MÉMOIRE COLONIALE, DÉCOLONIALE, ANTICOLONIALE

Ce lundi 19 décembre, la Commission spéciale sur le passé colonial de la Belgique a terminé sur un échec. Il n’y aura ni excuse ni réparation. Cet échec donne à voir le clivage politique qui structure la mémoire du colonialisme.

Carte blanche parue dans Le Soir le 22 décembre.

Tout ça pour ça ? Deux ans et demi de recherches et de discussions, appuyées sur un « rapport des experts » de plus de six cents pages sur le passé colonial de la Belgique, aboutissent sur un échec. Faute d’accord, entre les partis de droite (flamand et francophone), d’un côté, socialistes et écologistes, de l’autre, qui composent le gouvernement belge, et faute d’accepter de recourir à une majorité alternative, les recommandations de la commission du Parlement fédéral sont abandonnées.

DES REGRETS PLUTÔT QUE DES EXCUSES

120 recommandations sur 128 faisaient consensus, selon les parlementaires de droite, regrettant « l’obstination » de leurs collègues à s’accrocher à la volonté que l’État belge « présente ses excuses aux peuples congolais, burundais et rwandais pour la domination et l’exploitation coloniales, les violences et les atrocités, les violations individuelles et collectives des droits humains durant cette période, ainsi que le racisme et la discrimination qui les ont accompagnés ». Des regrets, oui, mais pas d’excuses.

Fallait-il dès lors faire l’impasse sur ce « détail » pour aboutir à un accord ? En réalité, ces excuses constituent la première condition pour déverrouiller le narratif colonial qui demeure encore aujourd’hui dominant. Elles représentent la base d’une politique de réparation, qui implique, au minimum, comme l’indique le rapport des experts et expertes, « la reconnaissance de l’injustice elle-même ».

Les regrets renvoient le colonialisme au passé et le cantonnent à une dimension morale, qui n’engage à rien et évacue responsables et responsabilités.

Ce refus de la famille libérale est d’autant plus significatif qu’il intervient le jour même où, aux Pays-Bas, le Premier ministre, de centre droit, Mark Rutte, a présenté les excuses officielles du gouvernement pour le rôle de l’Etat néerlandais dans l’esclavage. Il tranche également avec le passé récent où deux figures politiques de droite, Guy Verhofstadt, le 7 avril 2000, par rapport au génocide rwandais, et Louis Michel, un an plus tard, par rapport à l’assassinat de Patrice Lumumba, en 1961, présentèrent leurs excuses au nom de la Belgique.

Mais, il s’agit là d’arbres libéraux qui cachent la forêt de complaisance, d’impunité et d’autosatisfaction, aux relents néocoloniaux, que représentent l’establishment, en général, et la droite, en particulier. Or, ces dernières années, le royaume belge n’a pas échappé à la vague mondiale de droitisation. Le rapport émet l’hypothèse que c’est « peut-être moins une amnésie collective que le silence qui caractérise la relation de la Belgique avec son passé colonial ». Encore faut-il ajouter que ce silence est économiquement intéressé, politiquement organisé et idéologiquement cadenassé.

LA MÉMOIRE ENTRAVÉE DE L’ANTICOLONIALISME

La création, au cours de l’été 2020, de la Commission spéciale chargée d’examiner le passé colonial de la Belgique et ses conséquences, s’inscrit dans la double pression du développement des réflexions décoloniales et de la montée en puissance des revendications du Sud, ainsi que dans l’écho mondial qu’a eu le mouvement Black Lives Matter, aux États-Unis. Elle participe également de la perspective de justice transitionnelle, à l’origine de l’établissement de commissions dans divers pays, comme en Australie et au Canada.

Le message renvoyé par le parlement belge est celui d’un refus de justice et de toute transition. À défaut d’un programme d’actions sur les suites qu’il convient de donner au passé colonial, nous reste la condamnation unanime et sans ambiguïté du colonialisme développée dans le rapport. Les divergences entre historiens et historiennes portent sur l’ampleur et ses conséquences, pas sur l’existence d’une violence systématique aux fondements mêmes du régime colonial.

Caractérisée par le pillage des ressources, le travail forcé et le racisme, la « mobilisation constante (…) de brutalités inconnues et inimaginables pour ceux qui les subissaient, brutalités multiformes, continues », érigées, « en un véritable système durable de domination, de coercition, d’exploitation », la colonisation belge entraîna les peuples d’Afrique centrale au cœur des ténèbres.

Le rapport insiste également sur le fait que, dès le début, le colonialisme a toujours été contesté et combattu. Paradoxalement, alors que ces dernières années, la mémoire des résistances des populations colonisées est visibilisée et valorisée, celle de l’anticolonialisme au Nord, aussi marginal qu’il ait été, semble s’effacer. Y compris dans ce rapport. Cela tient largement à la reconfiguration historique qui s’est opérée, à l’angle sous lequel sont aujourd’hui appréhendées ces luttes et à la tendance à dépolitiser le débat.

En Belgique, comme ailleurs dans le monde occidental, l’anticolonialisme fut d’abord et avant tout l’œuvre des franges radicales – anarchistes, communistes et gauches socialistes – du mouvement ouvrier, qui s’élevèrent contre l’exploitation, la domination et l’aliénation sous le joug de l’impérialisme. Un impérialisme qui était conçu comme la forme ultime, la plus « pure » et la plus brutale, du capitalisme. Et la décolonisation, en fondant le projet d’autodétermination nationale et celui de révolution sociale (souvent socialiste), participait d’un horizon commun d’émancipation.

L’effondrement du communisme, l’éclatement du monde ouvrier, la focale mise sur les conséquences de la colonisation « sur le plan mental », académique, culturel, plutôt que sur les inégalités sociales et l’imbrication de l’histoire de l’accumulation marchande et du colonialisme, gomment cette mémoire anticoloniale. Et, avec elle, la matrice de la reproduction des rapports coloniaux qui continue de gouverner la géopolitique mondiale.

UN ÉCHEC À MOITIÉ SURPRENANT

Pour déplorable qu’il soit, l’échec de cette commission belge sur le passé colonial n’est qu’à moitié surprenant. Il s’inscrit dans l’opposition qui se fit jour lors de la Conférence mondiale contre le racisme de l’ONU, organisée en 2001 à Durban, en Afrique du Sud. Au cours de cette rencontre, les pays européens refusèrent d’ouvrir la voie à des réclamations financières, de présenter des excuses officielles pour les injustices historiques commises pendant le colonialisme et la traite des esclaves, et de prendre la mesure de la persistance des structures et pratiques du colonialisme, qui contribuent aux inégalités sociales et économiques actuelles.

L’échec de la commission belge sur le passé colonial donne à voir un clivage politique, qui se matérialise prioritairement dans les rapports gauche/droite et Nord/Sud. Le colonialisme constitue un crime contre l’humanité ; crime commis entre autres par l’État belge. Les faits sont têtus. L’idéologie impériale aussi.

 

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