Documenter les plis de COVID-19. Quelques notes à propos du coronavirus.

Ce texte est un premier relevé très partiel et en cours, vu de Belgique, de la pandémie de coronavirus, des affects qu’elle charrie et de ce qui a été éprouvé dans nos modes d’existences. Contacts : martin.vanderelst@uclouvain.be, Elsa.Roland@ulb.ac.be, David.Jamar@umons.ac.be

Analyse partielle d’un processus en cours

Documenter les plis de COVID-19.

Quelques notes à propos du coronavirus  – 15 avril 2020

Préambule. Ce texte est un premier relevé très partiel et en cours, vu de Belgique, de la pandémie de coronavirus, des affects qu’elle charrie et de ce qui a été éprouvé dans nos modes d’existences. Nous avons besoin de documenter ce qui arrive, ce qui arrive de manière radicalement divergente selon les milieux touchés. A partir de ces documents, il s’agirait de formuler des doléances[1] susceptibles de renforcer nos capacités d’action sur le cours des choses, en ce compris le relais d’articulations politiques mais aussi de plaintes éventuellement juridiques. Certains éléments seront, pour le meilleur ou pour le pire, démentis par la suite des événements. Il n’en reste pas moins que covid-19 fait résonner les capacités différenciées de réponses en situation. En d’autres mots se rejoue aussi la question des « responsabilités » de situations en situations. Ce texte, parmi d’autres, devrait pouvoir aussi cultiver des idées de luttes de refus et/ou propositionnelles. Sa diffusion voudrait avoir pour effet, de croiser et de multiplier les comptes rendus. Ce texte appelle donc de nombreux prolongements et actualisations à venir. Nous y travaillons à partir de nos propres relais ; nous travaillerons les relais de ce qui nous parviendrait.

Une première partie tente de caractériser l’être COVID-19 et les affects d’insensibilité qui en favorisent l’expansion. Les pénalistes diraient qu’il s’agit là d’un « contexte », non pas extérieur, mais informant ce qui traverse sur des modes divers les situations et leurs appréciations.

Une deuxième partie entreprend un premier tour de ces situations, tentant à chaque fois d’en ébaucher les documentations et de saisir ce que, de cette documentation, il y aurait moyen de faire afin de relayer les plaintes (et les quelques propositions) qui en émergent déjà. 

Contacts :  martin.vanderelst@uclouvain.beElsa.Roland@ulb.ac.beDavid.Jamar@umons.ac.be [2]

Table des matières

I. Nos affects à l’épreuve d’un être pandémique. (in)capacités de réponses

1)La voie de l’insensibilité

2)Êtres pandémiques: milieux de conquêtes

3) »Ne paniquez pas!”: un insensible mot d’ordre.

II. Épreuves et documents.

1) Traitements : des lointains pas si lointains.

-Épreuves de la pandémie dans une ville postcoloniale

-Vaccins et traitements: des controverses à compliquer

2) COVID-19 et les frontières de l’Europe : une insensibilité à fissurer.

-Une urgence absolue: désemmurer!

-Cultiver la mutualisation des dettes.

3) Répliques de la pandémie en Belgique.

-Empoisonnements, plaintes, débordements

-Mise à mal du compromis libéral belge.

-Covid-19 au travers d’un système de santé publique fragilisé.

-La destruction des protections

-Des “héros” nus

-Aux risques de l’abandon des vieux

-Paroles de malades! Propositions politiques et décoloniales

-Mises en question des formes d’enfermement.

-Habitats, ségrégations, espaces publics.
*Réquisitions municipales sous Covid: des processus à amplifier
*Sans-abrisme: financer les initiatives, socialiser les ressources
*Covid en ville: mutations (toujours) mortelles du racisme épidémique

-Les périlleuses (dis)continuités du travail: ce que Covid donne à voir.
*Corps exposés: documenter les risques, penser les rapports de race
*Corps confinés: une Sécu pour penser les zones grises du salariat (travail au noir et espaces domestiques).

-Covid à l’école: la continuité pédagogique de quoi?
*Familles en tension: intensification des inégalités de classe, de race, de genre
*Ne pas reprendre l’école: penser à l’école!
*A l’Unif: fuir les névroses, sentir covid par tous les moyens.

III. Propositions d’écologies

1)Prolonger les enquêtes !

2)“Ne pas y retourner”: oui, mais comment?

-Obscurs déconfinements: une publicité des débats, a minima!

-Combattre les réponses toutes faites.
*Globalisation versus souverainisme.
*Négocier le long des chaînes de valeur
*Apprendre des reprises “en manuel”
*Négocier les “propriétés” des traitements: penser avec Marlette Kyssama Nsona

 

Le Coronavirus (Covid-19) frappe aujourd’hui partout. C’est un nouvel être invisible et neutre qui déstructure et reconfigure le monde en profondeur de Wuhan à Bergame, Brescia, Valence, en passant par New York, Lesbos, Téhéran, Doha ou Alken (dans le Limbourg, Belgique) et qui met gravement sous tensions les infrastructures mondiales ainsi que les différents systèmes de santé publique déjà fragilisés par les cures néolibérales d’austérité[3]. Nous vivons, depuis la grippe de Hong Kong de 1969 qui a disparu de nos récits, la troisième émergence d’un coronavirus dangereux en moins de vingt ans, après le SRAS en 2003 et le MERS en 2012. En passant, apparemment, de la chauve-souris pour laquelle il semble inoffensif à l’homme via un mammifère (« zoonose »), ce virus a rencontré avec le contact humain un hôte au système immunitaire mal préparé et capable de se le transmettre sans intermédiaires, profitant des périodes d’incubation, ce qui lui permet de développer toute une ingénierie de réplication et de multiplication, se saisissant opportunément des dispositifs de mises en contacts d’humains et de leurs objets. Moins virulent, par exemple qu’Ebola, le coronavirus est pourtant plus contagieux (comparable à la grippe espagnole). La rapidité à laquelle s’opère sa transmission a fini par englober la quasi-totalité des pays, s’explique aussi en raison d’un grand nombre de porteurs asymptomatiques ou peu symptomatiques mais susceptibles de le transmettre ainsi que par sa transmission par aérosolisation dont les indices se sont, au fil du temps, accumulés. La courbe des symptômes et de leurs gravités épouse celle de l’âge. Le nombre d’individus nouvellement infectés par rapport à l’ensemble de la population est donc élevé, bien plus que pour une grippe saisonnière[4], ce qui met gravement sous tension le système sanitaire et hospitalier. Les contaminés qui, préalablement à l’attaque de Covid-19, avaient déjà des pathologies respiratoires chroniques, des problèmes cardiovasculaires, neurologiques et métaboliques, ou souffraient de pathologies liées à la pollution, en subissent les assauts les plus furieux. Ici la comorbidité comme facteur aggravant doit être avant tout appréhendée en termes de conséquences sur le plan de la santé de modes de vie profondément inégalitaire (notamment via le lien entre pauvreté, VIH, tuberculose et hépatite C)[5]. L’attention aux effets socio-politiques de comorbidité comme facteur d’aggravation des symptômes Covid-19 peut être restituée à partir de ce que Mbembe nomme la « redistribution inégalitaire de la vulnérabilité »[6] ?

Dans cette tempête pandémique mondiale, il n’y a ni position d’extériorité ni position commune. Plus que jamais, les conditions d’existence, de subsistance, de protection, d’exposition, le rapport au travail, aux territoires et aux statuts constituent des capacités de description des événements différenciées et asymétriques. Difficile dès lors de savoir, d’avance, où et comment la pandémie nous situe. Pour tous ceux que colonisation, destructions et réformes des systèmes de protection et capitalisme n’ont jamais épargnés, elle aggrave, radicalise et complique des quotidiens déjà largement vécus sous le signe de l’urgence de la survie, de la débrouille et de la violence endémique. Pour la part de ceux dont l’horizon assuré est donné par une certaine tranquillité quotidienne sans avoir à sentir que celle-ci dépend historiquement de la mise en danger et de l’exploitation d’autrui, l’aggravation de la catastrophe semble vécue sous le prisme de la crise (économique, climatique, éthique, civilisationnelle, sociale, domestique, etc.). Entre ces deux pôles, nombreux sont aussi les groupes qui tentent de s’arracher, par des stabilisations qu’ils savent bien souvent précaires, à l’urgence de la survie.

Que faire en temps de tempête ? Décrire ce qui nous est arrivé, en multipliant les prises, en les documentant. Déplier les problèmes en cascade touchant des situations hétérogènes. Diagnostiquer ce qui a fabriqué l’impréparation de nos pays et en saisir les prix. Voir au fond, à partir des documents à notre disposition ce que « révèle » Covid-19 par les chemins inégalitaires qu’il se fraie.

Le coronavirus contamine aujourd’hui une planète profondément inégalitaire, marquée par des déséquilibres abyssaux entre le Sud global et le Nord global ont nos pays sont responsables. Il est déjà la figure d’autres catastrophes à venir. Contrairement à nous, il frappe aveuglément. En soi, il est indifférent aux rapports de classe, de race et de genre[7]. Par contre, il circule à travers les infrastructures existantes, il les mobilise à son avantage et il les mord, les reconfigure. De cette façon, le Covid-19 tue selon une politique de la race, de la classe et du genre parfaitement identifiable même si celle-ci se rejoue, à chaque fois différemment selon les situations qu’il rencontre. En effet, les degrés d’exposition aux risques sont, eux, hautement dépendants de ces infrastructures et des rapports de domination qui les traversent (rapports de travail et situations différentielles de confinement, accès aux mesures de protection[8]), avec des allers-retours étonnants puisque y compris « ceux qui nous gouvernent» ont appris, certes selon des rythmes différents, qu’ils pouvaient être contaminés, que les stratégies d’immunisation usuelles (confort, espacements sociaux, indifférences, murs) sont en échec du point de vue d’une sécurité sanitaire qu’ils s’étaient gardés par la production de formes-de-mort pour d’autres exposés, vulnérabilisés, abandonnés, mal ou peu comptés, etc[9] et à laquelle ils s’étaient habitués. En effet, comme l’écrit Norman Ajari, « L’insensibilité est la capacité à infliger des souffrances à un autre humain, ou à en être témoin, sans éprouver le moindre désir de les faire cesser ou de les diminuer. Il s’agit, au sein de n’importe quelle organisation sociale raciste, d’une qualité prisée pour ne pas dire indispensable. La pandémie touche en priorité les plus vulnérables (Noirs, Arabes, Blancs sous-prolétarisés « déclassés »[10]) mais intègre y compris des élites qui se vivaient déconnectées (qui ont organisé leur existence coupée de ceux qui ne bénéficient pas du même degré de protection), y compris dans les milieux les plus protégés, jusqu’aux institutions impérialistes et coloniales qui avaient l’habitude de frapper partout sans jamais en subir les conséquences. D’elles, nous pouvons dire, qu’elles se retrouvent « coronées[11] ». Même les gouvernements les plus réticents (Johnson, Trump) déclarent l’état d’urgence sanitaire. Nous déclarons l’état d’urgence sociale.

