En avril dernier, la police a tamponné à Paris trois gamins circulant en scooter sans casque. En Belgique, une affaire similaire avait provoqué en 2020 un très vif émoi : en plein confinement, au terme d’une course-poursuite dans les rues de Bruxelles, un véhicule de police avait percuté Adil, 19 ans, mort sur le coup. Les nouveaux éléments révélés par Blast, Le Soir et la RTBF sonnent comme un coup de tonnerre. Avant-hier, mardi 12 mai, la chambre du conseil devait décider des suites à donner à l’affaire, sur laquelle le parquet préfère fermer les yeux. Décision reportée. Il y a quelques jours, devant la juge d’instruction, une collègue du policier au volant de la Corsa banalisée qui a fait barrage au scooter s’est épanchée sur son racisme pathologique : « J’en ai sorti un de la rue », s’est vanté l’inspecteur principal après le choc fatal. Autre révélation, un courrier dont la hiérarchie a eu connaissance circulait en interne pour dénoncer les mêmes faits.
Anderlecht (Bruxelles), le vendredi 9 avril 2020. La Belgique se confine, la circulation des biens et des personnes est réduite aux besoins essentiels. Le jeune Adil Charrot, 19 ans, se balade en scooter en compagnie d’un ami. Toute sa famille habite près du quai de l’Industrie, au cœur d’un quartier populaire d’Anderlecht. Il y a un canal, et peu de passage vu le contexte. La Grand’Place est à deux kilomètres et demi à peine.
L’affaire Adil, c’est un peu le George Floyd des Belges. À l’issue d’une course-poursuite insensée, le jeune Belge d’origine marocaine se fracasse le crâne contre un véhicule de police banalisé dont les gyrophares sont éteints. Il est projeté à plusieurs mètres.
Les policiers ont pris les deux amis en chasse pour un simple « contrôle covid ». Adil a accéléré. Par réflexe ? Par peur ? Au moins trois équipes de policiers sont directement impliquées dans la chasse au gamin. Elles aussi appuient sur le champignon. Ça se resserre sur le quai de l’Industrie, où Adil revient au bercail.
Une voiture banalisée de type Opel Corsa, pilotée par l’inspecteur de police principal T., dit avoir essayé de faire un barrage. Adil Charrot ne peut éviter la collision. C’est l’embardée fatale. Son ami, qui avait semé les policiers lancés à leur poursuite, reçoit un message sur Snapchat : « Ils ont tué Adil. » Heure du décès : 21h14, une dizaine de minutes après le début de la course-poursuite. Une centaine de secondes après l’impact.
L’omerta fracassée
Les jours suivants, le cœur de Bruxelles bat la chamade. Il y a des émeutes, une arme à feu est volée dans le fourgon d’une équipe d’intervention. Ça craint. Et comme souvent au royaume de Belgique, la justice se montre lente, très lente. Pire : malgré les nombreuses zones d’ombre du dossier – des changements de versions, des soupçons de racisme, des images de vidéo-surveillance qui font défaut dans les deux secondes précédant le choc –, le parquet de Bruxelles demande un non-lieu pour les cow-boys de la zone de police Bruxelles-Midi. A ses yeux, il s’agit d’un simple accident de circulation. La faute à pas de chance.
Images Blast / Thomas Haulotte.
Trois ans plus tard, l’instruction est toujours en cours. En ce début du mois de mai 2023, les avocats de la famille d’Adil – dont le vice-président de la Fédération internationale pour les droits humains, Alexis Deswaef – peaufinent leurs arguments, comme le ténor du barreau Sven Mary, qui après avoir assuré un temps la défense de Salah Abdeslam dans le dossier des attentats de Bruxelles soigne désormais celle de l’inspecteur T. et de ses collègues. Ce mardi 16 mai une étape importante était programmée. Les parties au dossier avaient rendez-vous avant-hier matin devant la chambre du conseil. Dans la procédure judiciaire belge, c’est elle qui décide si une affaire doit être ou pas renvoyée devant un tribunal.
Au moment d’arriver à la réunion, chacun était bien décidé à camper sur ses positions. La surprise est d’autant plus retentissante quand les avocats sont informés que de nouvelles pièces viennent d’être versées au dossier. Un coup de théâtre comme il s’en produit peu en matière de violences policières : le 5 mai, une policière de la zone Bruxelles-Midi, appelons-là Malika, balance l’inspecteur T. sur procès-verbal.
