« Je me ris des gens soi-disant ʺpratiquesʺ et de leur sagesse. […] Je me serais vraiment considéré comme ʺnon–pratiqueʺ si j’avais crevé sans avoir achevé mon livre. »
Lettre de Karl Marx adressée à Siegfried Meyer, le 30 avril 1867
« Ce ne sont que des intellos ! ». Voilà l’étrange anathème qui nous frappe. Étrange, car il sous-tend que l’ambition de réfléchir, penser, écrire et même – suprême arrogance – théoriser notre condition raciale nous disqualifie comme Indigènes.
Ainsi, des flots de critiques accompagnent chacune de nos publications : trop théoriques, trop universitaires, pas assez sur le « terrain ». Ces attaques, aussi ridicules et mesquines soient-elles, nécessitent tout de même que nous nous y attardions et que nous y consacrions quelques lignes, car elles sont significatives de la manière dont une partie de la gauche blanche mais aussi des Indigènes conçoivent les militants de la lutte décoloniale. Une vision qui allie paternalisme, gauchisme, purisme voire même une forme de racisme. Car, oui, même des Indigènes se réclamant de l’antiracisme peuvent propager des schémas racistes sur eux-mêmes.
L’anti-intellectualisme est avant tout une doctrine d’extrême-droite, en particulier fasciste, qui voit en chaque intellectuel un membre de l’élite qui, en plus de le corrompre, agirait contre le bien-être du peuple et de son bon sens. Cependant, il existe aussi un anti-intellectualisme dans la gauche radicale. Pour le résumer assez rapidement, et donc grossièrement, Il est directement en lien avec la résurgence du gauchisme, au sens léninien du terme, et emprunte à son purisme. Dans cette conception, l’intellectuel est intrinsèquement un individu coupé des « masses », plus préoccupé à rédiger des textes qu’a agir pour la révolution, s’enfermant dans la théorie et méprisant la pratique.
Toutefois, malgré cette forte tendance, la gauche blanche parvient à produire des intellectuels respectés (et même respectables), considérés comme des forces nécessaires et utiles à la lutte, sans que leur légitimité ne soit remise en cause, alors même qu’ils passent une grande partie de leur temps à l’université. En ce qui concerne les Indigènes, les choses se compliquent. Les militants du PIR en ont souvent fait les frais, quand bien même ils n’occupent aucun poste prestigieux dans aucune faculté.
Intéressons-nous de plus près aux critiques. Que disent-elles ? En somme, qu’écrire, penser, théoriser délégitime la militance non blanche. Il semblerait, avec cette logique, que le militant-intellectuel perdrait de sa substance et de son authenticité. Devenu intello, l’indigène n’est plus un « pur-sang ». Transfuges de race, nous quitterions notre condition raciale première, abandonnant ainsi la réalité vécue par les « vrais » indigènes. Nous n’aurions alors plus la légitimité de parler pour eux, puisque nous vivrions dans la sécurité économique supposée de tout intellectuel qui se respecte.
Outre qu’elle témoigne d’une méconnaissance de ce qu’est un intellectuel et de ses conditions – amalgamant intellectuel et bourgeois – cette posture mérite d’être critiquée de par son caractère paternaliste et raciste, puisqu’elle prive l’Indigène de l’accès au statut d’intellectuel en rendant les deux antagoniques. La production théorique serait la chasse gardée des Blancs, vouloir y prétendre, ce serait se blanchir. Le vrai Indigène n’est pas dans la réflexion, il est dans l’action ; il n’est pas dans la pensée, il est dans l’émotion ; il n’est pas dans l’analyse, il est dans le témoignage ; il n’est pas dans l’écriture, il est dans la parole.
Mais comment une idée aussi raciste peut-elle être partagée par une si grande partie de la gauche radicale jusqu’à atteindre ceux qui se réclament de l’antiracisme politique ? Il faudrait croire que l’idée est utile. Entendez bien, puisque les militants décoloniaux sont des intellos, et donc qu’ils ne sont plus vraiment des Indigènes comme on les fantasme, leurs analyses ne sont alors que des élucubrations de transfuges sans lien avec la réalité des quartiers. Le fait qu’ils écrivent, qu’ils soient invités dans des universités prestigieuses serait la preuve évidente et implacable qu’ils sont hors-sol. Leurs velléités à produire de la théorie sont la démonstration irréfutable de leur abandon de la pratique. Pensez donc ! Croyez-vous qu’un vrai Indigène serait invité à Berkeley ? Que nenni ! Chez Hanouna, tout au plus. Plus vous écrivez, plus vous perdez en indigénéité. CQFD.
L’anti-intellectualisme visant les Indigènes n’a cependant pas pour seule fonction de délégitimer les propos de ceux qui outrepassent leur statut, il est aussi un moyen pour le pouvoir blanc de garder les Indigènes sous sa coupe et à la place qui est la leur : le militantisme de « terrain ». Qu’est-ce que le terrain dans cet imaginaire raciste ? C’est « le quartier », « le terter ». L’environnement naturel sur lequel peut agir légitimement l’Indigène sans nier sa nature. Le bitume ! Qu’il laisse donc la production théorique, le banc des universités et le parquet bien lustré des salles de conférence à leurs vrais propriétaires. Ainsi, nous pouvons, d’un côté, entendre Sadri Khiari ou Houria Bouteldja se faire traiter de « petits intellos, bobos parisiens » et de l’autre, voir de véritables bourgeois blancs disposant de postes prestigieux à l’université, comme Geoffroy De Lagasnerie, se faire adouber comme figures légitimes à parler sur la condition des habitants de cités, oklm. Une street credibility gagnée en un temps record ! Qu’il se fasse l’allié des indigènes, tant mieux. Mais que sa légitimité soit moins remise en cause que celle des théoriciens indigènes de la décolonialité, voilà qui rend perplexe !
Qu’on se le dise : le monde académique est aussi un « terrain ». Un terrain de lutte important, sur lequel nous avons une pleine et entière légitimité, et que nous n’allons pas nous priver d’investir. Oui, nous sommes des intellectuels, mais des Intellectuels indigènes et nous avons cette prétention, qui est pour nous un combat : penser la condition Indigène et mener la bataille théorique. C’est une arme comme une autre.
Nous ne sommes réductibles ni à « l’action » ni à « l’agitation ». Que des Indigènes puissent alimenter ces rêves paternalistes en embrassant cette hiérarchie parce qu’ils y trouvent un avantage n’y change rien. Devenir un intellectuel est quasiment un devoir, c’est aussi une fierté pour nos mères, nos pères, nos frères et sœurs, qui n’ont de cesse de nous pousser dans cette voie. « Iqra » dit le Saint Coran. Étudier, lire, obtenir des diplômes, nous former, réfléchir, renforcer notre puissance d’agir. Voilà l’une de nos tâches primordiales.
Être un intellectuel indigène n’est ni oxymorique ni honteux tant que le travail se fait pour le bien collectif. La honte serait plutôt de trahir les nôtres. Wal 3ilmou lillah.