Fragments de la tradition afro-critique pour les sciences sociales

Le décentrement

États-Unis 1895. Les Blancs sont obligés de considérer sérieusement les luttes et les revendications des Noirs. Ils mettent alors en place le Compromis d’Atlanta, une résolution tacite des Blancs du Sud qui promettait de développer les noirs. Ceux-ci doivent désormais bénéficier d’une éducation de base, des opportunités économiques et une égalité judiciaire. Mais en contrepartie, ces mêmes Noirs doivent continuer à se soumettre aux discriminations, à la ségrégation, à l’exclusion du droit de vote et à l’interdiction du travail syndiqué (Harlan, 1972). Ainsi, la promesse de décoloniser les Noirs est remplacée par celle de les développer, ce qui a permis de les coloniser davantage et de manière beaucoup moins conflictuelle.

La même histoire se répète en Belgique, lorsqu’en 1904 la pression internationale liée à « l’affaire des mains coupées » oblige le roi Léopold II à mettre en place une commission d’enquête sur les exactions commises au Congo. La commission condamne les massacres des Congolais, bien sûr ; elle a aussi proposé un peu plus de développement pour les Congolais (Janssens, Nisco et de Schumacher, 1905). Mais il n’a pas été question de mettre fin à la colonisation. La déshumanisation qu’a incarné le Congo-Belge a remplacé les horreurs de l’État indépendant du Congo. Enfin, lorsque les luttes des congolais et des africains obligent la Belgique à céder l’indépendance du Congo en 1960. La Belgique propose tout d’abord un bonus de trente années pour préparer la décolonisation. Mais face à un refus catégorique des Congolais, la Belgique essaie de mettre en place un néocolonialisme qui va aboutir à l’assassinat de Lumumba et à une longue dictature de Mobutu dont les congolais continuent encore aujourd’hui à payer les frais (De Witte, 2001 ; 2017).

Ces expériences nous rappellent au moins deux choses : premièrement, à chaque fois que le colonisateur a proposé de décoloniser, c’était pour coloniser encore plus efficacement. A chaque fois que la lutte contre la colonisation a été forte, le colonisateur a proposé de développer le colonisé ; et jamais de mettre fin à la colonisation. Ces expériences rappellent aussi, tristement, que plusieurs critiques d’origine occidentale ne sont jamais incompatibles avec la colonisation et la domination. Au contraire, elles ont souvent été la condition de l’adaptation et du renforcement de ces dernières.

Ainsi, 60 ans après les indépendances, lorsque les pays du Nord proposent de décoloniser toute une série de secteurs, les sciences sociales doivent s’interroger sur le sens d’un tel projet et surtout ce qu’il serait en train de consolider. Elles doivent donc se demander ce que veut dire réellement la décolonisation décrétée à partir de l’Occident. Aussi, une telle interrogation pose a priori la question de la positionnalité. En d’autres termes, dans cette question – formulée à partir d’une expérience spécifique – réside la conviction que le débat sur la décolonisation, ou mieux sur le décolonial, ne peut se faire qu’à partir des ailleurs de l’Occident ; à partir des expériences de la plantation, de la colonie ou encore du ghetto postcolonial – que j’appellerai simple expérience coloniale. On est là face à un préalable à tout discours sur le décolonial dont l’Occident a encore beaucoup de mal à capter le sens.

Deuxièmement, ces expériences nous rappellent que parler du décolonial, c’est aussi pouvoir opérer un autre décentrement : il s’agit de parler à partir de connaissances auxquelles cette expérience coloniale localisée a donné lieu ; une expérience réelle qui les partage en des êtres différents, et jamais en êtres humains libres et égaux. On le sait, les sciences sociales n’ont pu penser l’émancipation à partir du discours du bourreau. De même, parler du décolonial, c’est nécessairement opérer un retour en Afrique, c’est-à-dire à ce que j’appelle ici la tradition afro-critique – et donc à partir de ce champ de recherche qui a pensé la question coloniale et décoloniale à partir de l’Afrique et de ses diasporas. Alors que cette tradition critique est une référence pour beaucoup d’Africains, elle est encore fortement ignorée en Occident. Raison pour laquelle on ne parle jamais de la même chose lorsqu’on parle du décolonial.

