Ceux qui tentent de minimiser la colère de l’opinion publique à la suite de la mort du gréviste de la faim ne veulent pas parler du régime carcéral violent contre lequel il luttait.
Par Amjad Iraqi, le 5 mai 2023
Dans une autre vie, Khader Adnan aurait pu être un personnage discret. Musulman profondément religieux portant une longue barbe caractéristique, Adnan tenait une boulangerie dans sa ville natale d’Arraba, près de Jénine, en Cisjordanie. Il était le père de neuf enfants qui l’adoraient et le mari de Randa Adnan, qu’il considérait comme le pilier de leur famille. Son affiliation au Jihad islamique, une faction ferme et militante, dérangeait de nombreux Palestiniens, y compris d’autres islamistes. Pourtant, même ceux qui ne partageaient pas ses convictions savaient qu’Adnan était un homme humble et attentif qui prenait soin de sa communauté et pratiquait sa politique par le biais de la solidarité.
Mais Adnan n’aurait jamais pu vivre une vie ordinaire. Son éducation dans le nord de la Cisjordanie a été assombrie par un appareil militaire oppressif qui a étouffé ses mouvements et opéré à sa guise dans son pays d’origine. En 1999, alors qu’il était étudiant militant à l’université de Birzeit, il a été incarcéré à deux reprises par les deux autorités qui géraient l’occupation – d’abord par l’armée israélienne, puis par les forces de sécurité palestiniennes. Au cours des 24 années qui ont suivi, Adnan a été arrêté à de multiples reprises, généralement dans le cadre d’une « détention administrative » israélienne, sans la moindre procédure régulière. Il est devenu une icône de la résistance tout en exaspérant ses geôliers israéliens depuis ses cellules de prison et ses lits d’hôpitaux.
La mort d’Adnan, survenue mardi à l’âge de 45 ans, à la suite d’une grève de la faim de 86 jours contre sa dernière incarcération, a suscité des réactions dans toute la société palestinienne. Mais à part les nombreux messages sur les réseaux sociaux et plusieurs manifestations, il n’y a eu jusqu’à présent que peu d’agitation dans les rues.
Les raisons sont sombres et donnent à réfléchir. La mort est devenue tellement omniprésente dans la réalité palestinienne que beaucoup sont devenus insensibles à la douleur collective constante. Le mouvement des prisonniers, bien que toujours important, a perdu beaucoup de son influence ces dernières années face à un appareil sécuritaire de plus en plus intransigeant. Le corps politique palestinien est tellement fracturé que peu de leaders ou d’incidents sont actuellement capables de mobiliser les masses. Tout cela est le fruit d’un régime israélien qui, par sa violence et son impunité, a rendu les vies palestiniennes inutiles et a écrasé toute velléité de résistance palestinienne, même celle d’un boulanger affamé.
Israël et ses partisans ont mis en avant l’appartenance d’Adnan au Djihad islamique et son soutien à la lutte armée pour discréditer la colère de l’opinion publique à la suite de sa mort. Mais ils ne comprennent pas pourquoi tant de Palestiniens, même ceux qui ne suivaient pas ses idées, le révèrent comme un symbole national. Ils ne veulent pas parler de l’État carcéral qui peut enfermer n’importe quel Palestinien sans procès, peu importe qui il est ou ce qu’il a fait. Ils ne veulent pas parler des tribunaux militaires qui se targuent d’un taux de condamnation de 99 % sur la base de « preuves secrètes » et de motifs juridiques des plus médiocres. Ils ne veulent pas parler des abus quotidiens des soldats et des colons israéliens en Cisjordanie qui, après cinq décennies, n’ont aucune envie de partir.
Chaque Palestinien ne connaît que trop bien ces expériences ; c’est pourquoi, au-delà des clivages sociaux, nous nous reconnaissons tous en Khader Adnan. Nous voyons la cruauté de nos oppresseurs, l’indifférence de la communauté internationale et la fragilité de nos corps. Mais nous voyons aussi en lui notre persévérance obstinée, notre amour pour nos familles et notre aspiration à la liberté.
Adnan rejoint maintenant une longue lignée de Palestiniens dont nous commémorons la vie au mois de mai : de la journaliste Shireen Abu Akleh, abattue par des tireurs d’élite israéliens l’année dernière, aux centaines de milliers de personnes dépossédées il y a 75 ans lors de la Nakba. Alors même que nous nous remémorons une nouvelle tragédie, les Palestiniens continuent de se battre pour cette autre vie – une vie libérée du joug colonial, dans laquelle Shireen s’exprimerait à la télévision et Khader fabriquerait notre pain quotidien, avec le sourire sur leurs visages.
Amjad Iraqi est rédacteur en chef du magazine +972. Il est également analyste politique au sein du groupe de réflexion Al-Shabaka et était auparavant coordinateur des activités de plaidoyer au centre juridique Adalah. Outre le magazine +972, ses écrits ont été publiés dans la London Review of Books, The Nation, The Guardian et Le Monde Diplomatique, entre autres. Il est un citoyen palestinien d’Israël, basé à Haïfa.
