Entretien paru dans le Courrier de l’Atlas, avril 2023
Propos recueillis par Emmanuel Riondé
Qui sont les « beaufs », qui sont les « barbares » et quel est ce « nous » que vous entendez constituer en les réunissant ?
Tout d’abord, une précision : les mots « beaufs » et « barbares » ne sont pas les miens, ce sont ceux du mépris de classe et du mépris de race. Les beaufs, ce sont les classes populaires blanches et les barbares, ce sont les populations issues de l’immigration postcoloniale, ceux que j’appelle les Indigènes. Ils ont en commun d’être deux composantes du prolétariat français mais séparés par la longue histoire de l’Etat racial intégral. Le « nous » est donc un nous politique, celui de la convergence de ces classes prolétaires qui auront dépassé la division raciale. Parce qu’on ne peut pas former un « nous » si on est divisé par le racisme.
L’Etat racial est un Etat au sein duquel la question raciale structure, avec d’autres, les rapports sociaux, économiques et de pouvoir. En quoi l’Etat français est-il un « Etat racial intégral » ?
J’emprunte la notion d’Etat intégral à Gramsci. Pour lui, si l’Etat dominé par la bourgeoisie est si solide et si puissant, « hégémonie cuirassée de coercition » pour reprendre ses termes, c’est parce qu’il a su conquérir le consentement de la société politique et de la société civile. C’est ça l’Etat intégral, selon Gramsci : pas seulement l’Etat et ses institutions, mais aussi tout le reste, nous tous. Cette chaîne organique fait qu’il est relativement invincible et qu’il traverse le temps. Je me suis dit que l’on pouvait appliquer cet Etat intégral à la pérennité du racisme, à l’Etat racial ainsi que nous l’avons théorisé au Parti des Indigènes de la République (PIR). Le racisme est systémique et structurel parce que l’Etat dominé par la bourgeoisie a créé ce même lien organique avec les organisations politiques et la société civile. Le racisme dans la société française ne vient pas que d’en haut, tout le monde participe à sa production.
A qui s’adresse cet ouvrage ?
Il s’adresse d’abord aux indigènes décoloniaux politisés et soucieux des alliances pour leur dire que la question du rapport qu’on doit entretenir avec le prolétariat blanc est stratégique. Il s’adresse aussi à la gauche qui doit elle-même appréhender la question raciale du point de vue structurel et comprendre pourquoi elle n’arrive pas à attirer à elle ni les « beaufs », ni les « barbares ». Et il s’adresse enfin à cette partie des blancs prolétaires qui sont plus intéressés par la question de convergence avec les indigènes que par l’extrême-droite comme à ceux qui sont résignés, ne votent pas ou plus, pour leur proposer peut-être une alternative désirable. Donc, en fait je m’adresse à beaucoup de monde…
Vous faites l’hypothèse que l’extrême gauche antiraciste, internationaliste et anticapitaliste qui pourrait être le catalyseur de ce « nous » n’y parvient pas parce elle est « trop blanche » pour les militants décoloniaux et pas assez pour les citoyens français « de souche » …
C’est du point de vue des affects blancs que l’extrême-gauche n’est pas assez blanche. Dans le cadre de l’Etat-nation, le peuple légitime de la nation – et donc prioritaire sur les autres – est produit comme blanc. Et il tient à ses intérêts par rapport aux immigrés et aux peuples du Sud. Il tient à ce statut, donc quand on lui fait une proposition internationaliste ou de protection des immigrés, ça heurte les affects blancs.
Et pour nous décoloniaux, elle est trop blanche parce qu’on voit bien ses œillères et ses limitations. On l’a vu dans les années 2000 avec l’affaire du voile. Ou quand elle soutient les révolutionnaires palestiniens : elle les soutient s’ils parlent le même langage qu’elle, s’ils sont communistes par exemple. Mais dès qu’ils parlent avec la langue de l’Islam, ce n’est plus bon. On considère que cette gauche a encore des tropismes eurocentriques. De fait, elle est trop blanche pour nous, mais elle ne l’est pas assez pour les Blancs.
Vous présentez Jean-Luc Mélenchon comme un « butin de guerre » pour le mouvement décolonial en raison notamment de sa présence à la manifestation antiraciste de 2019. Mais le lien est-il si fort ? En 2022, très peu de place a été faite aux militantes et militants des quartiers malgré par exemple l’appel du collectif « On s’en mêle » à voter LFI…
Lorsque je parle de « butin de guerre », c’est en référence au progrès réalisé. Si on prend en compte ce qu’était Mélenchon il y a 20 ans et ce qu’il dit aujourd’hui sur l’islamophobie et les violences policières, deux questions sur lesquelles il a tenu bon et de manière ferme, il y a un progrès idéologique notable. Au QG décolonial, nous soutenons sa démarche depuis sa présence à la marche de 2019, puis parce qu’il n’a pas cédé à cet horrible chantage suite à l’assassinat de Samuel Paty où tout « islamo-gauchiste » devait se repentir d’avoir participé à cette marche mais aussi pour ses positions sur les violences policières.