Cette pensée critique hétérogène émerge dans l’entre-deux-guerres mondiales et part d’une matrice constituée par trois concepts : la race (Noir et Blanc), la géographie et ses imaginaires (Nord/Europe et Sud/Afrique) et la dignité (par rapport à l’esclavage, la colonisation, l’apartheid et leurs différentes formes modernes). Cette pensée afro-critique se nourrit aussi de plusieurs courants théoriques critiques développés en Occident, dont principalement le post-structuralisme, l’existentialisme, le marxisme, les études féministes, les cultural studies, le bergsonisme, etc., mais aussi des luttes politiques diverses. Il ne s’agit pas ici de cette « pensée africaine » culturaliste et essentialiste d’origine coloniale qui propose une vision traditionnelle, exotique et coloniale de l’Afrique. Il ne s’agit pas non plus de cette Afrique utopique et sublimée de l’Ubuntu où il est possible de penser le monde en ignorant les rapports de forces qui sous-tendent les rapports sociaux. Il s’agit au contraire d’une mise en récit critique de l’expérience coloniale, ainsi que de la violence qui l’a caractérisée.

De ce point de vue, décoloniser c’est tout d’abord admettre d’opérer ce décentrement ; c’est aller lire la manière dont les Africains ont pensé le décolonial et éviter encore une fois de voir, a priori, les droits de l’homme, la bonne gouvernance, l’antiracisme, l’interculturalité et l’universalisme dans tous les jolis mots de langues africaines. Ensuite, décoloniser, c’est se réapproprier la tradition décoloniale, sa critique, ses concepts et ses approches, dans les sciences sociales. C’est apprendre à connaître le monde à partir de cet autre ailleurs de l’Occident. Mais pour cela, il faut comprendre ce que signifie vraiment le décolonial, au-delà des incantations et de la mode dans lesquelles il est de plus en plus pris.

Voilà pourquoi il paraît aujourd’hui urgent de contribuer à la compréhension et la vulgarisation de ce que veut dire réellement le décolonial en partant de ce point de vue afro-critique. Et, au-delà des questions liées aux racismes qu’il pose réellement, il est question de recourir au décolonial afin de le glisser et l’imposer progressivement dans l’analyse des phénomènes sociaux en sciences sociales. Si un tel projet demande un retour aux textes et aux archives noirs, il ne demande pas moins un travail heuristique de réappropriation et un travail pédagogique d’élucidation, mais sans jamais s’éloigner de terrains qui font sa particularité : l’expérience coloniale et ses différentes reconfigurations contemporaines. Voilà pourquoi ce texte offre des fragments de pensée oubliés dans beaucoup de reprises du décolonial dans les sciences sociales et qui sont symptomatiques sinon d’un refus, en tout cas d’une méconnaissance et d’une incompréhension des implications de cette tradition critique qui s’impose aujourd’hui.

L’encre des savants

Lorsqu’on lit attentivement la manière dont des Africains ont pensé la question coloniale ou plus largement la question noire, on remarque une volonté de distinguer d’un côté l’exploitation économique et de l’autre côté une forme d’aliénation intellectuelle. Par exemple, Fanon montre que la colonisation a consisté en une aliénation liée à « l’exploitation d’une certaine race par une autre, sur le mépris d’une certaine humanité par une forme de civilisation tenue pour supérieure » (Fanon, 1952). Cette exploitation a produit une « aliénation de nature intellectuelle » (Ibid.), c’est-à-dire un type de Noir qui considère « la culture européenne comme moyen de se déprendre de sa race » et de sa culture. Voilà pourquoi l’approche afro-critique insiste beaucoup sur le fait que la colonisation était fort préoccupée par le déploiement de tout un dispositif de pouvoir qui voulait imposer la culture occidentale, alors considérée comme supérieure et universelle.