 

Première partie: Nos affects à l’épreuve d’un être pandémique. (in)capacités de réponses

La voie de l’insensibilité

C’est un regard d’abord distant et arrogant qui s’est posé sur la propagation du virus depuis Wuhan, comme si les pandémies étaient des phénomènes dont nous serions immunisés par le soi-disant Progrès de notre temps linéaire ainsi que par la séparation géographique fantasmée avec des mondes, entre sur-être[12] et non être pour paraphraser Fanon, dits « sous-développés », « en voie de développement » et d’autres supposés à la pointe du « développement », ou encore relevant de pratiques alimentaires exotiques (mangeurs de chauve-souris). Une affaire de Chinois… Nous avons parié – ou nous avons fait mine de parier – sur la robustesse de nos infrastructures que nous savions pourtant fragilisées par des décennies de néo-libéralisme.

Dans le courant du mois de janvier et jusqu’à la fin février, nous avons pu lire que le système belge et sa « médecine de proximité » serait de nature à mieux réagir à l’épidémie si elle arrivait. Nous trouvions que, politiquement, le confinement à la chinoise était sans doute le réflexe autoritaire d’un pays qui l’est tout autant. Nous ajoutions aussi que le virus réagirait très certainement mal à des printemps devenus plus chauds et secs. N’avions-nous pas surréagi à la grippe H1N1 ?[13] Toutes ces raisons étaient sans doute en elles-mêmes recevables. Quelque chose arrive-t-il ? Comment ? Quelles sont les atouts d’un espace politique pour y faire face ? Ce faisceau de raison permettait sans doute à la Ministre de la Santé d’affirmer début février, sans avoir alors l’impression de choquer son auditoire, que nous aurions affaire, dans le pire des scénarios à une « grosse grippe » (cf. prise de parole lors du JT de la  RTBF de Maggie De Block 7 février 2020).

Mais ce récit de la complexité, toujours prompt, en son nom, à sauver les meubles, fait l’impasse sur l’écrasement a priori d’autres sensibilités[14]. L’OMS ne cessait de s’inquiéter, dès janvier 2020, de l’impréparation de nombreux pays à une pandémie qu’elle espérait encore évitable aux conditions de mesures prises : dans le langage d’organisations internationales devant composer au milieu d’intérêts divers, cet appel résonnait comme une mise en garde franche, à moins bien sûr de considérer cette organisation comme trop volontiers « alarmiste », voire trop influencée par les dirigeants chinois. Quant à ceux des épidémiologistes qui annonçaient 800.000 cas possibles en Belgique et des milliers de morts, il leur était renvoyé le qualificatif « d’alarmiste », parfois en mobilisant l’avis de médecins non épidémiologistes, d’ailleurs : puisque nous voyions le risque, nous nous en sortirions mieux. Les bateaux-croisières aux larges de l’Océan Indien n’avaient pas été suffisants à sonner l’alarme quoiqu’ils opéraient déjà un lien entre « eux » et « nous », par l’intermédiaire des loisirs de riches touristes, brûlant les richesses acquises par l’extractivisme : leur mise en quarantaine a semblé inquiétante mais suffisante, minimisant ainsi le pouvoir de ceux-là (comme plus tard ceux des vacanciers-skieurs) à disséminer covid-19[15].

Ce qu’il nous faut pointer ici, ce n’est pas tant le fait que les événements donnèrent tort à ces réactions et de fait, certaines hypothèses n’étaient sans doute pas si farfelues qu’elles nous le semblent à présent (températures, climats, affaiblissement possible du virus, spécificités locales de vie d’un virus, etc. peuvent de fait avoir une influence), non, ce qu’il faut pointer, c’est le caractère systématique et orienté visant à faire taire tout ce qui pouvait nous rendre sensible, alors que cette sensibilité aurait pu s’accompagner d’une véritable préparation, au virus qui arrivait. Il s’agit donc d’en faire le diagnostic tant les mêmes opérations qui ont prévalu à la minimisation peuvent très bien devenir des manières de les absoudre au nom du mot d’ordre refusant de juger le passé à l’aune du présent. Il s’agit donc de saisir maintenant certains des éléments qui ont rendu possibles cette réaction immunologique aux sensibilités exprimées.

Paradoxalement, les processus à l’œuvre dans les pandémies semblent également affaiblir les sensibilités qui permettraient de les combattre. Il ne s’agit pas  d’une fatalité mais d’une redoutable complication, amenée à se répéter encore sous d’autres modalités, comme elle répète elle-même de manière originale ce qui était déjà arrivé à d’autres. De nouvelles pandémies plus dangereuses encore que celle que nous subissons aujourd’hui se préparent déjà à l’horizon du modèle extractiviste et écocide de « plantation » économique et de l’état de nos institutions. Nous ne gagnerons pas la guerre contre le coronavirus – celle-ci n’a d’ailleurs aucun sens (on ne peut ni tuer ni exterminer un virus) – nous devons apprendre à vivre avec ce micro-organisme mondial en organisant des formes transnationales de protection et d’immunité. Après la crise actuelle, il est déjà certains que nous connaîtrons d’autres réémergences que ce soit du Covid-19 ou d’autres maladies par saut d’espèce desquels nous ne sommes pas immunisés. Nos gouvernements d’urgence (en Belgique on parle d’un gouvernement « coronavirus » d’urgence) dans leurs courses à l’auto-confinement vivront encore d’autres formes de contamination du fait des proximités inter-spécifiques de plus en plus grandes : il n’y a d’ailleurs pas que la zoonose sauvage qui peut émerger ; les zoonoses domestiques ou industrielles (pensons aux productions en masse de viandes de poulet) ont déjà montré leur potentiel de production ou de propagation (grippe aviaire).

Êtres pandémiques: milieux de conquêtes.

L’émergence de microbes qui nous tuent ou affaiblissent des organisations sociales qui n’en demandaient pas tant, n’est pas neuve, que ceux-ci résultent des rencontres dues à la chasse ou à la cueillette ou de la production d’un domus néolithique et de son lot de commensaux (souris, rats, etc.). Mais le fait pandémique n’est pas anhistorique, pas plus qu’il n’est uniquement statistique ; il dépend de la rencontre d’un microbe particulier et d’un modèle impérial susceptible de connecter le monde de parts en parts. Les analyses généalogiques des génomes des virus ou bactéries pandémiques globales semblent en faire remonter les traces à la Rome impériale (une variole, vraisemblablement, pour la peste antonine du 2e siècle, peut-être Ebola au 3e siècle, puis peste bubonique avec ses rebonds de 540 au 8e siècle), avec, combinés à des changements climatiques affectant l’Empire, pour effets les fragilisations en cascades d’écosystèmes et d’écologies politiques hétérogènes mais connectées au sein de l’Empire[16]. Là est l’originalité de l’être pandémique : de tels êtres mettent à l’épreuve les temps de réponses politiques (linéaire vs événementiel) ; elles frappent également les différents espaces et régimes politiques concernés de manière plus ou moins spécifiques, à partir de leurs faiblesses pour partie inattendues (routes ou marais, modalités de médecine, prises en charge des morts, modes de subsistance, structure sociale). Depuis, l’histoire des pandémies s’accompagne des histoires de Conquêtes : 1492 et le génocide amérindien, circulations inédites de microbes jusqu’au cœur de l’Afrique en font un compagnon mortel des histoires coloniales, avec leurs effets retours en métropole. Comment ne pas oublier non plus la déforestation intensive, la destruction des éco-systèmes, l’action désastreuse des entreprises polluantes et destructrices de la biodiversité.

De ces opérations de Conquête se nourrissent les sentiments suprémacistes. Quelques mois avant l’une des épidémies romaines les plus mortelles, les célébrations de l’Empire allaient bon train : tant d’éléphants, d’ivoire, d’esclaves, tant de peuples rendus subalternes ou intégrés… Ceci nous concerne. Bien plus tard, autour de 1492, quelques différentiels d’armement, de transport, de système de circulation monétaire (assurances-risques comme formes de capitalisation[17]) et de quelques techniques militaires ont permis les colonisations de l’Afrique, des Indes et des Amériques, favorisé le commerce des esclaves, laissés entendre qu’il en allait des progrès de la civilisation, de l’exploitation enfin fructueuse de terres et de temps. Le Capital les ont rendues désirables, en même temps qu’il grossissait à des niveaux jamais atteints ; en Europe, les industries pouvaient soumettre des éléments qui, idéalement, n’auraient plus qu’à bien se tenir. En tous les cas, est-ce cela qui était opposé par les mots et par la force, effets retour ici aussi, aux récalcitrants.

Il nous est impossible ici d’en retracer toute la généalogie mais il nous semble hautement improbable que ces charges historiques n’aient aucun rapport avec la manière par lesquelles les élites économiques, politiques et culturelles de nos pays, ou celles et ceux qui s’en inspirent, penchent le plus souvent du côté d’un sentiment d’immunité. La force des intérêts économiques ou politiques ne suffisent pas à en rendre compte : ces intérêts coulent par et dans des affects qui, d’ailleurs, peuvent ensuite sembler voiler leurs yeux ou devenir « contradictoires » y compris du point de vue de ces intérêts (crise financière à venir du COVID19, risques de déstabilisation politique). Ceci ne les empêche pas, bien entendu, d’y trouver des voies de recomposition.

Il nous semble aujourd’hui, après plus de trois semaines de confinement (en date du 15 avril 2020), invraisemblable de ne pas relever, à un rang élevé dans ceux qui ont fait l’inaction ou les sentiments d’assurances, cet étrange sentiment de protection que dont l’Europe s’est sentie parée, ici par rapport à la Chine sur qui nous avions l’habitude de projeter nos angoisses épidémiques. Un sentiment d’une supériorité immunitaire acquise (à toutes épreuves) s’est notamment traduit dans nos sociétés occidentales par une sinophobie endémique qui s’est exprimée, dans le courant du mois de février, aussi bien dans des actes de violence ou de ségrégation, que par des blagues racistes ou, de nos jours encore, dans des théories complotistes.

Comment ne pas le porter aux comptes de ce qui nous a rendu incapables d’anticiper la venue du Coronavirus en Europe et d’ainsi éviter d’autres milliers de morts. C’est important de le poser comme ce que les pénalistes nomment « contexte[18] », d’autant que les questions d’affects, coloniales et raciales peinent à exister au sein des universités francophones. Or, cette question est celle qui permet de tracer l’histoire de nos (in)sensibilités. Pour le dire autrement, par sinophobie résultante, suprématisme et habituation à l’insensibilité rendent invisibles un fait fondamental : la zoonose (transmission d’un virus par saut d’espèce) sauvage sort et sortira de plus en plus des plis de la terre au fil des opérations extractivistes auxquelles nous sommes reliés, à des degrés inégaux, pour mener nos vies : directement, par contacts des travailleurs de l’extraction avec de nouveaux microbes et indirectement, par déstructuration des écosystèmes et des modes de vie affectés, obligés de modifier ou d’intensifier des modes de subsistances dangereux. A celles-ci s’ajoutent les opérations industrielles impliquant des échanges interspécifiques entre humains et non humains fragilisés dans ce travail (les élevages intensifs de poulet, par exemple).

