SUR LES TRACES COLONIALES DE LA VILLE BASSE

Il y a dans la ville haute beaucoup de traces de la colonisation du Congo : tous les quartiers généraux, économiques et politiques se trouvaient là. Mais dans la ville basse, elles sont quasiment effacées. Guidé·es par Lucas Catherine, spécialisé dans l’histoire coloniale belge, nous vous invitons à partir à la découverte de ces traces perdues ou méconnues. L’Union Minière du Haut-Katanga, qui exploitait presque toutes les mines du Congo existe encore, elle a seulement changé de nom : Umicore. A 14h00, nous commencerons rue du Marais 31. Les premiers Congolais ne sont pas arrivés à Matonge XL, mais dès 1910 dans l’ancien quartier du Port (le Vismet). Ils ont fondé leur première association en 1919 au boulevard Jacqumain. C’est aussi dans ce quartier que sont arrivés les bananes et le cacao, les produits de luxe en provenance du Congo.

© IEB – 2021

1. Prélude : Les négriers du 18e siècle

Dans la période autrichienne (xviiie siècle), plusieurs familles bruxelloises – comme les Chapel, de Pestre et Walckiers – finançaient, par l’intermédiaire de Frédéric Romberg, des bateaux qui participaient à la traite négrière. Ces navires opéraient depuis les grands ports négriers français : Le Havre, Nantes et La Rochelle. Les esclaves n’arrivaient pas à Bruxelles, mais étaient vendus là-bas. Les cargos portaient des noms comme Les États de Brabant, Le Cheval Marin Flamand… ou encore le tristement prophétique Le Roy du Congo.

Une de ces familles de négriers, les Walckiers, ont laissé des traces considérables à Bruxelles. Le château d’Helmet, le domaine des Trois Fontaines et le parc Walckiers leur appartenaient… et en 1787, Edouard Walckiers faisait construire le château du Belvédère. En 1867, celui-ci fut acheté par Léopold II et aujourd’hui il fait partie du domaine royal de Laeken.

Remarquez, au sommet du bâtiment Romberg, la girouette en forme de navire négrier à trois mâts.

Au XVIIIe siècle, plusieurs familles bruxelloises finançaient, par l’intermédiaire de Frédéric Romberg, des bateaux qui participaient à la traite négrière.

2. L’ancien siège de la firme Van Damme

Pendant la première moitié du xxe siècle, les bananes représentaient le fruit exotique par excellence, et coûtaient très cher. Leur transport à partir des plantations du Congo posait néanmoins un problème presque insurmontable. Au début, on importait donc seulement de la fécule de banane qui servait de supplément nutritionnel ou qui constituait au petit déjeuner, mélangé avec du sucre, du cacao et du lait, les corn-flakes de l’époque. C’est seulement à partir de 1939 que les bananes arrivent fraîches du Congo. Après la deuxième guerre mondiale, les bananes viendront surtout d’Amérique Latine.

Avant de déménager au Nouveau Marché aux grains, la firme Van Damme était établie à la Place Sainte-Catherine, numéro 11, dans l’immeuble où se trouve actuellement le restaurant La Belle Maraichère. La porte cochère à côté du restaurant mène à l’ancienne mûrisserie, maintenant en ruine.

Remarquez, à côté des lucarnes, les décorations de style art-déco : des fresques brillantes, noir et jaune, représentant deux têtes de femmes congolaises enrubannées de bananes.

3. Le building des bananiers

Des fresques en pierre de sable émaillée, dessinées par le céramiste Paulis et exécutées par Van Parijs, ornent l’étage supérieur de l’immeuble, connu dans tout le quartier comme le « building des bananiers ». Les magasins de GKF et les mûrisseries (entrepôts où les fruits sont stockés le temps d’arriver à maturation) se trouvaient un peu plus loin sur le boulevard d’Ypres. Sur leurs façades on peut remarquer le même genre de décorations.

4. Le premier atelier Léonidas

Leonidas Kestekides est un immigré d’Anatolie qui, dans un premier temps, s’installe à Gand. Lors de l’exposition mondiale de 1913, son chocolat reçoit la médaille d’or et la même année, il se marie avec Joana Teerlinck et déménage à Bruxelles. Ils s’installeront d’abord au Vieux Marché aux Grains, avant d’aller vivre au 58 boulevard Anspach, plus luxueux. C’est là que Leonidas Kestekides commencera à vendre ses pralines en comptoir ouvert directement sur la rue, une nouveauté qui rencontrera d’emblée un vif succès.