C’est pour cela que les luttes décoloniales ont aussi fort affiché une volonté de désaliénation basée sur une certaine exaltation et fierté de ce qu’il fallait considérer comme un apport propre des Noirs. Par exemple, en tant que courant de pensée, la Négritude a fort insisté sur cette nécessité, dans une période où les Noirs étaient considérés comme étant au stade primitif de l’humanité et devant aller vers la maturation représentée dans l’image de l’Occident. Ils n’avaient rien à offrir à l’humanité, leur disait l’Europe ; ils n’étaient jamais assez rentrés dans l’histoire comme l’a tristement indiqué un certain président français. Tout était à refaire comme le rappellent souvent les rapports de collaboration nord-sud.

La réaction de la pensée afro-critique a d’abord consisté à préciser l’apport de l’Afrique dans l’histoire de l’humanité comme chez Senghor (1992) ou chez Cheikh Anta Diop (1967), ensuite à déceler le mensonge derrière ce narcissisme de l’Occident comme chez Césaire et enfin à formuler des politiques de libération et de soin des Africains comme chez Fanon (1961).

L’exaltation de l’apport de l’Afrique a très vite rompu avec toute essentialisation de ce qu’on appelle ici le propre de l’Afrique. C’est pour cela d’ailleurs que, de manière ironique, Fanon disait que la « découverte de l’existence d’une civilisation nègre au XVe siècle » ne lui décernait « pas un brevet d’humanité ». Au contraire, le rappel de l’apport de l’Afrique dans la tradition afro-critique part d’une idée forte. C’est qu’un peuple tant marginalisé dans l’histoire ne peut aller de l’avant que s’il sait qui il est ; s’il ne laisse personne s’imposer à lui comme la référence. Or, c’est exactement une telle attitude que la colonisation a imposée aux Noirs : l’imposition d’un discours téléologique fort incompatible avec des perspectives africaines qui sont celles de la multiplicité ; une pensée faite d’emprunts mais qui ne peut être possibles qu’à partir d’une base solide, reconnue, considérée, respectée, digne et jamais infériorisée.

Il me semble que le malentendu autour de la question décoloniale se trouve à ce niveau précisément. Je vais davantage illustrer ce problème à partir de deux romans célèbres qui ont été publiés après la colonisation et qui expliquent très bien ce que les Africains appellent « décoloniser » et que beaucoup en Occident n’arrivent toujours pas à saisir.

Le premier roman est intitulé L’aventure ambiguë publié en 1961 par Cheikh Hamidou Kane, un écrivain sénégalais. Le roman raconte l’histoire d’un jeune homme du nom de Samba Diallo. Il parle surtout du passage du jeune de l’école coranique à l’école des Blancs. Le roman revient sur l’un des maîtres de Samba Diallo qui insiste pour que celui-ci aille à l’école nouvelle, c’est-à-dire l’école des Blancs où, je cite, on apprend cet art de « vaincre sans avoir raison ».

Le deuxième roman est intitulé Carte d’identité, publié plus tard, en 1980, par l’écrivain ivoirien Jean-Marie Adiaffi. Le roman raconte l’histoire d’Agni, un prince qui est sommé de se présenter au bureau d’un commandant pour attester de son identité en raison d’un doute sur un document qu’il avait produit. Comme le prince a oublié sa carte d’identité pour prouver qu’il est celui qu’il prétend être, il est molesté et jeté en prison. Le peuple se révolte face au déshonneur subi par le prince qui pourtant incarne une autorité et une vénération réelle dans son milieu. Mais surtout, le peuple ne comprend pas cette nouvelle logique qui veut que l’absence d’un papier (ici la carte d’identité) justifie un tel déshonneur ; que la parole d’un homme ne suffise pas à justifier un traitement digne.