Dans son audition devant la juge d’instruction en charge du dossier Adil, Malika témoigne du racisme ambiant dans les commissariats du centre de Bruxelles, de la nonchalance de l’état-major et de l’attitude « particulière » de l’inspecteur qui a stoppé la route et la vie d’Adil Charrot. La fonctionnaire n’est pas venue les mains vides : dans son sac, elle a emmené un courrier explosif, qu’elle remet à la juge Aurélie Dejaiffe. Il a été rédigé par un groupe de policiers. Adressée à leur hiérarchie, la lettre dénonce l’attitude et les propos inacceptables de l’inspecteur T.. Elle pointe par ailleurs le fait que ses dérives ont été couvertes par un commissaire de la zone Midi. Accablant.
L’omerta vient de se briser d’un coup. Dans la foulée, la juge Dejaiffe ajoute ces pièces brûlantes au dossier. C’est donc dans ces conditions, après ce spectaculaire rebondissement, que la chambre du conseil du tribunal correctionnel de Bruxelles a décidé hier de geler la procédure, pour un supplément d’information. Prochain rendez-vous, le 5 septembre. On vous le disait : en Belgique, tout est si lent quand la police dévoile sa face sombre…
Racisme et sexisme
Que disent ces documents révélés en exclusivité par Blast, la télévision publique RTBF et le quotidien belge Le Soir ? Que l’inspecteur T., conducteur de la voiture qui a percuté Adil, se serait vanté devant ses collègues policiers « [d’]en avoir sorti un de la rue ». La référence aux racines marocaines ou maghrébines du jeune homme décédé est transparente.
Document Blast.
Rédigée et envoyée à une date inconnue, la lettre du groupe d’intervention de la zone Midi crie au racisme, au sexisme et pointe les manières autoritaires de leur coordinateur. Ce qu’elle décrit fait froid dans le dos : « L’Inspecteur Principal de Police T. fait et a fait preuve à plusieurs reprises de comportements xénophobes, racistes et sexistes à l’encontre des membres du GIG 3. Plusieurs remarques ou insultes racistes ont été proférées à l’encontre d’inspecteurs de police d’origine étrangère. Nous citons, et veuillez nous pardonner : « Bougnoule, Bouns, S5. Vous enculez des chèvres dans vos pays d’origine, je ne comprends pas que vous ne mangiez pas de porc ».
« Bougnoule, Bouns, S5. Vous enculez des chèvres
« Ça ne s’arrête pas là », préviennent les auteurs de l’alerte. Et on reparle de l’affaire Adil : « Plusieurs remarques déplacées et racistes, concernant l’incident dans lequel l’Inspecteur de Police Principal T. a été impliqué (affaire du jeune Adil), ont été faites sans aucune gêne et de façon répétitive par l’officier T. lui-même. » Pire, ces faits de racisme auraient été couverts par le commissaire de police D : « Ce dernier était au courant de la situation et a cautionné le comportement de l’inspecteur principal T. durant toute la durée de sa fonction au sein de notre GIG (pour Groupe d’intervention/Interventie Groep, ndlr) ».
Document Blast.
Raciste, l’inspecteur principal T. l’est à l’évidence en toute décontraction, mais pas seulement. Il est également misogyne et sexiste. Il apprécie peu de cohabiter avec des femmes et ne se gêne pas pour l’exprimer ouvertement à celles de l’unité : « Plusieurs collègues féminines sont à bout et ne supportent plus les remarques faites par l’Inspecteur T. Ce dernier ne cesse de faire allusion à leur physique et au fait que de par leur sexe, elles seraient plus faibles. »
La police belge, institution à la dérive
Cette lettre, qui sonne comme un appel à l’aide adressé par une équipe « à bout de cette situation répétitive et infernale », dépeint une institution et une hiérarchie policières qui couvrent ses membres les plus racistes et les plus violents. Mardi midi à Bruxelles, la famille et les proches d’Adil ont tenu à réagir à ce rebondissement survenu devant la chambre du conseil. Ils se disent « profondément choqués par ce qu’ils ont lu. »
Ses frères expliquent par ailleurs connaître « plusieurs jeunes qui sont poursuivis suite aux émeutes à Anderlecht, une semaine après le décès d’Adil. Ces jeunes dénoncent le racisme de certains policiers, ce que cette nouvelle pièce vient confirmer ».
« D’un commun accord
Interrogé mardi soir par Blast sur ces éléments, le chef de corps de Bruxelles-Midi, Jurgen De Landsheer, assure n’avoir jamais reçu directement la lettre d’alerte de ses hommes, contrairement à son directeur des opérations comme l’indique ce mercredi matin la RTBF. Jurgen De Landsheer affirme en revanche que l’inspecteur de police principal T. a été muté vers un autre service en février 2023, environ trois mois après avoir fait l’objet d’un premier recadrage après que des membres du GIG 3 lui aient confirmé le caractère problématique de son comportement. Une décision, Jurgen De Landsheer le précise, qui ne relève « pas d’une sanction disciplinaire » mais « d’un commun accord ».
