Islamophobie et Palestine : usages du label “terrorisme” pour faire taire les militant.e.s palestinien.ne.s en Occident

Intervention faite par Hatem Bazian, Palestinien, professeur à l’université de Berkeley,  le 10 décembre 2021 à St Denis, à l’occasion de la conférence « Guerre permanente ou paix révolutionnaire » 

Deux angles morts majeurs, qui existent dans la recherche actuelle sur l’islamophobie, continuent d’obscurcir et de limiter la portée de son analyse critique.

Le premier, c’est que les travaux et les écrits sur l’islamophobie ont tendance à se concentrer sur les discours médiatiques, la politique électorale et sur la capacité des musulmans d’Europe et des États-Unis à s’intégrer dans la société occidentale. Les problèmes se réduisent alors à une question d’acteurs politiques ayant un impact sur une société dite civilisée par excellence. Ce qui est perdu dans ces analyses, c’est le racisme colonial et impérial occidental, le sectarisme et la différence épistémologique et ontologique construite sur une rationalisation théologique profondément enracinée.

Le deuxième concerne le lien direct entre le sionisme, les forces pro-israéliennes et la promotion de l’islamophobie. Bien que les travaux sur l’islamophobie dans les médias, sur les liens entre l’empire américain et les restrictions imposées aux musulmans soient présents dans des publications, des liens, qui ont pour but de maintenir et la consolider le soutien à Israël, sont rarement abordés.

Pour moi, les groupes pro-israéliens aux États-Unis et en Europe sont les principaux bailleurs de fonds, producteurs, organisateurs et distributeurs de contenu islamophobe, qui domine actuellement les discours politiques et publics dans les sociétés occidentales. La fin de la Guerre froide et le tournant vers l’exagération de la menace de l’Islam ont provoqué une avalanche de publications et de couverture médiatique qui ont ciblé la Palestine et les militants pro-palestiniens tout en faisant la promotion d’Israël comme allié et « seule » démocratie de style occidental au Moyen-Orient.

En outre, l’émergence du mouvement BDS en 2005 a entraîné une stratégie pro-israélienne plus extrémiste qui a cherché à imposer des limites à la liberté d’expression et d’association pour faire dérailler toute critique du sionisme et de l’apartheid israélien.

Le 9 décembre 2021, la Ligue anti-diffamation (ADL) a publié un rapport, « Le mouvement anti-israélien sur les campus américains, 2020-2021 », rempli de bout en bout de contenus islamophobes et de tentatives de diabolisation des militants pro-palestiniens et d’accusation contre des groupes de n’’être une façade pour le Hamas, et d’accusations d’antisémitisme. Le rapport fait suite au sommet « Never Is Now » parrainé par l’ADL et axé sur « Confronter l’antisémitisme sur le campus : un guide pratique », avec un débat animé par le PDG d’Hillel International, Adam Lehma, entre des étudiants sionistes leaders et des éducateurs pro-israéliens sur les campus américains.

En février 2019, le ministère israélien des Affaires stratégiques publiait TERRORISTS IN SUITS. The Ties Between NGOs promoting BDS and Terrorist Organizations (Terroristes en costumes. Les liens entre les ONG qui soutiennent BDS et les organisations terroristes). Le rapport construisait un trope islamophobe liant les militants pro-palestiniens et BDS avec le terrorisme.

Le fait qu’organisations et groupes pro-israéliens utilisent l’islamophobie et la diabolisation de la Palestine et des Palestiniens entraîne chez des universitaires une prise de distance avec le sujet par peur d’être ciblé pour avoir écrit ou mis en évidence ces liens.

Tout cela soulève une foule de questions concernant l’islamophobie, mais je souhaite me concentrer sur un segment particulier de l’industrie de l’islamophobie directement lié à l’agenda pro-israélien : les groupes et les organisations impliqués dans la promotion de l’altérité des musulmans et dont la préoccupation centrale est de saper les possibilités de liberté, de dignité et de plaidoyer palestiniens pour la justice.

