La ville et le hip-hop sont profondément liés. La culture hip-hop a transformé la ville tant physiquement que dans nos imaginaires. Bientôt cinquantenaire, elle puise ses origines dans les quartiers pauvres des grandes agglomérations. Par les tags et les graffitis qui recouvrent les murs de Bruxelles ou par la musique rap, très reconnaissable et que l’on entend partout [1]. Chaque quartier de la ville a fait naître des rappeur·euses.
Le rap a produit, depuis cinquante ans, de nombreuses représentations de la ville et de ses quartiers. Le rap belge, qui existe depuis les années 1980, n’est pas en reste. Parler du rap, dans le cadre du Bruxelles en mouvements sur la littérature urbaine, nous permet d’observer et d’étudier une représentation artistique de la ville de Bruxelles. Une représentation par des artistes qui y sont attachés et qui s’expriment via un art oral issu de la ville. Nous avons rencontré deux rappeurs de la région bruxelloise pour échanger avec eux sur le hip-hop, sur la Belgique et sur la ville de Bruxelles. Je n’ai pas reçu de réponses de la part des rappeuses que j’ai contactées.
Pitcho est un artiste multidisciplinaire schaerbeekois qui a commencé à faire du rap dans les années 1990. Il est aussi comédien et metteur en scène. Il travaille maintenant pour le label Skinfama, entreprise qui organise des concerts et produit des artistes belges et français. En tant qu’artiste, « l’amour de dire des choses, c’est [sa] priorité ». Au départ, entre autres sujets, il représente Schaerbeek. Il veut raconter son quartier et rendre fier les gens qui y vivent, mais aussi combattre certains clichés tenaces. Les thèmes et les problématiques de ses textes changent en même temps que lui au cours d’une carrière qui approche des trente ans.
Dalsim est rappeur depuis dix ans et producteur dans le quartier de Matonge à Ixelles. Il a créé une ASBL, Cyclope Vision, afin de mettre en avant des artistes. Pour lui, le rap n’était pas une évidence, mais une façon de s’en sortir. « T’sais bien, on a commencé, c’était plus un délire qu’autre chose, entre potes, des bandes et tout. T’sais bien, dans chaque clique, il y a toujours un rappeur, et voilà c’est tombé sur moi. C’est vraiment que ça. »
Dans chaque clique, il y a toujours un rappeur, et voilà c’est tombé sur moi. C’est vraiment que ça.
Rap de Bruxelles, pilier du hip-hop francophone depuis les années 90
« Voir des Noirs, à la télévision, revendiquer, s’habiller comme ils voulaient […], dire des choses qui pouvaient choquer, entre guillemets, un Blanc, ou choquer la politique. À ce moment-là, pour moi c’était quelque chose de super renversant. Et j’ me suis dit “Waw, j’ai envie de faire partie de cette chose-là” » (Pitcho).
Le rap belge émerge à la fin des années 1980 et, en mai 1990, Benny B, molenbeekois, est le premier rappeur belge à être certifié disque d’or par la SNEP. Les premières générations d’artistes, de collectifs et de groupes évoluent dans tout Bruxelles mais beaucoup viennent de Schaerbeek à l’instar de CNN 199, De Puta Madre, Pitcho et tant d’autres. « Je ne sais pas pourquoi, il y avait quelque chose là qu’on ne trouvait pas […] dans les autres communes » (Pitcho). Le rap n’est pas reconnu par les institutions de la culture légitime mais est très écouté à Bruxelles où la scène se structure autour de collectifs et de labels. À cette époque, « tu pouvais faire de la musique avec tout, une cuillère, un machin, la ville. C’est pour ça qu’on dit l’art urbain, parce que c’était la ville. Le rap a compris très vite aussi que la ville c’était une jungle, qu’c’était pas comme à la campagne. […] et que comme dans une jungle il fallait être à l’affût. Être à l’affût c’est quoi : t’habiller comme un sportif. Alors tu mets des baskets, tu mets un sweat, tu mets une capuche. » Le hip-hop bruxellois dépasse peu les frontières de la Belgique mais des artistes émergent dans toute la région bruxelloise. En 1992, Rokia Bamba anime « Full mix », la première émission de radio dédiée au hiphop, à la funk et au RnB sur Radio Campus. Elle poursuit sa carrière en tant que DJette et beatmakeuse à Bruxelles. Riche d’une culture musicale qui va de la Maloya de l’île de la Réunion au gospel sud-africain en passant par la techno de Détroit et Chicago. Elle met son talent au service de l’afro-féminisme et de la lutte antiraciste et antilgbtphobies [2] .
