Mais pour moi, Loubna, c’était juste Loubna.

Mouhad Reghif, porte-parole des Bruxelles Panthères

Cinq août 2017. Comme à chaque fois depuis 1993, quand ça faisait un an, je commence la journée en pensant à Loubna. Je me dis que cette année-ci ça fait 25 ans déjà qu’elle a disparue. Vers midi je suis devant mon ordinateur, je tape « Loubna Benaïssa » et puis je clique sur Actualités. J’obtiens zéro résultat pour la date du jour. L’article le plus récent la mentionnant date de mars 2017 et parle des vingt ans de l’arrestation de Derochette, après cinq ans d’impunité, et Dieu seul sait combien d’autres potentiels crimes sexuels commis sur des petites filles.

Rue Gray, à Ixelles

Son cas est éclairant. En tout cas il m’a éclairé sur la valeur que j’ai aux yeux de ceux qui dominent là, maintenant, ici, dans la réalité où je vis. Des points de vue sexiste, raciste et classiste c’est démonstratif : une dégueulasserie innommable, un crime belge de plus, presse y comprise, contre l’humanité, vendue à tout bout de champs, une parmi tant d’autres insupportables inhumaineries injustement vécues par tant de vies, c’est juste dégueulasse ! Loubna, ils ne la retrouvent pas. Ils ne la retrouvent pas parce qu’ils ne la cherchent pas. Nous valons, elle et moi, moins que d’autres.

Loubna ne valait pas une enquête. Loubna, et ses parents, n’en valaient pas la peine parce qu’elles (elle, sa mère, ses sœurs) et ils (son père, ses frères) ne pouvaient structurellement qu’êtres pauvres de par la raison et de la logique mêmes expliquant leurs présences et la sienne ici : le besoin de bras, courts (idéals pour raser les murs), et faits pour le travail difficile, en profondeur ou à la chaîne et moins rémunéré à travail et rendement égal, et silencieux sans même devoir être silencié.

Ce jour-là, en oubliant de préciser, en introduction de mon texte que l’article que je partage «  Loubna, disparue dans l’indifférence « , au titre éloquent, a 7 ans et que c’est le premier dans la liste obtenue à l’issue de ma recherche dans les actualités du jour.

« Il y a aujourd’hui 25 ans Loubna était enlevée, par un psychopathe pédophile récidiviste qui habitait à 200 mètres de chez elle, alors qu’elle allait faire une course au Aldi de la rue Goffart.

A cause de l’incompétence des forces de police et du racisme d’Etat, il aura fallu attendre près de cinq ans et l’éclatement de l’affaire Dutroux, qui, lui, avait enlevé des petites blanches dont les parents ont remué ciel et terre pour faire bouger l’appareil juridico-politico-policier, pour que de vraies recherches soient enfin effectuées.

Lors des auditions de la commission Dutroux, un des policiers de la brigade judiciaire d’Ixelles, qui n’avaient aucun problème à démonter des planchers ou à fracasser des cheminées pour retrouver un bout de shit, a expliqué aux commissaires-députés que s’ils s’étaient bien rendus dans la station-service de Derochette à la recherche de Loubna peu après son enlèvement, lui et ses collègues ne sont pas descendus regarder dans la cave de la station parce que c’était sale et que la commune ne leur fournissait pas de bottes adéquates pour ça !!!

Près de vingt ans après avoir entendu ce policier donner cette explication, je n’arrive toujours pas à croire qu’on puisse humainement faire une chose pareille : être policier, à la recherche d’une petite fille enlevée, se trouver chez un pédophile récidiviste répertorié dont la station-service se trouve sur le trajet de l’enfant et ne pas descendre regarder dans la cave parce que celle-ci semblait sale et qu’il n’avait pas les bottes adéquates !!!

Allah y rehmek Loubna ! On ne t’oublie pas, on ne pardonne pas !

#racismestructurel #mondedemerde #ACAB »

 

Entrainant des centaines de réactions et de partages, mon post a également eu droit à quelques commentaires. La plupart bienveillants : Alla y rehmek, reposes en paix, on ne t’oublie pas, etc. Un certain nombre se révélant très instructifs et puis d’autres jugeant, mesquin, ignorant, hautain, bête, sur la défensive, malveillant.

