De Grenade à Guantanamo : La torture du sujet musulman

De Grenade à Guantanamo : La torture du sujet musulman

Dr. Hatem Bazian

Traduction : Caro Moop pour Bruxelles Panthères

Le 12 juillet 2017

Alors que j’enseignais pour un cours d’été sur la Pensée Musulmane Décoloniale à Grenade, l’Espagne m’a amenée de nouveau au contact de l’histoire et des conséquences de l’Inquisition, et de l’expulsion des Musulmans et des Juifs de 1492 et après. Particulièrement, une visite au musée de l’Inquisition de Grenade, et au musée de la torture de Cordoue m’a inspiré une série de questionnements sur la continuité de la déshumanisation et du traitement infligé au sujet Musulman. Peut-on opérer une distinction entre les chambres de tortures de l’Inquisition, les « procédures judiciaires », le contrôle de l’espace des Musulmans, la réglementation des corps et des croyances, d’hier à aujourd’hui à Abu Ghraïb, Bagram, et Guantanamo, lorsque cela relève du traitement réservé aux Musulmans ?

Au deuxième étage du musée de l’inquisition, j’ai été confronté à « La Toca La Tortura Del Agua » (Torture du Tissu – ou de l’Eau) décrite en ces termes : « la victime était attachée par ses mains et ses pieds à une grille…L’accusé était ensuite forcé d’ouvrir sa bouche et un tissu était enfoncé dans sa gorge. Des litres d’eau étaient ensuite versés et le prisonnier était obligé d’avaler. Le tissu trempé causait une sensation terrible d’étouffement qui obligeait ainsi le prisonnier à continuer à boire. La sévérité de la torture se mesurait à la quantité d’eau versée.  Souvent le tissu était mis de façon abrupte, faisant ainsi saigner la gorge… ». La « torture du Tissu – ou de l’Eau » ne semble t-elle pas similaire ou familière au grand régime de torture institué sous le nom de « guerre du terrorisme » !

Il était intéressant de voir au musée de l’Inquisition la nature organisée de la démarche, sa légitimité, l’Etat, la structure publique et institutionnelle derrière le système de torture. Toute la démarche était affichée publiquement et régulée par l’Etat par l’intermédiaire d’un cadre légal, officiel et systémique faisant de la torture une norme en Andalousie, et ciblant les Musulmans et les Juifs, précisément pour le fait d’être Musulman ou Juif.

L’expulsion et l’Inquisition ont concerné les Musulmans et les Juifs, de la même manière, des femmes étaient régulièrement accusées de sorcellerie, une accusation librement adressée à toute femme s’écartant de la norme sociale prescrite. Le chef de la ville de Grenade Aba Abdellah Alaaghier a cédé la ville de Grenade à la reine Isabella I de Castille et Ferdinand II d’Aragon en 1492 a la condition de préserver la vie et la culture de la ville. Immédiatement après la cession, l’ordre d’expulsion des Juifs de Grenade a été donné, pendant que les Musulmans ont reçu des restrictions de déplacement, puis par la suite ont vécu des conversions forcées.

L’Inquisition, l’expulsion et les tortures ont débuté après la cession et la fin du régime Musulman en Espagne, c’est-à-dire quand les menaces militaires d’hostilités furent réellement terminées. Le régime Musulman en Espagne a débuté en 711 et duré jusqu’en 1492, ce qui signifie que la population qui a été expulsée et placée sous le régime de l’Inquisition était bien bel et bien Espagnole. La présence Arabe et Africaine dans la Péninsule Ibérienne n’a jamais atteint la majorité, les conversions à l’Islam au cours des siècles parmi la population Espagnole a été le facteur clé de l’accroissement de la population Musulmane dans la région. Les populations Juives quant à elles étaient présentes en Espagne avant l’arrivée des Musulmans, mais des Juifs venant d’ailleurs en Europe sont venus en Andalousie pendant la période Islamique en raison de l’inclusion des populations et de la participation rendue possible à tous les niveaux dans la société civile Musulmane.

L’Inquisition a été l’instrument de l’Etat et de l’Eglise pour la re-Christianisation de la région en utilisant un régime de violence structurée et de « nettoyage ethnique » pour atteindre leur objectif. Les écrits, discussions et commentaires à propos des Musulmans et Juifs en Espagne utilisent souvent un vocabulaire simpliste, réduisant leur identité à leur Arabité, ou leur origine de l’est, plutôt que de nommer ce dont il s’agissait réellement : une population complexe d’un point de vue racial, diversifiée ethniquement, culturellement et religieusement. L’Inquisition était un projet de l’Etat et de l’Eglise, pour constituer à partir d’une population racialement hétérogène, une majorité Chrétienne fabriquée par des conversions forcées, par la mort et l’expulsion pour ceux qui refusaient d’adhérer à ces conditions.