Ces deux romans parlent de la rencontre de deux mondes, l’Afrique et l’Occident. Mais ils parlent surtout de cette incompréhension, pour les Noirs, face à un Occident qui s’impose ; qui est tellement épris de lui-même qu’il n’arrive pas à apprendre de l’autre. L’incompréhension vient de cet Occident qui veut s’imposer sans comprendre ; de ce narcissisme qui n’admet aucune négociation. C’est précisément dans cet euro-centrisme que réside la colonialité. Cet euro-centrisme n’est pas seulement à considérer comme la généralisation indue des « catégories issues de l’expérience européenne » (Ajari, 2019 : 88). Il s’agit aussi d’une forme de nombrilisme fortement imbibée de mégalomanie qui réduit l’autre au simple récepteur. Or, les penseurs africains ont beaucoup insisté sur une forme d’humanité réciproque qui, pour Senghor, consiste en un rendez-vous du donner et du recevoir. Chez Fanon, ce rendez-vous ne peut avoir lieu que si toutes les parties ont retrouvé leur dignité, même si cela exige de recourir à la violence ; une violence révolutionnaire.

L’action occidentale en Afrique a souvent été incapable d’une telle attitude qui exige la reconnaissance et la valorisation de l’apport de l’autre ; l’apprentissage et le respect de l’autre. Or, être capable d’une telle complémentarité, c’est pouvoir se débarrasser de cette infrastructure mentale à partir de laquelle nous considérons l’Occident comme le porteur des valeurs et des normes universelles ; un « universalisme de surplomb » (Diagne et Amselle, 2018). Un tel tournant est désormais nécessaire quant à la manière dont nous considérons les phénomènes en sciences sociales à partir de concepts forgés à partir de l’expérience occidentale.

Viol de l’imaginaire

La tradition afro-critique ne se limite pas à la critique de cette hégémonie de l’action et de la pensée occidentales. Elle critique aussi ses conséquences en termes de viol de l’imaginaire et de la dignité. En effet, une large partie du discours des sciences sociales sur l’Afrique n’a rien laissé de son exotisme ; de cette idée d’une Afrique vierge, incapable de pensée et d’initiative. L’Afrique ici est représentée par ces personnes qui auraient été découvertes par Diego Cao en 1489, civilisées grâce à l’œuvre du génie de Léopold II, émancipées par la colonisation belge et développées par la coopération au développement, toujours grâce à cette chose d’universellement et d’intemporellement bon et bien dont l’Occident aurait à la fois le monopole et le devoir éthique de diffuser au reste du monde.

Si pour les Africains, durant la colonisation il n’était pas question de céder à cette hégémonie occidentale, après les indépendances, il a surtout été question de s’en méfier. Dans son livre L’Odeur du père le philosophe congolais Mudimbe a réussi à immortaliser cette vielle inquiétude des penseurs africains de voir le continent prendre pour argent comptant le discours d’origine occidentale sur ce que serait l’Afrique (Mudimbe, 1988) ; ou mieux ce qu’elle ne serait pas (Mbembe, 2001). En suivant Fanon, il propose de penser constamment une réappropriation stratégique de toutes ces propositions, souvent caractérisées par la méconnaissance de l’Afrique. Comme le dit Felwin Sarr, il s’agit de « … Tous ces discours, tous ces régimes discursifs qui font de l’Afrique un objet, ou encore un espace dans lequel on projette des idées, des fantasmes, des visions » qui n’ont rien à voir avec la réalité ou les aspirations du continent. Pour Sarr, « l’un des défis pour le continent en tant qu’entité symbolique, c’est de redevenir le sujet de son propre discours, y compris de ses propres représentations sur elle-même et de pouvoir articuler ces discours en sortant d’une dialectique de la réponse, et de la preuve, et en sortant d’un face à face où » il s’agirait de répondre « dans les mêmes termes que les énoncés qui lui sont opposés » (Sarr, 2016 ; 2017).

