L’ethnocentrisme constitue un élément central de la manière dont l’occident à découvert, considéré et raconté les orientations, identités et pratiques sexuelles subalternes. Il est toujours présent et influant dans les rapports que les communautés, les militants, les professionnels et les institutions entretiennent avec celles et ceux perçues comme LGBTQIA+. Pour envisager une prise compte véritablement inclusive de la diversité des identités et des pratiques il convient de regarder les approches LGBTQIA+ occidentales comme des constructions anthropologiques exportées, soumises au risque de la récupération politique, et appelant les professionnel a une vigilance méthodologique.
Par Guilhem Lautrec, travailleur social, militant.
Ce texte est extrait des actes d’un colloques de la ligue bruxelloise de santé mentale de novembre 2022 sur la prise charge en santé mentale des publics LGBTQIA+
Ethnocentrisme, impérialisme sexuel et homonationalisme.
En 2015, la Rainbow House Brussels[1] organisait une conférence autour du thème de l’homonationalisme. Ce concept développé, près de dix ans auparavant, par Japsir Puar,[2] commençait alors à se faire une place parmi les outils conceptuels issus du monde universitaire que les militants LGBTQIA+ et les mouvements antiracistes mobilisaient lors d’actions de sensibilisation ou de formation. Dans la lignée de cette rencontre, la coupole bruxelloise réunissait des acteurs de l’asile et de l’activisme LGBTQIA+ pour faire entendre les voix et les parcours des demandeurs d’asile et refugiés issus des minorités sexuelles[3]. C’est également à cette époque que les associations de défense des droits des minorité sexuelles développaient à Bruxelles les premières formations à destination des personnels de FEDASIL, de l’Office des étrangers, du CGRA, de la Croix Rouge pour améliorer l’accueil et la prise en charge des personnes exilées dites LGBTQIA+. Pour les activistes et les associations, il est, à l’époque, primordial de porter à la connaissance des acteurs concernés une double préoccupation face à un double risque : celui d’une récupération de la défense des droits des minorités sexuelles à des fins racistes et celui d’un accueil des refugié·e·s dits LGBTQIA+ insuffisamment adapté. Plus que d’un opportunisme réactionnaire ou d’une simple ignorance, ces risques sont issus de l’histoire même des mouvements LGBTQIA+ et de leur mobilisation politique notamment à la fin du 20ème siècle et au début du 21ème. Dans l’optique d’une meilleure prise en charge, d’un meilleur accueil, ou simplement d’une meilleure approche des minorités sexuelles par le secteur psycho-médicosocial, il convient de ne pas ignorer l’histoire d’une vision européanocentrée de la sexualité et de ses conséquences sur les politiques et dispositifs dits d’égalités des chances, d’accueil ou d’inclusion. Dans cet article nous proposons une brève introduction dans une perspective historique, anthropologique et politique des concepts d’ethnocentrisme, d’impérialisme sexuel et d’homonationalisme depuis les prémices de la pathologisation des sexualités « déviantes » jusqu’à l’intégration par les partis d’extrême droite des discours de défense des minorités sexuelles pour justifier des prises de position et des politiques racistes.
-Ethnocentrisme (homo)sexuel-
La binarité hétérosexualité/homosexualité, l’existence a priori de deux genres féminin et masculin, sont des constructions sociales qui n’ont rien d’universel. Les récits, les carnets de voyages, les monographies, ethnographies et autres productions de l’anthropologie ont permis, depuis des décennies, de reconnaitre la diversité des formes d’organisation et de production de sens autour de l’acte sexuel, comme autour des modes d’union de deux personnes ou plus. Du collectif jusqu’à l’intime, chaque aire culturelle ou groupe développe et ritualise différemment les étapes de la vie : naissance, passage à l’âge adulte, union, reproduction, mort. De fait il n’est plus à démontrer le relativisme des constructions culturelles et sociales que sont le couple, l’amour, ou la famille. L’exemple le plus fréquemment cité, parmi les classiques de l’anthropologie, étant l’étude d’Evans Pritchard sur le Azande[4] (dans l’actuel sud Soudan) dans laquelle il décrit des formes d’union entre hommes. On compte, avant cela et depuis, des centaines de textes sur les Hijras d’Inde[5] ou d’autre culture extra européennes ayant développé des catégories ou des modalités d’identification de genre qui remettent en question l’universalité supposée de l’hétérosexualité et de la binarité de genre en tant que normes. Dans un livre collectif publié en 2021 sous le titre Afro-Trans[6], Michaela Danjé se livre à un exercice de collecte de fragments de récit de voyages qui démontre l’incroyable variabilité des expressions et identifications de genre. Dès le 16ème siècle, de la Caraïbe jusqu’à l’Océan Indien, les missionnaires et autres explorateurs ont rencontré et décrit ce que nous pourrions identifier de manière simplifiée comme des unions homosexuelles, des formes de transidentité, ou des « troisième genre ».