J’essaie de répondre aux questions suivantes : qui sont les groupes qui produisent l’islamophobie ? Quels sont leurs liens avec ceux qui sont impliqués dans la défense de la politique israélienne ? Comment les forces des droits de l’homme, les forces antiracistes et anti-impérialistes devraient-elles l’aborder dans les années à venir ? Comment l’islamophobie est-elle utilisée pour obtenir un soutien supplémentaire à Israël et quel a été son succès après le 11 septembre 2001 ?

Au printemps 2012, l’American Freedom Defense Initiative (AFDI), une organisation créée par Pamela Geller, une figure de proue du réseau mondial islamophobe, publie une série de publicités pour les bus, les gares et les panneaux d’affichage avec ce message : « Dans tout guerre entre l’homme civilisé et le sauvage, soutenez l’homme civilisé. Combattez le Jihad violent. Soutenez Israël. » Contrastant avec les campagnes islamophobes précédentes, ces publicités établissaient un lien explicite entre Israël, la « guerre contre le Jihad », le soutien à Israël et le cadrage raciste des Palestiniens auxquels les publicités font explicitement référence comme des « sauvages ».

Ces publicités furent affichées à travers les États-Unis et dans des villes, dont San Francisco et New York. Des artistes culturels organisent une campagne visuelle de résistance en peignant sur les publicités et refusant la culture visuelle du racisme dans l’espace public.

Une autre série de publicités islamophobes et plus incendiaires de l’AFDI montrait Haj Amin al-Husseini, le leader palestinien d’avant 1948, assis à côté d’Hitler. Selon l’AFDI, cette nouvelle publicité islamophobe était une réponse à une campagne des Musulmans américains pour la Palestine (AMP) qui appelait à la réduction de l’aide américaine à Israël.

Toutes ces publicités établissent des liens explicites et immédiats entre la rhétorique islamophobe dirigée contre l’islam et les musulmans et la centralité d’Israël en tant qu’élément essentiel de la « guerre contre le terrorisme », construisant ontologiquement les Palestiniens comme des terroristes archétypiques afin de maintenir un soutien sans critique américain au sionisme.

Après le 11 septembre 2001, un certain nombre d’individus, de groupes et d’organisations basés aux États-Unis ont réussi avec succès à poursuivre ce programme consistant à employer l’islamophobie pour célébrer Israël et diaboliser les Palestiniens. Ces groupes islamophobes pro-israéliens sont sous-étudiés par les universitaires américains malgré le nombre accru d’ouvrages publiés sur l’islamophobie.

Un site Web récemment sorti, Canary Mission, rend pourtant ce lien évident : hautement islamophobe, il donne un nouveau souffle au maccarthysme en se concentrant sur l’opposition à BDS sur les campus universitaires et la promotion de l’agenda d’Israël.

Historiquement, les universitaires américains se sont pour la plupart tenus à l’écart de tout ce qui concerne Israël de peur d’être pris pour cible et d’avoir à faire face à des accusations erronées d’antisémitisme. Ceux qui s’aventurent à traiter le conflit palestino-israélien en dehors des paramètres acceptés par les pro-israéliens sont une exception plutôt que la norme et la plupart des universitaires et des journalistes restent également à l’écart du sujet. Des cas comme celui de Joseph Massad à l’Université de Columbia, Steven Salaita à l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign et Rabab Abdulhadi à l’Université d’État de San Francisco illustrent les conséquences d’écrire et de parler de la Palestine aux États-Unis et des campagnes similaires existent en France, au Royaume-Uni et au Canada.

L’industrie de l’islamophobie, bien que venant d’une très petite minorité d’individus et d’organisations opérant outre-Atlantique, partage des ressources et bénéficie d’un soutien officiel dans certains pays. Elle a dès lors été en mesure de façonner le discours politique et d’influencer les débats politiques sur la sécurité, l’immigration et l’éducation.

Dans Legislating Fear, un rapport publié le 19 septembre 2013, CAIR a identifié 37 groupes au cœur de l’industrie de l’islamophobie et 32 ​​autres organisations périphériques qui ont dépensé ensemble 119 662 719 millions de dollars entre 2008-2011.