Concernant les élections de 2022, si Jean-Luc Mélenchon a gagné les votes dans les quartiers, il le doit avant tout à ses prises de position courageuses et fortement médiatisées en faveur des quartiers et des Musulmans. Pas à un appel sorti deux mois avec le scrutin avec des acteurs qui en réalité ne mobilisent pas massivement. C’est très bien que ce collectif ait appelé à voter Mélenchon, je pense que c’est ce qu’il fallait faire, mais je vois ses intentions comme opportunistes et tacticiennes, en vue de négocier des places après les élections. En soi, c’est de bonne guerre. Mais le rapport de force réel d’« On s’en mêle » n’existant pas sur le terrain, LFI a pris en compte davantage les Verts et les Socialistes, ses forces alliées organisées, que les quartiers sans représentation structurée. Cela dit, on n’a jamais vu autant de candidats puis d’élus non Blancs investis par une organisation de la gauche blanche…
Vous défendez dans votre ouvrage l’idée selon laquelle la sortie de l’Union Européenne, un « frexit », est un combat politique qui pourrait permettre de retrouver du pouvoir, en rassemblant au passage beaufs et barbares. Pour quelles raisons ?
En 2005, une grande partie des classes populaires blanches, d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, se sont mobilisées contre le traité constitutionnel européen. Aujourd’hui, l’extrême-droite a délaissé le combat contre l’Europe, notamment parce qu’elle constate que le fascisme se développe très bien à l’échelle européenne. En revanche, une partie des classes populaires blanches reste attachée au retrait de l’Union européenne. Il y a donc une énergie à cet endroit et, me semble-t-il, une opportunité pour les forces révolutionnaires de s’emparer du frexit et de lui donner un autre contenu politique.
L’Europe prive le peuple de sa souveraineté et d’un pouvoir sur son propre avenir. Elle pousse à l’exode, à l’exil, à la séparation, détruit les services publics, tue le commun et la possibilité de vivre là où on a grandit. Elle crée du désarroi. Pour retrouver le pouvoir, il faut mettre fin à cette Europe libérale, et le meilleur moyen pour cela est de revenir à l’échelle de l’Etat-nation. Je pense qu’une grande partie des Blancs, ceux qui éprouvent le besoin de retrouver un pays qui les a trahi, peuvent être mobilisés là dessus. Les Indigènes, eux, qui n’ont a pas été intégré au récit national, ne s’attendent pas à l’être à celui d’une Europe, construite qui plus est comme blanche et chrétienne ! C’est pour cela qu’ils ne seront pas une entrave à ce projet de Frexit. Et aussi parce que par ailleurs, les Indigènes ont besoin d’une nation, d’un foyer, d’avoir un pays. Il y a, là paradoxalement, un intérêt commun.
Ce projet de retour à l’Etat-nation n’entre-t-il pas en contradiction avec votre perspective internationaliste ?
Je ne suis pas favorable à l’Etat-nation. Mais il faut voir les choses en face : les affects des Blancs en ce moment sont très loin de l’internationalisme… Je fais de la politique réaliste, je ne suis pas dans l’utopie. Revenir à l’échelle de la Nation, c’est rapatrier le pouvoir pour mieux combattre l’Etat nation. Cela permet à des organisations de réinvestir le champ politique et de donner un contenu antilibéral, anticapitaliste et antiraciste au frexit. On peut s’employer à politiser le sujet en rappellant que l’Europe est impérialiste et que, en tant que telle, elle produit des politiques racistes à l’encontre des migrants ou du prolétariat indigène à l’intérieur de ses frontières. Elle fait ce que fait l’Etat nation français avec plus de moyens.
Dans la perspective d’une telle recomposition, les revendications régionalistes qui remontent fort ces dernières années en Europe peuvent-elles trouver une place ?
Je suis sympathisante des revendications régionalistes parce que je crois à l’importance de retrouver des unités de vie à échelle humaine. Mais je reste favorable à une forme de grande unité générale que je vois comme un espace de solidarité et d’intérêts communs. Ainsi une articulation entre l’échelle nationale et une montée en puissance des régionalismes de gauche ou décoloniaux serait intéressante. Il ne s’agit pas de redonner du pouvoir aux régions administratives bien entendu, mais de renforcer des souverainetés populaires au niveau régional qui mettent en avant les cultures et identités locales. C’est fondamental parce que cela permet de contrebalancer le pouvoir de l’Etat-nation et cela recoupe aussi la question de l’identité des prolétaires blancs, le besoin que les gens ont de retrouver un rapport à soi plus authentique. Il faut revenir à des espaces à dimension humaine mais sans oublier le rapport au reste du monde. Nous avons théorisé au QG décolonial un internationalisme domestique, mais en rappelant qu’il doit toujours être couplé à un internationalisme international…
Vous n’abordez pas les luttes climatiques et environnementales. Cet enjeu urgent et au potentiel politique énorme ne pourrait-il pas être un espace de convergence entre beaufs et barbares, au moins aussi porteur que la sortie de l’Union européenne ?
Comme l’environnement, beaucoup d’autres thématiques ne sont pas traitées dans mon livre : le féminisme, la question économique, etc. Ces sujets très importants sont absents parce qu’ils sont subordonnés à la question du pouvoir. Comment retrouve-t-on notre pouvoir de décision, comment l’arrache-t-on aux classes dirigeantes pour ensuite décider du programme et du projet ? Si tu veux agir sur le climat, encore faut-il le pouvoir. Il faut d’abord s’intéresser à ce qui empêche notre capacité à transformer. Et ce qui nous empêche, c’est que nous n’avons pas de pouvoir. Cela passe par mettre fin à l’Etat racial intégral.