Médecine et race sous l’Empire français

À propos de : Delphine Peiretti-Courtis, Corps noirs et médecins blancs : La fabrique du préjugé racial, XIXeXXe siècles, La Découverte

par Élodie Edwards-Grossi , le 16 septembre
S’appuyant sur les traités de naturalistes et de médecins, ainsi que sur des rapports de missions coloniales, l’historienne Delphine Peiretti-Courtis étudie la manière dont l’autorité médicale a infériorisé et déshumanisé les corps racisés dans l’Empire français à partir du XIXe siècle.

Le livre de Delphine Peiretti-Courtis s’inscrit dans une historiographie déjà bien établie sur les rapports entre la race, la médicalisation des corps et les violences coloniales aux XIXe et XXe siècles. Faisant suite notamment à l’ouvrage de Claude-Olivier Doron, L’homme altéré. Races et dégénérescence (XVIIeXIXe siècles), paru en 2016, qui fait l’histoire des usages et des circulations des théories scientifiques racialistes en Europe, Delphine Peiretti-Courtis documente l’histoire de la colonisation française et de ses héritages passés et présents à travers l’histoire des traitements médicaux appliqués aux corps noirs. Divisé en trois parties chronologiques, Corps noirs et médecins blancs s’appuie sur une pluralité de sources, principalement des traités de naturalistes et de médecins, ainsi que des rapports de missions coloniales afin d’étudier la manière dont les corps racisés, sans cesse infériorisés et déshumanisés ont été théorisés par l’autorité médicale coloniale dans l’Empire français à partir du XIXe siècle.

En quoi la médecine « de brousse », pratiquée au plus près des colonisés par des médecins comme Alphonse Trémeau de Rochebrune, en poste dans les colonies dans les années 1870 ou Charles-Victor Berger et Gustave Reynaud, des médecins militaires venait réformer l’autorité médicale européenne au XIXe siècle ? En quoi ces théories racialistes avaient pour fonction de légitimer l’étendue des politiques en vigueur dans les colonies en Afrique, notamment en Angola, au Cap-Vert, au Sénégal ? Quelles évolutions sont à noter quant à la circulation de ces préceptes médicaux et scientifiques concernant le différentialisme racial entre le XIXe et XXe siècles, et peut-on encore en discerner l’héritage aujourd’hui ? Autant de questions nécessaires auxquelles le livre de Delphine Peiretti-Courtis propose d’apporter une réponse.

Au commencement : la fabrique du préjugé racial et de l’altérisation des corps aux XVIIIeXIXe siècles

La première partie de l’ouvrage rappelle l’histoire, déjà bien connue, des typologies racialistes créées au XVIIIe siècle par des naturalistes comme Linné, Buffon ou Blumenbach pour diviser le genre humain (p. 57). Par le recours aux taxinomies, ces naturalistes visent à prouver la supériorité physique, morale et intellectuelle des Européens et ancrent leurs théories sur des observations relatives à l’épiderme, la taille et la forme des crânes, ou bien les organes sexuels. Les débats font rage entre les monogénistes et les polygénistes, ces derniers rejetant l’idée, « selon laquelle il n’existerait qu’une seule espèce humaine, divisée en races mais provenant toutes d’un même rameau » (p. 60). À l’inverse, les monogénistes, comme l’anatomiste Georges Cuvier, demeurent fidèles à la pensée chrétienne qui prône l’unité de l’espèce humaine selon la Genèse (p. 49). Cette dimension religieuse dans les débats en sciences naturelles aux XVIIIe et XIXe siècles a déjà été soulignée par le livre de l’historien Terence Keel paru en 2018, Divine Variations : How Christian Thought Became Racial Science, sur l’émergence des théories monogénistes et polygénistes aux États-Unis au début du XIXe siècle, tout en les prolongeant dans le contexte francophone.

