La République sud-africaine introduit une instance contre l’État d’Israël et prie la Cour d’indiquer des mesures conservatoires

LA HAYE, le 29 décembre 2023. Ce jour, l’Afrique du Sud a déposé devant la Cour  internationale de Justice (CIJ), organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies, une  requête introductive d’instance contre l’État d’Israël au sujet de supposés manquements par cet État  aux obligations qui lui incombent au titre de la convention pour la prévention et la répression du  crime de génocide (la « convention contre le génocide ») en ce qui concerne les Palestiniens dans la  bande de Gaza.

Dans sa requête, l’Afrique du Sud affirme que « les actes et omissions d’Israël revêtent un  caractère génocidaire, car ils s’accompagnent de l’intention spécifique requise … de détruire les  Palestiniens de Gaza en tant que partie du groupe national, racial et ethnique plus large des  Palestiniens » et que, « par son comportement — par l’intermédiaire de ses organes et agents et  d’autres personnes et entités agissant sur ses instructions ou sous sa direction, son contrôle ou son  influence — à l’égard des Palestiniens de Gaza, Israël manque aux obligations qui lui incombent au  titre de la convention contre le génocide ».

La demanderesse avance également qu’« Israël, en particulier depuis le 7 octobre 2023,  manque à son obligation de prévenir le génocide, ainsi qu’à son obligation de punir l’incitation  directe et publique à commettre le génocide », et « s’est livré, se livre et risque de continuer à se  livrer à des actes de génocide contre le peuple palestinien à Gaza ».

L’Afrique du Sud entend fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour et sur l’article IX de la convention contre le génocide, à laquelle Israël et  elle-même sont tous deux parties.

La requête contient également une demande en indication de mesures conservatoires, déposée  conformément à l’article 41 du Statut de la Cour et aux articles 73, 74 et 75 de son Règlement.  L’Afrique du Sud y prie la Cour d’indiquer des mesures conservatoires comme « protection contre  un nouveau préjudice grave et irréparable aux droits que le peuple palestinien tient de la convention  contre le génocide », et de « faire en sorte qu’Israël respecte les obligations que lui fait la convention  de ne pas commettre de génocide, et de prévenir et de punir le génocide ».

Aux termes de l’article 74 du Règlement de la Cour, « [l]a demande en indication de mesures  conservatoires a priorité sur toutes autres affaires ».

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La requête introductive d’instance et la demande en indication de mesures conservatoires qu’elle contient sont disponibles sur le site Internet de la Cour.

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Remarque : Les communiqués de presse de la Cour sont établis par son Greffe à des fins  d’information uniquement et ne constituent pas des documents officiels.

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La Cour internationale de Justice (CIJ) est l’organe judiciaire principal de l’Organisation des  Nations Unies (ONU). Elle a été instituée en juin 1945 par la Charte des Nations Unies et a entamé  ses activités en avril 1946. La Cour est composée de 15 juges, élus pour un mandat de neuf ans par  l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité de l’ONU. Elle a son siège au Palais de la Paix, à  La Haye (Pays-Bas). La Cour a une double mission, consistant, d’une part, à régler, conformément  au droit international, les différends juridiques dont elle est saisie par les États et, d’autre part,  à donner des avis consultatifs sur les questions juridiques qui lui sont soumises par les organes de  l’ONU et les institutions du système des Nations Unies dûment autorisés à le faire.

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« À Gaza, le risque de génocide se matérialise de plus en plus »

DÉCEMBRE 29, 2023 | FRANCESCA ALBANESE| ZEINA KOVACS | MEDIAPART

La rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, estime que la situation à Gaza « se dégrade d’heure en heure ». Elle revient sur les termes de « génocide » et de « nettoyage ethnique » pour qualifier les actions menées par Israël.

Le bilan, dramatique, ne cesse de s’alourdir. Selon le ministère de la santé palestinien, 21 110 personnes, dont 6 300 femmes et 8 800 enfants, sont mortes dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre et les attaques meurtrières lancées par le Hamas. Chaque jour, les bombardements israéliens font des centaines de mort·es. Après l’annonce le 25 décembre d’une « intensification des combats » par Benyamin Nétanyahou, le premier ministre, le centre de l’enclave est particulièrement ciblé. Les hôpitaux sont à bout de forces et les blessé·s graves n’ont quasiment plus aucune chance de survie, selon les ONG.

