Pourquoi la race compte encore : entretien avec Alana Lentin

Dans cet entretien avec le « QG Décolonial », Alana Lentin revient sur les idées phares de son dernier livre Why Race Still Matters (Polity, 2020), soulignant ainsi les enjeux politiques posés par les débats théoriques sur la question raciale. Évoquant notamment les limites du concept de « privilège blanc » et les enjeux liés à l’idée selon laquelle la race est une construction sociale, Lentin propose une lecture rigoureuse et plus complexe de la réalité raciale. 

Pourquoi la race compte encore : entretien avec Alana Lentin

Dans l’introduction de ton livre, tu définis la race comme « une technologie pour la gestion de la différence humaine, dont le principal objectif est la production, la reproduction et le maintien de la suprématie blanche à l’échelle locale et planétaire » (p. 5). Cependant, la question de la raison pour laquelle il est important que les sujets non-blancs ne soient pas considérés comme pleinement humains demeure. Comment considères-tu le concept de « privilège blanc » par exemple ? Est-ce qu’il te semble pertinent ?

Il me semble que cette question contient différentes choses. On pourrait peut-être la reformuler de la manière suivante : quel est le rapport entre la race en tant que « technologie de pouvoir », la blanchité et la catégorie de l’Humain ? Cela me permettra d’en venir à la question du « privilège blanc ». Tout au long de mon travail, j’ai été guidée par une approche critique de la race dans laquelle on considère qu’il est nécessaire d’ancrer historiquement et contextuellement celle-ci, tout en prenant en compte sa nature relationnelle et interactive, comme l’a montré David Goldberg (Goldberg, 2015), ainsi que le fait qu’il s’agit forcément d’un concept mobile. En suivant cela, alors qu’il existe un débat fécond sur le moment où doit se situer historiquement la race, il y a un consensus général sur le fait que celle-ci entre en vigueur comme une fonction de la modernité, et en particulier de l’expansion de l’Europe dans le contexte des invasions coloniales et de la domination impériale. Cela n’écarte aucunement le fait que, comme Cedric Robinson et d’autres l’ont montré, elle s’infiltre en Europe et s’avère fondamentale dans le développement du premier capitalisme au sein même de l’Europe (Robinson, 1983).

L’idée selon laquelle la construction idéologique du racisme a engendré l’« invention de la race » me pose problème. Cette vision tend à confiner la race dans l’idée d’une hiérarchie taxonomique de groupes au sein de la population, généralement sur la base de différences biologiques ou génétiques supposées. Néanmoins, cette itération assez tardive de la pensée raciale, qui n’a vraiment pris son essor qu’à la fin du XVIIIe-début XIXe siècle, a été précédée par des formes de dominations raciales qui ne reposaient pas sur une description systématisée de la race comme étant confinée au domaine biologique. L’idée d’hérédité était certainement présente, et les notions concernant la pureté ou l’impureté du sang, etc., étaient intrinsèques aux événements majeurs de l’histoire de la race, notamment à l’expulsion ou la conversion forcée des Juifs et des Musulmans en Espagne. Toutefois, d’autres pratiques de démarcation cartographiant les pratiques culturelles et religieuses, le genre et la sexualité tout comme la localisation géographique sur le corps existaient également. Ainsi, c’est parce que la race est la mieux décrite par ce qu’Alexander Weheliye nomme une série d’assemblages racialisants – tirant dans nombre de directions différentes – qu’il n’est pas pertinent de la confiner à la sphère de l’idéologique/du biologique (Weheliye 2014). La race est d’abord et avant tout un ensemble de pratiques qui se développent et s’institutionnalisent comme une fonction de « l’être fait » (being donein situ. La race est mise en œuvre dans les contextes de l’invasion coloniale, de l’esclavage, de la consolidation des États-nations et des pratiques de délimitation (bordering), etc., et régulée et institutionnalisée dans la loi et la politique au fil du temps ; elle n’arrive pas comme un pré-bagage idéologique qui serait ensuite déployé. Cela ne signifie pas que la race(isme) n’est pas idéologique, mais simplement qu’elle n’arrive pas dans les contextes où elle est utilisée, « prête à l’emploi ». C’est pour cela que je préfère parler de technologie de domination ou de pouvoir, une idée que je tire de l’important article de Wendy Hui Kyong Chun « Race and/as technology » (Chun, 2012).