C’est d’ailleurs cette (in)sensibilité qui se prolonge aussi au rang des récits comparatifs des premières semaines de l’épidémie en Belgique. La crise sanitaire actuelle et son caractère inédit de par sa forte propagation aux pays occidentaux a eu comme effet de recouvrir la mémoire des épidémies récentes, minoritaires ou non occidentales. Si La Peste , roman ethnocentré[19] d’Albert Camus est devenu le livre le plus vendu, les souvenirs des épidémies d’Ebola[20], comme des épidémies de coronavirus précédentes SRAS (2002-2003) ou du MERS (2013) ont été largement refoulés ; elles ne semblaient pas concerner nos propres vies. Même l’épidémie de VIH, moins contagieuse mais à ce jour plus mortelle, qui se caractérise par un complexe effet-retour en Occident mais qui a d’abord frappé l’Afrique centrale (par l’intermédiaire du travail forcé belge et français, d’apartheid urbains à Léopoldville et Brazzaville, et de larges campagnes de vaccinations, motivées notamment par le maintien de la force de travail et la non contamination en retour des blancs à la syphilis et au pian par exemple, mais pour les Noirs sans soin pour aiguilles et seringues[21]) peine à populariser son histoire, ô combien spécifique, mais ô combien instructives[22] (sans parler des épidémies de paludisme, des voyages atlantiques et esclavagistes de la fièvre jaune, de trypanosomiase, etc.). Il en va de même de la syphilis, ramenée par Colomb à Naples[23], transmise dans toute l’Europe impériale, soignée par le vol de plantes amérindiennes, puis vraisemblablement exportée en Afrique subsaharienne au 19e siècle.

Il nous faudra apprendre à écouter ces histoires qui mettent en relation sciences sociales, biologie moléculaire, bouleversements d’écosystèmes et épidémiologiques.

“Ne paniquez pas!”: un insensible mot d’ordre.

Ce que l’insensibilité fait par rapport à l’extérieur, elle le fait aussi à l’intérieur. La pandémie le rend palpable. Pendant le désintérêt officiel de ce que disaient, ou finirent par dire[24] des experts et médecins Chinois comme Zhong Nanshan, et bien d’autres, l’on a continué à croire, selon la morgue habituelle des modernisateurs, ou fait mine de croire par une sorte de panique froide, que ce qui arrivait aux autres, au-delà des frontières épargnerait l’Europe du Nord. Ont été ridiculisés, chez nous aussi, celles et ceux qui en bas commençaient à s’inquiéter : les mamans, dont les paroles ont été disqualifiées comme autant de craintes de « bonnes femmes », les hypocondriaques[25], etc. « Ne paniquez pas » a été le seul mot d’ordre des élites européennes pendant de longues semaines. Qui va oser ne pas serrer la main ? N’est-il pas en train de paniquer à la manière des dupes éternels, de pauvres crédules ? Quant aux masques, il n’en était pas question s’il s’agissait, y compris dans les institutions universitaires, de tenir son rang, sa ligne de conduite, dirait Goffman ? C’est souvent le personnel administratif d’exécution, féminin notamment, qui a, le premier, exprimé ses inquiétudes et n’a pas craint de « céder » à la panique.

Et après tout, « ne paniquez pas », vous les entrepreneurs, les travailleurs dans la force de l’âge, après tout ce n’étaient que des vieux qui semblaient concernés ; des vieux ou des malades. Qui, parmi les « jeunes » en bonne santé, ne s’est pas senti rassuré par ce terrible énoncé ? La mort en série dans les homes s’est déroulée sous nos yeux. Nous y reviendrons.

Quel effroi de sentir que les aînés n’auraient rien d’important à nous dire.

Bien souvent, nous n’avons eu d’autre choix que d’accorder, en pratique ou dans les âmes selon nos positions sociales différenciées, cette confiance aveugle face au somnambulisme[26] suprématiste de nos gouvernants. Nous avons même été sommés de le faire. Certains, conditionnés à ce que leur confort se paie au prix de la limite du vivable de l’inconfort des autres  – Pourquoi serait-ce donc différent face à une bactérie ? – l’ont accepté avec plus d’entrain que d’autres. Quitte à ne pas réclamer de prises de dispositions politiques (masques, tests, renforcement hospitalier). En Belgique, les masques ont été jusqu’à la mi-avril, par les gouvernements et leurs experts, qualifiés « d’inutiles », à réserver aux « malades » dépistés, les autres ne sachant de toutes les façons pas « s’en servir ».

L’opinion – c’est-à-dire ce qui est construit comme ignorant, à informer ou ici à rassurer car il s’agit de, versatile, s’en méfier – a été découragée de les porter : égoïstes, crédules en proie aux paniques, voire convertis aux comportements « ridicules » d’Asie du Sud-Est étaient alors ceux qui ne les livraient pas au personnel soignant[27]. Sans doute leur usage était-il suspecté de faire paniquer ceux qui en étaient dépourvus. Ou cela revenait à dire qu’ils n’auraient été efficaces que lorsque l’on serait capable de les produire en masse, en perspective d’un déconfinement à venir[28].

Nous avons pourtant été témoins, dès avant le confinement et bien avant les retournements des discours experts, d’abord chez ceux qui ruminaient ou n’avaient pas l’entrain des premiers à accepter les énoncés gouvernementaux (“Ne paniquez pas!”), de bricolages de gestes de protection collectives pendant que le gouvernement décourageait le port du masque (“Ils ne sauront pas s’en servir! ça ne sert à rien!”). Depuis, le port du masque est, par exemple, devenu une des conditions envisagées au déconfinement jusqu’à convertir ceux qui craignaient d’être qualifiés de crédules. L’aérosolisation du virus semble pourtant avoir donné à ces « crédules », une bonne part de raison.

Insensibilités suprématistes, sentiments délirants d’immunité vis-à-vis de non humains virus et mépris pour les inquiets récalcitrants marchent main dans la main. Retournement quand nous devons maintenant convenir que ces affaires avaient déjà le pouvoir de nous en apprendre, de manière utile pour tous.

Aujourd’hui, nous subissons les conséquences, sans en payer l’incommensurable prix, de plus de 500 ans de domination coloniale : insensibilités aux parts d’histoires des points de vue colonisés, mépris pour la plupart des êtres, humains et non humains qui habitent la terre, assignations de populations à la limite de l’être et du non-être. « Nous sommes ceux qui avons vaincu la peste » constitue bien le cri d’un Pyrrhus somnambule qui ne doute de rien, jamais de lui-même. Et maintenant, on ne compte plus les appels modernisateurs promettant, au futur antérieur, le moment où l’on aura vaincu COVID-19, sur le mépris des morts et des humiliations présentes s’ajoutant à celles, passées. Mais c’est aussi au nom de celles et ceux qui se sont montrés sensibles, qui, de manières rapides ont exprimés craintes puis plaintes, qu’il s’agira de retracer les sites de responsabilités. Ceux-ci sont multiples.

Nous ne pouvons pas demander des comptes, opposer et/puis imaginer à partir de rien ou seulement à partir des seules revendications générales comme si toutes et tous nous étions touchés de la même manière, comme si nous étions attachés aux mêmes territoires. Nous ne pourrons le faire qu’à partir du diagnostic, notamment issu des plaintes précises que COVID-19 fait littéralement exploser. Il s’agit ici de documenter ces situations, de permettre à ces plaintes de continuer à exister dès maintenant et dans les opérations de déconfinement et leurs velléités de retour à la normale, lorsqu’il s’agira de demander des comptes et/ou d’imaginer des transformations sociales sur base de celles que COVID-19 a aussi rendu possibles. Si tout n’a pas été « pour le pire », c’est en vertu de réactions différenciées et parfois surprenantes[29].

Il n’y a pas, cela se saurait, une grande classe homogène déjà prête à la lutte mais des gens diversement affectés et attachés. D’ici et en en passant et jusqu’à des continents différents. Aux prix d’humiliations différentes. Tout ceci ne s’articulera pas si on ne prend pas le temps de les énoncer, de les décrire précisément car on ne pourra pas se passer de ces diagnostics. Ne faisons pas semblant d’être dans le même bateau de la même manière. Les plaintes qui remontent au contact de COVID-19 n’exigent pas toutes le même traitement. Parmi tous les opposants au capitalisme, nos exigences de changements sont différentes car elles se vivent depuis des situations hétérogènes.

C’est le sens que nous donnons ici au terme de « doléances ». Ce terme recouvre plusieurs propositions politiques, à commencer par celles qui font référence aux derniers « Etats Généraux » de 1789 réunis par Louis XVI : là ce dispositif de l’Ancien Régime intensifia, bouts par bouts, une situation qui allait rapidement devenir révolutionnaire. Il semblerait que le président Macron l’ait mobilisé quand, en réponse au mouvement des Gilets Jaunes, il proposa de sillonner les conférences nationales qu’il organisait autour de questions générales. On y recueille alors des avis ; une proposition et « en même temps » la proposition contraire ; puis le destinataire présidentiel propose la synthèse de ces écoutes « en même temps ». Ce n’est pas le sens que nous proposons et ce n’est pas ce qui convient à COVID-19. COVID est ce qui arrive ; il produit des effets. Au rang de ces effets se diffusent des plaintes qui existaient déjà. Elles existaient mais à l’état de simples « faits divers ». Des débuts d’enquêtes se publicisent posant la question de ce qui arrive, de comment on en arrive là, de quels sites de responsabilité cela dépend. C’est alors que les « faits divers » raisonnent autrement. Nos sciences sociales sont susceptibles d’amplifier ces terrains qui naissent littéralement si nous considérons enfin que les terrains ne sont pas disponibles mais se relaient à partir de ces cris et de ces idées, voire de ces micro-transformations, en en prolongeant la portée de ceux auxquels nous pouvons nous rendre sensibles. C’est parce qu’il y a relai que le terrain ne peut être délimité à l’avance pas plus qu’il ne se prête, par avance à tel ou tel arsenal d’hypothèses préalables qui auraient déjà plié le jeu.

Faire enquête de ce qui empoisonne maintenant, documenter les situations, y compris les propositions alternatives qui les habitent, permettra peut-être de contribuer à faire sentir par quoi l’on est tenu, ce qui, précisément relève de l’intolérable en vertu de quoi et pour qui, avec quels moyens de résolution ou de réparation. Des doléances pour rassembler, constituer des matériaux, porter plaintes, exiger des comptes, réseaux par réseaux, segments par segments. Plaintes et responsabilités sans lesquelles, l’enquête ne resterait qu’une folle abstraction, sur le dos des morts, des malades, des exposés. Nous allons maintenant tenter, à partir de ce que nous avons déjà reçu, un premier recensement de ces épreuves, incomplet, nécessitant à chaque fois plus de précisions que ce que nous rapportons, nécessitant aussi l’ouverture d’autres chapitres.

Il est temps, le Covid-19 est venu sonner l’alarme.    

    
Deuxième partieÉpreuves et documents.

Traitements : des lointains pas si lointains.

Épreuves de la pandémie dans une ville postcoloniale

L’ « opinion » n’est pas, à Bruxelles et dans les villes belges, homogène. Nos villes sont traversées de territoires interconnectés par-delà le territoire national : il est aujourd’hui crucial d’en prendre la mesure. Avons-nous idée de ce que ces histoires charrient ?