À la même époque, l’ASBL Lezarts Urbains joue un rôle important dans la culture hip-hop belge. Elle accompagne les artistes et les groupes qui portent le mouvement. L’association organise le festival « Lezarts hip-hop » aux Halles de Schaerbeek en 1997. Toutes les futures têtes d’affiche y sont invitée (Starflam, Pitcho…) et le festival marque les esprits et l’histoire de la ville. À partir de 2001, Lezarts Urbains met en place un centre de documentation et y archive de nombreux enregistrements audios, photos de tags et de graffs, d’articles de presse et de multiples autres traces de l’histoire du hip-hop de la capitale. En 2009, le Belge DeparOne lance sa chaîne YouTube Give Me 5 Prod. Il sillonne la Belgique et la France pour faire rapper des artistes encore peu connus du grand public. Notamment Caballero, le groupe L’Or du Commun ou encore Scylla. Des rappeurs qui connaîtront un fort succès. Le travail de DeparOne reste un élément fondateur dans la structuration du rap underground francophone.
En 2015-2016, la scène belge francophone explose au-delà des frontières. « Le rap français, il tourne un peu en boucle, le public aussi a envie de renouveau et commence plus à regarder ce qui se passe là » (Dalsim). C’est une période au cours de laquelle de nombreux artistes bruxellois se font un nom en France à l’instar de Roméo Elvis, Shay, Caballero & JeanJass, Hamza ou encore Damso. Le festival La Belle Hip-Hop met en avant des artistes femmes du monde entier depuis 2018. Il se tient à partir du 8 mars, dans 8 lieux de la capitale, pendant 8 jours. Le festival montre que les femmes sont tout aussi présentes, dans le hip-hop, que les hommes. C’est un évènement politique qui a pour but de connecter les artistes pour construire une sororité dans le mouvement dans le cadre des festivités liées à la Journée internationale des droits des femmes.
Filtrer le rap qui dérange, promouvoir le reste
« Je pense que Benoît Poelvoorde est un bon exemple de ce que les Français attendent des artistes belges. Il y a un côté où le Belge ne peut pas être trop sérieux : il faut qu’il soit surréaliste […]. Le sérieux et les trucs intelligents c’est pour les français » (Pitcho). Benny B, et d’autres d’artistes de la scène belge qui sont écoutés avant 2015, ainsi qu’une partie de ceux qui surfent sur la vague récente, assument un côté drôle et décalé. En opposition avec un certain nombre de clichés liés au rap des quartiers populaires. « Le problème avec le rap belge […] : on a trop une image de bouffon. Alors quand tu rappais les flics, la misère, la prison, etc., ils [les Français] disaient : “Ah vous aussi vous vivez ça ?”. J’me disais : “Ah putain il se fout de ma gueule celui-là ? Tu crois quoi ?” Ils sont tellement habitués à ce qu’il y ait des merdeux […], du rap de gentil, hein, pour amuser la galerie » (Dalsim).
Il y a des rappeur·euses français·es qui ont du succès en proposant ce genre de musique, néanmoins des gros noms émergent sur des créneaux plus engagés, plus sombres ou plus violents. Là où un certain nombre de médias généralistes tentent de montrer un cloisonnement entre les genres [3], les différentes façons d’aborder le rap coexistent et les collaborations entre artistes sont abondantes. « Le truc c’est que tu peux rapper ce que tu veux mais regarde en Amérique : il y a pas qu’ un style de rap, il y en a plein ! Pourquoi vous mettez que ça comme style en avant ? » (Dalsim).
« À partir du moment où […] on voit un Eminem par exemple qui cartonne. Il est blanc, il fait du rap, et ça marche de fou, même auprès des noirs. On s’dit : “Ah okay, ce truc-là n’est pas fait que pour les Noirs”. Tu vois, il n’y a plus de légitimité liée au quartier, il n’y a plus de légitimité liée aux banlieues. Orelsan, qui fonctionne, n’a jamais grandi dans une banlieue. Donc il y a quelque chose qui est de l’ordre de, en fait comme tout le monde peut en faire c’est rassurant, alors on peut ouvrir les vannes […] » (Pitcho).