Il est important de comprendre que la capacité du monde occidental à classifier ces comportements, règles et identités alternatives ou subalternes, au regard même des normes locales des aires où elles se manifestent, est structurée par son propre lexique et ses propres classifications autour de la sexualité. C’est notre tendance à l’ethnocentrisme qui se manifeste ici.
William Sumner[7] dans son ouvrage Folkways, définit pour la première fois l’ethnocentrisme comme « cette vue des choses qui fait de notre propre groupe le centre de toutes choses, et évalue tous les autres par rapport à lui ». Pierre Clastres[8], quant à lui, explique que l’ethnocentrisme « opère un partage de l’humanité entre d’une part elle-même, qui s’affirme comme représentation par excellence de l’humain, et les autres, qui ne participent qu’à un moindre titre de l’humanité ».
Quand il est question de sexualité, le cadre de référence que nous utilisons pour regarder le reste du monde au risque de l’ethnocentrisme s’est construit au 19eme siècle et bien qu’il ait connu des évolutions, la notion de sexualité est centrale dans la construction de ce que seront, par la suite, les normes de genre et de pratiques sexuelles.
– L’invention moderne de la sexualité-
Quand le terme même de sexualité apparait dans le dictionnaire en 1832, il est au centre d’une mode à laquelle tous les domaines de la science européenne s’adonnent. Céline Belledent, liste dans une intervention en 2016[9] tous les domaines scientifiques et artistiques qui s’emparent du thème de la sexualité. On trouve alors le sujet dans des parutions en psychiatrie, médecine, médecine légale, droit, criminologie, sociologie, philosophie, récit de voyage, journalisme, fiction, poésie, biologie, entomologie.
L’ouvrage fondateur et fondamental de la scientifisation et de la pathologisation de la sexualité est « Psychopathia Sexualis ». Sous-titré : « Étude médico-légale à l’usage des médecins et des juristes » . Il est l’œuvre d’un psychiatre germano-autrichien Richard Von Krafft-Ebing encore aujourd’hui considéré comme le père de la sexologie. Dans cet ouvrage publié en 1886, l’auteur liste une série de perversion sexuelle. C’est à la suite de cet ouvrage que passeront dans le langage courant les termes de fétichisme, sado-masochisme ou homosexualité. Le livre est reconnu aujourd’hui comme le premier acte de ce que sera la pathologisation des « déviances sexuelles ». Tous les soignants, psychiatres mais aussi juristes vont s’inspirer des classifications et des prétendues déviances décrites dans l’ouvrage pour tracer une ligne entre le normal et l’anormal.