Le cacaotier est un arbre d’origine latinoaméricaine, introduit en Afrique tropicale par les Anglais. Les premiers plants arrivent au Congo en 1883, en passant par la Côte d’Or (Ghana). C’est cette origine qui donnera son nomau chocolat belge le plus connu, le chocolat Côte d’Or. À partir de 1890, l’aménagement de plantations de cacao est encouragée par Edmond Leplae, directeur- général des Colonies et arrière grand-père de Émile Dabin qui achète, aujourd’hui, le cacao et le café pour le Groupe Delhaize. À l’origine, le cacaotier était surtout cultivé dans le Mayombe, au nord de l’embouchure du fleuve Congo. L’exportation du cacao a connu des pointes jusque 20.000 tonnes entre 1910-1913 et entre 1927-1929. Une des caractéristiques du « chocolat belge » est sa haute teneur en beurre de cacao, ce qui lui vaut d’ailleurs sa renommée mondiale. Et tout cela, grâce au cacao du Congo…

Leonidas Kestekides meurt en 1948, dans la maison faisant partie du premier atelier, au Vieux Marché aux
Grains. Aujourd’hui, un immeuble d’appartements se trouve à l’emplacement de celui-ci.

5. Après les produits congolais, les congolais

En 1908, lorsque l’État indépendant du Congo, propriété personnelle de Lépold II, devient le Congo belge, les premiers Congolais commencent à arriver à Bruxelles. À partir de 1909-1910, des dizaines d’autres suivent. Il s’agit souvent d’anciens marins ayant servi sur les bateaux du Congo, de boys échappés aux familles de colons avec qui ils étaient partis en métropole, ou qui avaient été licenciés. Ils s’installent principalement dans le quartier de la Bourse et sur la rue de Flandre, des ouvriers parmi les ouvriers.

Au numéro 14 de la rue de Flandre, à environ cinq maisons du Marché Sainte-Catherine, était située une sorte de maison d’accueil ou de transit. Des dizaines de Congolais sont passés par là et y ont élu domicile pour un temps. L’un des Congolais qui y séjournait était Simon Lisasi, surnommé Jo(h)ny. Il est tombé amoureux d’une bruxelloise et l’a épousée, comme cela a été le cas de beaucoup de ces premiers Congolais. D’où la chanson bruxelloise de l’époque : « Karabitje eit e kind kocht, ’t es gebaure in ne kaffeepot. »

Simon Lisasi a également fait la connaissance du confiseur Vos qui habitait un peu plus loin sur la rue de Flandre, au numéro 146. Celui-ci fabriquait des guimauves, ce qu’on appelle à Bruxelles des maskesvlies ou fesses de nonnes. Simon lui a donné l’idée de réutiliser les morceaux de sucre restants en les faisant cuire ensemble pour former une plaque de sucre noir et dur, aromatisée à l’anis. Cassé en morceaux à l’aide d’un marteau, on lui donne le nom swahili karabougia (de kara : morceau et bugia : bonbon). C’est devenu une sorte d’ersatz de chocolat, très célèbre alors. Lorsque Hergé présente le capitaine Haddock pour la première fois, son navire s’appelle le Karaboudjan.

Pour en faire la promotion, Lisasi visite tous les marchés du centre-ville, vêtu d’une jupe de paille et portant un collier de coquillages, en criant “Karabougia, Karabougia, Bollen veu de valling, Bolle veu den oest. Alleman moe leive. Wit en Zwet, Karabougia”. Non seulement son spectacle attire l’attention des clients, mais il est également sollicité à plusieurs reprises pour jouer au théâtre. Sa profession principale était mécanicien.

Inventé à moins de cent mètres du premier atelier Leonidas, c’est le chocolat des classes populaires !

Au service du confiseur Vos, Lisasi engage environ 140 autres vendeurs et jusque dans les années 50 et 60, la karabougia – dans des sachets coniques caractéristiques – était encore vendu par des Congolais dans les staminets de Bruxelles. Inventé à moins de cent mètres du premier atelier Leonidas, c’est le chocolat des classes populaires !

6. La place Sainte-Catherine et son marché

Le marché Sainte-Catherine n’était pas seulement un marché très populaire, les Congolais y vendaient aussi leurs karabougia, et pas seulement. Dans le Journal du Congo du 13 décembre 1913, on pouvait lire « Place Sainte-Cathérine, au marché aux fruits et légumes, une demi-douzaine de nos frères noirs du Congo ont établi un marché d’acacia purgatif et de sucre de canne cuit, pour la tousse et les bronchites. Très proprement habillés, le chapeau melon sur la tête, ils débitent leur marchandise avec un bagout intarissable… Mais ô surprise, ces nègres parlent aussi le flamand ! ’En pakske voor vijf cents !’ Des faux nègres ? Du tout. Des Congolais parfaitement authentiques. Pour s’en convaincre, il suffit d’entendre leur palabre en kiswahili. »

7. Le Vismet

Ancien siège de la firme Spiers, premier importateur de bananes, non seulement du Congo, mais aussi d’Amérique Latine. L’entreprise a plus tard déménagé à Anvers, avant d’être reprise par Chiquita.