Selon Barnor Hesse, la race, à l’échelle planétaire, constitue véritablement une division entre européanité et non-européanité comme moyen non seulement d’ordonner le monde, mais aussi de justifier la domination d’une majorité du monde par les Européens jusqu’à aujourd’hui. C’est ce qu’il entend lorsqu’il dit que la race est « constituée colonialement » (Hesse, 2016). Cette division du monde dans l’intérêt d’une gouvernance raciale-coloniale prend appui sur la théorisation de l’humanité comme étant liée à l’homme européen (et non, en premier lieu, avec la femme). Toutefois, là encore, j’hésite à affirmer que cette idée sur l’humanité et l’européanité comme synonymes a précédé les formes racialisantes de domination, car l’invasion des Amériques, par exemple, avait déjà eu lieu avant le développement des idées des Lumières sur l’universalisme comme constituant l’« Homme » par opposition au « non-Homme » ; en d’autres termes, l’idée selon laquelle il est impossible de dire ce qu’est l’Humain sans dire ce qu’il n’est pas, sans opposer le modèle exemplaire de l’Homme – comme Européen – à ce qui est perçu comme étant son opposé : l’indigène colonisé et, plus tard, l’Africain asservi (Balibar, 1994). En fait, le développement d’idées sur ce qui constitue l’humanité universelle des peuples indigènes a été une réponse à, ou une extension de précédents débats religieux remettant en question l’humanité des peuples indigènes. Ce débat – sont-ils humains et donc susceptibles d’être sauvés par le Christianisme, ou se situent-ils au-delà, dans la sphère du non-Humain ? – concernait le degré d’exploitation permis au niveau des idées. Toutefois, ce que l’on sait de ce qui a suivi c’est que le vol des terres, l’esclavage et l’exploitation de ressources et de la main-d’œuvre ont continué, que les peuples qui y étaient assujettis et exploités soient considérés ou non comme étant assimilables à l’humanité, au niveau de la pratique. Même après l’émancipation formelle des esclaves, par exemple, pendant la colonisation de l’Afrique, l’exploitation a allègrement persisté même lorsqu’il existait une voie officielle pour les peuples colonisés afin qu’ils soient intégrés à la culture, aux institutions et à la gouvernance coloniale, etc.

Tandis que la race en tant que projet de domination se développe, Weheliye écrit qu’un schéma hiérarchique dans lequel la population mondiale est divisée en « humain, pas tout à fait humain et non-humain » entre en vigueur. Cette formulation contient les deux côtés de la race – les glissements qu’elle comporte toujours, sa capacité à glisser, comme l’aurait dit Stuart Hall, ainsi que l’immuabilité qu’instaure la race. La race semble donc offrir la possibilité d’un mouvement interne – l’accessibilité tacite à la blanchité/à un statut racial supérieur par l’assimilation/l’adaptation, etc. – tout comme la finalité et la fermeture de ce qui est présenté comme les limites extérieures de la flexibilité raciale. Pour de nombreux chercheurs noirs, cela est représenté par la blackness, qui apparaît comme l’opposition absolue à la blanchité/l’européanité/l’humanité et l’endroit où la race est irrévocable. Il est certain que l’expérience étasunienne de l’esclavage et de ses vies ultérieures semble étayer cette perception et la totale « autrification » (otherisation) des personnes noires dans d’autres contextes s’y rattache également. Néanmoins, je pense que l’on peut parler de la manière dont tous ceux qui sont racialisés négativement peuvent, d’une manière ou d’une autre, être placés dans la zone du non-humain, ce qui signifie qu’il existe toujours également une issue. Le fait est que cela fait plaisir au pouvoir racialisant blanc, c’est pourquoi je pense que nous avons besoin de penser de manière plus relationnelle les différentes positions raciales, et non pas de reproduire encore plus la division engendrée par la race elle-même.