Il faut ajouter que le financement du réseau islamophobe et pro-israélien provient des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite dans le but d’influencer les débats musulmans-musulmans dans les développements des post-printemps arabes.

Regarder en arrière avant de regarder le présent

Les attentats de 2001 ont introduit un changement dans la politique étrangère américaine et européenne et ont réintroduit une approche interventionniste plus musclée et militarisée envers le monde arabe et musulman avec l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak ainsi qu’avec une solide présence militaire américaine dans plus de 40 nouveaux pays. La coïncidence des attentats du 01/09/2001 avec le début de la deuxième Intifada palestinienne présenta une occasion en or aux néo-conservateurs liés à l’American Enterprise Institute de faire pression sur l’administration Bush pour une position plus résolument pro-israélienne.

Le « soit vous êtes avec nous soit avec les terroristes » du président Bush a forcé les États-nations à prendre des décisions facilitant la mise en oeuvre de cette guerre mondiale. L’alliance mondiale, qui a constitué la « Guerre contre le terrorisme » (avec Israël jouant un rôle central), a fourni une formation et un savoir-faire, et a commercialisé sa « grande expertise » dans la lutte contre le terrorisme.

Les agences de sécurité israéliennes se sont lancées dans le secteur de la formation antiterroriste et ont réussi à devenir des acteurs clés dans les programmes terroristes conjoints locaux, régionaux, nationaux et internationaux. Par exemple, Urban Shield, un programme de formation conjoint à la lutte contre le terrorisme organisé dans la région de la baie de San Francisco, qui fait de l’islamophobie son cadre conceptuel et présente les musulmans et les Arabes comme des menaces potentielles dans son programme de formation, a fait en sorte que les équipes de sécurité israélienne jouent un rôle majeur dans la mise en place de scénarios d’attaques terroristes présumées et dans la politique de conseil sur le profilage de terroristes.

Des sociétés de relations publiques comme Luntz ont réussi à pousser l’opinion publique davantage vers la droite et à soutenir l’invasion de l’Irak comme moyen de défendre Israël. Dans un de ses documents de relations publiques, Luntz proposait des points de discussion et des recommandations spécifiques sur la façon de parler d’Israël au public américain et occidental en général.

Si certains seraient tentés de parler de complot, la réalité est qu’un réseau sioniste et néo-conservateur bien organisé, discipliné et bien financé fonctionnait au sein d’une administration idéologiquement prête et solidaire comportant des alliés dans des postes sensibles qui ont réussi à façonner des débats publics sur des questions concernant à la guerre au niveau national et international. En effet, ceux qui opéraient dans cet espace ont réussi à se fortifier et à consolider le récit d’Israël aux États-Unis et à dominer le discours dans les universités et les médias.

Les porte-parole israéliens ont été très efficaces dans la diffusion de leurs messages aux niveaux local, régional et national aux États-Unis, tandis que les réponses pro-palestiniennes étaient souvent entravées et présentés de manière singulière. La stratégie de communication s’est construite sur des années de stéréotypes négatifs et de fausses représentations des Arabes et des musulmans, ce qui a rendu un vocabulaire plus facile à déployer dans une matérialité productive et orientaliste.

Edward Said (Orientalism, 1978 et Covering Islam 1981) et Jack Shaheen (Reel Bad Arabs, 2001) l’ont théorisé et ont souligné l’effet cumulatif des stratégies pro-israéliennes. La stratégie de communication pro-israélienne a été déployée à travers des représentations racistes, colonialistes et essentialistes des Arabes et des musulmans, qui, après le 11 septembre 2001, se sont concentrées avec succès sur les Palestiniens en général et le Hamas en particulier en tant qu’archétype du terroriste.

Parler de la Palestine et des Palestiniens est devenu équivalent au terrorisme et des individus et des groupes ont été attaqués pour avoir monté une défense des droits des Palestiniens.

Dans l’environnement de l’après 11 septembre, plus de 90 % des poursuites judiciaires engagées contre des individus et des groupes musulmans ont visé des individus et des militants pro-palestiniens sous l’accusation obscure de soutien matériel.