Un premier disant : « Un peu plus complexe que Mouhad ne le présente mais on retrouve bien l’incompétence et l’amateurisme de la police belge. »

Auquel j’ai répondu : « Tu pourrais me dire en quoi ce serait « plus complexe” ? Ce qui signifie bien sûr, au passage, que mon propos serait simpliste. Qu’est-ce que tu en sais ? Qu’est-ce que tu sais de cette affaire ? Où étais-tu quand elle a été enlevée ? Où étais-tu quand ces pourris de flics incompétents ont retrouvé son corps ? Moi, Loubna, je l’ai connue de sa naissance à sa disparition. Sa famille habitait la maison exactement en face de celle où mes parents vivent encore. Et je revois la maison où elle vivait chaque fois que je rends visite à mes parents, c’est-à-dire au moins une fois par semaine. Ma famille, outre la sienne évidemment, et d’autres voisins, était parmi les premières à partir à sa recherche. J’ai été témoin et ai vécu quotidiennement la douleur de ses parents et de sa famille pendant les cinq années qu’a durée l’ignorance de ce qui lui était arrivé et leur abandon total par les autorités. J’étais là le jour de sa disparition, j’étais là le jour où ils ont pris la peine de descendre dans cette cave pour enfin trouver ce qu’il restait de son corps, j’étais parmi les jeunes qui sont allés prendre d’assaut la maison communale pour demander des comptes aux autorités, j’étais de ceux que le bourgmestre de l’époque a reçus le soir-même dans la salle du conseil communal pour « calmer les esprits » en faisant le même genre de commentaire merdique que le tien, j’étais là le jour de la reconstitution de son enlèvement (un flic est même rentré chez moi, parce que j’étais à la fenêtre, pour vérifier qu’il ne s’y trouvaient pas de journalistes), j’étais devant ma télé quand le flic de la brigade judiciaire a tenu les propos que je relate ici et qu’il a lui-même fait la comparaison avec la recherche de drogue. (Enregistrement VHS à ta disposition). Et je suis toujours là 25 ans plus tard pour constater que pas un seul média, pas un seul !!!! n’a daigné commémorer cet événement dont ils n’ont strictement plus rien à foutre puisqu’ils n’y ont, eux et leurs maîtres, plus aucun intérêt. Pour ceux et celles qui ne l’auraient pas remarqué, l’article de la DH que j’ai partagé pour ce post date d’il y a sept ans, ne commémore rien du tout et fait partie d’une série d’été sur les « Les crimes célèbres à Bruxelles ». »

Vient alors un second commentaire dont la substance se répètera dans quelques autres : « Les policiers sont aussi passé juste à côté de Julie et Mélissa…. Ce n’est pas du racisme… et nous étions « heureux » que Dutroux était belge… voilà ce que mes oreilles de petites filles ont entendu à l’époque. »

À ce commentaire, l’un des suivants a judicieusement répondu que : « Cela n’a rien à voir du tout. Une cachette secrète et une cave c’est autre chose et un peu de bonne foi ne serait pas de refus. »

Cette réponse parut cependant insuffisante à certains puisqu’un (apparemment académique) criminologue est venu ajouter son grain de sel façon Sherlock en m’assénant que :

« Cet article est lamentablement écrit, rempli d’erreurs historiques, n’est pas replacé dans le contexte du début des années 90… La police était descendue (sic) dans la cave de Dutroux et n’avait rien trouvé, et Julie et Melissa belges blanches et tout ce que tu veux n’ont pas été retrouvées du jour au lendemain ! Ton article attise plus la haine qu’autre chose… ».  Le monsieur s’appelle Blanchaert, ça ne s’invente pas !