Il est donc possible, je pense, de voir que lorsque je parle de blanchité, je parle de pouvoir. Comme bien d’autres l’ont montré, la blanchité est avant tout une formation institutionnelle qui est synonyme d’opérationnalisation du pouvoir racialisant qui, depuis la naissance du capitalisme qui ne peut être analysé sans comprendre son co-développement avec la race, signifie également pouvoir économique et politique. C’est la manière dont le pouvoir s’exprime dans la modernité qui, si l’on suit l’école décoloniale, se comprend mieux en tant que modernité-coloniale. Dans ces circonstances, la notion de privilège blanc confine la race et la suprématie blanche – ce vaste et complexe système d’idées et de pratiques qui dirige le monde depuis 500 ans – aux comportements d’individus blancs. Je ne prétends pas ignorer le fait que ce que l’on voit au quotidien, ce sont des personnes blanches s’en tirer malgré des comportements tout à fait inacceptables du point de vue purement humain ; ils sont discriminants, injustes et parfois meurtriers. Mais réduire les opérations de la race à une idée facilement digérable comme le privilège blanc implique que les changements dans les comportements des blancs pourraient à eux seuls mettre fin à la domination raciale. Au contraire, je dirais que le changement comportemental et même les changements institutionnels sont certes importants, mais que, seuls, ils ne peuvent changer la base du pouvoir. Ils peuvent, paradoxalement, donner du pouvoir aux personnes blanches afin qu’elles soient les agents et arbitres du changement, alors que ce que nous devrions tous rechercher est un affaiblissement de ce pouvoir tel qu’il s’exprime dans des institutions locales, nationales et mondiales.

Stuart Hall constitue une référence importante dans ton travail. Qu’a-t-il, selon toi, apporté à la compréhension de la race ?

Bien qu’ayant fait des études au Royaume-Uni, je n’ai rien étudié qui ait à voir avec la race, ni durant ma licence (en psychologie à l’université de Manchester), ni durant mes études de Master (en sociologie politique à la London School of Economics). C’est au travers du militantisme antiraciste que j’en suis venue à étudier le racisme, je suis donc réellement autodidacte. Je n’ai pas eu l’opportunité de croiser l’œuvre de Hall, comme le font de nombreux étudiants de sociologie au Royaume-Uni au cours de leurs études. Ainsi, j’étais en train de terminer mon doctorat à l’Institut Universitaire Européen, qui portait sur l’antiracisme en Europe, quand Stuart Hall est venu à Florence pour donner une conférence. Il était déjà assez malade et marchait à l’aide d’une canne. Il a fait une conférence brillante, durant laquelle il a évoqué la remarque de CLR James selon lequel il était « en Europe, mais pas d’Europe ». J’ai été tellement touchée, non seulement par son discours, mais également par le fait qu’après quatre ans à l’université durant lesquelles il n’y avait aucun professeur travaillant sur la race (mon directeur était un théoricien social allemand) et seulement quelques étudiants, il y avait enfin quelqu’un qui parlait de ce qui me préoccupait et me passionnait. J’ai littéralement pleuré ! Stuart Hall a donc toujours été très important pour moi et je dirais que je continue de découvrir son œuvre, car elle est si vaste et il a abordé tant de domaines.