Dans un entretien à Mediapart, l’avocate italienne Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies (ONU) pour les territoires palestiniens occupés depuis 2022, revient sur les mots de cette guerre et leur histoire, notamment celui de « génocide », utilisé par de nombreuses organisations palestiniennes et objet de vives polémiques. Selon la juriste, « on pourrait comparer ce qu’il se passe à Gaza avec les génocides rwandais et bosniaque ».Mais elle parle surtout de « nettoyage ethnique ».

Mediapart : Comment qualifier la situation à Gaza aujourd’hui ?

Francesca Albanese : Elle se dégrade d’heure en heure. Le nombre de morts et de blessés augmente avec le désespoir de la population. Israël est en train de faire quelque chose de très cynique qui n’est jamais arrivé dans l’histoire à ma connaissance. On pourrait comparer ce qu’il se passe à Gaza avec les génocides du Rwanda et en Bosnie [dans la région de Srebrenica en 1995 – ndlr], à la différence qu’à Gaza aujourd’hui l’information est bloquée et le crime invisibilisé. Le cynisme est tel que les Israéliens savent que ce qu’ils sont en train de faire est criminel et le présentent comme nécessaire… Or il n’y a aucune nécessité militaire. Ils sont en train d’abuser d’une population désespérée.

Vous estimez donc le terme de génocide adapté ?

Selon moi, la définition du génocide inscrite à l’article 2 de la convention sur le génocide s’applique au cas actuel de Gaza. Anéantir la capacité des hôpitaux de soigner les blessé·es et bloquer la fourniture de produits de première nécessité en est un exemple. En plus des bombardements violents, les Palestiniens meurent à cause du manque de médicaments, du manque d’eau et de nourriture et des maladies qui sont en train de se diffuser dans la population.

Personnellement, je dénonce un nettoyage ethnique. Les Israéliens parlent de migration volontaire mais quel libre arbitre y a-t-il ici ? Aujourd’hui, il y a presque 2 millions de personnes qui sont sans abri et Israël est en train de forcer les gens à se déplacer. On les affame et on les torture, y compris les enfants.

Le risque de génocide se matérialise de plus en plus : cela devient évident y compris quand on écoute les discours des politiques et militaires israéliens qui demandent l’éradication des Palestiniens de Gaza. Dans leur folie éliminatrice et meurtrière, les Israéliens ont perdu toute pudeur. Ils en parlent comme s’il était normal d’aspirer à l’anéantissement d’une partie d’un peuple.

Comprenez-vous que le mot de génocide soit inaudible pour certains, compte tenu du parallèle qui peut être fait avec la Shoah, qui a justement conduit à la création de l’État d’Israël ?

Après toute la déshumanisation et la discrimination que le peuple juif a endurées au cours de son histoire, son ADN est intimement lié à la persécution. Je comprends donc le choc qu’ils ont dû ressentir le 7 octobre, c’était une violence particulière pour eux.

Je comprends aussi la peur que les Israéliens peuvent avoir. Ils grandissent en se sentant en péril. Je cite souvent l’académicienne israélienne Nurit Peled-Elhanan, qui explique que les Israéliens grandissent en percevant les Palestiniens comme un danger existentiel pour eux. C’est même écrit dans les manuels scolaires.

En revanche, si le terme de génocide est chargé politiquement, sa définition légale n’appartient pas seulement au peuple juif. Avant eux, les Allemands avaient déjà commis un génocide contre le peuple des Héréros en Namibie [entre 1904 et 1908 – ndlr]. Je comprends combien le débat est délicat. Mais c’est justement parce que la leçon du génocide contre les juifs a été forte que nous avons une responsabilité collective à reconnaître quand ce crime peut se dérouler ailleurs.

Aucun peuple ne doit être au-dessus de la loi. On ne peut pas justifier les crimes d’Israël par les souffrances antérieures des juifs. La tragédie européenne s’est renversée sur les Palestiniens qui payent depuis 75 ans pour des crimes qu’ils n’ont pas commis.

Utiliser le mot de génocide sert-il aussi à alerter la communauté internationale et les institutions onusiennes pour qu’elles activent les processus juridiques existants ?