La critique de cette hégémonie occidentale n’a jamais eu pour but de nier les problèmes auxquels le continent fait face ; loin de là. Il s’agit au contraire de remarquer que tout discours sur l’Afrique est déjà fort orienté par des référentiels occidentaux dont les modalités sont souvent fort adossées aux intérêts occidentaux. Pire, cette hégémonie empêche de penser en dehors des sentiers battus, car, toute tentative de penser se heurte à « un espace déjà habité et qui est déjà encombré et saturé, de sorte qu’il devient difficile de se « frayer un chemin … pour tenter de dire quelque chose de juste, de neuf, et de fécond à l’inverse de ce que ce que nous avons l’habitude d’entendre » (Ibid.).

Or, l’Afrique n’a jamais été un lieu de mimétisme, n’en déplaise à un certain discours qui, pendant longtemps, a confondu mimétisme et réappropriation. L’Afrique est surtout ce lieu d’inventivité et de renaissance qui ont rendu possible le maintien en vie des esclaves, des colonisés, ou encore des afro-descendants qui ont survécu à toutes sortes de violence. Pour les Africains, la décolonisation ne peut être définie qu’à partir de l’Afrique et de ses diasporas.

Comme l’explique Aminata Traoré, la décolonisation passe nécessairement par la capacité, pour les Africains, « à redevenir sujets de leur propre histoire ». Elle « passe par l’affirmation d’une fierté nouvelle et la redécouverte de valeurs et d’un imaginaire propre ». La réhabilitation de son imaginaire violé est une question de dignité et un enjeu à la fois économique, politique et civilisationnel ». Elle passe par le retour à certaines formes de sagesse violées dont les sciences sociales occidentales se sont peut-être affranchies mais qui restent des référents qui continuent « de nourrir l’imaginaire de bon nombre de peuples et de conférer à l’action humaine une dimension morale » (Traoré, 2002 : 13).

Voilà donc ce que veut dire le décolonial pour l’Afrique. On retrouve cette reformulation du décolonial dans les Ateliers de pensée de Dakar, au Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique, au Point Sud du Mali, à Académie Pilote Postdoctorale Africaine, à travers divers discours panafricains, au niveau des groupes sous-régionaux, à Kinshasa, à Kigali ou encore à Bujumbura, dans l’art et l’engagement militant africain et afro-diasporique, etc.

Voilà la pensée du décolonial, indissociable de celle de la dignité, qui parsème actuellement le continent africain. Cette dignité signifie Agaciro, qu’il ne faut pas ici comprendre comme la dignité au sens traditionnel du terme, mais comme cette dignité des survivants qui, malgré l’adversité atmosphérique (Fanon, 1952), ont réussi à rester débout (Ajari, 2019). Certes, comme ailleurs, on retrouve encore beaucoup de problèmes dans ces différents lieux, traversés par diverses contradictions. Mais la pensée et le discernement de ces problèmes et contradictions n’ont jamais cessé d’être pris en charge par des Africains qui estiment aujourd’hui que les solutions à leurs problèmes ne viendront jamais d’un ailleurs épistémologique désincarné. Beaucoup d’intellectuels africains revendiquent de plus en plus un tel positionnement dans les sciences sociales (Mbembe et Sarr, 2017).

Agaciro : lutte pour la vie

La roue tourne. Elle ne s’arrêtera plus : l’Occident a cessé d’être le centre. Et aujourd’hui, il semble que nous soyons à un tournant dans le processus sur le décentrement de l’Occident ; sur la décolonisation. Nous devons choisir entre deux chemins : soit décoloniser à partir du centre, c’est-à-dire penser le décolonial à l’intérieur des théories et concepts des sciences sociales définis au nord, soit décoloniser à partir des périphéries, c’est-à-dire penser le décolonial à partir des ailleurs de l’Occident. Ces deux options ont des implications différentes. La première position, qui propose de décoloniser à partir du centre, ou de la position Nord est la plus prisée actuellement en Europe. Mais elle nous semble aussi la moins ambitieuse. Ce serait passer à côté de ce moment que nous vivons, où les revendications pour de vraies relations décolonisées et justes s’expriment clairement et urgemment.