Hall a été important pour moi de quatre manières différentes. 1) Il insiste énormément sur le fait que la race ne débute pas par la biologie, que celle-ci n’en est que la dernière itération – la dernière de ses formulations – et que pour comprendre la manière dont la race se développe, il faut regarder bien en amont du développement de la soi-disant science raciale, de l’eugénisme et du darwinisme social ; 2) La race est un objet instable. Elle est ce qu’il nomme un signifiant flottant ou glissant qui s’attache à de nombreux processus et projets différents et qui est difficile à cerner. C’est pour cela qu’elle peut sembler avoir perdu en importance alors qu’en fait elle s’incruste toujours plus dans nos structures sociales, politiques et économiques. Cette compréhension de la race explique qu’elle apparaisse sous de nombreuses configurations – par exemple le racisme « culturel » ou « différentialiste » qui semble moins concerné par la biologie et qui passe donc sous le radar comme relevant du simple « sens commun » et ce que je décris dans mon livre comme du « non-racisme ». Toutefois, le premier point nous montre que la race a toujours été ainsi – un assemblage, pour revenir à Weheliye. Il est ainsi pratique pour ceux qui ont le pouvoir de présenter la race comme procédant par étapes, de la plus sévère à la plus banale, en allant vers une ère supposément « postraciale » ; 3) Hall nous apporte l’idée de la race en tant qu’elle existe en articulation avec d’autres structures de domination. Il parle de la race comme étant « la modalité par laquelle est vécue la classe », mettant ainsi fin à l’idée de la gauche blanche selon laquelle la classe est réelle alors que la race ne serait qu’idéologique et donc d’une certaine manière insignifiante (Hall, 1980). Son approche – qui est très pratique et mobilise de nombreux exemples – enrichit ce que quelqu’un comme Weheliye entend par assemblages racialisants ou ce que Goldberg veut dire par dimensions relationnelles et interactives de la race ; 4) Le plus grand don de Hall est sa modestie. Je ne parle pas là de sa modestie personnelle, qui je pense était bien réelle d’après ceux qui l’ont connu, mais sa conviction selon laquelle il n’y a pas de réponses définitives. Cela s’exprime dans son idée d’une politique « sans garantie ». Il entendait cela de deux manières : l’une se réfère au simple fait que l’on ne sait pas comment les choses vont tourner, mais qu’il faut essayer malgré tout. Mais l’autre signification a à voir avec son ambivalence concernant l’organisation sur la base de la race ou de l’ethnicité. Il suggérait l’idée selon laquelle on ne peut dire que quelque chose est bien simplement parce que c’est produit par ceux qui sont comme nous, avec lesquels nous partageons une identité commune. C’est là un argument contre le fait de racialiser la solidarité intra-ethnique. Dans le même temps, Hall évite les arguments obtus qui nient l’importance des politiques de l’identité. Je le vois comme arguant en faveur d’une politique du lieu et du mouvement. En d’autres termes, une politique qui retrace fidèlement les racines et les trajectoires, d’où nous venons et où nous allons, qui nous rencontrons en chemin, les structures qu’on nous impose et qui cherche un futur de liberté par rapport à tout ce qui nous essentialise et nous domine.

Tu écris que les idées inspirées de la science raciale refont surface aujourd’hui. En quoi penses-tu que les discours sur la race en tant que construction sociale ont échoué ?

Dans le premier chapitre de Why Race Still Matters, je pars du fait que la science raciale profite d’une nouvelle respectabilité sous la forme d’un soi-disant « réalisme racial ». Les arguments en faveur d’eugénismes racistes trouvent leur place au sein de l’argument selon lequel tout devrait être permis au nom de la liberté d’expression et de la « diversité des points de vue ». Les personnes qui défendent cette idée comptent souvent parmi les plus puissantes au sein des milieux universitaire, politique et journalistique tandis qu’ils se présentent comme étant censurés par le « moralisme de gauche hégémonique », comme l’affirme l’un d’entre eux, le Professeur de science politique Eric Kaufmann. J’essaie de réfléchir à ce que cette situation signifie pour la sociologie de la race qui a longtemps été basée sur le principe, qui est au cœur de la théorie critique de la race, selon lequel la race est une construction sociale. L’anthropologue Jason Antrosio a appelé cette idée une « mine d’or conservatrice », car elle peut aisément être réfutée par des arguments qui réduisent la race aux débats en sciences génétiques. Il dit que présenter la race comme une construction sociale n’a pas permis de faire évoluer le « racisme structurel socio-économique sous-jacent ».

Prenons la crise actuelle de la Covid-19 : de nombreux chercheurs et militants de la théorie critique de la race ont montré que la pandémie affecte bien plus les personnes noires, latino-américaines, indigènes ainsi que les migrants sans papiers que la population en générale. Le seul endroit où cela n’est pas vrai en ce qui concerne les personnes indigènes est l’Australie, où les associations aborigènes ont agi très rapidement pour protéger leurs communautés (pour en savoir plus sur ce sujet, voir la web-série que je coproduis : Race in Society). Mais dans la sphère dominante, beaucoup ont interprété cela comme le signe que ces populations racialisées avaient une propension naturelle à un taux plus élevé de morbidité. Cela élude le fait que, comme je l’explique dans le livre, la race n’est pas biologique, mais peut – comme le montre l’anthropologue américain Clarence Gravlee – devenir biologique (Gravlee, 2009). En d’autres termes, au fil du temps, l’exposition de générations successives à la pauvreté, au stress, à un régime alimentaire pauvre et au logement allant avec peut rendre les personnes plus malades. C’est là un exemple de la manière dont la race est construite socialement. Toutefois, à moins de montrer aux gens toutes les étapes – en d’autres termes, à moins que l’on explique exactement comment et sous quelles circonstances la race est socialement construite – il ne nous reste que les explications naturalisantes qui enferment les gens dans la race en tant qu’hérédité et que destin. La construction sociale demeure également vague sans reconstruction historique. C’est pour cela que j’emprunte à la notion de constitution coloniale de Hesse, afin d’être la plus précise possible quant aux circonstances sous lesquelles la race se développe et les raisons de son invention. J’utilise ensuite le traçage de Patrick Wolfe des pratiques racialisantes, différentes bien qu’interconnectées, qui ont existé en différents contextes et ont affecté les populations indigènes différemment des esclaves africains et des Juifs dans le contexte de l’antisémitisme européen.