Exactement. Le génocide, plus que tout autre crime contre l’humanité, a une obligation de prévention. D’autant plus qu’il n’y a pas à prouver qu’il y a un génocide en cours mais seulement un risque de génocide. Les États ont alors l’obligation d’intervenir et ce, de plusieurs manières.

En premier lieu, il faut arrêter d’exporter des armes et de l’aide militaire à Israël. Ensuite, la Charte des Nations unies offre des mesures diplomatiques et politiques qui peuvent conduire à la suspension des relations diplomatiques avec les principaux partenaires d’Israël. Je pense notamment à l’Union européenne, les États-Unis et le Canada qui, en ne rompant pas leurs liens avec l’État hébreu, soutiennent activement ce qu’il se passe dans les territoires palestiniens.

Ces pays que vous venez de citer, ce sont aussi ceux qui s’opposent à l’enquête que mène la Cour pénale internationale (CPI) sur les exactions israéliennes dans les territoires palestiniens…

Les États occidentaux y ont une influence à deux niveaux. Premièrement, ils se sont toujours opposés à toute action légale des Palestiniens, et à leur résistance pacifique. Les ONG palestiniennes ont essayé d’utiliser les canaux légaux comme la Cour internationale de justice [juridiction suprême de l’ONU – ndlr] et la CPI. Les pays occidentaux s’y sont opposés, comme si les considérations politiques pouvaient anéantir ou se substituer à la justice universelle et équitable. Cela a créé une perception très forte de double standard chez les Palestiniens.

La deuxième chose, c’est que ce double standard se retrouve dans l’application même de la procédure pénale. Au moment de l’enquête de la CPI sur la guerre en Ukraine, beaucoup d’États occidentaux ont contribué financièrement ou matériellement au fonctionnement de la CPI. L’enquête dans les territoires palestiniens, elle, n’a été ouverte qu’en 2021, soit cinq ans après son dépôt. Ce n’est que cette année, après les événements du 7 octobre, que le procureur de la CPI s’est rendu à Rafah et en Israël.

Cela fait maintenant des années que nous disposons des preuves de crimes de guerre, notamment en Cisjordanie : la documentation de son annexion est très abondante et provient directement du gouvernement israélien. Qu’attendons-nous alors pour lancer des mandats d’arrêt ?

Évidemment, je sais qu’il existe des pressions politiques exercées sur la CPI, notamment américaines. Et je me souviens des menaces venues des États-Unis à l’encontre de l’ancienne procureure générale, Fatou Bensouda, avant qu’elle n’ouvre l’enquête sur les crimes présumés des soldats américains en Afghanistan.

À l’heure actuelle, le conseil de sécurité des Nations unies ne parvient pas à un accord pour un cessez-le-feu durable à Gaza, en grande partie à cause du blocage américain. Faut-il en conclure que le système onusien est devenu désuet ?

Il est légitime de se poser la question de l’utilité d’un conseil de sécurité qui ne fonctionne que dans le sens des amis des États-Unis. Je n’ai pas la réponse. Je voudrais voir aujourd’hui un acte courageux allant dans l’autre sens. Mais il est difficile à entrevoir. Parallèlement, la société israélienne, elle, ne comprend pas pourquoi il n’y a que les États-Unis qui s’opposent à un cessez-le-feu. Hormis le journal Haaretz et le site +972, aucun média israélien n’informe sur ce qu’il se passe réellement à Gaza.

Il y a 75 ans, l’ONU a créé par un vote de son Assemblée l’État d’Israël. Aujourd’hui, Israël taxe António Guterres, secrétaire général des Nations unies, d’antisémitisme, et refuse de se plier à ses injonctions. Comment pourrait-on qualifier aujourd’hui la relation entre les Nations unies et l’État d’Israël ?

Leur relation est tendue. Israël a toujours été autorisé à s’autogérer et a été exonéré d’obligations onusiennes dans l’impunité la plus totale. Mes prédécesseurs, rapporteurs de l’ONU pour les territoires palestiniens, Michael Lynk et Richard Falk, ont, comme moi, été destinataires d’insultes et d’offenses. Les membres de la commission d’enquête sur Israël et Palestine ont aussi été victimes de chantage et d’abus.