Le chef de corps, par ailleurs, refuse de qualifier de racistes les propos imputés à l’INPP. « J’ai demandé à son directeur qui est francophone. Pour lui ce sont des propos qui sont déplacés, beaufs, mais sans intention de racisme. »
Ces révélations promettent de faire grand bruit. Elles constituent un électrochoc pour la Belgique. Alors que des policiers épuisés demandent à changer de service (pour fuir le harcèlement) et que d’autres Adil meurent entre les mains de la police (lire à la suite, en encadré), l’inspecteur T. semble donc libre d’appliquer ailleurs ses méthodes. La beaufitude et le racisme confondus ont de beaux jours en perspective dans les rangs de la police.
En face, dans le même temps, alors que trois années se sont déjà écoulées, toujours pas de procès public en vue pour le camp et la famille d’Adil. Jusqu’ici, le parquet de Bruxelles ne voulait pas même en entendre parler.
Ces pièces explosives, dont nos trois médias révèlent conjointement l’existence, peuvent-elles faire changer les choses ? Réponse en septembre peut-être – et probablement bien plus tard. Perdus dans les méandres de la justice, les proches du jeune homme tentent tant bien que mal de faire face à un deuil et une affaire douloureuses, tout en se battant pour faire jurisprudence.« C’est notre devoir de ne pas rester silencieux », disent-ils. Pour tous les jeunes des quartiers bruxellois, qui pensent à raison « ça aurait pu être moi ».
Crédits photo/illustration en haut de page :
Blast, le souffle de l’info
LUNDI 22 Mai À 18:30Interpellation du conseil de police de la zone midi contre l’impunitéMaison Communale de Saint-Gilles
https://www.facebook.com/events/792457439265515/?ref=newsfeed
Décès d’Adil à Anderlecht : le policier qui a percuté le jeune homme accusé de racisme par plusieurs collègues
Par Fabrice Gérard pour la cellule Investigation avec Philippe Engels et Thomas Haulotte
C’est un nouvel élément dans le dossier de la mort du jeune Adil qui pourrait bien influencer le cours de la procédure judiciaire en cours. Il s’agit d’un témoignage circonstancié d’une fonctionnaire de police membre de la Zone de Police Midi. C’est dans cette zone que travaillent les trois policiers inculpés d’homicide involontaire survenu le 10 avril 2020 dans la commune bruxelloise d’Anderlecht.
Ce jour-là, Adil, 19 ans à l’époque, tente de se soustraire à un contrôle de police. On est alors en plein confinement et le jeune homme prend la fuite en scooter lorsqu’il entre en collision avec un véhicule banalisé de la police arrivé en renfort.
Trois ans plus tard, le dossier est toujours à l’instruction et devait être plaidé hier devant la chambre du conseil. Mais une nouvelle pièce, versée au dossier le 4 mai dernier, et dont nous avons pu prendre connaissance en compagnie de nos collègues du Soir et des journalistes Philippe Engels et Thomas Haulotte, a provoqué un nouveau report fixé au 5 septembre prochain. Une pièce du dossier qui risque de provoquer un véritable tsunami au sein de la Zone de Police Midi et des membres du conseil de police.
L’Inspecteur a tenu des propos racistes par rapport au jeune Adil. Il se serait également vanté d’avoir déjà tué
C’est donc le 4 mai dernier que l’inspectrice de police est entendue par la juge d’instruction en charge du dossier. La policière est entendue dans le cadre d’un autre dossier. Mais lors de ses déclarations, elle fait part à la juge de propos entendus par rapport à l’affaire Adil Charrot et au policier qui a percuté le jeune homme. Et elle explique : « Les trois quarts de ses hommes sont venus me trouver pour me dire que l’intéressé tenait des propos pour le moins interpellant par rapport au décès du jeune Adil. Je précise que ce ne sont pas juste les hommes de son équipe, mais une grande partie des policiers du commissariat qui font état de ces propos ».
Ces propos présumés, les voici : « L’inspecteur principal a tenu des propos racistes par rapport au jeune Adil. Il m’est également revenu de ses hommes que ce dernier se vantait d’en avoir sorti un de la rue par rapport à la mort du jeune Adil. Il se serait également vanté d’avoir déjà tué ».
Un rapport administratif accablant et des accusations de racisme, de sexisme et de harcèlement
Mais ce n’est pas tout. La policière a joint à ses déclarations un rapport administratif que plusieurs de ses collègues ont adressé au directeur opérationnel de la Zone Police Midi ainsi qu’au chef de corps Jurgen De Landsheer. Un rapport dans lequel de graves accusations quant au comportement du policier qui a percuté Adil sont dénoncées.