Comment caractériserais-tu le rôle de l’argument du « non-racisme » dans le racisme contemporain ?

Dans le deuxième chapitre, je déploie un argumentaire sur ce que j’appelle le « non-racisme ». Ce « non-racisme » va au-delà du déni, ou de ce que Gavan Titley nomme la « discutabilité » (Titley, 2019) du racisme. C’est la (re)définition du racisme depuis une perspective blanche qui considère les personnes racialisées comme étant incapables de définir le racisme en raison de leur manque d’objectivité. J’appelle cela une forme de violence discursive raciste. Je pense que toutes les personnes racialisées expérimentent et peuvent s’identifier avec cela. Le « non racisme » est désormais visible à une grande échelle. Je donne de multiples exemples dans le livre de la manière dont le racisme ne peut pas être nommé alors que dans le même temps, la fiction du racisme « anti-blanc » est pleinement entrée dans le domaine de l’acceptable. Mais ce que je veux souligner concernant cette question c’est que, plutôt que de voir cela comme quelque chose de nouveau, il faudrait considérer ce phénomène comme immanent à l’idée même de racisme. L’invention du racisme comme terme servant à englober la dimension idéologique de la race, qui n’a été mobilisée par les racistes comme par les antiracistes qu’à partir du XIXe siècle, pose déjà les conditions qui rendent le « non-racisme » possible. Je démontre, suivant en cela à nouveau Barnor Hesse, que le racisme est avant tout une formulation eurocentrique qui s’intéresse surtout au racisme intra-européen dans le contexte de la montée du fascisme et de l’antisémitisme. Mais les personnes qui s’inquiétaient de cela dans les années 1920 et 1930 étaient le plus souvent totalement à l’aise avec le racisme le plus élémentaire en contextes coloniaux, et participaient même à l’expérimentation de la science raciale sur les personnes africaines par exemple. Je m’appuie pour cela sur l’étude de Caroline Reynaud-Paligot sur le rôle des anthropologues « antiracistes » de la race en France, La République raciale. Cela conduit au fait qu’il n’y a que très peu de compréhension du public du rapport entre la race et le racisme, ce qui signifie que le racisme est déconnecté de la domination raciale de longue durée et peut aisément devenir une question de pathologie individuelle ou d’aberration extrémiste.

On peut percevoir l’héritage de cet antiracisme dominant qui vend l’idée selon laquelle il est possible de faire changer les attitudes et comportements individuels, sans toucher aux pratiques institutionnelles, créant une situation complètement paradoxale dans laquelle les États coloniaux-raciaux deviennent les arbitres de ce qui est et ce qui n’est pas raciste, et de ce à quoi devrait ressembler une politique antiraciste, ignorant ceux-là mêmes qui vivent le racisme. Cette vision ouvre la porte à – et, en fait, rend plausible – l’idée d’un racisme « inversé » ou « anti-blanc » – car le racisme est perçu comme pérenne et universel, détaché de sa spécificité historique et réduit à un ensemble de comportements auquel tout un chacun peut se livrer. De cette perspective, les migrants venant en Europe menaceraient désormais ceux qui sont construits comme « indigènes » avec un racisme contre « leur culture » et leur « manière de vivre ».

Que penses-tu des critiques adressées aujourd’hui aux « politiques de l’identité » ? Dans ton livre, tu discutes de l’ouvrage d’Asad Haider, Mistaken Identity qui, selon moi souligne des points pertinents, mais qui reste trop centré sur les États-Unis et dont la validité en dehors des États-Unis, en France par exemple, me semble plus discutable.