Il y a quelques réponses que je veux donner à ces remarques. J’ai donné la première dans les commentaires du post, elle reformule et complète celle déjà donnée par un autre intervenant :

« Les deux cas sont totalement différents. Dans l’un, les enfants avaient été manipulées et cachées derrière un dispositif horriblement inventif pour les dissimuler. Dans le cas de Loubna, les policiers prétendent ne pas avoir fait l’effort de descendre regarder à la cave, où elle se trouvait au moment de leur visite, vivante ou pas, parce qu’ils n’avaient pas reçu les bottes adéquates de la commune. Ce n’est pas une invention, c’est l’un des policiers qui l’a lui-même dit en audience publique de la commission Dutroux. »

À celle-ci je souhaite ajouter que :

  • Le flic qui a déclaré qu’il n’avait pas reçu de bottes adéquates pour descendre dans la cave de la pompe à essence d’un pédophile récidiviste répertorié qui se trouve sur le trajet d’une petite fille récemment disparue en passant par-là n’est pas pour moi, au moment de sa déclaration, un objet d’étude passé, présent ou à venir. C’est un flic que je connais, dont je connais les pratiques verbales et physiques à mon égard et à celui de ceux qui me ressemblent et de leurs familles. Je ne devine pas son racisme, je ne suis pas à sa recherche, il me le crache à la gueule à chacune de nos rencontres. Rencontres qu’ils provoquent systématiquement unilatéralement. Ce flic et ses collègues de la brigade judiciaire d’Ixelles étaient, devant nous, dans la position d’omnipotence qui était (et reste) la leur, des racistes « décomplexés » imbus de leur totale impunité.
  • Le criminologue, qui croit me prendre en train de tenir des propos racistes, parce que je parle de blanches, et qui en fait révèle le sien de racisme en parlant de « belges blanches et tout ce que tu veux », ne l’ayant visiblement pas remarqué (#colorblind ?), Loubna, de ce point de vue-là, était aussi blanche que les victimes de Dutroux.
  • Au criminologue donneur de leçon, je voudrais aussi rappeler le contexte historique, mon contexte historique, du début des années 90 à Bruxelles, au moment de la disparition de Loubna. L’affaire du « foulard islamique » démarre en 1989 en France. Elle ne fait pas vraiment bonne presse aux jeunes musulmanes. La première guerre du Golfe, durant laquelle des journalistes et des politiciens se posent des questions sur la loyauté de la « communauté arabo-musulmane » au camp des chevaliers occidentaux de l’ordre de la Lumière, n’est pas terminée depuis longtemps. Et, last but not least, les émeutes de Forest, après lesquelles le « Père de la Région de Bruxelles-Capitale » déclare dans Le Soir son refus d’un « Maghreb Town » à Bruxelles ne sont qu’à quelques encablures. Pour terminer sur le contexte historique et en revenir aux flics responsables de l’enquête sur la disparition de Loubna, je rappelle aussi que ceux-ci officiaient sur un territoire dont ils avaient le monopole et dont ils étaient censés posséder la plus grande connaissance, sinon expertise.

Ce post m’a aussi permis d’apprendre des choses que je ne savais pas et qui éclairent cette histoire d’un aspect encore plus horrible. Au racisme avéré comme le démontre cet autre commentaire :

« Sans vouloir entrer dans la polémique, il y a bien eu à l’époque de La disparition de Loubna, une attitude raciste de la part de la police. Aucun avis de recherche n’a été diffusé, les parents ont dû s’adresser à Tf1 pour avoir un semblant de médiatisation. Un commissaire de police avait dit à l’époque « elle a été mariée au Maroc ». Loubna était une toute petite fille !! Et C’est bien plus que tard au moment de L’affaire Dutroux que les recherches ont réellement eu lieu mais le monde judiciaire n’a pas été davantage pro actif pour retrouver les victimes de Dutroux ! »
s’ajoutent en effet une culture du viol issue d’un sexisme structurel dont j’ignorais, ou dont j’ai pu ignorer jusqu’ici, qu’il touche même les petites filles et qui est illustré par le commentaire suivant : « Ma sœur a été victime du voisin de Rochette. Ces ploucs ont libéré cette merde. Ma sœur de 9ans à l’époque portait une jupe et la police a considéré qu’elle l’avait provoqué. Lui libre de recommencer elle sous médocs et détruite à jamais. On n’avait prévenu quand Loubna a disparu que ça pouvait être lui et son voisin. C’est nous qui avons été inquiétés pour diffamations calomnieuse. Un comble. »

