Comme l’Afrique du Sud, la Belgique a le devoir de tout faire pour prévenir et punir le génocide ainsi que l’incitation au génocide. Partie contractante de la Convention sur le génocide, la Belgique a l’obligation d’intervenir dans cette procédure.
Tribune d’un collectif de professeurs de droit international (voir la liste ci-dessous)
La semaine dernière, l’Afrique du Sud et Israël ont comparu devant la Cour internationale de Justice à La Haye. L’accusation ? Génocide. Israël serait, selon la requête introductive d’instance, responsable pour la commission d’un génocide, l’incitation à commettre un génocide, la complicité à la commission d’un génocide et le manquement à la prévention d’un génocide à Gaza. Alors que la Cour internationale de Justice examine actuellement la question de savoir si Israël doit cesser les hostilités, de plus en plus d’États prennent position sur la signification de l’interdiction du génocide, y compris l’incitation au génocide, et sur la manière dont La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 doit être appliquée. En tant qu’experts et expertes en droit international, nous pensons que la Belgique pourrait jouer un rôle crucial dans cette affaire et contribuer utilement à la procédure devant la Cour internationale de Justice.
Une “crise de notre humanité”
Depuis le début de la guerre à Gaza, qui a suivi les crimes atroces du matin du 7 octobre perpétués par le Hamas, des dizaines de milliers de civils palestiniens ont été tués : tués par des bombardements sur des quartiers résidentiels, des camps de réfugiés et des hôpitaux ; tués par la famine orchestrée lors du siège de Gaza ; tués par la destruction totale des approvisionnements en eau et des infrastructures médicales, par la maladie et la privation dans une région où, selon le Secrétaire général de l’ONU, “il n’y a nulle part de sûr”. Dix mille enfants sont morts au cours de cette guerre d’un peu plus de cent jours. Des milliers d’autres sont mutilés, en fuite, sans-abri, affamés, psychologiquement perturbés. Le Secrétaire général des Nations Unies a tiré la sonnette d’alarme en parlant d’un “risque sérieux d’effondrement du système humanitaire”. C’est une guerre avec de nouveaux acronymes. WCNFS : Enfant blessé, famille sans survivant. Face à une “crise de notre humanité”, selon l’ONU, une “souffrance insupportable” et un “échec moral” selon le Comité international de la Croix-Rouge.
Depuis le début de la guerre, lorsque le ministre de la Défense d’Israël a annoncé la lutte contre des “animaux humains”, les juristes ont attiré l’attention sur les violations du droit international à l’occasion des opérations militaires israéliennes. Le blocus de l’eau et de la nourriture, les bombardements causant d’innombrables pertes civiles, la destruction du patrimoine culturel palestinien ou l’ordre d’évacuation massive – décrit par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme une “sentence de mort pour les malades et les blessés” sont tous des éléments constitutifs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Au vu de l’adhésion de l’État de la Palestine à la Cour pénale internationale, ces crimes potentiels, tout comme ceux clairement commis par le Hamas le 7 octobre, peuvent être examinés par la Cour (bien qu’Israël refuse d’adhérer à son Statut). Le gouvernement belge a pris une position forte et nécessaire en allouant 5 millions d’euros à la Cour pénale internationale pour soutenir cette enquête, démontrant ainsi son engagement à voir le droit international respecté, même en temps de guerre. Il n’y a pas de raison qu’il en aille autrement pour la procédure en cours devant la Cour internationale de Justice.
Un génocide à Gaza ?
En tant que juristes experts ou expertes en droit international, nous croyons que cet engagement devrait se traduire aujourd’hui par une intervention devant la Cour internationale de justice pour déterminer l’interprétation correcte de la Convention sur le génocide et des obligations pesant sur les Etats parties, y compris Israël. Le risque de génocide a été signalé dès le 19 octobre et à nouveau le 16 novembre par de nombreux rapporteurs spéciaux des Nations Unies. Il est essentiel de distinguer ce crime des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité (sur lesquels la Cour internationale de justice ne peut pas se prononcer). Ce qui rend le crime de génocide unique, c’est l’intention spécifique de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique, religieux ou racial “commetel” (ce qu’on appelle le dolus specialis ou l’intention génocidaire). C’est en raison de cette intention spécifique que le génocide se distingue des autres violations du droit international.