La deuxième position, qui propose de décoloniser à partir des Suds ou encore des périphéries, révèle que ce qui est en réalité profondément en jeu, c’est l’introduction en Occident du rapport entre les questions de rationalité, de normes, de valeurs et d’ontologie d’une part, et les changements des conditions matérielles des gens d’autres part. C’est repenser complètement la manière dont les sciences sociales abordent et pensent l’altérité.

Cette perspective périphérique a souvent été appelée, de manière évolutionniste et coloniale, « spécificités culturelles » et a été souvent opposée à un universalisme à intégrer progressivement par les Suds. Or, elle est la manière par laquelle passe le décentrement du Nord, c’est-à-dire un processus par lequel d’autres visions du monde, d’autres histoires propres et des expériences spécifiques commencent désormais à compter, avec une légitimité égale et digne, dans l’intelligibilité du monde. En d’autres termes, pour la tradition afro-critique, imaginer l’être au monde aujourd’hui, c’est le penser à partir de l’expérience coloniale, c’est-à-dire à partir de ces lieux de violence de la dignité, situations pour lesquelles aucun discours universaliste ne peut capter les conditions de possibilité de sortir.

Il faut retourner dans ces lieux, parler avec ceux qui vivent ces situations et apprendre avec eux, tenter de comprendre le monde aussi à partir de leur positionnement. Si décoloniser c’est avant tout admettre d’opérer ce décentrement, poser la question du décolonial à partir du centre ne peut qu’aboutir à des effets cosmétiques et nous faire rater l’occasion qui se présente. Voilà pourquoi nous proposons d’aborder la question à partir de l’autre paradigme, à partir des périphéries où l’enjeu est celui de la dignité. Voilà aussi pourquoi nous considérons la question décoloniale en général et afro-critique en particulier comme nécessaire aujourd’hui au renouvellement de la tradition critique dans les sciences sociales plus largement.

L’idée de dignité est ici capitale. Elle traverse toutes les réflexions sur le décolonial (Ajari, 2019). Elle est essentielle dans la mesure où elle permet de repenser l’idée de l’égalité dans les relations, en considérant que chaque partie doit se voir accorder la possibilité de vivre, de penser et d’exister et d’être reconnue dans son existence. Mais ce concept aussi essentiel n’est pas compris de la même manière chez les penseurs du Nord et ceux du Sud.

Dans la tradition occidentale, depuis les lumières, la dignité est comprise comme la possibilité pour les êtres humains de ne pas être traités comme un moyen, mais bien comme une fin (Kant, 1994), ou comme ce quelque chose dû à l’être humain du fait qu’il est humain (Ricoeur, 1988). Dans la tradition afro-critique, la dignité est considérée comme la lutte pour survivre dans un contexte où les conditions de la mort sont omniprésentes (Fanon, 1961 ; Mbembe, 2013 ; Ajari, 2019). Une telle conception de la mort nous mène à penser les conditions de la dignité du côté de la lutte dans les périphéries.