Tout cela a été toléré. La conséquence de cette politique conduit aujourd’hui à l’agressivité d’Israël envers le secrétaire général de l’ONU António Guterres. Nous n’avons donné aucune limite à cet État et c’est allé trop loin. Il est urgent de stopper cette impunité avant que d’autres États ne prennent cet exemple.

Sur la résolution du conflit, quelle issue pourrait-on imaginer ? Gaza va-t-elle continuer d’exister ? Et si oui, qui l’administrera ?

La seule manière soutenable de sortir de cette folie c’est d’avoir un plan sur le long terme qui permettrait le rétablissement de l’État de droit et du droit international. On ne peut plus laisser perdurer la loi martiale israélienne appliquée dans les territoires palestiniens occupés et qui conduit à l’oppression permanente du peuple palestinien. L’occupation militaire doit cesser et il faudra évaluer si les colons installés en Cisjordanie doivent ou non partir.

Avant toute chose, il faut déclarer un cessez-le-feu et déployer une mission de paix et de protection de l’ONU dans les territoires palestiniens, ce qui permettrait aussi une démilitarisation du territoire et l’entrée de l’aide humanitaire nécessaire. Dans les années qui suivront, il faudra évidemment organiser des élections pour savoir qui administrera les territoires palestiniens. Ce sera malheureusement beaucoup plus difficile aujourd’hui d’empêcher un vote pour le Hamas.

D’ailleurs, si l’objectif de cette opération militaire israélienne est de « déradicaliser » le Hamas, c’est tout l’inverse qui se passe aujourd’hui. L’action féroce israélienne prépare le terrain de la radicalisation d’une société qui était auparavant fortement laïque. Je rappelle que le Hamas n’existait pas avant les années 1980, c’est un produit fabriqué par l’occupation et l’oppression.

Zeina Kovacs

Gaza : les enjeux de la plainte pour génocide visant Israël devant la Cour internationale de justice

L’Afrique du Sud, à l’origine de la saisine des juges de La Haye, leur demande, avant même qu’ils se prononcent sur le fond, d’ordonner à Israël de cesser les attaques contre l’enclave palestinienne. Les audiences se dérouleront jeudi et vendredi.

Pour Israël et l’immense majorité de ses citoyens, cette plainte est une aberration et un crève-cœur aussi : l’Etat juif, proclamé en 1948, dans la foulée de la Shoah, l’entreprise d’extermination la plus vaste et la plus systématique de l’histoire, se retrouve accusé de commettre à son tour le crime de génocide, dans la bande de Gaza. Pour les Palestiniens au contraire, qui désespèrent de l’incapacité des chancelleries occidentales à imposer un cessez-le-feu à leur allié israélien, la procédure constitue une occasion de braquer les projecteurs sur le supplice vécu par l’enclave côtière, hors d’accès des médias étrangers, où les bombardements israéliens ont causé au moins 23 000 morts et 59 000 blessés en trois mois.

La plainte pour violation de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide qui vise Israël a été déposée le 29 décembre 2023 par l’Afrique du Sud, devant la Cour internationale de justice (CIJ). Les audiences se dérouleront les 11 et 12 janvier au palais de la Paix à La Haye, devant la plus haute cour des Nations unies, chargée d’arbitrer les différends entre Etats. Elles s’ouvrent après trois mois d’une guerre que les Israéliens vivent comme imposée par le Hamas palestinien, qui a massacré 1 200 civils et militaires le 7 octobre 2023, dépeuplant une large zone autour de l’enclave.

Il faudra des années avant que les juges de La Haye ne tranchent sur le fond. Mais l’Afrique du Sud leur demande d’ores et déjà de prendre des « mesures conservatoires » pour arrêter les crimes en cours dans le territoire palestinien. La Cour n’a certes pas les moyens de faire exécuter ses décisions. Dans l’hypothèse où elle appellerait à des sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU, il est quasi certain que les Etats-Unis, qui soutiennent l’Etat hébreu dans sa guerre, y opposeraient leur véto. Le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, a d’ailleurs déclaré mardi que la plainte visant Israël devant la CIJ est « dénuée de fondement ». L’avis des juges sur les mesures préalables pourrait néanmoins avoir une portée symbolique considérable.