Céline Belledent propose, toujours dans son intervention de 2016, une mise en contexte de la parution de Psychopathia Sexualis. La sexualité comme sujet d’étude et objet de normes telle qu’inventés par Krafft-Ebing est purement et complètement moderne. Elle est le produit de son époque. Elle rappelle que pour les penseurs de la modernité tel que Ramon Grosfoguel[10] et Edward Saïd[11], cette dernière est autant une période historique qu’un régime politique. Elle démarre en 1492 avec les premières expéditions coloniales en Amérique Latine et s’étend jusqu’à la fin du 20ème siècle. Au milieu du 19ème siècle, l’Europe est à l’apogée de sa conquête territoriale et idéologique du monde. Quand Krafft-Ebing rédige son traité, il le fait dans le contexte d’un tendance généralisée à la classification et à la démarcation. Dans ses projets d’expansion, l’Europe contrôle au début du 20ème siècle près de 85 pourcent de la planète en colonie, protectorat, ou autre dominion. Edward Saïd[12] décrit très précisément comment les conquêtes militaires, les prises de contrôle territoriales sont accompagnées de conquêtes idéologiques. Pour justifier et alimenter son expansion, l’Europe invente un discours de justification morale de la conquête, de l’extorsion, de la destruction, de l’exploitation, de la mise en esclavage. Krafft-Ebing se place en successeur d’auteurs comme Benedicte-Auguste Morel et sa théorie de la dégénérescence qui, en 1854, s’inquiète de la déviance de certaines parties de la population accentuant l’idée que des membres souillés, contagieux, dégénérés, inferieurs des peuples du monde mais aussi de la population des pays d’Europe représentent une menace à combattre. Krafft-Ebing mentionne d’ailleurs, à plusieurs reprises, dans son traité, la nécessité de préservation et de perpétuation de la race. Plus largement, l’invention de la sexualité et de ses déviances se déploie au cœur d’une tendance lourde de l’occident à inventer des hiérarchies aux sommets desquelles il se place : blancs/noirs, civilisation/barbarie, progrès/archaïsme, etc.
Non seulement les catégorisations binaires hétérosexualité/homosexualité, cisgenre/transgenre ne sont pas universelles mais elles sont intimement liées à une forme de production et de justification de pouvoir. Au fil des décennies et au gré d’une mondialisation autant économique que culturelle, le modèle du couple hétérosexuel, monogame, le modèle de la famille nucléaire vont se répandre avec bien d’autres avatars de la culture occidentale comme une norme mondiale hégémonique.
Ces liens entre invention de la sexualité, modernité et colonialité ne sont pas anodins et jouent un rôle important dans la manière dont les impérialismes du début du 21ème siècle vont se parer d’intentions civilisatrices. Au-delà, ou plutôt en sus de l’ethnocentrisme comme tendance individuelle de l’observateur des différences, l’aspect impérialiste porté en son sein par la conception moderne de la sexualité conditionne encore aujourd’hui la manière dont nos institutions sont tentées de regarder les étrangers identifiés comme faisant partis de minorités sexuelles mais aussi dont la politique internationale a pu s’emparer de la dialectique de la supériorité civilisationnelle.
– La démocratie sexuelle comme horizon civilisationnel universel, ou l’impérialisme sexuel –
Dans un article de 2011, Eric Fassin[13] explique que, dans le monde de l’après 11 septembre, la justification de la supériorité civilisationnelle de l’occident ne se portera plus sur le respect des normes sexuelles héritées de Psychopathia Sexualis mais sur la supériorité supposée de la « démocratie sexuelle » ayant libéré les minorités sexuelles[14]. Le « choc des civilisations », qui servira de justification idéologique aux guerres impérialistes du début du 21ème siècle, comptera parmi ses éléments rhétoriques la mission supposée de libération des femmes et des minorités sexuelles des pays du Moyen- Orient.
Pour Joseph Massad, qui forge quelques années plus tôt le concept d’impérialisme sexuel[15], les prétentions à la libération sexuelle des pays du sud passent d’abord par l’imposition de la binarité hétérosexualité/homosexualité (loin d’être universelle comme nous l’avons vu) puis par l’imposition de son dépassement. Or cette forme d’impérialisme que ce soit dans l’imposition de normes hétérosexuelles ou dans l’injonction à sa libération ont des conséquences sur les populations des pays dits du sud. Il cite, dans un entretien paru en 2013,[16] l’exemple du développement des lois homophobes en Ouganda, au Kenya et au Zimbabwe sous la pression de lobbies américains tels que l’American Center For Law And Justice du pasteur évangélique Pat Robertson, puis l’implantation d’ONG luttant pour le droit des homosexuels condamnés. Dans cet exemple, l’exportation successive de normes oppressives, puis l’injonction à leur dépassement est parfaitement illustrée.
