Zemmour « face à la rue » à Drancy, telle était la promesse de la nouvelle émission de Morandini, dans laquelle il a proposé à des personnalités politiques d’aller à la rencontre des badauds. Bien entendu, dans la réalité, la rencontre est loin d’être aussi naturelle et spontanée qu’elle le prétend. Le parcours est déjà tracé et les intervenants sélectionnés. Nous avons pu constater en nous rendant directement au point de rendez-vous et en voyant comment les volontaires les plus véhéments étaient écartés. De plus, l’accueil de Zemmour par les habitants a été beaucoup plus hostile que ce que laisse penser CNEWS.
Dans le même temps, si l’émission a connu un buzz, c’est essentiellement en raison de la scène du dévoilement. Et pour cause, elle est particulièrement abjecte. Eric Zemmour est mis face à une musulmane voilée sensée défendre la parole des Musulmans offensés par l’islamophobie assumée du polémiste-pas-encore-candidat. D’emblée le déséquilibre saute aux yeux : d’un côté, un homme politique installé dans la sphère médiatique depuis deux décennies, rompu aux débats et à la confrontation d’idées ; et de l’autre une quidam peu politisée, pas habituée à développer un argumentaire solide, qui en outre a surestimé ses forces, par naïveté ou par orgueil.
Sans surprise, Eric Zemmour parvient à prendre l’avantage. Mais personne ne s’attendait à la scène d’humiliation qui allait suivre. Alors qu’elle semble perdue dans ses arguments, la jeune femme se raccroche à une comparaison, aussi malheureuse que dénuée de logique, entre son hijab et la cravate du polémiste. Une aubaine pour celui-ci, qui se saisit immédiatement de cette perche tendue pour la pousser dans ses retranchements. C’est le triomphe ! Soit la femme refuse d’ôter son voile, mais elle prend le risque de se contredire – « le voile n’est pas qu’un simple accessoire » –, soit elle le retire devant Zemmour et des centaines de milliers de téléspectateurs pour prouver qu’elle est bien « libre », ce qu’elle venait d’affirmer, mais dans ce cas en donnant satisfaction à la perversité de toute cette France islamophobe, colonialiste et civilisatrice qui fantasme d’observer des femmes musulmanes se dévoiler.
Doit-on pour autant blâmer cette femme ? Je ne pense pas. Il doit tout d’abord être précisé que des rumeurs circulent actuellement, selon lesquelles la mise en scène organisée par la chaîne aurait été réalisée avec la complicité de la jeune femme. Ainsi, photos à l’appui, des internautes affirment que celle-ci ne porterait en réalité pas le voile et, coïncidence étrange, aurait travaillé un temps au sein du groupe Bolloré, qui n’est d’autre que le propriétaire de la chaine CNEWS. Il faut cependant éviter les conclusions hâtives. Si certains points doivent être éclaircis, la machination n’est pas prouvée. L’interlocutrice reconnaît elle-même dans son échange avec Zemmour qu’elle porte le voile depuis peu (elle précisera le soir-même sur le plateau de TPMP qu’elle le porte depuis le début de l’année 2021) et admet avoir travaillé pour le groupe Bolloré et l’avoir quitté en 2017.
Appliquons plutôt la logique du rasoir d’Ockham et considérons que nous sommes devant une intervention honnête et réelle. Restons bienveillants et gardons nos flèches pour l’ennemi. Toutefois, la bienveillance et la compréhension ne doivent pas nous empêcher d’avoir un regard critique et d’essayer de comprendre les soubassements de cette scène inouïe. Nous pouvons distinguer deux responsables.
Le premier, c’est évidemment le suprématisme blanc. L’hégémonie islamophobe atteint de tels degrés que nous assistons désormais à des dévoilements publics comme au bon vieux temps des colonies. Bolloré, à travers ses différents médias, en est d’ailleurs un acteur majeur, puisqu’il participe activement à diffuser et radicaliser l’idéologie raciste. Cette séquence dans laquelle nous voyons une femme musulmane se dévoiler sous l’injonction d’Eric Zemmour et l’assistance complice de Jean-Marc Morandini, devant les caméras d’une chaîne d’extrême-droite, est une véritable victoire.
Mais il serait trop facile de rejeter la faute seulement sur le pouvoir Blanc. Certes, il est le principal responsable, mais nous devons aussi procéder à une autocritique face à ce qui ressemble à un camouflet. Si une telle scène a été possible, c’est aussi en raison d’erreurs de notre part. Nous pointons ici en particulier tout l’argumentaire développé et mobilisé par une sphère de l’antiracisme et/ou du féminisme pour défendre le « droit » de porter le foulard. Leur paradigme, que nous pouvons qualifier de « libéral » en raison d’une approche qui tente de concilier la vision moderne de la « liberté individuelle » et le port du hijab, souffre d’inconséquences majeures, pouvant conduire finalement à ce genre d’impasse.