Source : 972 Magazine
Traduction : AGP pour l’Agence Média Palestine
Khader Adnan, un esprit et un corps en lutte assassiné par le système colonial
Par Alexandra Dols
Aujourd’hui, la politique pénitentiaire israélienne a conduit à la mort Khader Adnan suite à une grève de plus de quatre-vingt jours.
Rares sont les exemples de prisonniers politiques qui se sont battus avec autant de détermination, d’endurance, de foi, d’amour héroïque de la liberté et de la dignité.
Initiant de nombreuses grèves de la faim parmi les Palestiniens détenus par Israël, il s’opposait notamment aux mesures de « détention administrative » qui permettent à l’occupant de multiplier les arrestations arbitraires et de prolonger les périodes de détention, y compris en l’absence de charges et de procès, de manière indéfinie.
Comme souvent, la majorité des médias français s’est contentée de relayer les mensonges israéliens, affirmant que Khader Adnane aurait refusé d’être soigné. Au contraire, peu avant son décès, il avait lui-même fait la demande d’être transféré dans un hôpital civil. Celle-ci a été rejetée par l’administration pénitentiaire coloniale, qui l’a également empêché de revoir sa famille.
A la douleur de la perte, s’ajoute ainsi l’outrage des mensonges diffusés par l’occupant et les médias complices.
Khader Adnane était l’une des personnes importantes qui interviennent dans le film documentaire « Derrière les fronts : résistance et résilience en Palestine ». Nous l’avons interviewé avec mon équipe en Palestine en 2015 après une autre longue grève de la faim qui avait, cette fois-ci mené à sa libération.
Cet homme avait une vision.
Un amour profond de la Palestine et de son peuple. Adossé à une foi inébranlable pour la légitimité de leur combat.
Une foi et une profonde spiritualité qui m’ont beaucoup marquée malgré le temps relativement court que nous avons passé en sa compagnie.
Malgré l’isolement à international qui frappe la résistance palestinienne, la lucidité et la réflexivité de Khader Adnane quant à la réception de son discours et de son image dans d’autres pays était d’une acuité perçante.
Extrait de l’interview réalisée en 2015 à Naplouse quelques jours après sa libération pour le documentaire Derrière les fronts :
« Cet entretien se fait au détriment de ma famille, de ma santé, de mon temps. Mais cela fait partie de mon message.
(Regard caméra. Dans une adresse au public français)
N’ayez pas peur de ma barbe. C’est un exemple du Prophète ― que la paix soit sur lui. Ne faites aucun lien avec Daech ou autre, surtout en France.
Mon peuple ne verra peut-être pas ce film, moi non plus. Combien d’Arabes et de musulmans le verront ? Mais je tente de faire sortir ma voix de Palestine, puisque je ne peux en sortir moi-même. »
Cette rencontre fait partie de celles qui m’ont le plus marquée dans ma vie. Ce n’est pas un hasard s’il est devenu une figure aussi populaire. Il a transcendé les appartenances aux différents groupes et tendances politiques. Son combat était celui de la dignité d’un peuple et de tous les prisonnier.es politiques.
Il y a un aspect fort lié à la rencontre dans le processus de documentaire. J’ai un lien particulier avec les personnes que je filme. Et ce n’est pas que leur image m’appartienne, mais dans un mouvement presque opposé, ils font partie de moi, ils entrent en moi ; ce qu’ils m’ont confié, leur parole devient une sorte de amana (un dépôt, un legs en arabe) de quelque chose de précieux dont je suis responsable.
Il nous a accordé des heures précieuses de son temps parce qu’il avait un message. À nous de le faire résonner et d’agir pour l’incarner. Sinon son sacrifice aura été vain.
Allah y rahmou, Paix à son âme.
Beaucoup d’amour à sa famille et au peuple palestinien en deuil et en lutte.
Toute l’équipe du film Derrière les fronts s’associe à la peine de la famille et à la colère du peuple palestinien. Entre autres : Samah Jabr, Charlotte Floersheim, Ali, Delphine Piau, Véronique Rosa, Mathias Comby, Sandrine Floch, Jean-Jacques Rue, Abderraouf Ouertani, Mariam Sallam, Skalpel, Karen Blum, Magali Marc.
Les derniers mots, je les laisse à sa femme Randa :
« Ils ne briseront jamais notre résolution et notre sumud, notre résilience. Le Sheikh croit que l’occupation peut être vaincue et qu’elle le sera effectivement, malgré le déséquilibre des forces. Ne permettez à personne de vous dire autre chose ! »
Retrouvez ici l’interview de Khader Adnane dans son intégralité.
Auteur : Alexandra Dols
* Alexandra Dols est autrice, réalisatrice et performeuse.
Elle a réalisé des documentaires en France, en Algérie et en Palestine avec pour fil rouge la question de la libération de soi et de la libération collective.
Son site Web.
2 mai 2023 – Communiqué par l’autrice