Tout type de soutien financier à la Palestine a fait l’objet de poursuites judiciaires tandis que de nombreuses poursuites judiciaires ont été engagées contre des individus pour avoir parlé de la Palestine en utilisant l’accusation erronée d’incitation à la violence ou de soutien rhétorique au terrorisme.

La stratégie déployée a permis à Israël d’être mieux connecté aux formations politiques américaines et européennes dans la « guerre contre le terrorisme ». Plus précisément, le savoir-faire d’Israël dans la lutte contre le « terrorisme » palestinien a été présenté comme l’approche la meilleure et la plus efficace pour faire face à une menace islamique.

Du jour au lendemain, Israël est devenu le modèle d’une telle stratégie avec l’émergence de nombreuses entreprises liées à Israël offrant des services de formation et des stratégies de lutte contre le terrorisme qui ont contribué à consolider l’image stéréotypée du terroriste arabe, musulman et très certainement palestinien à travers les États-Unis et l’Europe avec des groupes de travail conjoints sur le terrorisme et des agences de renseignement adoptant en gros le cadre de sécurité israélien et donc la stratégie de communication israélienne, beaucoup suivant des cours de formation ou visitant Israël avec, à leur retour, une vision hostile des Arabes et des musulmans.

La stratégie d’Israël comprend également la production de documentaires de haute qualité visant à rendre concrètes des menaces posées par des groupes musulmans basés aux États-Unis. Ces documentaires représentent une tentative sophistiquée et systématique d’établir un « lien » entre les groupes terroristes internationaux et les organisations américaines palestiniennes et musulmanes dans une stratégie qui vise à supprimer toute distinction entre ces groupes afin de justifier les actions d’Israël contre les Palestiniens. Cette stratégie vise à ternir les organisations musulmanes, à les mettre sur la défensive et à les exclure des discussions politiques, comme cela a été dans le cas des attaques contre le CAIR, l’American Muslim Alliance, la Muslim American Society et les American Muslims for Palestine.

À mes yeux, l’effet cumulatif de cette stratégie peut être détecté lors des élections de 2010, qui ont vu la victoire des candidats du Tea Party, qui ont utilisé une rhétorique anti-musulmane dans leurs campagnes électorales. Le mouvement Birther, qui nous a donné Trump en 2016, a vu le jour grâce à l’utilisation de l’imaginaire anti-palestinien et à la diabolisation d’Obama, un effort qui a pris forme après une brève tentative des États-Unis de lutter contre l’expansion des colonies.

Une façon de comprendre le déploiement de la stratégie pro-israélienne est d’étendre l’utilisation par Edward Said de « d’orientalisme latent » et « d’orientalisme manifeste » à l’étude de l’islamophobie. Said a écrit que les sujets arabes et musulmans sont construits et « jugés en fonction de l’Occident et par rapport à celui-ci, de sorte qu’ils sont toujours l’Autre, le conquérant et l’inférieur » (Said, 1978 : 5). Les écrits de Said mettent en évidence le lien entre ce que j’appelle l’islamophobie latente et manifeste.

L’islamophobie latente est conçue à travers un processus de création utilisant films, reportages, têtes parlantes dans les médias, édition de livres et accent mis sur l’islam en tant que religion violente, arriérée et oppressive qui est encline au despotisme et au manque de progrès. La production culturelle n’est pas indépendante de la politique ou de l’économie ; elle est plutôt informée et déterminée hégémoniquement par elle.

L’islamophobie manifeste est évidente dans les discours et les écrits de Daniel Pipes, un partisan d’Israël de droite et fondateur du site Web de type maccarthyste « Campus Watch ». S’exprimant devant la convention du Congrès juif américain le 21 octobre 2001, Pipes a déclaré : « Je m’inquiète beaucoup du point de vue juif que la présence, et l’augmentation de la stature, de la richesse et de l’émancipation des musulmans américains…présentera de véritables dangers pour les Juifs américains. » Ces phrases offrent un aperçu de certaines des réflexions derrière l’industrie de l’islamophobie et de la manière dont elle se mobilise pour la diabolisation des musulmans, des Arabes et des Palestiniens afin de maintenir le soutien inconditionnel et incontestable au sionisme et à Israël.