Dans le document qu’elle a transmis à la CIJ fin décembre 2023, l’Afrique du Sud l’exhorte à ordonner à Israël « de mettre fin immédiatement à toutes les attaques militaires » qui pourraient constituer des actes de génocide, « de cesser de tuer et de causer de graves blessures mentales et physiques au peuple palestinien à Gaza », et de « ne pas imposer des conditions de vie qui pourraient entraîner la destruction physique » des Gazaouis.

Déclarations « déshumanisantes »

Ces trois crimes peuvent être légalement qualifiés de génocide s’ils sont commis dans l’intention d’éliminer les Palestiniens de Gaza. Une telle intention génocidaire, élément crucial pour caractériser le « crime des crimes », se serait manifestée, selon l’Afrique du Sud, « aux plus hauts niveaux, du président, du premier ministre et du ministre de la défense israéliens ». Les avocats de Pretoria rappellent, dans le document de 84 pages déposé à La Haye, les déclarations « déshumanisantes » faites par le chef de l’Etat, le chef du gouvernement, plusieurs ministres et des officiers supérieurs.

Le 16 octobre 2023, devant la Knesset, le premier ministre, Benyamin Netanyahou, avait ainsi décrit la guerre comme « une lutte entre les enfants de la lumière et les enfants des ténèbres, entre l’humanité et la loi de la jungle ». « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence, avait pour sa part déclaré le ministre de la défense, Yoav Gallant. Nous imposons un siège complet à Gaza. Pas d’électricité, pas d’eau, pas de gaz, tout est fermé. »

Le document cite aussi des journalistes, d’anciens officiers et des élus, sans autorité sur la conduite de la guerre. Une partie de leurs propos ont été prononcés dans les jours de chaos qui ont suivi le bain de sang du 7 octobre 2023. Mais leur compilation jette une lumière crue sur l’état délétère du discours public en Israël depuis des mois. A ces propos se mêlent ceux des ministres d’extrême droite religieuse, qui ne cessent d’appeler à un nettoyage ethnique à Gaza. Leur camp politique, messianique, voit dans l’attaque du Hamas et dans la guerre déclenchée dans la foulée une occasion historique d’accomplir la volonté divine, en chassant les Palestiniens d’une part de la Terre sainte.

Leur discours, aux accents génocidaires, n’est pas celui de l’armée ni du gouvernement. « Mais ni le système judiciaire ni l’autorité politique ne sanctionnent ceux qui tiennent de tels discours, ce qui tend à renforcer les arguments de l’Afrique du Sud », déplore l’avocat israélien et défenseur des droits humains Michael Sfard. Le silence de M. Nétanyahou entretient une ambiguïté sur les objectifs d’une guerre qui a rendu l’enclave de Gaza largement invivable, et qui menace de pousser sa population à fuir vers le Sinaï égyptien.

Pretoria demande aux juges de La Haye d’imposer à Israël de punir toute « incitation au génocide ». Les avocats de l’Afrique du Sud réclament également l’accès des Gazaouis à l’aide humanitaire sans restrictions alors qu’Israël a un peu desserré ces dernières semaines son siège. Ils réclament enfin que les experts du Haut- Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU et les enquêteurs de la Cour pénale internationale (CPI) puissent pénétrer dans Gaza.

Les juges ne sont pas liés par les mesures demandées par Pretoria. Ils peuvent décider de les rejeter ou d’en prononcer d’autres, et ne sont tenus par aucun délai. Mais sur ce genre de cas, le délibéré est en général rapide. Même si l’affaire était moins complexe, il avait fallu neuf jours aux juges de La Haye pour délivrer une ordonnance contre la Russie, à la suite d’une plainte déposée par l’Ukraine dès le début de l’invasion russe, en février 2022.

La procédure enclenchée par l’Afrique du Sud est similaire à celle intentée par la Gambie devant la CIJ en 2019. Banjul avait porté plainte contre la Birmanie, l’accusant du génocide de la minorité musulmane rohingya. L’Afrique du Sud, poids lourd du continent africain et des BRICS, justifie sa démarche en rappelant que la convention adoptée le 9 décembre 1948 à Paris, au lendemain de la seconde guerre mondiale et de la Shoah, oblige les 152 Etats qui l’ont ratifiée à empêcher tout acte de génocide.