« Nous mettons en avant le fait que l’inspecteur principal se montre dégradant et démotivant à l’encontre de nouveaux collègues débutant leur carrière au sein de notre zone de police. Ces derniers se sentent écrasés, évincés et sans aucune utilité depuis leur arrivée au sein de notre équipe, et ce, à cause de la pression qu’effectue le policier : menaces de note de fonctionnement non justifiées, menace de déplacement dans une autre équipe et/ou service ».
Comportements racistes et xénophobes
Et la liste des griefs ne s’arrête pas là. Les policiers qui ont saisi leur hiérarchie indiquent qu’il existe « des faits plus graves et pouvant faire l’objet de poursuites judiciaires« .
Morceaux choisis : « L’inspecteur principal fait preuve et a fait preuve à plusieurs reprises de comportements xénophobes, racistes et sexistes à l’encontre des membres de son équipe. Plusieurs remarques ou insultes racistes ont été proférées à l’encontre d’inspecteurs de police d’origine étrangère. Nous citons, et veuillez nous en excuser, des termes comme bougnoul, bouns, vous enculez des chèvres dans vos pays d’origine, je ne comprends pas que vous ne mangiez pas de porc ».
Les auteurs insistent et expliquent que ces comportements et remarques « ne se limitent pas aux membres du personnel et qu’il en va de même avec la population, et ce en présence d’inspecteurs de police ». Clou de ce triste spectacle, à en croire les déclarations des policiers, « plusieurs remarques déplacées et racistes concernant l’incident de la mort du jeune Adil dans lequel l’inspecteur principal a été impliqué ont été faites sans aucune gêne et de façon répétitive par l’intéressé ».
Une hiérarchie mise au courant mais qui ne réagit pas
Dans leur exposé, les policiers insistent également sur l’inertie de leur hiérarchie, notamment celle d’un commissaire de police qui chapeaute l’ensemble des services d’intervention de la Zone de Police Midi. « Ce dernier était au courant de la situation et a cautionné le comportement de l’inspecteur de police durant toute la durée de sa fonction au sein de notre unité ». Et les policiers de conclure « que le contrat de confiance entre l’inspecteur et les membres de son équipe est totalement rompu. Nous sommes à bout de cette situation répétitive et infernale pour bon nombre de nos collègues ».
Contacté ce mardi 16 mai en fin de journée, Jurgen De Landsheer, le chef de zone a une autre version : « Dès que nous avons été avertis à l’automne 2022, nous avons convoqué l’intéressé pour le recadrer. Il a été déplacé en février 2023 dans un autre service et n’a plus posé de problème depuis. Il n’a jamais fait l’objet d’aucune poursuite pour fait de racisme ou pour harcèlement. Alors oui, c’est quelqu’un que l’on peut qualifier de lourd, un beauf comme on dit dans le jargon, mais c’est un excellent policier qui a même été récemment promu ». Conscient du caractère sensible de nos révélations, le chef de zone a décidé de saisir le comité P, l’organe de contrôle des services de police.
L’avocat du policier dénonce une violation du secret de l’instruction
Du côté de la défense du policier, l’avocat Sven Mary dénonce une violation du secret de l’instruction. « L’affaire Adil remonte à avril 2020 et ce n’est que trois ans plus tard que cette nouvelle pièce apparaît. Je m’en étonne et j’ai donc sollicité des devoirs complémentaires auprès de la juge d’instruction pour vérifier la crédibilité de ces nouveaux éléments ».
Sollicité également, le parquet de Bruxelles ne fait aucun commentaire. « L’affaire n’a pas encore été plaidée sur le fond et le débat aura lieu dans la salle d’audience, pas par voie de presse ». Rappelons que depuis novembre 2020, le parquet demande un non-lieu pour les trois policiers inculpés ainsi que pour la zone de police également poursuivie. Les chefs d’inculpation étant, outre l’homicide involontaire, la discrimination, la non-assistance à personne en danger et la coalition de fonctionnaires.
La famille d’Adil sous le choc
Présente hier lors de la chambre du conseil, la famille d’Adil a également réagi à ces nouvelles révélations.
Par la voix de leur avocat Alexis Deswaef, elle note « que ces faits de racisme étaient visiblement connus et dénoncés en interne au sein de la zone de police et qu’ils sont également visés dans le dossier de la mort d’Adil ». Et qu’il faudra que le commissaire en chef et la culture du silence trop souvent présente à la police fassent place à des réponses et des éclaircissements. Pour la famille d’Adil et pour tous ceux qui sont décédés à la suite d’interventions de la police.