Dr. Hatem Bazian traduit par Françoise Vergès
Near Eastern Studies
Asian American Studies

Université de Berkeley

Intervention que vous pouvez trouver dans son intégralité ici : 

SOURCE QG Decolonial

 

PALESTINE : SOLIDARITÉ, RESPONSABILITÉ ÉTHIQUE ET DÉCOLONISATION

Intervention faite par Omar Barghouti, Palestinien, défenseur des droits humains, cofondateur du mouvement pour les droits palestiniens Boycott, Désinvestissement et sanctions  (BDS)  le 10 décembre 2021 à St Denis, à l’occasion de la conférence « Guerre permanente ou paix révolutionnaire » 

Frantz Fanon a écrit « Si à un moment la question s’est posée pour moi d’être effectivement solidaire d’un passé déterminé, c’est dans la mesure où je me suis engagé envers moi-même et envers mon prochain à combattre de toute mon existence, de toute ma force pour que plus jamais il n’y ait, sur la terre, de peuples asservis ». Ce sentiment de solidarité internationaliste et transversal n’ jamais été aussi nécessaire qu’aujourd’hui, puisque pratiquement tous les systèmes d’oppression ne se maintiennent qu’avec la complicité assumée d’autres systèmes d’oppression, que ce soit des États, des corporations ou des institutions.

L’oppression globalisé exige une résistance et une solidarité globalisées.

Plusieurs causes expliquent la solidarité avec une communauté opprimée : en premier, le rejet éthiquea de l’injustice partout où elle se trouve ; en second, un engagement idéologique envers un internationalisme pour qui les luttes de libération partout dans le monde contribuent à la défaite de l’impérialisme et à la marche vers le socialisme ; troisièmement, un sentiment profond de responsabilité avec les opprimés qui pousse à reconnaître la complicité de son propre État ou institution dans l’oppression actuelle ; et quatrièmement, la prise de conscience que cette oppression « à distance » n’est pas seulement soutenue par son propre État ou ses propres institutions, mais qu’elle est également intersectionnelle ou organiquement liée aux oppressions locales. Dans de nombreux cas, ces facteurs ne sont pas mutuellement exclusifs. Je me concentrerai ici sur les deux derniers facteurs, souvent liés, et qui furent fondamentaux dans les mobilisations de solidarité mondiale contre la guerre impérialiste au Vietnam, la colonisation génocidaire française de l’Algérie et le régime d’apartheid en Afrique du Sud, entre autres.

Mis à part les États progressistes et les partis révolutionnaires, de nombreux acteurs sociaux révolutionnaires sont guidés depuis des décennies par la devise « penser globalement, agir localement ». Cette devise a cependant besoin d’une refonte, particulièrement à l’ère de la montée du fascisme, du despotisme « démocratique-autoritaire » ou du Trumpisme, qui se répand en Europe, au Brésil, en Inde, en Turquie, aux Philippines et au-delà.

Avec l’émergence d’une puissante alliance internationale d’extrême droite, la résistance à tout régime local d’oppression raciale, économique, sociale ou nationale doit être mondiale, intersectionnelle et toujours éthique. Cela est nécessaire non seulement pour des raisons éthiques, mais aussi comme condition pour maximiser ses chances de victoire sur l’oppression.

Parallèlement, et directement liée à cette alliance de plus en plus étroite entre l’extrême droite et l’autoritarisme démocratique, la concentration massive de richesses entre les mains d’un nombre relativement restreint de sociétés multinationales et de banques et leur influence naissante dans l’élaboration de la politique mondiale a atteint de nouveaux sommets. « En Amérique aujourd’hui », a écrit le sénateur américain Bernie Sanders, « les 0,1 % les plus riches possèdent presque autant de richesses que les 90 % les plus pauvres. Les trois personnes les plus riches de ce pays possèdent plus de richesses que la moitié inférieure des Américains – 160 millions de personnes. »