Plusieurs Etats dénoncent un génocide

Si, jusqu’à maintenant, aucun Etat ne s’est formellement joint à cette procédure, comme ils en ont la possibilité, plusieurs ont dénoncé un génocide, rappellent les avocats de l’Afrique du Sud, en citant l’Algérie, la Bolivie, le Brésil, la Colombie, Cuba, l’Iran, la Turquie, le Venezuela et, bien sûr, la Palestine. A ceux-là s’ajoutent treize autres Etats qui ont évoqué « le risque de génocide ».

Ces audiences suscitent des réactions douloureuses en Israël, où des parlementaires ont demandé, le 8 janvier, l’expulsion d’un confrère du parti Hadash, Ofer Cassif, qui a osé signer la pétition sud-africaine, comme quelque 200 concitoyens. Dès le dépôt de la plainte, le 29 décembre 2023, le ministère des affaires étrangères israélien avait estimé que « l’accusation de génocide contre Israël n’est pas seulement totalement infondée en fait et en droit, mais elle est moralement répugnante » et, ajoutait-il, « antisémite ».

Mais le gouvernement, d’ordinaire méfiant à l’égard des institutions onusiennes, a choisi de ne pas boycotter la procédure de la CIJ. Il a nommé un juge ad hoc à La Haye, le très respecté ex-président de la Cour suprême Aharon Barak, survivant de la Shoah, qui doit prêter serment à l’ouverture des audiences, jeudi. L’Afrique du Sud pourra nommer un second juge ad hoc.

Ces désignations, prévues par les règles de procédure de la Cour, visent à ce que l’un des juges au moins soit familier du contexte, et à ce qu’il puisse éventuellement émettre un avis en faveur du pays qui l’a désigné. Signe de l’inquiétude qui monte au sein de l’exécutif israélien à mesure que l’échéance approche, le procureur général a publié une note, mardi, rappelant que l’incitation au génocide constitue un crime. Le porte-parole du ministère des affaires étrangères a également déclaré que, contrairement à ce qu’ont affirmé certains organes de presse, Israël n’étudie pas la possibilité de déporter des Palestiniens de Gaza vers des pays africains.

La question de la « légitime défense »

L’avocat de l’Afrique du Sud, John Dugard, ouvrira les débats jeudi, avant que son homologue pour Israël, Malcolm Shaw, ne prenne la parole vendredi. La future ordonnance de la CIJ visera-t-elle aussi le Hamas et le Jihad islamique ? Et évoquera-t-elle la question de la « légitime défense », sur laquelle Israël s’appuie pour justifier ses opérations contre Gaza ? Dans une précédente décision de la Cour, émise en 2004 et portant sur le mur érigé par Israël à l’intérieur de la Cisjordanie, officiellement pour se protéger contre des attentats, les juges avaient dénié ce droit à l’Etat hébreu, rappelant que la menace n’émanait pas d’un autre Etat, mais d’un territoire occupé. Selon la quatrième Convention de Genève, Israël a l’obligation de protéger la population occupée.

Le gouvernement sud-africain condamne le massacre du 7 octobre 2023 commis par le Hamas au sud d’Israël, tout en plaçant sa plainte dans le contexte « de la conduite d’Israël envers les Palestiniens durant ses soixante-quinze longues années d’apartheid, ses cinquante-six longues années d’occupation du territoire palestinien et ses seize longues années de blocus de Gaza ». L’Afrique du Sud affirme être attachée à la solution à deux Etats dans les frontières d’avant la guerre des Six-Jours.

Après les deux jours d’audience et la décision à venir des juges, une phase de procédure plus technique pourrait s’ouvrir, durant laquelle Israël pourrait contester la compétence de la Cour dans cette affaire. L’Afrique du Sud et Israël devront ensuite déposer leurs mémoires écrits avant que des audiences sur le fond ne soient organisées.