8. Eldorado

Aujourd’hui, l’ancien cinéma Eldorado, construit en 1932 par Marcel Chabot, fait partie du complexe UGC de la place de Brouckère. Heureusement, la salle et les décorations, conçues par les sculpteurs Van Neste et Wolf, ont été en grande partie préservées. De haut en bas, des fresques et de grands bas-reliefs dorés décorent la salle. L’éclairage central est caché derrière un grand soleil d’or. Le long des murs, d’énormes panneaux dorés représentent des bananiers, des éléphants, des arbres à caoutchouc, des antilopes et des villageois vaquant à leurs occupations journalières. Cette salle est une véritable perle du style art déco.

9. L’Union Congolaise

Les premiers Congolais bruxellois se battent comme volontaires à l’Yser et en 1919, sous la direction de Paul Panda Farnana, ils fonderont la première association de Congolais de Belgique. Elle avait son siège dans l’avenue Jacquemain, 77.

Lorsque l’Union Congolaise est fondée le 30 août 1919, elle reçoit encore le soutien total de l’establishment colonial. Son fondateur, Paul Panda Farnana, était venu en tant que garçon avec la famille Derscheid en 1895 et a même été autorisé à étudier en métropole. En 1909, il obtient le diplôme d’ingénieur agronome. Jules Derscheid, son « père adoptif », avait travaillé pour l’une des entreprises d’Albert Thys, le premier grand entrepreneur du Congo, et lorsque l’Union congolaise organise un concert de bienfaisance en novembre 1919, c’est sous le patronage, entre autres, de la famille Thys et de l’entrepreneur colonial Alexandre Delcommune (Banque d’Outremer entre autres).

Le soutien initial diminue bientôt, et lorsque les milieux coloniaux demandent le rapatriement de tous les Congolais de Belgique, l’Union répond : « Maintenant que la guerre est terminée et qu’on n’a plus besoin de nos services, on serait enchanté de nous voir disparaître. En ce qui concerne ce dernier point, nous sommes parfaitement d’accord, à la seule condition cependant que si vous insistez si sévèrement sur le rapatriement des noirs, nous pourrions logiquement demander à ce que tous les blancs se trouvant en Afrique soient rapatriés également. »

Si vous insistez si sévèrement sur le rapatriement des noirs, nous pourrions logiquement demander à ce que tous les blancs se trouvant en Afrique soient rapatriés également.

À partir de 1925, l’Union Congolaise de Panda Farnana est considérée comme dangereuse et même accusée de sympathies communistes. C’est pourquoi, en juin 1930, le roi Albert Ier prend l’arrêté suivant : « J’ai l’honneur de porter à la connaissance du personnel de la colonie, qu’eu égard aux inconvénients multiples, voire aux dangers résultant du séjour des Noirs en Belgique, j’ai décidé d’interdire désormais aux fonctionnaires et agents rentrant en congé, d’emmener des Noirs avec eux. »

J’ai décidé d’interdire désormais aux fonctionnaires et agents rentrant en congé, d’emmener des Noirs avec eux. »

Et ils ne voulaient plus de Congolais instruits non plus… Comme le disait Tilkens, alors gouverneur général du Congo : « Pas d’élite, pas d’ennuis ». Il faudra donc attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que les Congolais soient à nouveau autorisés à venir en Belgique, à y étudier et à y vivre.

La maison du numéro 77 n’existe plus, s’y trouve maintenant le bâtiment d’AG Assurances.

10. Umicore / Union minière du Haut-Katanga

L’Union Minière fut fondée en 1906 à l’iniative de Leopold II. Depuis 1928, elle est une compagnie dépendante de la Société Générale, qui détient alors plus de la moitié des actions et donc la plupart des mines du Congo : le cuivre, l’étain, le cobalt, le zinc, le manganèse, etc. La Société Générale contrôle alors 70 % de l’économie congolaise et fait en sorte qu’en 1929, plus de 50 % de l’exportation et de l’importation belges se réalisent en provenance et vers le Congo.

C’est l’Union Minière qui livre les 1 560 tonnes d’uranium en provenance de la mine de Shinkolobwe pour la construction des premières bombes atomiques qui détruiront Hiroshima et Nagasaki, et jusqu’en 1956, les Belges ne vendront l’uranium congolais qu’aux Américains.

Fin 1941, un mouvement de grève générale atteint toutes les mines de la compagnie. Celle-ci fait alors intervenir l’armée coloniale, la Force Publique.

Lors de l’exposition universelle de 1958 à Bruxelles (Expo 58), l’Atomium, un atome de fer agrandi, voit le jour et la boule du dessous servira de vitrine à l’Association belge pour le développement pacifique de l’énergie nucléaire. Au Congo, l’Union Minière était connue pour son paternalisme et les syndicats sont interdits dans les mines qu’elle exploite. Cependant, fin 1941, un mouvement de grève générale atteint toutes les mines de la compagnie. Celle-ci fait alors intervenir l’armée coloniale, la Force Publique. À Elisabehtville/Lubumbashi, 2 000 grévistes congolais avec femmes et enfants sont rassemblés dans le stade de football où l’armée ouvre le feu avec des mitrailleuses, mettant ainsi fin au mouvement de grève.

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