Les descendants des colonies belges éprouvent la pandémie, non comme une nouveauté mais comme un retour de scénarios déjà éprouvés. La propagation du virus en Afrique est relayée sous la forme apocalyptique de la « chronique d’une mort annoncée », avant peut-être de se mettre à craindre des effets retours venus de ces migrations. En témoigne le sort réservé aux binationaux Rwandais, Marocains ou Burundais ou aux Belges d’origine congolaise présents sur le continent africain. Si les citoyens belges ont été très rapidement rapatriés, parfois en jouant des coudes diplomatiques, comme s’il s’agissait du « corps sacré » de la nation, l’Etat ne s’est pas pressé. Il a fallu attendre le 13 avril 2020 pour que les 38 binationaux Belges et Burundais soient rapatriés[30] et plus encore pour les Belgo-Marocains. De manière plus générale, ce sont les inquiétudes des Afrodescendants face à Covid qu’il s’agit de s’intéresser aussi, inquiétudes diasporiques qui concernent dès lors également ce qui se passe sur le Continent. Nous risquons sans cela, – nous pouvons maintenant l’éprouver plus directement qu’hier -, d’en payer tous, les conséquences.

Or sur base de d’expériences épidémiques antérieures (Ebola, VIH, paludisme, tuberculose, etc.) dont les récits nous ont tant manqué, les différents pays africains se préparent et, contrairement à ce que nous avons fait, anticipent pour certains[31], mais manquent cruellement d’outils de dépistage et de soin[32], contrairement aux institutions chinoises. Nous ne savons pas, aujourd’hui, ce que sera le destin de la pandémie en Afrique mais nous avons à prendre les inquiétudes des concernés au sérieux.

Avec la crise sanitaire mondiale, les déséquilibres Nord-Sud sont en train d’atteindre un degré inédit. Le monde s’est lancé nous dit-on dans une course aux traitements ou vaccins. L’investissement budgétaire est parfois soudain et colossal (des milliards de dollars aux USA, par exemple), laissant entendre que le lien entre financement et réussite serait mécanique.

Vaccins et traitements: des controverses à compliquer

Le vaccin suppose de connaître l’agent pathogène, de comparer des potentiels candidats et de procéder à des essais sur de vastes populations : 1000 dollars par Américains ou Européens cobaye, nettement moins en Afrique, raison pour laquelle sans doute, au nom de systèmes de santé affaiblis, des voix cherchent à les tester, là. Se pose donc sérieusement la question de savoir sur qui serait testé le vaccin du BCG contre le coronavirus[33] si l’on ne veut pas perpétuer le geste de faire à nouveau des populations africaines des populations-tests, révélant, mais cette fois au vu et au su de tous, l’envers obscur des politiques de la modernité hygiénique : logiques raciales, appareillage coercitif ou dissuasif, exposition et exploitation des corps vils[34] dans une perspective de (re)mise en ordre du monde. La question des conditions de ce que l’on ferait là-bas, ne peut que revenir violemment ici, par le Sud du Nord. Eviter l’humiliation et la damnation là-bas serait peut-être une manière de ne pas rendre impossible les articulations minimales des villes européennes et de leurs habitants.

Par ailleurs, s’il ne s’agit pas de nier les effets bénéfiques possibles des vaccins, l’idée d’un miracle vaccinal risque d’entretenir le rêve d’une immunité réservée, simplement parce que sa production en masse risque bien de ne s’adresser qu’aux gouvernements pouvant se le payer. L’une des caractéristiques d’un vaccin est en effet son caractère ciblé et spécifique, d’autant plus susceptible d’être breveté par l’une des nombreuses spin-off ou par les laboratoires pharmaceutiques qui en achèteraient la formule.

Cette dernière remarque concerne également les traitements. Traiter une maladie ne signifie pas nécessairement une réussite totale et garantie mais des formes d’amélioration possible. Une autre possibilité, en réalité concurrente (d’autres acteurs sont concernés), est donc de tester des traitements qui amoindrissent la charge virale, plus efficace a priori en début d’infection. Ceci suppose d’avoir les capacités de dépistage ; le plus tôt aurait été le mieux. Il s’agit par exemple de la chloroquine que l’on pourrait produire à relativement grande échelle ou du Remdesivir.

La chloroquine (Cette partie a été rééditée le 24 avril 2020. Le recul permet de resserrer l’argument à ce qui en était l’essentiel : la nécessité de repenser la question de la vérité des soins.), administrée en début de maladie, aurait, à certaines conditions de prudence, des effets. Son administration est bloquée, non seulement par le manque de tests de dépistage, mais aussi par l’étrange habitude d’homologuer les médicaments, quelle que soit la maladie, selon les protocoles « en double aveugle ». Cet argument – n’est vrai que ce qui passe la rampe de cette chasse aux placebos –   renforce le pouvoir conventionnel des grands laboratoires s’arrogeant, contre d’autres praticiens, le droit exclusif de la « vérité» (lucrative) du soin – les tests en double aveugle sont la signature-sérieux que peuvent se payer de grandes entreprises contre d’autres – , se fait au mépris d’une analyse pragmatique de ce qui arrive aux cohortes de patients à l’hôpital en situation pandémique[2], à propos de maladies infectieuses dont on peut contrôler l’évolution de la charge virale. Qu’il y ait pu avoir, dans un premier temps (janvier, par exemple) des doutes sur un traitement en Chine comme en Europe n’est pas en soi une mauvaise nouvelle mais qu’après l’obtention de résultats cliniques (disponibles dès février, en mars), certes partiels une condamnation a priori soit jetée sur un traitement au nom de l’absence d’étude randomisée renvoie des virologues de Chine (Chen Caixian), mais aussi de France (Raoult), a priori au placard des « charlatans », c’est-à-dire des figures accusées d’entretenir la crédulité des opinions. Le double aveugle n’est pas tenable, contrairement bien entendu aux suivis des cohortes de traitement, à la recherche de précision des usages, à son adoption conditionnée ou à sa mise à l’écart progressive. Face à un nouveau virus pandémique, c’est de cela que nous avons besoin. Ajoutons encore que la peur d’avoir tort a semblé l’emporter, dans les discours du moins, sur le risque d’avoir soigné.

Plutôt que de faire porter le destin du soin sur une forme de vérité mal copiée des sciences expérimentales qui s’effectue sur la disqualification d’une expérience de la maladie considérée comme trop subjective, singulière, située (au risque d’abandonner des formes de traitement souvent vitales), ne s’agit-il pas écouter davantage tous les praticiens du soin des maladies infectieuses  ?[3]

En temps de pandémie, l’épistémologie du mépris est coûteuse en temps et le temps, coûteux en morts. L’enquête pourra se contenter ici de retracer les chemins de la surdité autant que les voies des évidences épistémologiques des Etats et de l’industrie. Mais elle devra le faire en comparant les modes de réaction différenciées d’un pays (la France) à d’autres (le Maroc, par exemple, qui prescrit la chloroquine, en l’absence de tests, sur base de diagnostics cliniques).

En tout état de cause, la concurrence fait proliférer les techniques mais restera la question de savoir sur quels groupes épidémiologiques elles seront majoritairement profilées (spécificités biologiques et sociales[37]), pour quels genres d’acheteurs, au nom de quels brevets ? Seront-ils biens communs ? Qu’en est-il des réseaux de laboratoires et d’échanges internationaux de savoirs qu’ils nécessitent ? Symptomatique à cet égard, la course à la chloroquine, dérivé de la quinine, exportée suite à la colonisation des Indes Américaines (écorce de Quinquina, Pérou), médicament utilisé dans le traitement du paludisme en Afrique. Soigner le coronavirus à la chloroquine impliquerait une diminution des stocks du produit. En l’absence de prise en compte de ce que la chloroquine soigne par ailleurs (le paludisme en Afrique, par exemple), l’OMS redoute qu’elle soit utilisée avant tout par les pays riches, au détriment du continent africain. Or la commercialisation thérapeutique de la chloroquine, par exemple, dépend des capacités industrielles et des politiques de brevets appuyées sur la propriété privée des savoirs.

Une association étonnante entre ONG, Etat sud-africain, associations de séropositifs, tenants des logiciels libres, universitaires et chercheurs avaient réussi à rouvrir cette fatale boîte noire, à propos de la production des anti-rétroviraux génériques dans le cadre de la lutte contre le SIDA.

Il est urgent en ces temps de pandémie, d’apprendre à écouter les propositions de ceux qui cherchent à déjouer les logiques de Big Pharma. Articuler épistémologie des traitements et connexions internationales semble cette fois nécessaire plutôt que « charitable ». Ces réponses nécessitent que l’enquête articule ici des acteurs de continents et de pratiques différentes, allers-retours dont les diasporas sont expertes ! Des moyens de recherches pluridisciplinaires doivent y être consacrés.

COVID-19 et les frontières de l’Europe : une insensibilité à fissurer.

Une urgence absolue: désemmurer!

Partout ailleurs, il est à craindre que les mesures de confinement, en l’absence de dépistages et de traitements, ne se traduisent, par un renforcement des frontières internes et externes à l’Europe. Frontex tue, tant et plus. C’est inefficace en termes de luttes contre une pandémie mais susceptible de réactiver un sens hygiéniste au national-nativisme. Pour l’extrême-droite, la suspension de l’espace Schengen devient une occasion d’accomplire le geste souverainiste (pour le Vlaams Belang, l’incurie sanitaire néo-libérale, à travers la propagande sur la fermeture de centres croix-rouge au “profit” de logements pour migrants, réactive le vieux slogan souverainiste “protégez nos gens d’abord). Les néo-libéraux redécouvrent, quant à eux, les bénéfices de l’immigration économique choisie, à travers l’usage utilitariste des demandeurs d’asile (désormais non expulsables) en tant qu’armée de réserve conjoncturelle et temporelle[38]. Sont concernés les réfugiés et les 100 000 sans-papiers de Belgique dont une toute éventuelle réouverture de la question politique des régularisations semble disparaître des radars.

Au Portugal, par contre, en situation de pandémie, les droits de demandeurs d’asile ont été prolongés et, au moins provisoirement, renforcés (notamment à travers un revenu d’allocation spécifique) : c’est donc possible et témoigne contre ceux qui s’y refusent.

Dans nos villes, l’une des réactions à COVID-19 a été l’annulation des demandes d’asiles, activité visiblement jugée “non essentielle”[39]. L’espace Schengen a été suspendu entre les pays européens : l’on contrôle tout un chacun aux frontières.

Pour les candidats réfugiés, l’espace Schengen n’existait déjà plus. En Belgique, par exemple, avec la fermeture du camp de réfugiés de Calais, la frontière de la Flandre avec la France a donné lieu à des opérations policières (Médusa) de refoulement des réfugiés. Cette traque aux migrants s’est ensuite étendue à l’ensemble des réseaux autoroutiers et de chemins de fer, faisant de ces espaces de véritables postes frontières intérieurs. La suspension de l’espace Schengen à laquelle a donné lieu la pandémie de Covid-19 en Europe était donc déjà à l’œuvre dans les politiques mortifères et meurtrières de traques aux migrants. Ne nous réjouissons pas de cette généralisation de ce qui concernait les autres y compris à ceux qui soutenaient ces politiques ou y étaient indifférents, tant les opérations de répression actuelle pourraient annoncer une situation aggravée, notamment pour réfugiés et sans papiers, dans une acceptation plus générale de ces opérations.