Notre accusation peut paraître sévère, mais nous comptons l’expliciter à travers deux axes majeurs.
Dans le premier axe nous visons l’argumentaire d’après lequel le hijab serait un « vêtement » comme un autre. Une position qui se veut en réaction au discours républicain et islamophobe dans lequel le hijab est décrit comme un porte-étendard d’un islam conquérant, et toute femme voilée comme une soldate de celui-ci. Face à cela, le réflexe de beaucoup est de rabaisser le hijab à un habit comme un autre. Une réponse malhonnête, fausse et peu courageuse car les laïcards n’ont, ici, pas totalement tort. Certes, ce n’est pas un habit offensif traduisant un désir de conquête avec un agenda caché. Mais ce n’est pas non plus un habit quelconque. Que ce soit en termes religieux ou politique.
Le hijab est un vêtement à part. Contrairement à un t-shirt ou une paire de chaussettes, il marque effectivement une appartenance religieuse, à l’islam. Il peut donc être considéré comme un marqueur identitaire. Ceci est encore plus vrai dans une période de forte islamophobie. Le hijab est d’autant plus ressenti et porté pour signifier son rapport à l’islam que la stigmatisation et la répression des musulmans se font fortes. Une manière de dire que plus le pouvoir tentera de casser cette communauté, plus ces femmes musulmanes afficheront leur adhésion à l’islam, leur inscription dans la Oumma et leur solidarité envers leurs frères et sœurs. D’ailleurs, comment est-il possible d’affirmer que le hijab est un habit quelconque lorsque nous voyons les difficultés et multiples obstacles que doivent affronter nos sœurs qui décident de le porter ? Plutôt que de vouloir nier son caractère tant social que religieux et politique, il nous paraît plus pertinent de le revendiquer dignement pour ce qu’il est. Sa spécificité ne devrait poser aucun problème. La kippa n’est pas non plus un habit comme un autre, tout comme une toge ou un kesa. Et alors ? Doit-on rappeler que la laïcité française n’interdit pas aux citoyens d’exprimer leur foi publiquement et que la république n’est pas – encore – un temple sacré ?
Dans le deuxième axe nous souhaitons critiquer cette logique dans les thèses libérales consistant à s’inscrire dans l’approche moderne de « la liberté individuelle », avec la croyance en la possibilité d’un individu libéré de tout déterminisme et établissant ses choix selon son propre libre-arbitre. Ainsi, les femmes portant le hijab devraient avoir le droit de le faire parce qu’elles auraient choisi « librement » et en tout conscience, sans aucune influence extérieure, de le porter. La soumission, dans ce schéma, est vu comme forcément négative et se doit d’être répudiée. Un individu véritablement libre serait un individu soumis à rien mise à part à sa volonté. Alors, certes, nous ne doutons pas que les femmes portant le hijab ont dans leur très grande majorité choisi elles-mêmes de le porter. Néanmoins il serait totalement naïf et surtout erroné de croire que ces choix ne sont soumis à aucune influence extérieure, à aucun déterminisme. Ce qui est le cas pour absolument tous nos choix. Nos chers défenseurs de la liberté individuelle et du libre-choix devraient se pencher sur les écrits de Spinoza afin de briser ce mythe de l’individu totalement émancipé. « Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent ». Autrement dit, même les choix que nous pensons les plus libres ont en fait des causes extérieures, sont en réalité déterminés par tout un tas de facteurs qui ne dépendent pas de nous. Que ce choix concerne le port du hijab, le menu du repas du soir, ou bien l’adhésion à un parti. Nous sommes déterminés et soumis à notre environnement, que l’on en ait conscience ou non, qu’on le veuille ou non.
Les femmes portant le hijab ont donc décidé de le revêtir non pas seulement en raison de leur conviction profonde, mais aussi en raison d’influences extérieures, que ce soit la famille, les amis, des théologiens, des lectures, etc. Et personne n’y échappe. À titre d’exemple, les habits que portaient Zemmour étaient tout autant le produit d’une influence extérieure, et non pas simplement de sa volonté propre. Il portait un costard-cravate car les codes culturels imposent qu’une personnalité sérieuse, a fortiori lorsqu’elle brigue la présidence de la république, se doit de porter un costard-cravate. Et Zemmour s’est soumis à cette injonction. Tout comme les femmes qui portent du maquillage, des talons, ou s’épilent, se plient – de manière « libre » – aux injonctions patriarcales. Il en est de même pour la femme musulmane portant le hijab. Elle s’est soumise à une injonction stipulant, selon une conception majoritaire en islam, que la femme doit porter le hijab.