Le plus drôle concernant Asad Haider, depuis une perspective française, est, comme je l’explique dans le livre, que son interprétation de l’islamophobie française est totalement erronée. C’est un bon exemple des raisons pour lesquelles une perspective étasunienne sur la race peut parfois être tout à fait inappropriée pour analyser d’autres contextes, pas seulement parce que la grammaire de la race est propre à chaque contexte, mais aussi parce que la confrontation avec des militants et chercheurs non-américains est insuffisante. Cela résulte en partie d’un problème de langage, mais je ressens également une certaine arrogance dans la conviction selon laquelle il serait possible d’analyser quelque chose dont on n’a aucune expérience ou sans aucun ancrage. Mis à part cela, je pense qu’Haider est l’un des critiques les plus clairvoyants de la race et de la classe aux États-Unis et il est, en fait, l’auteur de plusieurs textes qui sont bien meilleurs que son livre Mistaken Identity, qu’il a écrit en 2018.

Toutefois, dans le livre, il tente de montrer les limites des identity politics à partir trois perspectives, dont aucune n’est totalement convaincante selon moi. Premièrement, il extrapole à partir d’une expérience singulière qu’il a eue à lors d’une occupation de son université et utilise celle-ci pour asséner une affirmation générale quant à l’association de la politique de classe aux militants blancs et de la politique de race aux militants noirs, laissant peu de place à l’interaction entre les deux. Je pense que c’est là une généralisation basée sur un cas spécifique dans une université d’élite qui ne peut être utilisée pour parler du militantisme antiraciste en général, et certainement pas en dehors des États-Unis. Deuxièmement, il établit une curieuse association entre ce qu’il perçoit comme un cul-de-sac de l’organisation sur une base raciale et l’afro-pessimisme dans les études noires, dont il dit qu’il a été popularisé par les réseaux sociaux. Plus récemment, il y a eu des discussions intéressantes organisées sur l’afro-pessimisme, déclenchées par la publication du dernier livre de Frank Wilderson sur le sujet, par exemple sur la chaîne YouTube « Black as In Revolution », animée par Annie Olaloku-Teriba. L’argument est que l’afro-pessimisme mérite d’être discuté du point de vue de ceux qui sont en désaccord avec ses fondations théoriques, car il a un impact très important sur le militantisme. Encore une fois, bien que je trouve ces débats intéressants en tant que « geek de la race », je me questionne quant au degré d’influence de l’afro-pessimisme au-delà d’un certain cercle d’étudiants militants et des cercles sur les réseaux sociaux. Est-il, par exemple, pertinent au sein des communautés se mobilisant dans les quartiers contre la brutalité policière ou parmi les sans-papiers ? Par conséquent, je trouve l’afro-pessimisme surestimé dans le livre de Haider. Je pense qu’il voulait insister sur sa frustration avec les identity politics et l’afro-pessimisme était un moyen d’arriver à cela, car il voulait également s’en prendre à celui-ci. Mais je ne pense pas qu’il soit possible de défendre l’idée selon laquelle le militantisme antiraciste a été irréparablement lésé par cette petite parcelle des études noires. Je trouve l’argument plutôt borné.

Le troisième problème que j’ai avec ce livre est sa tendance à romantiser le radicalisme noir des années 1960, qui vient en opposition à ce qui est présenté comme étant les limites du militantisme d’aujourd’hui, enlisé dans les problèmes des identity politics et de la mauvaise pensée sur la race. Je pense que chaque moment de l’histoire du militantisme doit être envisagé à l’aune du contexte dans lequel il a évolué : qu’étaient les mouvements mondiaux – par exemple, dans les années 1950 et 1960, l’anticolonialisme et le mouvement des non-alignés, dont l’antiracisme pourrait s’inspirer – et à quoi sommes-nous confrontés aujourd’hui ? Quand je regarde le terrain qui s’étend devant nous, je vois une offensive des plus de quarante ans contre les mouvements antiracistes autonomes, les mouvements anticoloniaux dirigés par des noirs dans le Nord global, la destruction semée par la néolibéralisation rampante, l’augmentation de la sécurisation et de la criminalisation d’État, l’atténuation de la radicalité par le multiculturalisme d’État et la « diversité », ainsi que l’effondrement du dialogue intergénérationnel. C’est à tout cela que font face les militants plus jeunes, qui sont désormais accusés d’être trop sectaires, de diviser et de manquer d’un potentiel « universaliste radical ». Je pense qu’il est formidable que les plus jeunes continuent d’agir et d’inventer malgré tout ce à quoi ils sont confrontés. Même aujourd’hui, en pleine pandémie mondiale, nous voyons l’énergie déployée par le mouvement Black Lives Matter. Cela ne devrait pas être ignoré.