SOURCE

ÉDITORIAL

Gaza. L’escorte médiatique d’un génocide

Le chef du bureau d’Al Jazira à Gaza Wael Al-Dahdouh prie pendant les funérailles de son fils Hamza Wael Dahdouh, journaliste d’Al-Jazira tué lors d’une frappe aérienne israélienne à Rafah, le 7 janvier 2024
AFP

« Depuis 90 jours, je ne comprends pas. Des milliers de personnes meurent et sont mutilées, submergées par un flot de violence qu’on ne peut qualifier de guerre, sauf par paresse ». Dans sa lettre de démission après douze ans de bons et loyaux services, le journaliste Raffaele Oriani du supplément hebdomadaire du quotidien italien La Repubblica entend protester contre la manière dont son journal couvre la situation à Gaza. Il dénonce « l’incroyable circonspection d’une grande partie de la presse européenne, y compris La Repubblica – aujourd’hui deux familles massacrées ne figurent qu’à la dernière ligne de la page 15 », et évoque « l’escorte médiatique » qui rend ces massacres possibles.

Il fut un temps où les médias occidentaux n’avaient pas ce type de pudeur. Personne n’avait de réticence à dénoncer l’invasion russe et il ne serait venu à l’idée de personne d’évoquer « l’opération spéciale russe », sinon par dérision. Aujourd’hui s’est imposée l’expression israélienne de « guerre Israël-Hamas », comme si deux parties égales s’affrontaient, ou que les victimes étaient principalement des soldats des Brigades d’Al-Qassam.

Les formules dans les journaux varient, mais le Hamas est presque toujours désigné comme « organisation terroriste » — rappelons que seuls l’Union européenne et les États-Unis le considèrent comme tel — ce qui exonère par avance Israël de tous ses crimes. Face au Mal absolu, tout n’est-il pas permis ? Un journaliste de CNN rapportait les consignes de sa rédaction :

Les mots « crime de guerre » et « génocide » sont tabous. Les bombardements israéliens à Gaza seront rapportés comme des « explosions » dont personne n’est responsable, jusqu’à ce que l’armée israélienne en accepte ou en nie la responsabilité. Les citations et les informations fournies par l’armée israélienne et les représentants du gouvernement ont tendance à être approuvées rapidement, tandis que celles provenant des Palestiniens ont tendance à être attentivement examinées et traitées précautionneusement1.

« SELON LE HAMAS »

On sait la suspicion qui a accompagné les chiffres du nombre de morts donnés par le ministère de la santé à Gaza, jusqu’à aujourd’hui accompagnés de l’expression « selon le Hamas », alors qu’ils semblent inférieurs à la réalité. Le traitement réservé aux otages palestiniens, déshabillés, humiliés, torturés, est relativisé, la suspicion d’appartenir au Hamas justifiant l’état d’exception. En revanche, les fake news colportées après le 7 octobre sur les femmes éventrées, les bébés décapités ou brûlés dans des fours ont été reprises, car elles avaient été entérinées par des responsables israéliens. Une fois la supercherie révélée, aucune rédaction n’a cru nécessaire de faire son mea culpa pour avoir contribué à colporter la propagande israélienne. En France, le porte-parole de l’armée israélienne a micro ouvert sur les chaînes d’information, et quand un journaliste se décide de faire son métier et de l’interroger vraiment, il est rappelé à l’ordre par sa direction. Pendant ce temps, des propos d’un racisme éhonté, qui frisent l’incitation à la haine ou à la violence à l’encontre des critiques de l’armée israélienne sont à peine relevés. Sans parler de la suspicion qui frappe les journalistes racisées coupables de « communautarisme » quand ils offrent une autre vision2.

Alors qu’Israël refuse l’entrée de journalistes étrangers à Gaza — sauf à ceux qu’ils choisissent d’« embarquer » dans un tour guidé, ce que de nombreux correspondants acceptent sans le moindre recul critique —, peu de protestations se sont élevées contre ce bannissement. La profession ne s’est guère mobilisée contre l’assassinat de 109 journalistes palestiniens, un nombre jamais atteint dans tout autre conflit récent. Si ces reporters avaient été européens, que n’aurait-on pas entendu ? Pire, dans son bilan annuel publié le 15 décembre 2023, l’organisation Reporters sans frontières (RSF) parle de « 17 journalistes [palestiniens] tués dans l’exercice de leur fonction », information reprise par plusieurs médias nationaux. La formulation choque par son indécence, surtout quand on sait que cibler volontairement les journalistes est une pratique courante de l’armée israélienne, à Gaza et en Cisjordanie, comme nous le rappelle l’assassinat de la journaliste Shirin Abou Akleh. Le dimanche 7 janvier, deux confrères palestiniens ont encore été tués après qu’un missile israélien a ciblé leur voiture, à l’ouest de Khan Younes. L’un des deux n’est autre que le fils de Wael Dahdouh, le chef du bureau d’Al-Jazira à Gaza. La moitié de sa famille a été décimée par l’armée israélienne, et son caméraman a été tué.

