Marxisme Noir, du théoricien politique africain-américain Cedric Robinson, est disponible en français. Paru pour la première fois il y a une quarantaine d’années, ce livre-somme est un classique de la théorie critique de la fin du siècle. Démesurément ambitieux, il offre à la fois une histoire longue de l’éveil du racisme européen moderne et, comme en vis-à-vis, une genèse de l’activisme et de la pensée révolutionnaires noires.
Si l’ouvrage, épais et dense, au style allusif et labyrinthique, fascine depuis longtemps étudiants et jeunes chercheurs aux États-Unis ou en Grande Bretagne, c’est en partie du fait des malentendus et des querelles d’interprétation qu’il rend possible. Son titre lui-même n’est pas sans embarras. Le marxisme noir dont il sera question n’est en effet pas à proprement parler l’objet du livre, mais plutôt l’annonce d’un paradoxe.
Le statut de ce titre évoque celui d’un célèbre ouvrage du philosophe Jacques Derrida : De La Grammatologie. Au tiers du livre, l’auteur nous annonce que cette fameuse « grammatologie », cette science de l’écriture qu’il se proposait de questionner, est en réalité impossible. Il consacrera donc le reste de ses efforts à ce qui constitue le ressort intime de l’écriture, à savoir la question de la différence. De la même manière, Robinson nous fait vite comprendre que ce fameux marxisme noir n’existe pas. Si les Noirs d’Afrique et des Amériques, ont à ses yeux tout à gagner en embrassant un projet socialiste de libération, celui qui s’est donné sous le nom propre de Karl Marx n’est pas exempt de critiques.
Pour Robinson, le marxisme est une tentative de mettre fin aux maux causés par la civilisation occidentale depuis l’intérieur même de cette civilisation. Or, pour les populations victimes du racisme et de la brutalité coloniale, expulsés à la lisière de l’humanité, un tel projet demeure insuffisant. La philosophie de l’histoire de Marx considérait l’avènement du socialisme à la fois comme le coup d’arrêt du capitalisme et comme son parachèvement. Il s’agissait en d’autres termes de se débarrasser de l’exploitation, mais non des usines. Du travail aliéné, mais non de la production moderne.
Or Robinson tire de sa lecture érudite de l’histoire des révoltes serviles une toute autre leçon, notant que « la résistance des esclaves noirs a souvent évolué naturellement vers le marronnage, manifestation d’une détermination africaine à se dégager, à se soustraire au contact. Pour reconstruire la communauté, les radicaux noirs ont pris le chemin de la brousse, des montagnes, de l’intérieur. » Les marrons, c’est-à-dire les esclaves en fuite, rassemblés en communautés de vie et de combat, ne cherchaient pas à perfectionner la plantation de canne ou de coton en la rendant plus égalitaire. Ils n’avaient de cesse de la fuir, voire de la réduire en cendres. Ils cherchaient à se dérober au capitalisme, à l’impérialisme et à leur monde, en inventant des formes d’organisation sociales inspirées des traditions populaires de l’Afrique de l’Ouest dont les esclaves étaient issus.
Marxisme Noir présente une vive généalogie de cette conscience révolutionnaire africaine qui, aux yeux de Robinson, a pour vertu de ne pas avoir cédé à la tentation scientiste propre aux formes occidentales dominantes du socialisme. En effet, il cherche à démontrer à la fois la source commune du capitalisme et du socialisme dit « scientifique » et la particularité des luttes noires, leur extériorité historique par rapport formes de vie européennes.
Le livre de Robinson est surtout resté dans les mémoires pour avoir popularisé ou propulsé deux concepts qui se sont depuis largement disséminés dans les études noires et la théorie critique. Le premier est le concept de « capitalisme racial » et le second celui de « tradition radicale noire ».
La notion de capitalisme racial n’est pas une invention de Robinson, puisqu’elle apparait en 1976 sous la plume de deux socialistes sud-africains blancs, Martin Legassick et David Henson, dans un article intitulé « Les investissements étrangers et la reproduction du capitalisme racial en Afrique du Sud ». Les auteurs cherchent à montrer comment racisme et capitalisme tendent à fonctionner de concert. Mais, rapidement, le texte est attaqué par sa gauche. Dans l’édition d’octobre 1979 de la revue maoïste noire Ikwezi, il est mis en cause depuis une perspective non seulement socialiste et révolutionnaire, mais aussi panafricaine.