Les routes migratoires menant, au péril de leurs vies à nos villes, ainsi que la situation aux frontières externes de l’UE sont durement frappées par la situation COVID-19. Sur les îles grecques, le coronavirus limite les déplacements, et entraîne une multiplication de pratiques illégales auxquelles quasiment plus personne ne prête attention ainsi que des risques sérieux de déportation vers la Turquie. Les opérations de sauvetage en Méditerranée ont également été suspendues. Nous ne savons désormais plus rien du drame humanitaire qui s’y déroule. Avec la guerre en Syrie, l’Union Européenne a réalisé un accord cynique avec la Turquie pour confiner les réfugiés à l’extérieur de l’Europe. Les accords de Dublin, ont également permis une destruction progressive de la Convention de Genève en faisant porter le poids de l’asile aux pays du sud de l’Europe, comme l’Italie. A l’aube de cette pandémie, nul ne peut oublier la fermeture des frontières européennes aux réfugiés syriens, afghans, iraniens et irakiens, ni les attaques des gardes-frontières grecs considérés par le Conseil de l’Europe comme le « bouclier de l’Europe ».

Nul ne sait aujourd’hui ce qui adviendra de cette fermeture des frontières intra et extra-européennes mais, sans une forte opposition, elle ne pourra que radicaliser le spirale souverainiste et nationaliste dans laquelle nous étions déjà emportés.

Le coronavirus semble traverser facilement les frontières nationales. Comme d’autres questions de circulation qui doivent être traitée en pandémie, la frontière comme lieu de passage devrait être, plus que jamais, non un mur mais un lieu de soin et d’attention partagée. Des endroits où on accueille collectivement les problèmes posés par la circulation du virus plutôt qu’un non lieu. Une telle politique des frontières ne devrait-elle pas convaincre jusqu’à nos ennemis politiques qu’en la matière il n’y aura pas d’immunité collective hors des régularisations. Quels autres principes de droit international et de ce qui reste du droit d’asile sont bafoués sous COVID ?

La résurgence des frontières pour « tous » a des effets catastrophiques dont devraient convenir les tenants de l’UE. Depuis le début de la pandémie, les Italiens ont également été laissés seuls face au virus et à la terrible crise sanitaire qui en découle, révélant un projet européen avant tout économique et budgétaire. Nous, leurs voisins, les Européens du Nord avons continué à vivre comme si de rien n’était.

Cultiver la mutualisation des dettes.

Mais voilà, le nez sur le danger, lorsque le nombre de morts montait en Italie et que les premiers cas étaient signalés en Belgique, nombre d’âmes aux habitudes immunitaires ont cru bon de répondre à la proximité physique par le vieux racisme contre des Italiens supposés indisciplinés, irrationnels et désorganisés.

Il aura fallu que la pandémie frappe durement la France puis l’Allemagne pour que les lignes commencent à bouger. En quelques jours l’Italie, la France et l’Allemagne décident de mutualiser les dettes des pays membres de l’UE, la BCE lance un plan de 750 milliards d’euros. Le 23 mars 2020, les 27 ministres des finances décident de suspendre le « Pacte de stabilité et de croissance » (qui imposait de maintenir le déficit en dessous de 3 % du PIB et la dette publique sous les 60 % en activant la « clause de suspension générale »). Si l’enjeu de ces mesures est prioritairement de rassurer la santé des marchés et non la santé des populations européennes les plus éprouvées, si des pays réticents semblent jouer leur viabilité économique contre leurs voisins[40].

Il s’agira de relancer, d’appuyer, par tous les moyens possibles, à partir de décisions inédites de mutualisation de dettes à amplifier, les oppositions aux formes « as usual » de relance, en ce compris vis-à-vis des pays tiers. Par ailleurs, les plaintes italiennes pourraient bel et bien être recevables devant les instances européennes, politiques et/ou juridiques.

Nous savons que les politiques d’insensibilité de la modernité conquérante (systémique depuis la colonisation des Amériques), renvoyant dans la zone du non-être, de la non-existence, une partie toujours plus significative de l’humanité, ce pour tenter de la dominer, de l’exploiter, de l’arracher à sa culture et aux ancêtres, en toute impunité[41] se sont déjà retournées contre des formes d’articulation des savoirs en Europe : l’articulation collective de sens en commun y a été, effet retour, malmenée[42]. C’est sur fond de destruction des mondes non-européens que nous avons fabriqué notre sentiment de supériorité, que nous avons instauré un temps linéaire dont nous serions l’éternelle avant-garde. Tournés vers un avenir radieux à conquérir, nous avons laissé s’amonceler les cadavres et les ruines.

Ce n’est pas en détruisant les solidarités intra-européennes même si nous en connaissons le prix payé par d’autres que l’on cultivera des affects susceptibles de s’articuler à ces autres, dans le Sud ou le Sud du Nord. En effet, dans cette crise sanitaire, le maintien, voire le renforcement, des frontières nationales a comme conséquence principale d’aggraver encore davantage les inégalités exponentielles produites par la dette des pays les plus pauvres auprès des pays les plus riches. En régime néolibéral, les frontières sont des amplificateur d’inégalités, que ce soit à l’intérieur de l’Europe (entre les pays du sud comme l’Espagne ou l’Italie et les pays du nord comme l’Allemagne ou la Hollande) mais également d’une façon plus dramatique entre les pays du nord global et du sud global.[43] Piketty, dans la vaste enquête qu’il restitue dans “Capital et Idéologie”, montre bien que la « libre circulation » des biens et des capitaux (qui s’est mise en place à l’échelle mondiale à partir des années 1980) s’est déployée en dehors de tout objectif fiscal et social, comme si la transnationalisation des échanges pouvait se passer de recette fiscale, d’investissement éducatifs, de règles sociales et environnementales, réduisant ainsi considérablement la capacité des Etats à choisir leurs politiques sociales et fiscales. La contradiction la plus violente entre le mode néolibéral de la mondialisation des échanges et les fantasmes national-nativistes concerne la question de la libre circulation des personnes, qui de facto est instauré comme le seul point de débat autorisé.

En suivant les perspectives avancées par Piketty (2019), l’annulation des dettes des pays les plus pauvres à l’égard des pays les plus riches (comme le demande par exemple Emmanuel Macron à l’égard des pays africains) pourrait constituer l’occasion d’engager une réflexion vers des formes nouvelles de social-fédéralisme et notamment par l’instauration d’assemblées transnationales concernant la prise de décision concernant l’instauration de “biens communs globaux” comme le climat, la recherche, la justice fiscale globale, la politique de santé et d’accès aux traitements efficaces (comme devrait l’être la mise en place de médicaments et de vaccins contre le Covid-19).[44] Des formes de prélèvement exceptionnels sur la propriété privée (telle qu’historiquement elles ont été mis en place à l’issue des conflits de 1914-18 et 1939-45)[45] pourraient être envisagées pour contribuer à éteindre rapidement les dettes publiques.

Les formes nouvelles de coopérations transnationales ne constituent pas de réponses méta-politiques sur lesquelles il serait possible de s’entendre par la libre délibération mais elles peuvent constituer des réponses politiques à la fuite en avant vers la concurrence de tous contre tous que nous préparent les formes néo-libérales de déconfinement ou la remise en cause social-nativiste des échanges. Ces pistes de mutualisation ne se réduisent pas à une charitable redistribution. Elles sont susceptibles, comme propositions, de faire penser  en cascades.

Répliques de la pandémie en Belgique. Empoisonnements, plaintes, débordements

En toute logique complètement dépassé, le gouvernement belge a été contraint de confiner la population et de fermer les secteurs « non essentiels ». Mais les conséquences débordent de toute part. Nous en débutons le relevé ici bien que nous ne puissions pas le faire seuls.

Mise à mal du compromis libéral belge.

Généalogie d’une incapacité constitutionnelle

A travers cette politique du confinement, l’Etat néo-libéral semble avoir en réalité rejoué un geste archaïque, une « forme caricaturale de la figure du biopouvoir » dit Latour. Se découvre ainsi le gouffre immense entre les demandes de protection contre la mort et la réalité de l’Etat dont l’incurie d’approvisionnement en matériaux de protection (masques, gants, blouses, lits, etc.) est l’indice le plus frappant. L’hôpital est devenu – suivant les mots d’ordre du Just In Time – une institution plus faible : diminution du nombre de lits par le renvoi au « domicile », externalisant certaines formes de soins auprès de prestataires de services variés et déstockage matériel (les millions de masques FFP2 détruits en 2018 et non remplacés). L’Etat libéral semble capable de forcer la population au confinement mais demeure tragiquement incapable de produire les moyens de nous protéger, à l’encontre de toutes les recommandations de l’OMS. Dans ce contexte de pénurie organisée, le modèle hollandais, et auparavant anglais, pariant dans un premier temps (jusqu’à la fin mars) sur une « immunité collective », a été présenté comme une sorte de repoussoir. Or sans masques, ni autres formes de protections, il faut bien dire que les supermarchés, les transports en commun, les espaces confinés des prisons et des homes, les chaînes de production et de distribution ainsi que les hôpitaux constituent de nouveaux clusters de propagation du virus.

Depuis la fin du XIXe siècle nous vivions sous la gouvernementalité d’Etats pour qui la garantie d’une force de travail conditionne la protection des populations contre les épidémies. Contrainte de devoir arrêter la production, une crise de gouvernementalité biopolitique nous replonge à la formation de l’Etat belge en 1830 ainsi qu’au paradigme de la « défense sociale » mis en place fin du 19e siècle. En effet, la structure constitutionnelle de l’Etat belge depuis 1830 – comme l’ont bien noté Marx et Engels dans Belgique, État modèle du constitutionnalisme continental – s’est établie sur la reconnaissance juridique de la « libre concurrence » et de la « liberté du travail ». Les libertés individuelles et économiques sont garanties par l’Etat libéral tandis que l’Etat gendarme (L’Etat de police comme dit Foucault) se charge du maintien de la production par la répression. Avec le paradigme de la « défense sociale » (élaboré dès le début du XIXe par des juristes comme Ducpétiaux, fondateur des prisons cellulaires en Belgique, puis appliqué aux institutions disciplinaires) l’Etat gendarme se fait plus paternel : protéger, contrôler et intégrer les plus « vulnérables » et discipliner et réprimer les individus considérés comme dangereux. En réponse également aux luttes sociales, l’Etat belge, de la fin du XIXe au milieu du XXe, se constitue ainsi comme une sorte de synthèse entre socialisme et libéralisme individualiste[46]. En France, le New Public Management est apparu comme une révolution organisationnelle visant à désarmer, à partir des années 70, les forces des luttes sociales[47] et à faire circuler sans frictions les marchandises, se départissant au passage des « moyens de faire vivre ». En Belgique, appels d’offres publics à destination de promoteurs privés (nos grands travaux hygiénistes ne suivent aucun fleuve tranquille d’un volontarisme étatique, discours volontariste venant plutôt recouvrir les actions une fois faites), régimes concessionnaires dans les domaines économiques et sociaux,  théories qui évoquent les prémisses du « capital humain », habitent depuis très longtemps les politiques publiques ; l’on peut même dire que Leopold II, roi entrepreneur, en expérimenta tous les recoins en Belgique comme dans les concessions de son Etat Indépendant du Congo. La révolution néo-libérale, effective ici comme ailleurs, y trouva sans doute un terrain plus propice tant au niveau des formes pratiques de gouvernance que des théoriciens de celles-ci : les théories belges de NPM s’exportent bien et ce, depuis longtemps.