L’exemple des « Cairo 52 » (52 du Caire) ou « Affaire du Queen Boat » est également mobilisé à plusieurs reprises par Massad. En Mai 2001, 52 hommes furent arrêtés par les autorités égyptiennes alors qu’il participaient à une fête sur un bateau, le Queen Boat. Alors que 50 d’entre eux faisait face à des accusations relevant de l’outrage, de l’obscénité ou de l’irrespect à la religion, une couverture médiatique et politique internationale de ce procès se déployait. D’abord relayée par des médias LGBT, l’affaire fit vite la une des médias généralistes. De nombreuses associations de défenses des droits humains ainsi que des ministres de pays européens, mais aussi des artistes internationaux se mirent à défendre publiquement les « homosexuels » égyptiens. Aujourd’hui encore le débat persiste sur le réel impact que cette mobilisation a eu sur les verdicts et par la suite sur les débats législatifs égyptiens. Il est cependant indéniable que la classification de ses hommes comme « homosexuels » ou membre de la communauté LGBT par des acteurs politiques et médiatiques occidentaux ont influencés les débats durant le procès. L’homosexualité fut qualifiée durant les débats de « non-égyptienne ». Au-delà de l’influence sur les cadre législatifs comme dans l’exemple de l’Ouganda, on constate avec l’affaire des 52 du Caire comment la perception, la définition et l’exportation des visions occidentales des minorité sexuelle peut avoir un impact sur le traitement local des personnes identifiés comme homosexuelles.
Cet impérialisme et l’analyse de ces exemples pourraient nous paraitre loin de nos préoccupations locales pour le développement de structures et de services plus « friendly ». Pourtant l’histoire moderne, coloniale et impérialiste de la sexualité occidentale a des effets concrets aujourd’hui. Notamment sur les politiques d’accueil des réfugié.e.s issu.e.s des minorités sexuelles et les biais racistes dont sont victimes les personnes non-blanches identifiées comme membres des minorités sexuelles.
-homonationalisme et biais racistes-
Le développement des droits des minorités sexuelles étant devenues un argument de fierté, voir de supériorité pour les pays occidentaux, un signe de civilisation, il n’est pas étonnant que les mouvements conservateurs et réactionnaires les récupèrent pour alimenter leurs rhétoriques racistes. En mai 2022, un article de la DH rapportait que Gilles Verstraeten conseiller-député anderlechtois du parti nationaliste flamand NVA souhaitait que s’organise une gay-pride dans les rue d’Anderlecht regrettant que « les attitude de beaucoup de personnes doivent encore évoluer ». Nous ne sommes pas loin d’une rhétorique coloniale de civilisation face à de populations indigènes vu comme archaïques.
Pour Gianfranco Rebucini,[17] l’homonationalisme de Puar et l’impérialismes sexuel de Massad décrivent des processus similaires qui ultimement « renvoient les populations musulmanes non-blanches à un état de « barbarie sexuelle » culturellement originelle (qui) les maintient dans une position d’extériorité et d’infériorité constantes »[18]
Ces discours homonationalistes se manifestent concrètement par la perpétuation de clichés et d’idées reçues culturalistes. A la suite de la posture coloniale voulant que les pays du sud soient forcément homophobes et sexistes (sur base de modèles occidentaux qui leur ont été imposés), les personnes identifiées comme issues des pays du sud, particulièrement les personnes présumées musulmanes sont assimilées à une tradition nécessairement barbare, rétrograde, sexiste, et homophobe. Ainsi il est très fréquemment supposé que les hommes d’origine nord-africaine qui s’identifient ou identifiés comme homosexuels sont plus à risque d’être victimes d’homophobie et de rejet de la part de leur