« Il n’y a rien de contradictoire à soutenir le droit des femmes à porter un voile en France, et à ne pas en porter en Iran », par Joan W. Scott et Eric Fassin

Tribune. Se couvrir les cheveux n’est pas oppressif en soi, défendent l’historienne américaine et le sociologue français : la question est toujours celle de la liberté qui est laissée aux femmes.

Depuis la mort de Mahsa Amani, l’Iran vit une révolution féministe. Des femmes jettent leur voile au feu ; et bientôt, avec la prison d’Evin, c’est la Bastille qui brûle. « Femme, vie, liberté » : à partir d’un enjeu féministe, un désir de démocratie embrase tout le pays révolté contre un régime théocratique. Les féministes du monde entier, unanimes, célèbrent donc avec admiration ce mouvement contre l’obligation de porter le voile.

En France, pourtant, c’est l’occasion de relancer une campagne contre celles qui défendent en même temps le droit de porter le voile : ce vêtement aurait toujours et partout la même signification oppressive. La journaliste et ancienne élue Céline Pina, dans « Causeur », stigmatise ainsi « l’embarras de la gauche française qui a défendu la liberté de le porter ». Pour cette collaboratrice de « Front populaire », la revue de Michel Onfray, « la révolte des femmes en Iran est en train de déchirer le discours absurde des néoféministes en politique et de les mettre en face de leur trahison : pour récupérer le vote musulman, celles-ci ont abandonné la cause des femmes. »

L’universalisme n’est pas une marque déposée

Pour sa part, le journaliste et essayiste Jean Birnbaum affirme dans « le Monde » que « la gauche dite “postcoloniale” » reprendrait à son compte le discours des ayatollahsC’est faire revivre l’offensive gouvernementale contre « l’islamo-gauchisme » : prises entre « islamisme d’un côté, gauche radicale de l’autre », les « féministes universalistes ont été condamnées à une invisibilisation inexorable ». Pourtant, en 2021, elles étaient 55 à signer, dans « le Point », un manifeste appelant à durcir le projet de loi « séparatisme », en particulier contre les mamans voilées qui accompagnent des sorties scolaires : « Nous, féministes universalistes ».

Mais c’est précisément là que l’analyse de Jean Birnbaum bute sur un problème de méthode : les qualifier sans guillemets de féministes universalistes revient à prendre leur label polémique pour un concept analytique. C’est un peu comme confondre les citoyens qui adhèrent à l’idéal républicain avec les membres du parti qui s’appelle Les Républicains. Car il s’agit en fait d’un slogan visant à disqualifier d’autres féministes, qualifiées d’« intersectionnelles ». Il entre en résonance avec les attaques d’Emmanuel Macron : « Nous ne pouvons pas céder à une forme de retour en arrière de cet universalisme. » Le président dénonce « une logique intersectionnelle qui fracture tout. »

Mais l’universalisme n’est pas une marque déposée : leur histoire a appris aux féministes à se défier de telles appropriations. Ce n’est pas une position particulière ; c’est un enjeu partagé, autour duquel s’affrontent des féminismes. Ainsi, il n’y a pas un féminisme « pro-voile » (pas plus qu’un féminisme « pro-avortement ») ; il s’agit toujours d’un féminisme « pro-choix ». C’est bien de liberté qu’il est question – autrement dit, d’une valeur universaliste. Voilà pourquoi il n’y a rien de contradictoire à soutenir le droit des femmes à porter un voile ici, et à ne pas en porter là-bas, bref, de se vêtir comme elles le veulent. Dans un cas comme dans l’autre, les féministes protestent contre un Etat qui entrave la liberté de leur choix. Dans les deux cas, elles combattent toutes les formes de domination patriarcale, le voile imposé comme le dévoilement contraint.

Grille de lecture venue de France

Bien sûr, la France n’est pas l’Iran. Mais justement : la liberté ne prend sens qu’en fonction des contextes : contre un régime islamique, ou contre des politiques ciblant les musulmans, et singulièrement les musulmanes. De fait, ce que leurs critiques reprochent aux féministes qui se disent aujourd’hui « universalistes », c’est de ne pas l’être. Le problème, c’est leur ethnocentrisme. N’est-il pas absurde d’appliquer une grille de lecture venue de France à la situation en Iran ? Politiquement, faire abstraction du contexte n’a aucun sens. C’est pourquoi nous tombons d’accord avec Jean Birnbaum sur un point : en 1979, il est juste, en tant que féministe, de « soutenir les femmes qui ont été à l’avant-garde du soulèvement contre le chah », aux côtés des mollahs, « et qui protestent maintenant contre l’emprise du nouveau gouvernement islamique ».

On ne peut donc pas interpréter le voile hors du temps et de l’espace, comme affublé d’une majuscule à la manière d’une idée platonicienne : le Voile. S’il y a contradiction, c’est bien lorsqu’on prétend sacraliser la Laïcité… Il en va de même pour l’Universalisme : le définir de manière transcendante, en surplomb de toute réalité politique, c’est embrasser un universalisme théologique, fondé sur une vérité absolue. La leçon des sciences sociales, qu’il s’agisse d’histoire ou de sociologie, est inverse : les concepts n’existent pas dans le vide ; ils prennent sens dans l’immanence de configurations sociales particulières. Ce n’est pas un universalisme théologique, peuplé de majestueuses majuscules, qui permettra de combattre efficacement un régime théocratique. Pas de concepts sans contextes : tel est le principe, en minuscules, qui définit un universalisme historique dont s’arme ici et là, hier comme aujourd’hui, le féminisme.

IOS EXPRESS

Professeur à l’université Paris 8, le sociologue Eric Fassin est également membre senior de l’Institut universitaire de France. Il a notamment coédité, avec Salima Amari, « Femmes en rupture de ban. Entretiens inédits avec deux Algériennes », d’Abdelmalek Sayad (Raisons d’agir, 2021).

Joan W. Scott, historienne, est professeure émérite à l’Institute for Advanced Study (Princeton, New Jersey). Elle est notamment l’autrice de « la Religion de la laïcité », traduit par Joëlle Marelli (Climats, 2018).

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