Notre problème, en réalité, est que le culte de la liberté individuelle à rendu le concept de « soumission » forcément négatif et à répudier. Or, nous ne devrions pas avoir honte d’être parfois soumis. La question est plutôt de savoir à quoi nous nous soumettons. Dans le cas de l’islam, et de la religion plus largement, c’est une fierté pour le croyant de se soumettre à un Dieu, à un Esprit supérieur, au créateur de toute chose. La pratique religieuse est d’ailleurs majoritairement une démonstration de cette soumission, par exemple à travers la prière. Et le voile est une autre. Pourquoi devraient-elles en avoir honte ? À plus forte raison, les croyants ne sont pas les seuls à se soumettre. Les laïcards, les « libres-penseurs », les « esprits critiques », les sceptiques et autres athées ne se soumettent-ils pas, par exemple, aux lois de la République ? À l’autorité de l’Etat ? De la police ? Ou du contrôleur de train ?
Si nous insistons tant sur l’idée de « liberté individuelle », c’est parce qu’elle est centrale pour comprendre la scène d’hier matin. L’interlocutrice d’Eric Zemmour a voulu placer le débat sur le thème de la « liberté » en arguant qu’elle était tout aussi libre de porter le hijab que lui de porter une cravate. Hélas, comme nous venons de le dire, le hijab n’est pas un habit comme les autres. Il obéit à d’autres logiques que le port d’une cravate, des logiques qui ne s’inscrivent pas dans la conception abstraite d’une liberté individuelle faisant de l’individu un être coupé de toute influence et de toute appartenance, et donc de toute obligation communautaire. Le port du voile est soumis à un corpus théologique dans lequel il n’est pas considéré comme un vêtement lambda que l’on peut ôter à sa guise et devant tout le monde. Certes, dans la pratique, elle était « libre » de l’enlever, ce qu’elle a fait. Cependant il n’est pas question ici de sa simple liberté individuelle. Elle représentait ici, qu’elle le veuille ou non, toute une communauté, en particulier les femmes portant le hijab, pour lesquelles le respect de ces règles est symboliquement important. Et si son geste est vécu comme une humiliation par la majorité des musulmans, c’est justement parce que le hijab est un vêtement qui s’inscrit dans une pratique religieuse et communautaire qui dépasse la protagoniste et qu’il est devenu, notamment en raison de l’islamophobie, un vêtement représentant l’islam.
En voulant démontrer sa liberté, elle offre une victoire au pouvoir blanc. Car lorsqu’Eric Zemmour part en guerre contre le hijab, ce n’est par attachement à la liberté – il n’en a que faire, et l’a montré à travers plusieurs prises de position liberticides. Mais parce que le hijab est pour lui une marque d’appartenance à l’islam, d’appartenance à la Oumma, d’appartenance au groupe des indigènes, en opposition à sa conception de la Nation, à la blanchité. Et lorsque cette femme retire son voile, devant un suprématiste, elle marque déjà une rupture avec son groupe. Elle signifie que sa loyauté ne va pas à la Oumma, aux siens, à l’islam, à Dieu, mais plutôt à la République, à la Nation, à la blanchité, aux institutions qui relèguent les musulmans à des citoyens de seconde zone. Et pire ici, aux fachos. C’est-à-dire à ceux qui militent activement pour un système racial dans lequel les musulmans sont persécutés.
Ce dévoilement est, en somme, dû en partie à une désacralisation du hijab qui a été permise dans notre camp. À force de vouloir montrer patte blanche à tout prix, nous lui avons fait perdre toute sa singularité et toute son épaisseur historique. Au fond, la religion, l’islam, le voile, etc., ne seraient que des questions individuelles, personnelles, dont il ne faudrait pas sur-interpréter la charge symbolique ou identitaire. Une position qui ne résiste pas aux faits. Car, au fond, si le hijab était un tissu comme un autre, à l’instar d’une cravate, alors le geste de cette femme n’aurait pas eu un tel impact, que ce soit chez les fachos tout heureux de la voir le retirer, ou chez les musulmans, se sentant humiliés.
Loin de toute la logique intégrationniste qui persiste encore dans des milieux qui se réclament pourtant de l’antiracisme politique, nous sommes d’avis qu’il faut revendiquer la spécificité du hijab. Que ce soit en raison de sa sacralité ou de sa fonction de marqueur religieux et identitaire. En effet, porter le voile c’est aussi afficher et affirmer son islamité et son appartenance à la communauté musulmane. Nous n’avons pas honte de l’admettre. Tout comme nous pensons que les Chrétiens, les Juifs ou les Sikhs ne devraient pas avoir honte d’afficher leur religiosité. Mais dans le cas des Musulmans, cette affirmation identitaire est encore plus impérieuse en raison des terribles offensives islamophobes que nous subissons, et qui s’intensifient : stigmatisations, discriminations, agressions, dissolutions, et maintenant dévoilements publics. Il faut résister.
Quant à nos frères et sœurs adhérant à une stratégie libérale et réformiste de l’islam, dont l’objectif final est de soumettre les sociétés musulmanes aux lois du marché, nous n’avons qu’une question : l’islam ne mérite-t-il pas mieux que ça ?