Avant même d’atteindre ce niveau sans précédent de consolidation des richesses et de mondialisation de l’oppression, les luttes internationales contre l’injustice du siècle dernier ont mis en lumière ces liens de complicité mais aussi les perspectives d’une libération commune. Le mouvement international anti-apartheid, en particulier, a marqué un changement radical dans la solidarité internationale. Ainsi, alors que les armes et l’entraînement cubains, algériens, palestiniens et libyens pour la résistance anti-apartheid perpétuaient la tradition anti-impérialiste de solidarité des États et des mouvements révolutionnaires, pour sa part, l’African National Congress (ANC) exhortait les citoyens occidentaux, les syndicats, les églises et les mouvements sociaux de masse de compléter, voire de transcender, la solidarité traditionnelle avec la lutte de libération en Afrique du Sud en coupant les bouées de sauvetage, ou les liens de complicité majoritairement occidentale, qui maintenaient en vie le système d’apartheid.

Aux États-Unis, des intellectuels noirs révolutionnaires ont exploré la trajectoire commune d’oppression et de libération qui liait l’apartheid à la suprématie blanche et au racisme anti-noir institutionnel. La solidarité devient alors, concomitamment, l’acte d’accomplissement d’un devoir éthique envers « l’autre » opprimé et la voie vers l’émancipation du moi opprimé.

La solidarité mondiale, stratégique, intersectionnelle et mutuelle avec les luttes contre l’oppression sous toutes ses formes est devenue plus que jamais un ingrédient essentiel dans la construction de tout mouvement de résistance local fort.

Bien que ce paradigme de résistance mondialisée puisse s’appliquer à toutes les luttes contemporaines contre l’injustice, il est plus évident dans les situations de colonisation de peuplement, où les oppresseurs ne sont pas simplement intéressés à soumettre les opprimés ou à les exploiter et à usurper leurs ressources, mais aussi à les déraciner et les remplacer.

Lorsque la logique coloniale de peuplement qui entraîne l’élimination de la population indigène, comme cela a été perpétré à des degrés divers aux États-Unis, en Australie et au Canada, n’est pas possible, les colons comprennent que pour que leur projet prospère, ils doivent soumettre et finalement domestiquer la population indigène colonisée, y compris en lui imposant l’isolement. À cette fin, « l’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur », écrit le leader sud-africain de la conscience noire Steve Biko, est le contrôle de « l’esprit des opprimés ».

De l’Algérie et de l’Afrique du Sud de l’apartheid hier à la Palestine aujourd’hui en passant par d’autres situations, la perspicacité de Biko s’est avérée précise et prémonitoire. La stratégie commune adoptée par les colons-colonialistes, partout où ils n’ont pas pu anéantir la population indigène, consiste à infecter nos esprits avec le virus mortel du désespoir par la déshumanisation, l’isolement et l’écrasement violent de toute résistance avec une force disproportionnée et une sauvagerie préméditée.

Le projet de colonisation sioniste et de colonisation britannique en Palestine, qui commence sérieusement dans le premier quart du 20e siècle et est toujours en cours, correspond à ce modèle. Il a constamment cherché à coloniser non seulement la terre les Palestiniens, mais aussi nos esprits.

Dès 1923, le leader sioniste Zeev Jabotinsky écrivait avec une honnêteté lucide :

Chaque population indigène du monde résiste aux colons tant qu’elle a le moindre espoir de pouvoir se débarrasser du danger d’être colonisée. […] La colonisation sioniste doit soit s’arrêter, soit se poursuivre quelle que soit la population indigène. Ce qui signifie qu’il ne peut avancer et se développer que sous la protection d’un pouvoir indépendant de la population indigène – derrière un mur de fer, que la population indigène ne peut franchir.