famille. De plus cette homophobie et ce rejet sont plus fréquemment identifiés comme le résultat d’un système culturel rétrograde. A contrario une personne identifié comme blanche et/ou européenne victime de rejet de la part de sa famille ne sera pas supposée l’avoir été à cause d’une soi-disant culture blanche, culture européenne, ou culture catholique. L’homophobie des familles « d’ici » sera plus facilement associée à une forme de discrimination liée à un trait de personnalité ou à un mélange complexe de facteurs liés à la classe, à la religion, à l’histoire. Comme nous l’avons entendu d’un militant bruxellois « si le père de Mohamed le rejette c’est un islamiste rétrograde qui menace les libertés fondamentales des bons citoyens européens, si le père de Jean le rejette c’est juste un connard homophobe ». Ces présupposés résumant les opinions et choix des personnes à leur appartenance réelle ou supposée à une culture conduisent à des postures coloniales dans l’accueil et l’accompagnement des personnes. Une asbl Bruxelloise proposait, début 2023, des ateliers animés par un psychologue pour permette aux personnes homosexuelles issues de culture musulmane de « chercher une manière de vivre librement sans renoncer à sa culture ». Il est parfaitement possible que pour certaines personnes ce choix se pose en ces termes. Cependant, il est intéressant de noter cette rhétorique d’un choix radical et définitif auquel serait potentiellement confronter tous les musulmans s’identifiants (ou pas) comme homosexuels se manifeste également dans l’image quasi héroïque que certains clichés colportent. Puisque « sa » culture ou celle de sa famille est vu comme intrinsèquement homophobe, l’homosexuel supposé issu de culture musulmane qui s’affirmerait comme tel présenterait automatiquement une sorte de mérite à s’être opposé à une tradition rétrograde au prix de ses liens avec sa famille ou sa culture. A contrario une personne supposée musulmane et/ou africaine qui ne se définirait pas ouvertement comme homosexuelle aux yeux de sa famille serait nécessairement victime d’une contrainte, d’un poids culturel, d’une menace implicite de rejet en cas de coming-out. Dans le documentaire « Black LGBTQI+ Here we are », Marthe Djilo Kamga interroge des personnes afrodescendantes vivant en Belgique s’identifiant comme homosexuelles. Dans un passage sur la notion de coming-out, les participants expliquent clairement à quel point l’injonction au coming-out comme but ultime et signe d’une homosexualité « assumée » est un symptôme de l’ethnocentrisme des « LGBT européens » ; la plupart d’entre eux ne s’étant même pas poser la question en terme binaire de « coming-out ou pas ».
Ces biais culturalistes et racistes sont particulièrement exacerbés et visibles dans les institutions et les dispositifs destinés à l’accueil des demandeurs d’asile issus des minorités sexuelles. Depuis 2004, une directive du conseil l’union européenne inclut les minorités sexuelles dans la catégorie de population qui doivent être protégées des persécutions. Bien que les demandes d’asile sur base de l’appartenance à une minorité sexuelle aient existées avant cette directive, cette dernière a permis que l’ensemble des pays de l’union puisse examiner, parmi les raisons justifiant la reconnaissance du statut de réfugié, les persécutions qu’une personne subit de par son identité ou expression de genre ou son orientation sexuelle. Dans un article publié en 2019, Eric Fassin et Manuela Salcedo[19] s’appuient notamment sur les publications de Joseph Massad et Gianfranco Rebucini mais aussi les travaux de Michel Foucault sur la sexualité pour dénoncer l’imposition des identités homosexuelle ethnocentrées à des candidats refugiés sommés de prouver leur homosexualité pour accéder au statut de réfugié.