Le constat de Pitcho accepte peu d’équivoques. S’il aime ce qui se fait maintenant, selon lui le rap a perdu ce qui en faisait une musique dérangeante, une contre-culture engagée. Selon lui, « le rap ne fait plus peur ». Les premiers textes de rap parlent, entre autres, de l’envie des AfroAméricains d’accéder à la société de consommation dont ils sont exclus aux États-Unis. Le rap aurait réussi et les rappeurs et les rappeuses ont accès à la société de consommation et en parlent dans leurs textes. Le milieu du rap lui paraît plus individualiste, moins engagé et perturbateur. Dalsim, lui, continue à vouloir faire passer des messages dans sa musique même dans les morceaux taillés pour le grand public. Il raconte que faire du rap en venant de Matonge n’est pas encore chose aisée : « Je porte aussi un quartier qui a une réputation. Déjà, rien que moi même pour avoir des shows, une colab’, la réputation du quartier, tout ce qui se passe, ça m’a pas aidé tu vois. C’est la guerre, problèmes d’ego, problèmes liés à la rue. Comme dans mon rap, je maquille pas ma musique, je suis brut et à mon avis c’est peut-être ça aussi qui… J’ai fait des sons comme Leopoldevil, des sons qui je sais que ça peut déranger et il y a des radios qui m’ont déjà fait la remarque. Et quand je parle d’autre chose en dehors de la rue, c’est toujours choquant quoi tu vois. Je peux pas te parler d’autre chose. » Le rap se diversifie et offre de nouvelles façon de représenter les enjeux urbains, sociaux et politiques. Le rap est-il toujours un genre musical perturbateur et engagé ? Le rap peut-il déranger ? À chacun·e de se faire un avis.
Le rap est-il toujours un genre musical perturbateur et engagé ? Le rap peut-il déranger ?
En renversant les codes du rap en général et du gangsta rap [4] en particulier, les artistes rap qui font une musique moins violente ou engagée proposent une représentation artistique plus accessible aux goûts et aux règles morales de la bourgeoisie blanche [5]. « Il y a dix ans où il y a eu tout le flot de rappeurs et c’est très intéressant parce que quand Caballero, JeanJass, tout ça est arrivé, il y a eu tout un flot et ces gens-là ont pu rentrer dans la matrice de la RTBF. On leur a demandé de présenter des trucs. On leur a demandé de faire des émissions, on leur a donné carte blanche pour faire des trucs, pour faire des machins alors que nous on était pratiquement persona non grata dans ces endroits-là, tu vois ? Dès qu’on arrivait, c’était “waw attention, les noirs sont là, les Arabes sont là. Attention nanana”. Il y avait un truc un peu ouf alors que là c’est genre, “ah non venez, installez-vous c’est marrant ce que vous faites.” […] C’est chouette, les portes se sont ouvertes. Mais pour qui elles se sont ouvertes ? C’est ça vraiment, c’est ça la vraie question qu’il faut se poser. Pour qui elles se sont ouvertes réellement. » Dans le même temps, Pitcho constate aussi qu’il y a peu de rappeurs d’origine turque ou marocaine qui font des gros chiffres à Bruxelles. « Il y a comme un truc où il faut éradiquer tes origines pour te mettre en avant. Comment ça se fait qu’avec toute cette grosse communauté marocaine, on n’a pas de rappeur qui cartonne à part Hamza ? »
Il y a un manque de structure d’importance, de travail de mémoire mais aussi d’une industrie rap. Selon Pitcho, « on arrive sur les cinquante ans de la culture hip-hop aux États-Unis. Sur cinquante ans il y a eu un seul livre qui a été écrit sur le rap en Belgique par Alain Lapiower [6] ». Quelques autres livres ont étés édités comme Souterrain 95/08 aux éditions du Souffle [7] ou Rap Game de Akro [8] mais, dans le même temps, plusieurs dizaines d’ouvrages ont été édités en France depuis les années 1990. Il y a eu un travail d’archivage dès le départ. « Ça pour moi, ça montre l’importance qu’on a donné [en Belgique] à ce mouvement […], il n’y a personne du mouvement qui a eu une vraie visibilité dans les médias là où en France on a plein de gens qui viennent du mouvement, qui ont rappé, qui font partie du mouvement, qui ont une expertise, à qui ont a donné des moyens. Ici, on a encore le sentiment de mendier, le sentiment de se justifier lorsque tu viens avec un projet, le sentiment de pas être crédible. » La première émission dédiée au rap en France est diffusée en 1984 [9]. Actuellement, en France il y a deux radios majeures spécialisées dans le rap et le RnB. Selon Dalsim, « il y avait une scène ici depuis longtemps, il manque des médias, des structures, des radios qui font tourner les bails ». Néanmoins, les choses changent, des médias spécialisés tenus par des personnes issues du mouvement apparaissent à l’instar de Melodiggerz qui a pour mission d’assurer la sauvegarde et la promotion de l’héritage de la culture hip-hop belge [10].
Rap de Bruxelles et héritage colonial
« Les gros bourgeois ils veulent pas investir, c’est juste ça. C’est juste que quand les bourgeois ils vont comprendre qu’on peut se faire de l’oseille avec cette musique de singe, bah là on pourra se mettre bien » (Dalsim).