En plus de son récent mur de béton, Israël a sans cesse construit son « mur de fer » dans nos esprits en essayant de nous réduire à des êtres humains inférieurs, ou ce que j’appelle des « humains relatifs », pour nous isoler de notre environnement arabe naturel et du reste de la monde, et de graver dans notre conscience, par une violence hégémonique soutenue, l’impératif de la soumission à son pouvoir indomptable présenté comme un destin. Les alliances militaires et sécuritaires d’Israël et les accords de normalisation avec les dictatures arabes des Émirats arabes unis au Maroc sont une autre facette de ce processus en cours de notre disparition comme Palestiniens et de nous conduire au désespoir. L’objectif le plus important des oppresseurs dans la colonisation des esprits des opprimés est d’imprimer en eux le désespoir et le sentiment de futilité mortelle de résister à la colonisation en cours.

La lutte pour la libération palestinienne a toujours été conditionnée à la décolonisation de nos esprits de l’impuissance profonde qui peut nous inhiber et à nous engager dans une praxis, comme dirait Paulo Freire, un processus radical de résistance, de transformation et d’émancipation mondialisée et pleine d’espoir. Après tout, l’espoir qui émane d’une résistance populaire efficace, organiquement couplée à une solidarité internationale, est force de résistance contagieuse. Malgré des décennies de nettoyage ethnique israélien impitoyable et de brutalité coloniale, largement autorisée par l’Occident, les Palestiniens n’ont rien abandonné ; nous continuons à résister à l’oppression et à affirmer notre quête d’émancipation, d’autodétermination et d’égalité des droits pour tous les humains.

C’est précisément pourquoi Israël a alloué des ressources humaines, politiques et financières massives dans sa guerre désespérée contre le mouvement mondial de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) dirigé par les Palestiniens pour les droits des Palestiniens, car le mouvement BDS offre une forme de résistance non-violente profondément ancrée, antiraciste, intersectionnelle, contemporaine et contextuelle particulièrement puissante et pleine d’espoir.

Lancé en 2005 par la plus large coalition de la société civile palestinienne, BDS est devenu un élément clé de la résistance populaire palestinienne et la forme la plus efficace de solidarité internationale avec la lutte du peuple de Palestine pour la liberté, la justice et l’égalité. Il appelle à la fin de l’occupation israélienne de 1967, à la fin de son système institutionnalisé de discrimination raciale, qui répond à la définition de l’apartheid de l’ONU, et au maintien du droit des réfugiés palestiniens à retourner dans les maisons et les terres dont ils ont été déracinés et dépossédés en masse depuis le nettoyage ethnique de 1948, ou Nakba. Aujourd’hui, Human Rights Watch et la plus importante organisation de défense des droits humains d’Israël, B’Tselem, reconnaissent Israël comme un État d’apartheid.

Ces trois droits fondamentaux correspondent aux trois composantes principales du peuple palestinien : de la bande de Gaza et de Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est (environ 38 % du peuple palestinien, selon les statistiques de 2016) ; les citoyens palestiniens d’Israël (12 %) et en exil (50 %). Plus des deux tiers des Palestiniens sont des réfugiés ou des personnes déplacées à l’intérieur du pays.

Bien que lancé seulement en 2005, le mouvement est profondément enraciné dans les décennies de résistance populaire non violente palestinienne au colonialisme de peuplement et s’inspire du mouvement anti-apartheid sud-africain, du mouvement des droits civiques américain et, dans une certaine mesure, des luttes anticoloniales indienne et irlandaise.

Ancré dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, le mouvement BDS, nominé pour le prix Nobel de la Paix, s’est constamment et catégoriquement opposé à toutes les formes de racisme et de discrimination, y compris le racisme anti-noir, le sexisme, l’homophobie, l’islamophobie et l’antisémitisme. L’identité d’une personne, soutient le mouvement, ne devrait jamais diminuer ou restreindre son droit à des droits. BDS vise la complicité, et non l’identité.

Cette inclusivité de principe et cet engagement à s’opposer au racisme sous toutes ses formes sont parmi les facteurs clés qui ont permis à BDS d’établir et de nourrir des liens de solidarité mutuelle avec des mouvements défendant les droits des réfugiés, des immigrants, des Noirs, des femmes, des travailleurs, des nations autochtones, des communautés LGBTQI, des minorités ethniques et religieuses, etc. Un nombre croissant de juifs israéliens anticoloniaux qui soutiennent BDS jouent un rôle important dans la dénonciation du régime d’oppression d’Israël et plaident pour son isolement.