Il y a quelque temps, l’écrivain français Yann Moix accusait la députée de la France Insoumise Danièle Obono et Houria Bouteldja d’être antisémites – ce qui est assez « ironique » étant donné que lui-même a publié des dessins antisémites dans sa jeunesse. Comment définirais-tu l’antisémitisme moderne ? Comment se manifeste-t-il ? Pourrais-tu revenir sur ce que tu entends par « décoloniser l’antisémitisme » ?

À la lumière de la récente démission d’Houria Bouteldja et de la plupart des membres fondateurs du Parti des indigènes de la République, je pense qu’il faut considérer les constantes accusations d’antisémitisme qu’elle a dû affronter pendant des années comme odieuses. Bien évidemment ceux qui, comme Yann Moix, l’ont accusée – ainsi que Danièle Obono –, sont hypocrites, mais cela n’importe pas vraiment si l’on se place de la perspective de ceux qui sont au pouvoir, la société mainstream ou les organisations officielles de la communauté juive. On se trouve dans une situation où des organisations comme le Board of Deputies of British Jews ainsi que le journal Jewish Chronicle fréquentent régulièrement des personnes exprimant des idées suprémacistes blanches, notamment contre les Musulmans et les immigrés. Pire encore, aux États-Unis, Stephen Miller, un Juif dont le propre oncle l’a condamné comme fasciste, est responsable de la séparation d’enfants migrants d’avec leurs familles sous le régime de Trump.

Dans mon livre, j’essaie de théoriser l’antisémitisme en le divisant en deux parties – le bon et le mauvais – tout comme il y a deux types de Juifs : les bons et les mauvais. Les « bons Juifs » sont au service de ce que Bouteldja a appelé l’État « philosémite », tandis que les « mauvais Juifs » sont les antisionistes et les antiracistes, qui sont le caillou dans la chaussure de l’État racial-colonial. C’est pourquoi on se retrouve désormais dans une situation dans laquelle les soutiens non-juifs d’Israël peuvent accuser les « mauvais Juifs », tels que moi, d’être antisémites. La confusion totale de l’antisémitisme avec l’antisionisme est une forme d’antisémitisme en ce qu’elle force tous les Juifs à s’identifier à un régime racial-colonial. J’affirme que, bien qu’il s’agisse principalement d’un phénomène venant de la droite, celui-ci existe également à gauche. Souvent, lorsque je dis être antisioniste, des personnes de gauche m’accusent de mentir, car elles associent également tous les Juifs au sionisme.

Ainsi, le mauvais antisémitisme est assimilé à l’antisionisme. Seuls les pires des extrémistes sont appelés antisémites et ils sont mis au même niveau que les antisionistes ; les pires génocidaires et négationnistes sont mis au même niveau que ceux qui s’opposent au racisme et au fascisme ! Les personnes qui sont contre le « mauvais antisémitisme » sont les mêmes qui défendent Alain Finkielkraut lorsqu’il accuse les Gilets Jaunes d’être antisémites parce qu’ils seraient pro-Palestiniens.

De l’autre côté, on trouve le « bon antisémitisme ». C’est ce qui permet que des personnes comme moi soient désignées comme des « Juifs qui se détestent » (self-hating Jews) et qui excuse des attaques contre les juifs de gauche, antifascistes et antisionistes, car ce serait des « islamogauchistes », etc.

La seule solution que je vois pour les Juifs est de défier ouvertement la tentation du suprémacisme blanc, par laquelle trop de Juifs blancs se sont fait avoir via un processus visant à nous rapprocher du pouvoir afin de mieux nous contrôler et de briser la solidarité antiraciste. J’ai été inspirée par l’appel de Santiago Slabodsky à un judaïsme décolonial qui signifie, dit-il, de s’identifier à notre « passé barbare » ; en d’autres mots se lier à d’autres personnes assujetties par la race (Slabodsky 2015). Décoloniser l’antisémitisme signifie alors de refuser que celui-ci soit manipulé au service de l’agenda eurocentrique qui considère l’Holocauste comme le premier crime raciste, par rapport auquel toutes les autres formes de racisme sont jugées et considérées comme insuffisants. Les Juifs devraient refuser le calice empoisonné de « meilleures victimes » et nous devrions faire tout ce qui est en notre pouvoir afin de resituer l’antisémitisme et l’Holocauste dans la longue histoire du pouvoir colonial-racial. Tout en résistant à l’analogie entre l’antisémitisme et d’autres formes de racisme, qui doivent être appréhendées dans le contexte de leurs propres histoires, nous devons néanmoins parler de la myriade de façons dont les diverses formes de racisme sont imbriquées et co-constitutives, dans le but de mieux les combattre ensemble.