Une telle intention est évidemment toujours extrêmement difficile à prouver. Comme l’affirme très justement l’Afrique du Sud, “les génocides ne sont jamais déclarés à l’avance”. C’est pourquoi le dolus specialis est généralement déduit d’une “ligne de conduite”. Cependant, dans le cas présent, un élément particulier et peu courant est frappant : ce dolus specialis pourrait être déduit des nombreuses déclarations des dirigeants politiques d’Israël. En effet, le Premier ministre et le Président d’Israël, certains ministres et de nombreux députés ont exprimé l’intention de “tout éliminer” et de réaliser une “nouvelle Nakba” (l’expulsion massive et violente des Palestiniens) qui éclipserait celle de 1948. Netanyahu lui-même a invoqué une référence biblique, Amalek, dans laquelle on peut lire : “N’épargnez personne, mais tuez aussi bien les hommes que les femmes, les enfants en bas âge et les nourrissons, les bœufs et les moutons, les chameaux et les ânes”. Cette référence n’est pas anecdotique car elle a été reprise et chantée par les soldats israéliens qui, à cette occasion, ont également souligné qu’il n’y avait pas de civils palestiniens à Gaza qui n’étaient pas impliqués (un extrait vidéo a été montré et expliqué lors de l’audience à La Haye). À la lumière des images que l’on a pu voir ces derniers mois, ce langage montre l’existence d’un risque d’une violence génocidaire ainsi que de possibles incitations au génocide, lesquelles sont également interdites par la Convention sur le génocide. C’est un point extrêmement important qu’il nous faut souligner : Israël est accusé non seulement de commettre un génocide, mais aussi de ne pas avoir empêché un génocide, d’inciter au génocide et de laisser impuni un langage génocidaire. Ces autres violations potentielles de la Convention sur le génocide sont distinctes de la question de savoir si les crimes commis à Gaza peuvent être qualifiés de génocide. Mais ces autres violations sont tout aussi fondamentales et méritent la plus grande attention.
Une intervention belge
Quel est le lien entre cette tragédie et la Belgique ? La Convention sur le génocide de 1948 crée des droits et des devoirs particuliers. Les parties au traité ne sont pas seulement liées par l’interdiction du génocide, mais ont également le “devoir d’agir” dès qu’elles ont connaissance de l’existence d’un risque sérieux que le génocide soit commis. Comme l’Afrique du Sud, la Belgique a également le devoir de tout faire pour prévenir et punir le génocide ainsi que l’incitation au génocide. Intervenir dans cette procédure est, pour la Belgique, une nécessité que lui prescrit l’obligation de prévention contenue dans la Convention.
Le crime de génocide est considéré comme tellement grave que tout État (partie au traité) peut saisir la Cour internationale de justice pour faire respecter la Convention (même si l’État n’est pas directement affecté par la violence concernée). C’est pour cela que l’Afrique du Sud a pu justifier son intérêt juridique à agir dans cette affaire. Une fois qu’une affaire est introduite devant la Cour internationale de justice, toute partie au Statut de la Cour peut, en vertu de l’article 63, intervenir dans la procédure. Au vu des éléments mentionnés plus haut, la Belgique se doit d’utiliser cette possibilité, en mettant l’accent sur la prévention du génocide et l’interdiction de l’incitation au génocide, aujourd’hui et à l’avenir.
Il existe plusieurs points sur lesquels l’intervention de la Belgique peut se focaliser. Premièrement, la Belgique a toujours souligné l’importance de protéger l’infrastructure humanitaire à Gaza – pour éviter la faim et punir la violence contre les services médicaux. Médecins Sans Frontières constate que “le système de santé s’est effondré” et que les hôpitaux sont devenus “des morgues et des ruines”. Une intervention devant la Cour internationale de justice pourrait avoir l’avantage de mettre en lumière la catastrophe humanitaire en cours en la présentant comme l’un des actes matériels sous-jacents au génocide au titre de “l’imposition délibérée de conditions de vie visant à la destruction physique totale ou partielle du groupe”. Cette intervention aurait le mérite de clarifier cet aspect essentiel du génocide.
Deuxièmement, l’intervention de la Belgique permettrait de contribuer à clarifier d’importantes questions juridiques concernant notamment l’état du droit sur l’intention génocidaire. Alors qu’Israël soutient qu’il n’y a pas de plan génocidaire cohérent et manifeste et que seuls des objectifs militaires sont en jeu, les citations et les actions citées par l’Afrique du Sud suggèrent un schéma systématique de déshumanisation. Il est vrai que, dans la jurisprudence de la Cour, une attention de plus en plus grande a été accordée à de tels modèles. L’intention génocidaire ne doit pas nécessairement découler d’un plan central. Cela laisse place à une très grande incertitude sur l’interprétation du critère d’intention génocidaire. Il serait utile pour cette affaire ainsi que pour le futur de clarifier les critères de détermination de l’intention génocidaire.