BDS soutient que la solidarité avec les opprimés, à son niveau le plus fondamental, implique de travailler pour couper les liens de complicité avec l’oppresseur, ou tout au moins, pour ne pas nuire.

Identifier la responsabilité et insister sur la responsabilité sont les phases les plus cruciales de la solidarité. Lorsque les Palestiniens appellent au boycott d’une institution ou au désinvestissement d’une entreprise multinationale impliquée dans les violations par Israël de nos droits humains, nous appelons à ce que le révérend Martin Luther King, Jr. a formulé, dans son dernier discours en 1968 : « ne pas coopérer avec un système maléfique ». Agir ainsi n’est guère charitable, encore moins héroïque. C’est une obligation morale profonde.

Cela implique de couper les liens de complicité avec le régime d’occupation, le colonialisme de peuplement et l’apartheid d’Israël dans les domaines académique, culturel, sportif, économique, financier, militaire et finalement diplomatique.

Mais pourquoi une personne moyenne en Occident aujourd’hui devrait-elle se sentir solidaire de la lutte palestinienne pour les droits à une époque de néolibéralisme croissant, de chômage, de pauvreté, de racisme, de répression et de détérioration des soins de santé, de l’éducation et des infrastructures ?

Une réponse qui met l’accent sur la dimension responsabilité de la solidarité est fournie par l’ancien leader sud-africain anti-apartheid, l’archevêque Desmond Tutu : « Si vous adoptez la neutralité dans les situations d’injustice, vous choisissez le camp de l’oppresseur ». Si vous êtes citoyen d’une société relativement démocratique, comme le Royaume-Uni, qui est profondément complice des crimes de guerre israéliens contre les Palestiniens, les massacres au Yémen des Saoudiens et Émiratis, du nettoyage ethnique au Myanmar ou d’autres violations graves des droits humains, votre « neutralité » équivaut à accepter votre complicité et, de fait, à vous ranger du côté de l’oppresseur. Votre solidarité, même basique en vue de couper les liens criminels de votre État, ainsi que des entreprises ou des institutions qui y sont basées, devient un devoir moral.

Une réponse différente, suggérée par une déclaration de 2015 de plus de 1 000 intellectuels, artistes, militants et féministes noirs aux États-Unis, évoque la dimension intersectionnelle de la solidarité, soulignant les liens organiques de l’oppression et de la résistance :

[N]ous déclarons notre engagement à travailler par des moyens culturels, économiques et politiques à assurer la libération de la Palestine en même temps que nous travaillons à la nôtre. … [N]ous visons à peaufiner notre pratique de lutte commune contre le capitalisme, le colonialisme, l’impérialisme et les divers racismes ancrés dans, et autour de nos sociétés.

À un niveau supérieur de solidarité, au-delà de la responsabilité envers l’autre opprimé, le terrain commun de résistance à l’oppression mondialisée est ainsi reconnu et nourri.

La principale contribution du mouvement BDS à la libération palestinienne est son rôle non seulement dans l’unification des Palestiniens, malgré les multiples phases de fragmentation sioniste-colonialiste, mais aussi dans la décolonisation des esprits palestiniens contre le sentiment d’une impuissance profondément ancrée, et pour une praxis radicale d’une résistance mondialisée, intersectionnelle, de transformation et d’émancipation.

Aujourd’hui, plus que jamais, les Palestiniens disent au monde que la vraie solidarité avec notre lutte pour la liberté, la justice et l’égalité s’épelle BDS. Nous brisons chaque jour notre mur de la peur et nous n’avons pas seulement besoin d’un peu plus de courage de la part des révolutionnaires et des personnes de conscience du monde entier. Nous avons besoin d’un dévouement significatif de leurs forces, comme le dit Frantz Fanon, «  pour que plus jamais il n’y ait, sur la terre, de peuples asservis « .

Omar Barghouti – Traduit par Françoise Vergès

Intervention que vous pouvez trouver dans son intégralité ici : 

Source QG Decolonial

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