Quel est l’état actuel du racisme et de l’antiracisme en Australie ?

L’Australie est la quintessence de l’État racial-colonial. L’expansion du pouvoir racialisant dans ce pays est trop vaste pour pouvoir l’expliquer en profondeur ici. En un sens, l’Australie est un laboratoire pour l’étude de la race, mais elle est considérée comme étant trop périphérique et n’est que rarement mise à l’agenda des recherches sur la race qui restent dominées par les États-Unis. Les mouvements aborigènes et des indigènes du détroit de Torrès (Torres Strait Islander) sont très forts ici. On a récemment pu constater cela avec les manifestations Black Lives Matter qui ont été organisées contre le phénomène massif des décès des aborigènes en détention qui, proportionnellement, dépasse celui contre les morts des africains-américains aux États-Unis. L’Australie emprisonne des enfants dès l’âge de 10 ans et tous les enfants en détention juvénile dans le territoire du Nord, par exemple, sont aborigènes. La pratique visant à retirer les enfants aborigènes à leurs familles, souvent dès la naissance, est plus répandue qu’elle ne l’était même pendant ce qu’on a appelé les « générations volées ». Il y a donc beaucoup de choses contre quoi résister et les organisations populaires aborigènes, comme les Warriors of the Aboriginal Resistance, sont très fortes. Une fois dit cela, il existe des divisions autour de questions telles que celle de la reconnaissance constitutionnelle et les traités ; certains militants qui mettent en avant la souveraineté aborigène affirment que toute reconnaissance par l’État colonial signifie une reconnaissance réciproque de la légitimité de l’État, tandis que ceux en faveur d’une telle reconnaissance défendent une approche plus pragmatique dont ils pensent qu’elle améliorera les conditions de vie des gens tout en améliorant leur représentation politique et l’assurance d’avoir plus de droits.

D’autre part, les politiques anti-migrants en Australie sont en train de nous ramener rapidement à l’époque de la politique australienne blanche. Non seulement les demandeurs d’asile qui arrivent en bateau sont emprisonnés dans des centres de détention « offshore » dans des nations insulaires anciennement colonisées avec lesquels l’Australie conserve un rapport néocolonial, mais les migrants ayant un visa temporaire de différentes sortes sont exposés à des conditions qui relèvent de plus en plus de l’exploitation, qui ont empiré avec la Covid-19. Cela inclut les étudiants étrangers qui ont longtemps servi de « vaches à lait » pour l’économie australienne. Le soi-disant « secteur des réfugiés » est brisé ; un bon exemple en est le complexe industriel associatif, dont les organisateurs sont dans un rapport paternaliste avec leurs « clients » réfugiés et migrants. Des associations comme Rise Refugee, un mouvement autonome d’anciens détenus de Melbourne est l’un des seuls exemples d’organisation existant hors des structures officielles de l’industrie des « services aux réfugiés ». Autour de tout cela a émergé une sorte « d’économie politique du témoignage » que j’ai pu observer, mise en place par des réalisateurs, écrivains, poètes, chercheurs, etc., qui produisent des travaux parlant de l’expérience de la migration et des crimes de la frontière australienne, mais qui reposent sur la position continuellement soumise des réfugiés, que je trouve problématique.

Au niveau local, les luttes indigènes et migrantes se rejoignent, comme nous l’avons vu durant les manifestations Black Lives Matters, mais ce n’est pas un mouvement de masse au niveau national. Selon moi, la jonction entre les luttes immigrées et aborigènes est la seule chose pouvant remettre véritablement en cause l’État raciste.

Alana Lentin est Professeure agrégée d’Analyse culturelle et sociale à la Western Sydney University en Australie. Why Race Still Matters est son dernier ouvrage publié.

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