Ce qui continue à être en crise dans la figure de l’Etat belge tel que nous l’avons connu jusqu’ici c’est l’impossibilité de tenter de limiter la létalité de l’épidémie tout en évitant de porter atteinte aux chefs d’entreprises. En découle, dans l’urgence, des mesures aveugles de confinement faisant porter le poids d’un ralentissement d’une épidémie sur le respect de comportements individuels encadrés pénalement.

Paradoxes en cascades

Pour autant, la neutralité du Covid-19 contraint le gouvernement à devoir négocier avec et parfois contre eux la fermeture des entreprises non essentielles impliquant des contacts avec les publics ou ne pouvant pas pratiquer la « distanciation sociale » ou le télétravail, ce qui a rendu nerveuse la part du monde patronal qui appelle à une reprise criminelle de l’activité productive dans tous les secteurs à l’arrêt aussi vite que possible. L’incurie de l’Etat à agir sur la production pour protéger la population en produisant masques et autres systèmes de protection en masse, en contrôlant les prix, est aussi à comprendre comme une incapacité constitutionnelle. D’une certaine façon, le gouvernement actuel a déjà rompu le cadre qui garantissait jusqu’alors la « liberté d’entreprise » dans certains secteurs mais tout se passe depuis comme si la socialisation des moyens de protection (notamment en réquisitionnant les entreprises qui pourraient les produire ou en inversant la charge de la preuve de ce qu’est une entreprise utile, par Covid) demeurait un horizon impossible.

Ce paradoxe en produit d’autres, en cascades. Certaines activités entrepreneuriales sont interdites mais, pour celles qui sont autorisées – distanciation sociale sur site ou télétravail ou activités répondant à des besoins vitaux[48], usant donc, ici d’un argument de protection et là d’un argument ‘vital’ pour la société – le gouvernement mise sur une activation du marché du travail, activant notamment une main-d’œuvre mise en « attente » par covid-19 (l’axiome gouvernemental d’interdictions de certaines activités, celui du chômage temporaire, cf infra, chapitre « Travail et dangereuses quotidienneté ») ou activant une nouvelle main-d’œuvre qui n’avait jamais été pensée comme telle. Il s’agit que les marchés de niches des secteurs ‘critiques’ fonctionnent.

Ainsi, le 11/04/2020, le gouvernement réagit à COVID-19, en raison du manque de main-d’œuvre attendu dans des secteurs dits « critiques ». Il ne réagit pas secteur par secteur, convention par convention, mais dans cette bulle critique en usant de mesures « générales », par de nouveaux axiomes compliquant les axiomes déjà alambiqués d’interdiction de certaines activités, en faisant progresser l’agenda déjà existant de la flexibilité du travail à l’attention des secteurs ‘critiques’. De tels secteurs sont définis comme les secteurs pouvant continuer leurs activités et ils sont critiques si, dans ces cadres, ils ‘manquent’ de main-d’œuvre selon, cette fois, non des décisions négociées mais les ajustements d’un marché du travail laissé libre dans les portions encadrées les normes COVID-19. Ces nouveaux axiomes prennent appui sur des propositions plus anciennes : déplafonnement ‘provisoire’ des heures supplémentaires (revendication patronale générale) et des heures de travail étudiant (ancienne revendication des secteurs horticoles, du commerce de détail et de gros, de la logistique, etc., rendue possible par la faiblesse des bourses d’études), accumulation possible des CDD (revendication patronale de tous les secteurs aux volume d’activité non linéaires), assouplissement de la possibilité d’horaires flottants (idem, mais sur base hebdomadaire, voire journalière, plutôt dans la vente au détail, les call-centers ou la restauration rapide), détachements de main-d’œuvre (ceci revient à faire de toute entreprise, une entreprise d’intérim, radicalisant à outrance l’aspect ‘marchandise’ du travail et du travailleurs lui-même ; ce détachement est rendu célèbre dans l’industrie, notamment nucléaire), et accès au marché du travail des demandeurs d’asile, y compris ceux d’entre eux qui auraient déposé des recours contre des décisions défavorables (au bénéfice des secteurs horticoles, notamment). Ce dernier point est symptomatique d’une gouvernementalité « opportuniste » : il suppose la transformation des procédures d’asiles en « opportunités d’emploi » alors qu’historiquement, cette voie d’entrée unique (l’asile) signait la fin des possibilités d’immigration économique, séparant soigneusement ces deux catégories. Il serait odieux que ce dernier axiome n’engage pas le gouvernement à revoir sa politique migration (pour d’autres développements, cf. supra « Les frontières de l’Europe »).

Nous nous situons donc clairement dans une période de latence de la gouvernementalité libérale, multipliant les axiomes paradoxaux. C’est là que se situe le paradoxe de notre temps.

Pour sortir du paradoxe, nous pourrions collectivement nous mettre à apprendre à présenter nos entreprises et leurs utilités. C’est ce que font, par exemple, les travailleurs d’Audi Forest qui, alliés à des chercheurs universitaires, proposent la production de respirateurs plutôt que de voitures. Un enjeu de santé publique croise ici la route d’une question de socialisation du travail et de ses utilités. Ces expériences sont à amplifier, à compliquer encore. Ajoutons, ce 24 avril 2020, qu’il ne s’agit pas ici de proposer une entente entre entreprises gérant « as usual » leurs opportunités d’investissement. Une expérience française a tourné court. Mais elle a tourné court, empressement opportuniste, par manque d’articulations à des praticiens (médecins, infirmiers, etc.). https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-8500respirateurs-artificiels-ont-ils-ete-fabriques-pour-rien_3930273.html

Par ailleurs, ne faisons pas comme si l’argent n’existait pas. Lors des crises précédentes de l’Etat libéral telles qu’elles se sont manifestées lors des deux Guerres Mondiales, la Belgique a opéré des choix fiscaux conjoncturels et structurels dont nous payons aujourd’hui les conséquences, notamment en mobilisant l’épargne des particuliers sur le court terme et en fragilisant la sécurité sociale sur le long terme[49]. Comme l’étudie Piketty dans Capital et Idéologie, d’autres réponses ont existé en Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique latine, notamment des impôts exceptionnels sur les grosses fortunes par l’intermédiaire d’impôts progressifs.[50] Des formes d’expropriation et de nationalisation ont également été mises en œuvre. Il semble qu’aujourd’hui l’amortissement de la crise économique en cours se prépare, une nouvelle fois, par une ponction sur l’épargne.

Pour être en mesure de répondre à l’offensive néolibérale en cours, il devient urgent de mener une étude comparative de ces différentes expériences historiques en analysant leurs effets en termes d’inégalités. Thomas Piketty, sur base de son étude généalogique du capital, de la transmission du patrimoine et des idéologies propriétaristes propose d’articuler : un régime de propriété sociale et temporaire, une dotation universelle en capital, la circulation permanente des biens et un impôt progressif sur le revenu, sur les successions et sur la propriété (voir Piketty, 2019, p. 1130).  L’impôt progressif sur les actifs privés (immobiliers, terriens, professionnels et financiers) permettrait, par exemple, une beaucoup plus grande latitude dans la répartition de la charge (recours à des taux variables suivant l’ampleur de la fortune)[51] que la seule ponction indifférenciée sur l’épargne.

Comme le montre l’histoire du XXe siècle, les situations de crise comme les guerres ou les pandémies offrent des points de bifurcations reflétant des causes plus profondes et ouvrant sur des trajectoires inédites.[52] Il n’existe aucune causalité mécanique entre crises sociales, sanitaires et financières et redistribution fiscale. Les mobilisations et les luttes sociales ont à jouer ici, comme elles l’ont toujours fait, un rôle génératif. 

Covid-19 au travers d’un système de santé publique fragilisé.

La destruction des protections

Avant que les premiers morts du Coronavirus ne soient comptés en Belgique, nos gouvernements ont préféré amplifier la parole de ceux des experts belges qui ont largement minorisé les effets prévisibles plutôt que les médecins de Wuhan ou de Bergame, se rendant ainsi activement impréparés (masques, dépistage, protections, respirateurs). Sans moyens de dépistage, les gouvernements ne peuvent pas non plus recenser. « Ne pas bien savoir » en est devenu une politique assumée. Il se prolonge d’ailleurs puisqu’en l’absence de testing généralisé, il aurait été tout-à-fait possible, à l’instar de ce que savent les épidémiologistes et avec les moyens du bord, de réaliser des enquêtes épidémiologiques (par téléphone) et des enquêtes de suivi des contaminations sur base d’un échantillon de « positifs », en remontant à leurs proches. Ces enquêtes n’ont pas encore été lancées après trois semaines de confinement, ni en Belgique ni en France, contrairement à ce qui se pratique, par exemple en Grande-Bretagne[53]. Comment ne pas porter ces absences aux comptes à rendre ?

Nous avons bien régressé depuis les précautions à l’époque jugées « délirantes » qui présidèrent à la grippe H1N1[54] : les stocks de masques récemment détruits datent de cette précédente épidémie pour laquelle, même si elle n’eut pas lieu, il semble que nous étions il y a un peu plus de dix ans, mieux préparés. En l’absence de dépistage systématique, les qualifier d’inutiles revient à considérer un masque efficace pour les seuls cas qui auraient été vus ou repérés[55]. Dépendre de masques et de tests nous signale pourtant notre dépendance aux réseaux transnationaux de production (Chine pour les uns, Chine et USA pour les autres) mais en la matière, la Corée du Sud, tout aussi dépendante a, sur le court terme, pu organiser le dépistage massif. Il faudra en Belgique comme en France, en tirer le bilan[56], en retracer les réseaux de responsabilités. Dans un deuxième temps, nous avons alors vu le gouvernement bruxellois tenter un appel à la production de masques par la population, à destination de travailleurs exposés. Pendant ce temps, dans les hôpitaux, des recommandations d’économie dans les usages (utiliser plutôt deux fois qu’une) de masques chirurgicaux ou FFP2 ont fait mine de gérer la pénurie. Nous avons vu, à la mi-mars, les appels aux dons des hôpitaux pour s’acheter des respirateurs. Nous voyons aussi la Croix-Rouge ici, l’armée là-bas, faire sentir aux populations européennes ce que signifie, dans le Sud, médecine d’urgence[57].

Des “héros” nus

Monde politique et médiatique, dans leur rhétorique guerrière, nous présentent le personnel soignant sous le prisme sacrificiel de l’héroïsme. Plus directement, le personnel soignant, hospitalier, les médecins, les agents d’accueil, les infirmières, les aides-soignantes, (souvent à Bruxelles, des femmes noires ou arabes[58]), les personnels d’entretien des institutions sanitaires se sont retrouvés sans protection face aux patients et aux espaces infectés, et ce, très longtemps, d’autant plus longtemps qu’elles travaillaient hors des premiers services d’urgence (maisons de repos, maisons d’accueil, HP), bricolant leurs propres protections. Les personnels hospitaliers ainsi que de soin ne sont pas systématiquement dépistés et sauf grosse température sont contraints de travailler, et même rappelables en cas de dépistage positif COVID (09/04/2020), risquant leur propre santé, celle de leur famille, de leurs collègues et des malades, puis des familles des malades.