Cette logique de la preuve d’une vérité formelle, univoque et incontestable de l’orientation sexuelle a conduit la République Tchèque à développer un test phallométrique destiné à mesurer l’afflux de sang dans le pénis de candidats refugiés se disant homosexuels et à qui l’on présentait des vidéos pornographiques hétérosexuelles. Si le candidat présentait des signes d’érection, l’examinateur en concluait à un mensonge sur son orientation sexuelle. Un homosexuel homme n’étant pas censé (selon les autorités tchèques) être excité par des images pornographiques hétérosexuelles. Cette pratique extrême reconnue, en décembre 2010, par la Commission Européenne, comme violation de la charte européenne des droits fondamentaux reste un exemple des dérives extrêmes et absurdes d’une vision hyperrestrictive de l’homosexualité. Sans qu’elles aillent jusqu’à des procédures aussi extrêmes les interviews et les jugements prononcés au regard des « preuves » de l’homosexualité des candidats refugiés entrainent des situations kafkaïennes et absurdes. Les demandeurs d’asiles devant prouver leur homosexualité sur base de conceptions occidentales et caricaturales, nombre d’entre eux se voit débouter car jugés « pas assez homosexuels », parce qu’ils ne peuvent pas montrer de photos d’eux à des évènements culturels LGBTQIA+, brandissant des drapeaux arc-en-ciel ou manifestant publiquement leur affection à un ou une partenaire de même sexe. La stratégie la plus efficace pour ces candidats devenant alors de singer une homosexualité occidentale et ses codes, quitte à se perdre dans des injonctions inextricables à être « homo mais pas trop » au risque d’être taxés de falsificateurs et de voir leur demande déboutée. Les témoignages dans ce sens abondent depuis plus de dix ans auprès d’associations et d’avocats qui tentent d’apporter aide et soutien au demandeur d’asile issus de minorités sexuelles. C’est en réponse à ces témoignages que la Rainbow House Brussels organisait, en 2015, la conférence évoquée au début de cet article. Depuis, partout en Europe, les prises de position et les formations se sont multipliées pour inciter les autorités en charge de l’asile à revoir leurs procédures. En Belgique[20], en Angleterre[21] et en France[22] notamment, des publications dénoncent « une vision occidentalisée de l’orientation sexuelle : le risque d’un décalage culturel dans l’appréciation de la preuve de l’intime. »[23]
–En finir avec la vérité de l’identité –
L’histoire du concept de sexualité et ses mises en œuvre, idéologiques et politiques à des fins coloniales, impérialistes, racistes n’est pas que théorique. Elle a des effets sur la manière dont les idéologies et les institutions approchent les personnes non-blanches identifiées comme issues des minorités sexuelles. Si les institutions du social et de la santé sont soucieuses de mieux comprendre, accueillir et accompagner les personnes dites LGBTQIA+, elles ne peuvent faire l’économie d’une vigilance face à leur propre ethnocentrisme et face aux biais racistes contenus dans une vision étriquée des minorités sexuelles. A la suite de Fassin et Salcedo qui rappellent que « l’homosexualité n’est pas universelle, mais la catégorisation de l’homosexualité est universellement liée au pouvoir, ailleurs comme ici »[24], il nous parait essentiel d’éviter le piège de la vérité des identités. « L’interprétation de la vérité de la sexualité n’est pas seulement un enjeu de psychiatrie, ou une affaire d’État, et la catégorisation n’est pas juste une question pour les sciences sociales. C’est aussi une question centrale pour les sujets qui sont devenus les objets de tous ces discours. Dans définition de soi, l’auto-interprétation et l’hétéro-interprétation sont pareillement importantes et liées. C’est ainsi qu’on passe de l’identité à l’identification… Le contexte spécifique de la migration sexuelle révèle une autre logique qui s’applique plus généralement : les sujets sont ce qu’ils font. Leur « vérité » est définie non pas par une essence identitaire, mais par leurs pratiques d’identification. »[25]
Ce recadrage auquel nous sommes invités, de l’identité à l’identification, n’est sans doute qu’une manière de mettre en œuvre la vigilance à laquelle nous appelle les notions que nous avons tenté ici d’introduire (impérialisme sexuel, homonationalisme). Ces concepts sont complexes et le fruit de débat et de travaux universitaires pluridisciplinaires sur lesquels nous ne pouvons qu’inviter les lecteurs·rices curieux·euses à se pencher.
Pour les institutions et les professionnels de la santé et du social la vigilance est de mise quand il est question de personnes issus des minorité sexuelles. Cette vigilance doit porter sur nos propres biais ethnocentristes, sur ce que nous croyons universel. Elle doit porter sur ce que nous projetons sur les personnes non-blanches, migrantes, exilés. Rencontrer la subjectivité des personnes quant à leur identification de genre, d’orientation sexuelle, n’a pas de sens si l’on ne peut aussi intégrer l’impact de leur parcours migratoire ou leur racialisation. Nos propres bonnes intentions, individuelles ou institutionnelles peuvent se tourner en postures coloniales. Nous devons enfin rester sur la défensive quand les discours et les programmes réactionnaires et racistes font de ces bonnes intentions des armes politiques oppressives, ailleurs comme ici.
Par Guilhem Lautrec, travailleur social, militant.
