y retrouveront non seulement les « Bantous » Tshombe, Munongo et cie,mais aussi les Officiers belges de l’assstance belge au Katanga. Le 17 janvier 1961 le calvaire qui commence à Léo en passant par Thysville s’achèvera sous les mains non seulement congolaises, mais aussi…belges. » (extrait d’un article de Aimé Bompere , CongoVision)

( Livre )Karthala
Collection Les Afriques
Langue d’origine : flamand
2000, 412 p., 26 euros

ISBN : 2845860064

Le Vendredi 18 Janvier  2013 de 19h00 à 22h00

Rue du Chevreuil, 4 à 1000 Bruxelles

Info : 0476/84.19.69 et/ou info.egalite@gmail.com

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