Aux risques de l’abandon des vieux

Le défaut d’anticipation par impossibilité de dépistage prend une tournure criminelle dans les homes et maisons de retraite. Les personnes âgées étant considérées comme déjà « hors circuit » ne sont plus soignées et meurent loin de leurs proches confinés dans les maisons de repos. Cette situation de crise est le résultat d’une absence d’anticipation épidémique (comme le montrent les cas de la Corée du Sud ou de Taiwan, préparés depuis l’épidémie du SRAS en 2003) mais aussi de la destruction progressive du système des soins de santé par les politiques d’austérité néo-libérales. Rien que de 2014 à 2018, le gouvernement Michel a organisé une coupe de 900 millions dans les soins de santé, soit 4% du budget total. Le dépistage, insuffisant pour des raisons nous dit-on logistique (prélèvement, transports, retours des laboratoires et informatisation), sera peut-être finalement organisé avec des semaines de retard, semaines qui ont permis à la mort de se répandre. C’est bien qu’il y aurait eu moyen de l’organiser en s’y préparant. Il s’agit d’un enjeu qui dépasse les malheureux décédés. Déjà, le traitement de la vieillesse est défaillant. Les inégalités sociales se prolongent dans le choix des résidences en fin de vie : soins possibles à la maison ou non, avec des soutiens familiaux ou des soutiens institutionnels, énormes disparités de condition entre les homes et/ou les résidences médicalisées. Dans les homes publics, et leur travail socialement dévalorisé, comptent une grande proportion d’aides-soignantes aux origines africaines et maghrébines dans des contextes de surcharge de travail (manque de personnel, syndicalisation difficile et plus que découragée par les directions), particulièrement dans les maisons de repos qui comptent le plus grand nombre de personnes déclassées. Sous-estimer l’impact de cet abandon dans ce qui est déjà vécu sur le mode des échanges de culpabilités intrafamiliales ne peut qu’entretenir toutes les rancoeurs, toutes les envies de « faire payer » y compris sous de sombres modes ce redoublement humiliant. Dans un contexte de racisme endémique, il ne faudra pas s’étonner de réactions trumpistes si les récits de ‘débrouilles’ et pour tout dire d’aides humanitaires, de toutes ces infirmières, aides-ménagères et aides-soignantes, ne font pas l’objet des amplifications nécessaires, y compris du point de vue racial.

Dans une perspective aussi de droit pénal, il s’agira, en documentant par comparaison les solutions coréennes, de relever le réseau de responsabilité ayant débouché sur des morts en masse, notamment dans les maisons de repos.

Les infirmières et aides-soignantes ont été, parfois même avant les experts médicaux, les premières donneuses d’alerte, en Chine, en Italie et en Belgique. Il s’agirait de prendre au sérieux leurs paroles diagnostiques (d’une situation de gestion de la pénurie), de faire le récit de leurs actions quotidiennes, d’en tracer les doléances, travail déjà entamé par le mouvement des « blouses blanches ».

« Lorsque nous soignons, lorsque nous sommes au chevet d’un patient isolé, nos gestes sont mécaniques. Presque automatiques. Sur ces gestes mécaniques, une chose change et devient aussi automatique : la charge mentale. Toujours penser: me suis-je bien protégée? Les yeux, le nez…Ce que je retiendrai de tout ça, c’est ce qui me bouleverse le plus : la solitude des patients. L’angoisse des familles ne pouvant pas voir leurs proches. Je continuerai à être triste, terriblement triste pour les patients qui partent seuls. Nous étions pourtant là. Mais ils ne voyaient pas nos sourires. Pourtant, on leur disait : ‘regardez mes yeux. Vous voyez ? Je vous souris ! (…) Je vous promets que je vous souris. Je m’appelle …Je vous ai soigné la nuit passée. » (Mio Ky, infirmière).

Paroles de malades! Propositions politiques et décoloniales

Avec la surcharge du système hospitalier qui produit la crise sanitaire en cours, la mort et les affects qui la charrient semblent comme faire irruption dans l’espace public. Tout se passe dès lors comme si c’était la société dans son ensemble qui se trouvait contrainte de faire l’expérience de l’angoisse existentielle du risque de maladie. Pour la plupart des personnes en bonne santé, la maladie est un fait ponctuel, un accident et non pas une réalité quotidienne. L’hôpital était jusqu’alors vécu comme un lieu repoussoir, duquel il s’agissait de se tenir le plus éloigné possible. Pour les personnes atteintes de maladies chroniques, potentiellement mortelles, la maladie, l’hôpital, la souffrance, le travail de préparation face à la mort n’est pas quelque chose qui pouvait être discuté socialement. Trop lourdes pour les proches, vectrices d’angoisses pour les personnes en bonne santé, les personnes en situation de maladie chronique n’ont d’autres choix que d’éviter le sujet ou de se replier sur elles-mêmes. Le Covid-19 de par sa propagation à l’ensemble de la société majoritaire, commence à faire entendre dans le quotidien de tout un chacun l’expérience des malades de l’hôpital, des effets secondaires, des angoisses quant aux manières de mourir mais aussi commence à faire sentir le poids des logiques de marché sur l’accès ou pas aux médicaments, sur la logique des prix (et des remboursements) ainsi qu’à la recherche de traitements. Avec la crise du Covid-19 et la médiatisation de son drame, les personnes qui ne sont pas atteints de maladie chronique découvrent avec horreur le scandale de l’univers médical. Si les personnes en bonne santé, ou supposées telles, découvrent soudainement la panique de l’isolement, de l’hospitalisation, l’impuissance face aux diagnostics, elles entrent en réalité, sans s’en rendre véritablement compte, dans la communauté bien vivante des malades et ce, même si elles sont en ‘bonne santé’.

Cependant, le caractère majoritaire de la propagation, des symptômes et des effets de la contamination du Covid-19 a déjà pour effet de mettre à l’arrêt ou de ralentir les traitements des autres maladies dans les hôpitaux. Cette mise à l’arrêt ou ce ralentissement prennent appui sur d’autres arrêts de traitement qui, sur base des décisions antérieures de la Ministre de la Justice, n’étaient plus ou plus que partiellement remboursés : certains traitements de fond d’une hépatite sans en avoir les moyens privés avait déjà, mais dans un relatif et scandaleux silence, tué ou affaibli nombre de malades des classes populaires. On peut craindre maintenant que la course aux vaccins et aux traitements ne produise, au sein du capitalisme pharmaceutique, d’autre formes de minorisation, et de nouvelles formes de maladies orphelines ou devenues moins dignes d’intérêt (en Europe, on estime qu’une maladie est « rare » quand elle touche une personne sur 2000 ; cependant, les maladies rares touchent 30 millions d’Européens) au détriment principal de ces mêmes classes populaires.

Nous avons besoin de renforcer cette prise de parole sur la maladie[59], sur la souffrance, sur la vie sous risque de mort, depuis des conditions de vie drastiquement inégalitaires. Cette parole jusqu’alors refoulée ou assourdie devient soudainement une parole intensément politique.

Les récits de malades chroniques ont en effet quelque chose de fondamental à nous dire sur notre société de la performance néolibérale et de ses modalités de soin, quelque chose qu’il nous était insupportable d’entendre jusqu’alors sur la question de la vulnérabilité. La maladie sort à nouveau de son confinement hospitalier ou de ses difficultés « privées » pour nous contraindre à ré-apprendre collectivement à poser les questions qu’elle soulève.

Il faudra aussi écouter et relayer les plaintes de tous les refoulés de l’hôpital ou du système de soins au nom d’impossibilités financières (les remboursements) mais aussi de symptômes jugés non sérieux : « syndrome méditerranéen» se voient entendre hommes et femmes non blanches en réponse à des plaintes mal identifiées par le système hospitalier qui a tendance à requalifier les troubles du lourd au plus léger, voire à faire mine de ne pas les comprendre, comme le pleurent les parents anglophones d’origine ghanéenne, de la petite Rachel, décédée en Flandres du Corona, diagnostiquée « allergique».

 Mises en question des formes d’enfermement.

La situation sanitaire dans les centres fermés et dans les prisons était déjà catastrophique et est devenue critique : surpopulation carcérale, droits téléphoniques limités, espaces communs restreints, etc. Le manque de personnel et des mesures de distanciation physique entraînent la suspension des parloirs et l’arrêt de toutes les activités, en ce compris les activités de formation. Cette distanciation a un sens terrible en prison et ne peut mener qu’à des séquelles psychologiques ou psychiatriques graves, même en l’absence de symptômes liés au COVID-19. Il en va de même des familles et des proches des détenus qui ne peuvent aussi que voir leurs droits de contacts anéantis. Et l’on parle après de « réinsertion »… Le personnel pénitentiaire est lui aussi exposé, et manque de matériel de protection. Le parquet a décidé de reporter le commencement de l’exécution de certaines peines. La logique voudrait que les peines d’enfermement en cours soient levées, les soins prodigués. Que signifie l’exécution d’une peine doublée par le risque pandémique ?

Il s’agit ici de tracer les effets conjugués du confinement (visites), de la pandémie et de l’emprisonnement sur la mise en risque de la santé des détenus. Les détenus sont tributaires de mesures prises pour eux, par les établissements, par l’Etat, par les tribunaux d’application des peines. La responsabilité de ces acteurs est engagée en ce qui concerne le maintien de l’enfermement, les prises en charges médicales et les alertes qu’ils ont la capacité de déclencher. Des associations d’aide aux détenus et certains juristes ou avocats en ont après tout été capables[60].

Par ailleurs, si certaines peines ont pu être levées maintenant (fin mars), pourquoi ne pas imaginer qu’elles le soient lorsque COVID-19 sera moins déchaînés ? A quelles conditions qui pointent déjà ? Par ailleurs, enquête politique, nous aurons besoin des récits des luttes (avocats, juristes, membres d’administrations, associations) qui ont permis ces décisions.

Les conditions de promiscuité dans les centres fermés sont également très préoccupantes. Même nos ennemis politiques devraient concevoir que les expulsions sont impossibles : les centres fermés perdent le sens que vous leur accordiez. Un certain nombre de sans-papiers se sont vus libérés. Certaines propositions visent à les transformer en hôpital d’appoint. De quelle activité prioritaire avant nous besoin, en temps de pandémie ? Les centres fermés semblent, plus que jamais, excédentaires.

La régularisation du séjour des personnes sans-papiers n’est-elle pas une politique, non seulement pour nous élémentaire, mais ici de santé publique ? Les centres fermés ne sont pas plus compatibles avec le COVID qu’ils ne l’étaient avant. Par ailleurs, les questions posées aux prisons peuvent être traitées, y compris juridiquement, à l’attention des institutions de répression des sans-papiers.

Habitats, ségrégations, espaces publics.

Réquisitions municipales sous Covid: des processus à amplifier

De manière générale, le paiement des loyers sera rendu difficile pour toute une série de gens dont les ressources ont été diminuées voire réduites à néant et ce, même si la corporation des huissiers semble communiquer un allègement de ses actions. De la même manière, certaines banques accordent des délais, certes minimaux, dans leurs prélèvements automatiques (Prêts hypothécaires, notamment). Des idées de constitutions de fonds solidaires émergent : au-delà d’un certain plafond de loyer, versement d’une part à un fonds socialisés, à destination des locataires en difficulté.