Or, on doit à ces journalistes palestiniens la plupart des images qui nous parviennent. Et bien que certains d’entre eux aient déjà travaillé comme « fixeurs » pour des journalistes français, ils restent a priori suspects parce que Palestiniens. Pendant ce temps, leurs confrères israéliens qui, à quelques exceptions près (+972, certains journalistes de Haaretz) reprennent les éléments de langage de l’armée sont accueillis avec révérence.

LE NETTOYAGE ETHNIQUE, UNE OPTION COMME UNE AUTRE

Ces derniers jours on a assisté à des débats surréalistes. Peut-on vraiment discuter, sereinement, calmement, « normalement » sur des plateaux de radio et de télévision des propositions de déplacement de la population palestinienne vers le Congo, le Rwanda ou l’Europe, sans marteler que ce sont des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ? Sans dire que ceux qui les profèrent, ici ou là-bas, devraient être inculpés d’apologie de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ?

Selon les Nations unies, la bande de Gaza est devenue « un lieu de mort, inhabitable ». Chaque jour s’accumulent les informations sur les morts (plus de 23 000), les blessés (plus de 58 000), les structures médicales bombardées, les exécutions sommaires, les tortures à grande échelle3, les écoles et universités pulvérisées, les domiciles détruits. À tel point que l’on crée un nouveau terme, « domicide » pour désigner cette destruction systématique des habitations. Tous ces crimes font rarement l’objet d’enquêtes journalistiques. Pourtant le mémorandum soumis par l’Afrique du Sud le 29 décembre 2023 à la Cour internationale de justice de La Haye4 suffirait aux médias à produire des dizaines de scoops. Ils contribueraient à donner aux victimes (pas seulement celles du 7 octobre) un visage, un nom, une identité. À contraindre Israël et les États-Unis qui les arment sans barguigner, à mettre aussi les autres pays occidentaux et en particulier la France devant leurs responsabilités, et pour cela il ne suffit pas de parachuter quelques vivres sur une population en train d’agoniser, ou d’exprimer sa « préoccupation » à la faveur d’un communiqué.

Pour la première fois, un génocide a lieu en direct, littéralement en live stream sur certaines chaînes d’information panarabes ou sur les réseaux sociaux, ce qui n’a été le cas ni pour le Rwanda ni pour Srebrenica. Face à cela, la facilité avec laquelle ce massacre quitte petit à petit la une des journaux et l’ouverture des journaux télévisés dans nos pays pour être relégué comme information secondaire est déconcertante. Pourtant, autant que les États signataires de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, les journalistes ont la responsabilité morale de se mobiliser pour arrêter ce crime en cours.

Pour ne pas se rendre complice de génocide, la France peut contribuer à l’arrêter : suspendre la coopération militaire avec Israël, prendre des sanctions contre les Français qui participent aux crimes à Gaza, suspendre le droit des colons d’entrer dans notre pays, voire suspendre l’importation de marchandises israéliennes, dont certaines viennent des colonies et sont donc commercialisées en contravention avec les décisions européennes.

Fin décembre, à la suite d’une attaque russe sur les villes ukrainiennes qui avait fait une trentaine de morts, le gouvernement américain condamnait « ces bombardements épouvantables », tandis que celui de Paris dénonçait « la stratégie de terreur russe ». Le quotidien Le Monde titrait sur la « campagne de terreur russe ». Combien de temps faudra-t-il pour qualifier de terrorisme la guerre israélienne contre Gaza ?

ALAIN GRESH

Spécialiste du Proche-Orient, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont De quoi la Palestine est-elle le nom ? (Les Liens qui… (suite)

SARRA GRIRA

Journaliste, rédactrice en chef d’Orient XXI.

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