Enfin, il y a d’importantes questions sur l’application de la Convention sur le génocide dans le contexte d’un conflit armé. Dans sa défense devant la Cour internationale de justice, Israël invoque le droit à la légitime défense pour justifier la violence. Cependant, il est important de noter que, indépendamment de la question de savoir si le droit international à la légitime défense s’applique ici, ce droit ne procure en aucun cas le droit à commettre quelque crime que ce soit contre une population civile. Il est impératif de le rappeler dans la procédure en cours.
Sur chacun de ces points, la Belgique peut apporter une contribution cardinale, en clarifiant le sens à donner aux obligations découlant de la Convention sur le génocide, dans son intérêt et celui de tous les États, et en assumant ainsi ses responsabilités internationales.
Démonter des idées fausses
Dans la presse, dans les débats politiques, et sur les réseaux sociaux, de nombreuses opinions déformant le droit international sur des points cruciaux ont été entendues récemment. Il nous faut démonter quelques idées fausses et simplistes s’agissant d’une possible intervention dans la procédure en cours devant la Cour internationale de Justice.
(i) Une intervention en vertu de l’article 63 n’implique en aucun cas qu’un État prenne parti dans le conflit auquel il participe. L’intervention belge n’a pas besoin de se rallier à l’Afrique du Sud, mais peut se concentrer sur le respect et l’interprétation de la Convention sur le génocide dans le contexte d’une crise humanitaire urgente. Il s’agit d’une intervention dans l’intérêt du droit international, et pas dans celui de l’Afrique du Sud.
(ii) Une intervention soulignant les obligations d’Israël en vertu de la Convention n’est pas une justification pour le Hamas. Il faut rappeler que le Hamas, en tant qu’organisation non étatique, ne peut pas être tenu responsable devant la Cour internationale de justice. Les crimes atroces qu’a commis le Hamas ne justifient en aucun cas une éventuelle violation de la Convention sur le génocide par Israël. Rappelons d’ailleurs que l’enquête de la Cour pénale internationale, soutenue par la Belgique, concerne également les crimes du Hamas.
(iii) L’accusation contre Israël n’implique aucune analogie avec l’Holocauste. Cette analogie n’est ni nécessaire ni pertinente sur le plan juridique et empoisonne toute analyse. Elle doit être évitée.
(iv) Cette intervention ne porte pas sur le droit à la légitime défense d’Israël. L’analyse juridique de ce droit doit être faite par ailleurs mais elle est distincte de la responsabilité d’Israël en vertu de la Convention sur le génocide.
L’affaire devant la Cour internationale de justice pose une question urgente sur le plan juridique et moral à chaque partie contractante de la Convention sur le génocide. Il est du devoir de la Belgique d’honorer son obligation, en vertu de la Convention sur le génocide, de prévenir le génocide et donc d’agir compte tenu du risque de génocide à Gaza aujourd’hui.
⇒ Les signataires : Prof. Dimitri Van Den Meerssche (Queen Mary University of London), Prof. Jean d’Aspremont (Sciences Po Paris), avocat Paul Bekaert, Prof. Eva Brems (UGent), Prof. Olivier Corten (Université Libre de Bruxelles), Prof. Koen De Feyter (Universiteit Antwerpen), Prof. Jérôme de Hemptinne (Universiteit Utrecht), Prof. Olivier De Schutter (UCLouvain), Prof. Tine Destrooper (UGent), Prof. François Dubuisson (Université Libre de Bruxelles), Prof. Ludovic Hennebel (Aix-Marseille Université), Dr. Brigitte Herremans (UGent), Dr. Mathias Holvoet (Universiteit van Amsterdam), Prof. Pierre Klein (Université Libre de Bruxelles), Prof. Anne Lagerwall (Université Libre de Bruxelles), Prof. Sylvie Sarolea (UCLouvain), Prof. émérite Françoise Tulkens (UCLouvain), Prof. Raphaël van Steenberghe (UCLouvain), Prof. Wouter Vandenhole (Universiteit Antwerpen), Kati Verstrepen (Présidente de la Liga voor mensenrechten).
Le conflit à Gaza et le droit international (2023)
François Dubuisson, Vaios Koutroulis, Olivier Corten et Anne Lagerwall, professeur·es de droit international à l’Université libre de Bruxelles (ULB), abordent différents aspects juridiques du conflit à Gaza, à travers 16 questions. Vidéo enregistrée le 14 et 16 novembre 2023.
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