La conception de la beauté n’est pas exempte de ces théories sur le différentialisme racial. Delphine Peiretti-Courtis montre que les gravures du naturaliste hollandais Petrus Camper (p. 98-100) cherchent à mettre en relief ce qu’il théorise comme les différents « angles faciaux » des individus, censés représenter le degré de primitivisme, de beauté et d’animalité de chacun. Le corps féminin noir est conçu par les biologistes du XIXe siècle comme particulièrement proche de la nature, destiné à la maternité. Comme le montre Delphine Peiretti-Courtis, certains médecins européens considèrent que les Africaines disposeraient « d’un avantage indéniable pour la fonction maternelle, et plus particulièrement au moment de l’accouchement, face aux Européennes jugées fragiles » (p. 164). À l’instar du livre d’Elsa Dorlin paru en 2006, La matrice de la race : généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Delphine Peiretti-Courtis fait l’hypothèse que cette valorisation du corps féminin racisé au cours de l’accouchement se fait aussi au détriment de son humanité, puisque celui est décrit par les médecins blancs comme insensible à la douleur.

La médecine de « brousse » et le pouvoir colonial

La deuxième partie du livre s’ouvre sur les rapports médicaux établis par les médecins « de brousse » qui exerçaient dans les colonies à partir de 1860 jusqu’aux années 1910. Les théories médicales ne sont alors plus développées dans des « cabinets », en France, loin de toute application sur le terrain. Delphine Peiretti-Courtis montre avec brio les relations qui existaient entre les théories développées par ces médecins et la légitimation de l’ordre public colonial, fondé sur les valeurs du travail. Le corps noir était pensé comme présentant une importante résistante immunitaire, et les médecins militaires comme Aristide Le Dantec n’hésitaient pas à admettre que les colonisés étaient beaucoup plus endurants que les Blancs lorsque confrontés aux travaux requérant une grande force physique : « L’Européen dans les pays chauds trouve dans l’indigène un auxiliaire indispensable pour la main-d’œuvre que lui-même n’a pas toujours la force d’accomplir en raison de sa santé précaire. » (p. 147) Ce faisant, la science racialiste justifiait l’entreprise politique coloniale et l’ordre hiérarchique qui en découlait en naturalisant la relation des corps noirs au travail. Comme le révèle Delphine Peiretti-Courtis, cette complémentarité entre les corps noirs et les corps blancs était pensée comme essentielle au maintien du pouvoir colonial : « si les Africains sont loués pour leur vigueur corporelle, c’est donc essentiellement parce qu’ils présentent un intérêt pour la France : celui de la servir, comme tous les peuples indigènes. » (p. 147)

Le pouvoir colonial était aussi pensé comme bénéfique pour la santé des Africains et surtout pour le contrôle de leurs vices et de leur sexualité, jugée débridée. Figure de paradoxe, le corps racisé était tantôt efféminé, décrit comme peu viril (p. 467) par les médecins, tantôt représenté comme hypersexualisé (p. 218). Le corps des Africains faisait d’ailleurs l’objet de nombreuses représentations picturales, sur des affiches publicitaires mettant en images les stéréotypes racialistes ou sur des clichés anthropométriques qui étaient destinés aux sciences médicales et anthropologiques. Dans le sillage du récent ouvrage de l’historien Daniel Foliard, Combattre, Punir, Photographier. Empires coloniaux 1890-1914, qui souligne le rôle prépondérant joué par la photographie dans l’architecture du projet colonial au XIXe siècle, Delphine Peiretti-Courtis montre que le médium photographique avait pour fonction de soumettre les corps colonisés à l’œil du colonisateur et du médecin, en représentant « le caractère supposé primitif des Africains » (p. 376) et en apportant « une illustration concrète, une “preuve” par l’image » (p. 377). Les photographies de la collection du prince Roland Bonaparte reproduites dans le livre (p. 384, p. 385) représentent notamment des femmes hottentotes et khoisanes dénudées, posant devant un jardin tropical en arrière-plan : comme le souligne Delphine Peiretti-Courtis, l’objectivité scientifique se mêle à l’érotisme, car « derrière le prétexte de la science se dessine souvent la volonté de représenter l’exotisme sensuel de la femme noire » (p. 386). Ce constat fait écho au récent ouvrage publié par Anne Lafont, L’art et la race, qui analyse les processus de naturalisation des différences sexuelles et raciales et la fétichisation de l’objet racial dans les productions picturales des Lumières.