Comme l’a magistralement synthétisé une commentatrice, nous avons assisté dans cette affaire à « Un condensé de racisme ordinaire, de sexisme ignoble, de négligence insoutenable, de paresse et d’égoïsme. Sans oublier que cela détruit des vies tous les jours, de manière irrémédiable, brutale ou insidieuse. Tous les jours nous sommes nombreux et nombreuses à faire les frais de toutes ces tares, pendant qu’on fait porter le chapeau à toutes ces personnes qui n’ont rien fait parce qu’une telle portait une jupe, tel autre la barbe, une telle un carré de tissu sur la tête, un autre n’avait pas la bonne couleur de peau… Ayons au moins la décence de nous souvenir de cet enfant et de ne pas minimiser ces monstruosités si vite banalisées. »

Si, comme les parents des autres enfants disparues, les parents de Loubna ont souffert de leur situation de classe, citoyens ordinaires et pauvres au regard des dominants, elle et ils ont aussi souffert de leur origine, de leur absence de capital culturel adapté au contexte et du sexisme généralisé dans notre société.
Ces problèmes, classe, race, sexe, sont structurelles. Et la structure dominante dans notre société, s’il y en a une, c’est bien l’Etat-Nation. De Rochette, les flics « négligeant et incompétents », racistes et sexistes, n’en sont que de représentatifs pions.

Je termine en répondant à un dernier commentaire, judicieux :

« Loubna Benaïssa. Je ne sais pas si c’est la bonne orthographe mais c’était son nom. On peut peut-être le dire, c’est la moindre des choses ! »

Je suis d’accord. A aucun moment l’article que j’ai partagé ne mentionne le nom de sa famille et ça aurait été la moindre des choses.

Mais pour moi, Loubna, c’était juste Loubna. Elle a disparu le 5 août 1992, personne n’en a parlé, alors pour le 25ème anniversaire de sa disparition, et sans doute de sa mort, je me suis permis de le faire.

 

Mouhad Reghif, porte-parole des Bruxelles Panthères

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2 réflexions au sujet de “Mais pour moi, Loubna, c’était juste Loubna.”

  1. Je ne l’ai pas oubliée.
    Quand j’ai vu la tête d’un des policiers qui ne voulaient pas salir ses chaussures, je l’ai reconnu. Il avait crié sur et insulté des ixellois qui faisaient la file devant la maison communale pour le guichet « étrangers non-européens ». Nous étions quelques uns à regarder ce policier traiter ces gens d’animaux. Je n’ai rien oser dire. Et aujourd’hui ?

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  2. Je lis ce texte en ce 25 mars 2024… tout simplement parce que je suis occupé à re-lire ”Au nom de ma soeur”, le livre de Nabela Benaïssa, sa soeur ainée qui s’est retrouvée être la ”porte-parole” de ses parents… mais 4 ans après la disparition de Loubna, lorsqu’”on” s’est ENFIN intéressé aux enfants disparus à cause de ”l’affaire Dutroux et consorts”… et que je fais une recherche sur internet.
    Ixellois de naissance, j’ai dû souvent me rendre rue Gray (dans un centre de guidance… dont je ne connais plus le numéro). Cette disparition, et surtout les circonstances SEULEMENT découvertes 5 ans plus (trop !) tard, m’a toujours profondément bouleversé… même si je ne connaissais personne de la famille Benaïssa.
    Je n’ai jamais accepté cette différence de traitement par rapport à des familles belgo-belges (comme les Lejeune et les Russo… tiens, n’est-ce pas un nom d’origine italienne ? Je ne me suis même jamais posé la question… on s’en fout ! Un(e) enfant, c’est un(e) enfant : un être humain, Terrien, pur, ”innocent” diront certains, sans aucune connotation nationaliste ou politique !).
    BRAVO pour ce beau texte !

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