En effet, le concept de capitalisme racial est accusé de passer sous silence le racisme des ouvriers blancs et de les inclure indument au sein d’un sujet révolutionnaire multiracial abstrait, « la classe ouvrière sud-africaine », que l’apartheid a rendu impossible. C’est de cette seconde perspective que les analyses de Robinson sont les plus proches ; cependant, il reprend à son compte le concept de capitalisme racial, en cherchant à lui conférer davantage de profondeur historique. Chez Robinson, le capitalisme racial n’est pas une forme particulière de capitalisme. Il désigne une tendance historique de l’économie et du pouvoir européens en général : la radicalisation toujours plus profonde des différences anthropologiques, jusqu’à ce qu’elles fonctionnent comme des hiérarchies entre les humains. Autrement dit, il existerait une continuité entre les serfs du féodalisme et les esclaves noirs des plantations américaines. Le capitalisme racial nomme ainsi une intrication intime du racisme et de l’économie consubstantielle à la civilisation occidentale.
Aux yeux de Robinson, la tradition radicale noire « n’est pas une variante du radicalisme occidental dont les promoteurs se trouveraient être noirs. Il s’agit plutôt d’une réponse spécifiquement africaine à une oppression qui émerge des déterminants immédiats du développement européen à l’époque moderne » . La notion de tradition radicale noire répond à une lacune dans notre interprétation de l’histoire. D’un côté, on doit constater l’abondance et à la variété des luttes noires contre le colonialisme, la servitude et l’exploitation et la richesse de la pensée politique des descendants d’esclaves. Mais nous sommes aussi confrontés à notre manque de mots pour donner un nom, une consistance et une cohérence à cet héritage. La tradition radicale noire désigne cette trajectoire spécifique où s’entrelacent les survivances fantomatiques du passé africain et les nécessités actuelles de la révolte.
Le dernier tiers de l’ouvrage est consacré à la pensée de trois intellectuels des Amériques parmi les plus influents du XXe siècle : W.E.B. Du Bois, C.L.R. James et Richard Wright. Ces trois auteurs ont connu des parcours intellectuels analogues. D’abord une formation classique qui les a exposés à l’héritage culturel européen, telle que l’envisageait la bourgeoisie américaine du tournant du siècle. Dans un second temps vient la tentation du socialisme marxiste : l’exigence pour ces penseurs de lier leur destin à la réalisation d’un projet révolutionnaire. Puis, enfin, la découverte d’un héritage politique noir et la prise de conscience de l’endurance de la violence négrophobe qui les pousse à transformer, préciser ou amender leur rapport à l’ambition communiste. Dans ces trois exemples se jouent autant de tentatives de s’approcher d’un « marxisme noir », mais dont la synthèse ne sera jamais vraiment réalisée.
Aux confluents de l’histoire sociale, de la philosophie politique et de l’activisme noir, le dédale que représente ce Marxisme Noir ouvre vers d’innombrables stratégies de lecture et rend possible une pluralité d’interprétations. En revanche, il est certain qu’il demeurera pour la postérité un texte qui a pris acte de la profondeur historique et des particularités politiques de la condition noire. Au milieu des années 1980, alors que le mur de Berlin commençait à se fissurer et que l’héritage du Black Power semblait s’essouffler, en s’emparant des mots « marxisme » et « noir », Robinson bravait l’air du temps. Ce faisant, il traçait un sillon dont nous n’avons encore qu’entrevu l’immense fécondité.
Le 24 Février 2024 à 19h à la Librairie Météores : Venez discuter du classique « Marxisme Noir » de Cedric Robinson en français grâce à éditions entremonde , avec une préface de Selim Nadi et une co-traduction de Sophie Coudray, à l’invitation de Bruxelles Panthères en collaboration avec la Librairie Météores.
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