La race, entre nature et culture

La troisième partie du livre traite des années 1910 à 1960 et éclaire notamment les discours prônant le relativisme culturel, qui conduisent « à penser l’altérité autrement » : les comportements indigènes sont alors scrutés par les ethnologues, à l’instar de Paul Rivet, Marcel Mauss et Lucien Lévy-Bruhl à partir des années 1920, qui se lancent dans « l’étude comparative des caractères sociaux et culturels des peuples » (p. 498). Au fur et à mesure que ces jeunes sciences s’institutionnalisent, les observateurs de terrain, qu’ils soient médecins militaires ou administrateurs, appréhendent « les autochtones à travers de nouvelles grilles de lecture », en s’affranchissant « peu à peu du tout-inné pour expliquer l’origine des divergences entre les peuples » (p. 499). Malgré les déclarations successives faites dans les années 1950 et 1960 sous l’égide de l’UNESCO par des scientifiques qui consacrent le fait que les races comme constantes naturelles n’existent pas, le concept de race « biologique » est toujours plébiscité au XXIe siècle « dans l’imaginaire populaire comme chez certains scientifiques » (p. 545) et prend de nouvelles formes, notamment celles des identifications génétiques pour repérer l’appartenance d’un individu à un groupe discret, défini comme « racial ».

Héritages présentes des préjugés raciaux scientifiques

Au fond, l’ouvrage de Delphine Peiretti-Courtis livre une histoire souvent laissée de côté par les historiens des sciences et la médecine avec beaucoup d’habileté, de nuances et de précisions. Le livre nous invite également à nous interroger sur les usages passés et présents de l’objet racial dans nos sociétés contemporaines.

Quelques pages au début et à la fin de l’ouvrage mettent en exergue la persistance, à l’époque contemporaine, des stéréotypes sur les corps noirs, légitimés par l’autorité médicale et scientifique tout au long des XIXeXXe siècles. Justement, l’ouvrage aurait davantage bénéficié d’un épilogue invitant le lecteur à mettre en question les continuités jusqu’à aujourd’hui des usages de la race en médecine et ses nouvelles reconfigurations, notamment en génétique : les « débris de l’Empire », comme les nomme l’historienne et anthropologue Ann Laura Stoler dans La chair de l’empire : Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial n’ont cessé de joncher notre présent. La popularisation au cours de ces dernières années des tests d’ancestralité génétique et la médiatisation croissante des publications scientifiques identifiant des ascendances géographiques diverses au sein de groupements de populations humaines ne cessent de légitimer le retour à cet imaginaire racial en biologie, sans cesse défini par des critères phénotypiques distincts.

Centré sur l’Empire français, l’ouvrage aurait pu aussi dialoguer davantage avec des travaux portant sur d’autres empires coloniaux ou les sociétés post-esclavagistes, telles que le Brésil ou les États-Unis, afin d’analyser les nombreuses circulations transnationales des théories médicales et scientifiques portant sur les corps noirs. Ces quelques points constituent autant de nouvelles pistes qui pourraient être travaillées dans de nouvelles publications et n’enlèvent rien à ce livre, qui s’avère aussi minutieux que nécessaire dans l’historiographie sur l’Empire français, la race et la science.

Delphine Peiretti-Courtis, Corps noirs et médecins blancs : La fabrique du préjugé racial, XIXeXXe siècles, La Découverte, 2021. 354 p., 22€.

par Élodie Edwards-Grossi, le 16 septembre

Aller plus loin

• Jean Benoist, « Retour sur les propositions concernant les aspects biologiques de la race. Unesco, Moscou, 1964. Entretien avec Jean-Luc Bonniol »Cahiers de l’Urmis, n°20, juin 2021.
• Elsa Dorlin, La matrice de la race : généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006
• Claude-Olivier Doron, L’homme altéré. Races et dégénérescence (XVIIeXIXe siècles), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2016.
• Daniel Foliard, Combattre, Punir, Photographier. Empires coloniaux 1890-1914, Paris, La Découverte, 2020.
• Terence Keel, Divine Variations : How Christian Thought Became Racial Science, Stanford, Stanford University Press, 2018.
• Anne Lafont, L’art et la race. L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières, Paris, Les presses du réel, 2019.
• Ann Laura Stoler, La chair de l’empire : Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte, 2013.

Pour citer cet article :

Élodie Edwards-Grossi, « Médecine et race sous l’Empire français », La Vie des idées , 16 septembre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Medecine-et-race-sous-l-Empire-francais.html

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