Bruxelles serait une ville trop petite où les esprits peinent à s’ouvrir au monde. Si l’existence de médias d’une plus grande envergure en France peut être expliquée par l’économie française et sa population plus importante, pour Dalsim et Pitcho le problème réside dans la fermeture d’esprit concernant les cultures urbaines de la ville notamment du fait de la couleur de peau des artistes qui portent le mouvement. « C’est un village, un village ça veut dire quoi ? Ça veut dire que les gens ils voyagent pas beaucoup, ils ont l’esprit fermé. Tu vois pas que le monde il évolue mais toi t’es encore dans tes plans de colons » (Dalsim). Les débats s’éternisent, « Là [en Belgique] il y a toutes les questions sur Léopold II alors que dans les autres pays ils ont déjà fait table rase depuis perpet’. Il y a déjà des places Lumumba, il y a déjà eu plein de trucs qui ont été mélangés. Ici on est dans quelque chose, ça peine, c’est toujours lourd ». Les représentations passéistes ne permettent pas d’ouvrir les portes de l’industrie culturelle belge et de ses radios. Il y a un lien entre le passé colonialiste, le racisme à Bruxelles et le développement en Belgique du rap belge. « Je crois que c’était dans les années nonante, il y avait le directeur des programmations de la radio qui disait : “jamais de ma vie je ne passerais de la musique pour les bougnoules” » (Pitcho).
Rapper à Bruxelles, signer en France
Le climat d’intolérance et le manque de structures et de majors ont des conséquences sur les artistes hip-hop, « on est complexé, mais à mort, et on se rend pas compte » (Dalsim). Ce que constate Dalsim c’est que les artistes bruxellois·es manquent de professionnalisme et de vision à long terme. Ils et elles n’ont pas une vision claire du milieu musical professionnel, des chiffres et des sommes d’argent nécessaires aux enregistrements studio, à la réalisation de clips ou la mise en place d’une promotion.
Être rappeur ou rappeuse en Belgique demande de se créer un réseau en France et de travailler tant avec des structures qu’avec des artistes français. Cela sans perdre une identité bruxelloise clairement exprimée, assumée et représentée dans les textes. Qu’ils soient rappés à Bruxelles ou à Paris. Dalsim organise un concert via son ASBL et place Grodash en tête d’affiche. C’est un rappeur français assez connu : « Il faut voir comment les portes elles s’ouvrent, plus simple. C’est pour ça, j’ai Give me 5, j’ai Lezarts Urbains [en coorganisateurs] parce qu’ ils ont vu Grodash […]. On serait venu qu’ entre nous, ils auraient dit “Ouais ouais bon”. Tu vois ? C’est là que tu vois c’est quoi le game. Il y a pas de soucis, moi j’ai des contacts avec tout ces gens-là. Vous voulez des Français, vous voulez nanani ? Okay, nous on s’cache derrière, on fait notre promotion. » La plupart des rappeurs de la capitale qui font du rap sérieux et qui ont percé sont signés en France, c’est ce que recherchent aussi une partie des artistes émergents de Bruxelles en se créant un réseau professionnel et médiatique à Paris. « Johnny Hallyday, même lui il a bougé d’ici et moi, Dalsim, Matonge, tu veux que je fasse quoi ? J’me casse ! » Le lendemain de notre interview, Dalsim allait en France répondre aux questions du journaliste spécialisé Tonton Marcel.
Quand les bourgeois vont comprendre qu’on peut se faire de l’oseille avec cette musique de singe, bah là on pourra se mettre bien.
« Maison de disques, j’leur ai dit “non”,
j’étais peut-être trop incisif
Elles me disaient qu’être blanc, ça fait vendre,
elles voulaient faire de moi le prochain Sinik
Elles me disaient “tu peux tout péter, wesh,
mais t’es en France, sois efficace
commence d’abord par masquer que t’es belge”,
dès qu’j’suis rentré j’ai écrit BX Vibes, ok »
(Scylla, BX Vice).
[1] « Le rap est le genre musical le plus présent dans l’espace public, au point qu’il nous est devenu familier de l’entendre » (F. DEBRUYNE, « Présence et expérience du rap en public : banalité, trouble et disqualification morale », Volume !, 17:2, 2020.
[2] « Rokia Bamba », Bruzz, 2022.
[3] M. DALIBERT, « Du “bon” et du “mauvais” rap ? Les processus médiatiques de hiérarchisation artistique », Volume !, 17:2, 2020.
[4] Que l’on peut traduire par le rap de gangster, qui parle crûment de la rue.
[5] M. DALIBERT, idem.
[6] A. LAPIOWER, Total respect : la génération Hip-Hop en Belgique, éd. EVO, 1997.
[7] Livre édité par les membres du label Souterrain Prod pour raconter leur histoire. Il a été publié à 1 000 exemplaires.
[8] Il raconte son parcours et le milieu du hiphop des années 1990 à sa digitalisation.
[9] L’émission « H.I.P.H.O.P » sur TF1.
[10] Voir https://melodiggerz.be
La ville en vers
- « Rap de Bruxelles, racisme & dépendance », par Aliocha Jousselin – 12.07.23