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[1] La Rainbow House Brussels est une coupole regroupant plus de soixante associations LGBTQIA+ en Région Bruxelles Capitale
[2] K. Jasbir Puar (2012). Homonationalisme. Politiques queers après le 11 septembre. Paris : Amsterdam (Traduction Maxime Cervulle et Judy Minx, première parution en anglais, 2007)
[3] Le terme « Minorité sexuelle » est préféré ici à LGBTQIA+. Il désigne des rapports de pouvoir plutôt que des identités. Il fait sens dans une situation inégalitaire et non pas en soi ou pour soi. Il est employé ici au sens de minorité de pourvoir et non nécessairement de minorité numérique. Sur cette notion de minorité on pourra voir Collette Guillaumin (1985). Sur la notion de minorité. In: L’Homme et la société, N. 77-78, 1985. Racisme, antiracisme, étranges, étrangers. pp. 101-109.
[4] E. E. Evans-Pritchard, « Sexual Inversion among the Azande », American Anthropologist, vol. 72, n° 6, 1970, p. 1428-1434.
[5] Marc Hatzfeld , « Les Hijras ou quelques flottements de l’identité sexuelle », Chimères, 2017/2 (N° 92), p. 73-81. DOI :
10.3917/chime.092.0073. URL : https://www.cairn.info/revue-chimeres-2017-2-page-73.htm
[6] Collectif, Afro-trans, Cases rebelles éditions, Paris 2021
[7] William Graham Sumner, Folkways. A Study of the Sociological Importance of Usages. In: L’antiquité classique, Tome 29, fasc. 2, 1960.
[8] Pierre Clastre, Recherches d’anthropologie politique. Seuil, Paris 1980.
[9] Conférence du 20 mai 2016 à l’Université Lyon 2 sur « Homonationalisme… et racisme chez les LGBT ? »
[10] Ramon Grosfoguel, Colonial Subjects: Puerto Rican Subjects in Global Perspective, Berkeley, University of California Press, 2003.
[11] Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1981.
[12] ibid
[13] Fassin Eric, A double edge sword: sexual democracy, gender norm, and racialized rethoric”
[14] On notera que de nombreux militants et penseurs de la cause homosexuelle comme Alain Naze réfutent l’idée d’une réelle libération des minorités sexuelles ou sinon au court d’une assimilation par mimétisme hétérosexuel. On pourrait effectivement constater que les droits accordés aux homosexuels dans le monde occidental sont surtout et avant tout des droits qui leur permettent de se conformer à des modèles de hétérosexuels. Bon nombre d’aspects des cultures et des pratiques non-hétérosexuelles restent socialement marginalisés car toujours considérés comme déviants, ou en tout cas anormaux, même dans les pays qui ont promulgué des lois sur le mariage et l’adoption par des couples homosexuels. Voir : Alain Naze, Manifeste contre la normalisation Gay, Paris, La Fabrique, 2017
[15] Joseph Massad, Desiring Arabs. Chicago, University of Chicago Press, 2007
[16] « L’empire de la sexualité », La Revue des Livres , numéro 9, janvier février 2013
[17] Rebucini, G. (2013). Homonationalisme et impérialisme sexuel : politiques néolibérales de l’hégémonie. Raisons politiques, 49, 75-93.
[18] ibid
[19] Éric Fassin et Manuela Salcedo, Devenir homosexuel ? Politiques migratoires et vérité de l’identité sexuelle , Genre, sexualité & société, 21 | Printemps 2019
[20] Pour la solidarité , Améliorer l’acceuil des demandeur·euse·s d’asile et des réfugié·e·s LGBTQIA+, Rainbow Refugees Welcome, 2022
[21] Camelo Danisi, Moira Dustin, Nuno Ferreira, Nina held, Queering Azylum in Europe. IMSCOE research series, 2021
[22] Défenseur des Droits, Les demandes d’asile en raison de l’orientation sexuelle : comment prouver l’intime ?
[23] ibid
[24] Éric Fassin et Manuela Salcedo, Devenir homosexuel ? Politiques migratoires et vérité de l’identité sexuelle , Genre, sexualité & société, 21 | Printemps 2019
[25] ibid