Les sciences sociales doivent désormais accepter de reconnaître ces approches incarnées. L’idée de reconnaissance part ici de la considération selon laquelle les expériences du Sud dans toutes leurs complexités doivent être prises en compte. Les gens eux-mêmes l’ont déjà formulé et se sont déjà battus pour que leur vision du monde et leurs priorités soient considérées. Cette reconnaissance ne consiste pas seulement en la nécessité d’admettre la légitimité des revendications des Suds. Elle ne consiste pas non plus en une forme d’identification d’expériences spécifiques par analogie à quelque chose d’universellement humain (Ricœur, 2004), ni encore en une démarche éthique, c’est-à-dire comme l’estime, le respect et l’acceptation de l’autre comme sujet moralement égal à autrui et à même de jugements moraux (Honneth, 2004). Cette reconnaissance devrait avant tout être fondée sur le constat des rapports de force, de la résistance et de l’agency de l’autre à la reconnaissance de la question précise de son humanité ; l’autre qui ne nous laisse pas de choix, à la fois politiquement, moralement ou éthiquement, pour se faire reconnaître en tant que tel (Fanon, 1961). Une telle perspective de la reconnaissance permet de fonder celle-ci sur les tensions et les conflits inévitables qui apparaissent dans les rapports spécifiques qui produisent des effets de négation de l’humanité de l’autre ; tensions et conflits à partir desquels il est possible, pour les sciences sociales, de trouver des bases communes pour penser, de manière alternative, les conditions d’un monde en partage et d’une « montée en humanité » (Mbembe, 2013).

Fondée sur ces perspectives de dignité et de reconnaissance, les sciences sociales inspirées par la tradition afro-critique s’articuleraient aussi sur une pensée de la solidarité. Celle-ci n’est pas, a priori, à considérer dans son acception éthique, c’est-à-dire comme un devoir ou une obligation sociale d’aide, d’assistance ou de collaboration bénévole entre les humains en tant qu’ils sont humains (Morin, 2015). Il s’agit avant tout d’une solidarité inscrite dans l’idée de soin et de réparation de ceux-là dont nous avons volé une partie de l’humanité, en nous déshumanisant dans le même geste.

Une telle solidarité, le soin et la réparation qu’elle présuppose ne peuvent être possibles que s’il existe une pensée de la cohérence du point de vue systémique dans la mesure où la colonialité s’articule à tout un ensemble de dispositifs politiques, économiques et épistémologique qui la rendent possible. Ceci suppose que décoloniser concerne non seulement le décentrement de l’ordre du discours en rapport avec la modernité occidentale et de sa production raciale des hiérarchies et des exclusions. Il concerne aussi les questions de domination plus larges qui rendent possible la colonialité.

En effet, alors que les systèmes de légitimation du vieux monde colonial sont en train de se dérober sous nos pieds et qu’il ne sera plus possible d’ignorer ces fragments afro-critiques, les sciences sociales en Occident sont encore très loin dans la compréhension et l’intégration de tels regards décentrés grâces aux expériences coloniales et postcoloniales. Or, pour justement penser les problèmes contemporains du racisme, de la colonialité, de l’écologie, des radicalisations, du capitalisme financier, du néolibéralisme, des inégalités, des guerres par procuration, etc. forts nourris par les savoirs occidentaux, les sciences sociales ont besoin d’un décentrement que propose aujourd’hui la critique décoloniale.

Finalement, pour la tradition afro-critique, ce décentrement et la réhumanisation qu’il implique commencent par une confession symbolique que Fanon a formulée dans ces termes : « Il nous faut quitter nos rêves, abandonner nos vieilles croyances […] Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre […]. Cette Europe qui jamais ne cessa de parler de l’homme, jamais de proclamer qu’elle n’était inquiète que de l’homme, nous savons aujourd’hui de quelles souffrances l’humanité a payé chacune des victoires de son esprit. Décidons de ne pas imiter l’Europe et bandons nos muscles et nos cerveaux dans une direction nouvelle. Tâchons d’inventer l’homme total que l’Europe a été incapable de faire triompher. […] Si nous voulons que l’humanité avance d’un cran, si nous voulons la porter à un niveau différent de celui où l’Europe l’a manifestée, alors, […] pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve » (Fanon, 2002 : 301-305).


Bibliographie

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De Witte, L’ascension de Mobutu – Comment la Belgique et les USA ont fabriqué un dictateur, InvestigAction

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[Cet article a été publié dans la Revue Antipodes ITECO]

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