Fac-similé du décret de l’Alhambra «… Nous avons décidé d’ordonner à tous les juifs, hommes et femmes, de quitter nos royaumes et de ne jamais y retourner… à la date du 31 juillet 1492 et ne plus rentrer sous peine de mort et de confiscation de leurs biens… »

Lors de cette période d’Inquisition et d’expulsions, le roi Ferdinand a ordonné  en 1499 la fermeture des Mosquées, et a interdit la pratique publique de l’Islam sur tous les territoires qu’il gouvernait. Cela a conduit de nombreux Musulmans Andalous à pratiquer dans le cadre privé, ce qui a été par la suite régulé par des arrêtés, s’immisçant ainsi dans les maisons et les espaces privés. Le décret de 1567 est un exemple de ces régulations, il a fait de la pratique rituelle du bain précédant les prières du vendredi [Ghusul] un acte  punissable par l’Inquisition. En conséquence, « les bains publics musulmans qui accueillaient en moyenne 20 à 25 clients à la fois – ce que l’on connait aujourd’hui comme les « bains Turques », spas et massages, avec jusqu’à 20 à 25 pièces pour se relaxer, ont été fermés et détruits ». La ville de Grenade possédait une infrastructure de bains publics très étendue et riche, pour les hommes et les femmes, et tout cela a été détruit par les expulsions et l’Inquisition.

Parallèlement, la couronne espagnole a produit un décret en 1529 interdisant l’usage de la langue Arabe pour la lecture, l’écriture et la parole. Ce décret « impliquait que les Musulmans n’étaient pas autorisés à lire le Coran, et que bien sûr, quiconque était vu avec un Coran encourait immédiatement la mort pour lui et pour sa famille ». L’Inquisition ciblait les Musulmans et Juifs qui avaient été convertis de force, s’assurant qu’ils ne pratiquaient pas leur religion dans le cadre privé, et produisant ainsi un système de surveillance pour gouverner les aspects publics et privés de leur quotidien. La surveillance montait les voisins les uns contre les autres, et rendait même possible d’obtenir des bénéfices financiers ou de récupérer des propriétés par l’intermédiaire du tribunal de l’Inquisition. Nous pouvons voir l’intrusion dans la vie religieuse et les gains financiers de façon certaine lors de l’Inquisition, et de façon relativement similaire dans l’actuelle « guerre contre le terrorisme »qui utilise en toute transparence la cupidité des entreprises dans sa poursuite contre « l’ennemi Musulman » à travers le monde.

En effet, la « guerre globale contre le terrorisme » est passée en pilote automatique depuis le 9/11, et a de nouveau créé une catégorie d’humains séparés, le « Musulman Ennemi » pendant que les techniques de tortures et la surveillance sont normalisées et étendues, au-delà des limites prévues par les « lois internationales ». La Toca La Tortura Del Agua (Torture du Tissu – ou de l’Eau) était précurseur du « WaterBoarding » [Simulacre de noyade] et d’autres techniques répandues de torture appliquées uniquement au sujet Musulman. En quoi les Musulmans sont-ils différents qu’ils nécessiteraient que le « monde civilisé » utilise des techniques de tortures « nouvelles » – ou réintroduise les techniques de l’Inquisition- pour leur extraire le marqueur génétique de la violence de l’Islam ?

Plus important encore, pourquoi est ce que ce système généralisé de tortures a-t-il besoin de s’intéresser au sujet Musulman, mais que cela n’a pas été le cas pour l’Allemagne nazie ? Si nous prétendons être arrivés à une période de l’histoire civilisée, pourquoi a-t-on encore besoin de Guantanamo, et quelle est la fonction d’un lieu en dehors de tout cadre légal, que ce soit de la constitution Américaine ou de la 4ème convention de Genève ? Le fait de « WaterBordoader » un prisonnier 80 à 84 fois pour lui extraire des informations ressemble à une pratique datant de l’Inquisition, et l’argument avancé que l’ennemi lui non plus ne respecte pas la loi est une logique relevant d’une mascarade absurde. Les sociétés s’évaluent par leurs idéaux, et non par l’ennemi qu’ils combattent. Donc, quels sont les idéaux qui étaient/sont en jeu à Guantanamo, Bagram et Abu Ghraïb, et dans quelle mesure le traitement infligé aux prisonniers s’inscrit-il dans l’imaginaire d’une histoire enracinée dans les décrets de l’Inquisition ?

Un enjeu plus critique reste à méditer : à l’époque de l’Inquisition, le monde Musulman a ouvert ses portes aux Musulmans et aux Juifs expulsés. Pendant l’Inquisition, les élites Musulmanes et les populations lointaines et proches de l’Espagne ne dirigeaient aucune attaque contre les communautés Chrétiennes vivant sur le vaste territoire du monde Musulman. La vision islamique et son ancrage historique reposent sur l’inclusion et la tolérance, raison pour laquelle nous pouvons encore aujourd’hui parler de communautés Chrétiennes et Juives dans le monde Arabe et Musulman. Sans vouloir être accusé de minimiser des tensions, difficultés et moments de crises dans l’histoire incluant la situation en Palestine et les actuels criminels de DAESH, mais le record général résiste à une analyse comparée à toute période historique de l’histoire de l’occident. Le 20ème siècle et son record de violence de la part de l’occident et son record de déshumanisation pose la question de savoir si quelque chose a été retenu de l’histoire de l’Inquisition et des expulsions !

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Traduction : Caro Moop pour Bruxelles Panthères

 

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