Avec l’aimable autorisation des éditions Entremonde, nous publions ci-dessous un extrait de l’introduction de l’ouvrage classique de Cedric Robinson, Marxisme noir. La genèse de la tradition radicale noire (https://entremonde.net/marxisme-noir). Bien que certains aspects de cet ouvrage soit discutables (et à discuter), sa traduction vient combler un manque important dans le monde francophone. S’intéressant à la genèse de la tradition radicale noire ainsi qu’à ce qu’il nomme le capitalisme racial, l’enquête de Robinson permet de discuter avec sérieux et rigueur de nombre d’aspects qui animent régulièrement les débats au sein de la gauche et de l’antiracisme. Cette traduction est accompagnée de la traduction de l’avant-propos de Robin Kelley – sans doute l’un des plus éminents intellectuels noirs étatsunien vivant – ainsi que d’une longue introduction de Selim Nadi, permettant de restituer l’importance (et les limites) de cette œuvre dans les discussions plus larges autour du capitalisme et de la race. Nous rajoutons également la table des matières de l’ouvrage, plus bas, afin que le lecteur puisse avoir une idée de la structuration de l’ouvrage.
L’extrait :
« Durant la majeure partie des deux derniers siècles, dans les sociétés occidentales, l’opposition active et intellectuelle de la gauche à la domination de classe a été dynamisée par la perspective d’un ordre socialiste : une organisation des rapports humains basée sur le partage de la responsabilité et de l’autorité vis-à-vis des moyens de production et de reproduction sociale. Cette perspective a connu de nombreuses variantes, mais au cours des années de luttes, la tradition qui se rapporte à l’oeuvre et aux écrits de Karl Marx, Friedrich Engels et Vladimir I. Lénine s’est avérée être la plus solide. Bien évidemment, le terme « tradition » est utilisé ici dans une acception relativement vague, l’histoire ayant démontré que les divergences d’opinions et d’actes entre Marx, Engels et Lénine étaient tout aussi importantes que ce sur quoi ils s’accordaient. Toutefois, que ce soit dans le langage courant comme universitaire, ces trois intellectuels-militants sont considérés comme les principales figures du socialisme marxiste ou marxiste-léniniste. Le marxisme a été fondé sur l’étude de l’expropriation capitaliste et de l’exploitation de la force de travail, abordée en premier lieu par Engels, avant d’être développée par Marx dans sa « théorie matérielle de l’histoire », son identification des systèmes évolutifs de production capitaliste et de l’inévitabilité de la lutte des classes, puis plus tard complétée par la conception qu’avait Lénine de l’impérialisme, de l’État, de la « dictature du prolétariat » et du rôle du parti révolutionnaire. C’est ce qui a fourni le vocabulaire idéologique, historique et politique de la majeure partie de la présence radicale et révolutionnaire ayant émergé dans les sociétés occidentales modernes. Ailleurs, dans des contrées économiquement parasitées par le système capitaliste mondial, ou dans ces rares cas dans lesquels sa conquête a été repoussée par des formations historiques concurrentes, certains types de marxisme se sont, une fois encore, traduits par une préoccupation pour un changement social fondamental.
Néanmoins, il reste juste de dire qu’à l’origine, c’est-à-dire dans son substrat épistémologique, le marxisme est une construction occidentale – une conceptualisation des affaires humaines et du développement historique émergeant des expériences historiques des peuples européens, médiées à leur tour par leur civilisation, leurs ordres sociaux et leurs cultures. Ses origines philosophiques sont sans aucun doute occidentales. Mais on peut en dire autant de ses présupposés analytiques, de ses perspectives historiques, de ses points de vue. Cette conséquence des plus naturelles a pris une ampleur pour le moins inquiétante, puisque les marxistes européens ont le plus souvent présumé que leur projet coïncidait avec le développement historique mondial. Désorientés, semble-t-il, par l’ardeur culturelle des civilisations dominantes, ils ont pris pour des vérités universelles les structures et dynamiques sociales issues de leur propre passé, lointain comme plus proche. Plus important encore, les structures les plus profondes du « matérialisme historique », la connaissance préalable à sa compréhension des mouvements historiques, ont tendu à exonérer les marxistes européens de leur devoir de recherche sur les effets considérables qu’ont eus sur leur science la culture et l’expérience historique. L’existence des idées directrices qui ont persisté dans la civilisation occidentale (et Marx lui-même, comme nous le verrons, a été amené à admettre de tels phénomènes), réapparaissant à des « stades » successifs de son développement jusqu’à dominer l’arène de l’idéologie sociale, ne trouve que peu voire pas de justification théorique dans le marxisme. L’une de ces idées récurrentes est le racialisme : la légitimation et la corroboration de l’organisation sociale comme étant naturelle par rapport aux éléments « raciaux » qui la composent. Bien que n’étant pas spécifiques aux peuples européens, son apparition et sa codification au cours de la période féodale, au sein des conceptions occidentales de la société, allaient avoir des conséquences considérables et persistantes. »
Tables des matières
Préface à l’édition française par Selim Nadi —7
Avant-propos par Robin D. G. Kelley —49
Préface à l’édition de 2000 —73
Préface à l’édition originale —83
Remerciements —85
Introduction —87
Partie 1 Émergence et limites du radicalisme européen
1 Le capitalisme racial : le caractère non objectif du développement capitaliste —97
2 La classe ouvrière anglaise comme miroir de la production —131
3 La théorie socialiste et le nationalisme —157
Partie 2 Les racines du radicalisme noir
4 Processus et conséquences de la métamorphose de l’Afrique —199
5 Le commerce transatlantique des esclaves et la main- d’oeuvre africaine —259
6 L’archéologie historique de la tradition radicale noire —293
7 La nature de la tradition radicale noire —377
Partie 3 Radicalisme noir et théorie marxiste
8 L’apparition d’une intelligentsia —387
9 L’historiographie et la tradition radicale noire —405
10 C. L. R. James et la tradition radicale noire —505
11 Richard Wright et la critique de la théorie de classe —587
12 En guise de conclusion —617
Bibliographie —633
Index des noms —659