Par ailleurs, nous avons assisté à un premier ensemble de réquisitions, par les pouvoirs communaux d’hôtels à destination des sans-abris et sans-papiers. Ces réquisitions ne sont certes que le pendant du vide de l’activité hôtelière, déjà mise en place par l’un ou l’autre hôtelier avant COVID, notamment dans l’aide au logement des réfugiés. Il n’en reste pas moins que l’activation de ces dispositifs de réquisition et leur extension à d’autres formes de vides d’usage parfois structurels (par exemple, les espaces de bureaux à Bruxelles qui font l’objet d’une économie historique de la promotion immobilière et de la spéculation), depuis longtemps réclamées par les associations de défense des locataires et des sans-abris, est donc possible.

Quelle est la justification d’espaces de bâtiments vides ? Il s’agirait d’inverser la charge de la preuve et d’en tirer de sérieuses conséquences fiscales ou de réquisition. Par ailleurs, la tension des loyers ne peut pas éternellement se voir mise en balance avec l’investissement immobilier. La mise à disposition de logements pour autrui n’est pas, nous le rappellent les syndicats de locataires, une affaire « strictement privée » ?                              

Cette réquisition des logements vides, comme mesure d’urgence et d’extrême nécessité, pourrait être couplée à une transformation plus profonde du régime de propriété à long terme. Une forme temporaire de la propriété (Piketty, 2019) pourrait être instaurée par la circulation permanente des patrimoines via la mise en place d’un impôt fortement progressif sur la propriété (avec un tel impôt les propriétaires privés les plus fortunés doivent rendre à la collectivité une partie de ce qu’ils possèdent).   

Sans-abrisme: financer les initiatives, socialiser les ressources

D’un côté, le confinement a rendu possible l’ombre d’un instant le partage d’une condition avec les multitudes qui peuplent les prisons du monde, et ces autres dont la vie est brisée en miettes face aux murs et frontières. Nombreux ont été les messages émanant de Gaza, des prisons ou aux confins de l’Europe : « cher monde, ça fait quoi d’être bloqué ? » (Gaza). Mais le confinement reste une stratégie basée sur le principe de « la normalité acquise » de la propriété, du domicile. Les personnes qui n’ont pas de domicile ou qui pratiquent le couch-surfing à des fins non touristiques se retrouvent donc surexposées. Elles sont également particulièrement vulnérables aux violences policières et aux amendes. Le relais effectif ayant principalement été l’effort du pouvoir communal. La seule réponse gouvernementale consiste en l’octroi de lits, en faible nombre, pour des malades sur base d’un « diagnostic » des travailleurs sociaux. La proximité physique, avec ou sans COVID-19, fait partie de la condition de leur survie quotidienne (tuyaux, échanges d’informations, solidarités quotidiennes) en l’absence de dispositifs publics satisfaisants. Il est vital de trouver un endroit où ces personnes déjà vulnérabilisées puissent se protéger du virus. Les Banques Alimentaires tirent elles aussi la sonnette d’alarme. Quant aux Restos du Cœur, ils s’adressent au gouvernement pour obtenir une aide financière et logistique. Et que dire des collectifs comme Belgium Kitchen qui, chaque jour, s’organisent pour que des repas et de l’hébergement soient possibles pour et avec des réfugiés. En raison des débordements récents dans les supermarchés et l’industrie alimentaire, il ne reste que peu d’excédents alors qu’ils représentent 60% de l’approvisionnement de ces associations. Nous rappelons également que les professionnels d’aide aux sans-abris sont également des professionnels de première ligne. Ils n’ont, à ce jour, aucune protection, ni suivi sanitaire. Les associations d’aide qui ont ré-ouvert, ont dû se débrouiller pour faire exister la ‘distance sociale’ et se procurer des masques artisanaux réalisés par des citoyens volontaires.

Il s’agit a minima d’écouter ces acteurs et d’apprendre à sécuriser ces formes d’aide, par la socialisation garantie des excédents déjà menacée avant COVID-19, par le soutien actif et massif, en termes spatiaux et financiers à des formes de logements et d’initiatives collectives variées (squats, logements socialisés, principes de domiciliation, etc.).

Covid en ville: mutations (toujours) mortelles du racisme épidémique

La question des habitats concerne aussi les questions de ségrégations socio-spatiales. Il faudra prendre en compte la répartition sociale et raciale de la pandémie en fonction de la géographie du capital foncier. La comorbidité relève en effet également de la rencontre entre Covid-19 et le racisme environnemental[61]: il semble se propager aisément dans de l’air pollué[62], air bordant de préférence des quartiers habités par l’immigration post-coloniale, comme par un ensemble sous-prolétarisé de « blancs déclassés ». Le virus y trouve de nouveaux clusters, également marqués par une densité de populations forte au sein d’immeubles aux surfaces plus restreintes (confinés) et des habitants plus exposés dans la maintenance de l’infrastructure (exposés) : le racisme environnemental mute en racisme épidémique.

C’est pourtant de ces quartiers que sont parties les initiatives de relance citoyenne de solidarité (initiatives covid-solidaires de soutiens, dès le début du confinement à Schaerbeek, notamment, en plus des initiatives plus informelles) ; de plus jeunes se proposant aux courses des plus âgés, des relais dans les productions de masques, des idées quant aux manières de vivre une vie sociale en tentant, avec les informations disponibles de se déconfiner partiellement : réunions, rencontres en nombre réduit, échanges d’informations sur les risques pris ou à faire prendre.

Pour ces activistes de quartier, l’extérieur est déjà, en temps normal, problématique (contrôles policiers, notamment). C’est sans doute pour cette raison que cette habitude a pu se prendre.

Il s’agira de se le dire collectivement. En temps de COVID, ces contrôles ont déjà rendu difficiles ces initiatives, tout comme l’absence de mises à dispositions d’espaces susceptibles d’être gérés collectivement sur base de confiances qui s’y construisent. La réponse sécuritaire, dérisoire à l’aune des responsabilités en cascades menant au confinement de masse, et les contrôles au faciès ont ici, fragilisé grandement ce qui, pourtant, cultive activement des formes de soin, aux bénéfices de nombreux groupes sociaux[63].

Il est certain que les contrôles policiers dans l’espace public ont continué. Ils ont provoqué la mort du jeune Adil, coupable d’être monté, avec un ami sur un scooter, puis d’avoir probablement craint une énième amende (09/04/2020) alors que la police patrouillait pour imposer, à tout prix (course poursuite meurtrière, dangereuse et disproportionnée), les comportements de « confinés », ciblant visiblement le croissant pauvre de Bruxelles, le flou juridique laissant une large place à l’arbitraire de situation : la police danse avec les habitants de la communauté huppée de Woluwe Saint-Lambert, alors que, dans le croissant pauvre, tout se passe comme si, dès que des jeunes échangent quelques mots, cherchent à de l’autre côté du canal (espace vert, faire tel ou tel sport), la police de la Zone les attend. Politique du chiffre ? Permis de chasse ? Rappelons que dans le croissant pauvre pourtant, l’on n’a pas assisté à la moindre « Lockdown party » ou autre « Dernier verre en terrasse », alors que les départs en résidence secondaire participant de la dissémination virale n’y sont pas le lot quotidien. Comme le signalait Nordine Saïdi de Bruxelles Panthères dès le 31 mars 2020, suite à un contrôle abusif à Schaerbeek : « Ce sont aussi dans ces quartiers que les situations sociales et matérielles des habitants rendent le confinement le moins supportable. Ce sont ces appartements trop exigus, ces enfants sans jardin, ces jeunes qui n’ont même pas une terrasse où fumer une cigarette… Et paradoxalement – ou pas – c’est dans ces quartiers-là que le non-respect des règles semble susciter les réactions les plus sévères et disproportionnées de la part des autorités. Dans les quartiers plus riches, on voit des dizaines de joggeurs, des centaines de promeneurs de petits chiens, des milliers de cyclistes… et nettement moins de contrôles, en tout cas beaucoup moins violents. ». Ajoutons-y qu’il est statistiquement hautement probable que ces jeunes de Schaerbeek ou d’Anderlecht – nos voisins – comptent parmi leurs proches, des travailleurs appartenant aux catégories des exposés. Comment accepter dès lors de se faire verbaliser en rue lorsque l’on sait qu’un proche court des risques insensés, en raison de l’impréparation des autorités en termes de protections (masques, etc.) ? Ce qui est devenu certain, c’est que les drones et autres appareils de surveillance depuis le ciel ont trouvé dans COVID-19 un terrain d’expression et d’expérimentation (envoi de messages, identification des individus dans les quartiers) ; ils donnent aux formes de « poursuite » et de chasses d’autres technologies de ciblages de quartiers. Ces chasses diverses doivent pouvoir faire l’objet d’enquêtes du Comité P et de plaintes pénales (mise en danger de la vie d’autrui, meurtre, atteintes aux libertés individuelles, actions policières disproportionnées).

Les périlleuses (dis)continuités du travail: ce que Covid donne à voir.

La pandémie mord également sur le quotidien, le rendant plus dangereux, y compris pour une part de la population qui n’y était pas habituée[64]. Ceci se joue très différemment selon les rapports de travail. L’ensemble des espaces de travail sont reconfigurés selon des rapports de classe, de race et de genre. Sans le vouloir, COVID les révèle, voire les amplifie ou les reconfigure. La question des rapports au travail déborde sur tous les espaces de vie ; nous n’étions pas habitués à le dire de manière si explicite.

De façon transversale, cette division du travail, oppose les travailleurs « confinés » aux travailleurs « exposés ». Les confinés sont sommés de le rester au risque de répressions policières à la mesure non assumée de l’absence de modalités de protection. Au sein du groupe « exposés », il y a d’une part ceux qui ont affaire à des clients ou usagers et ceux qui ont affaire avant tout à leurs collègues. Au sein du groupe « confinés », il y a ceux dont les activités sont suspendues et ceux dont les activités sont maintenues.

Corps exposés: documenter les risques, penser les rapports de race

Outre les travailleurs du secteur de la santé, de l’aide aux sans-abris, etc., c’est l’ensemble jugé ‘essentiel’ du système logistique de circulation des biens et des personnes qui est exposé. En back Office, il y a du confiné à domicile (télétravail de gestion ou de communication) ou de l’exposé avec les collègues (Amazon, par exemple, call-centers, etc). En front office de ce capitalisme logistique, il y a les livreurs de marchandises, le personnel des transports en commun et les taxis. Comment ne pas sentir ici les profonds rapports de classe et de race des modalités d’exposition ? En effet, la question de la classe et de la race s’articule ici clairement l’une, l’autre. Ce sont de fait les travailleurs issus de l’immigration qui assurent une bonne part de la survie du capitalisme logistique. Pendant ce temps, le bourgmestre PS de Liège,  Willy Demeyer croit bon, le 31/03/2020, de moraliser le comportement des Afrodescendants (ne pas écouter les pasteurs, se laver les mains, etc.) au prétexte qu’ils seraient « surreprésentés » dans les hôpitaux liégeois. En l’absence de toute donnée épidémiologique fiable, il serait a minima opportun de souligner la profonde racialisation des marchés d’emploi et de non emploi, avant toute forme de responsabilisation paternaliste.

Aux tâches logistiques, s’ajoutent les activités de maintenance collectives ou individuelles, comme les éboueurs, les aides à domiciles, les services postaux et bancaires et le secteur de l’approvisionnement (grandes surfaces, indépendants, etc.), les agents de sécurité. Autrement dit, si la proximité physique avec collègues et clients est suspendue pour tous ceux dont il est jugé, dans les entreprises ou les secteurs qu’ils peuvent faire du télétravail, nombre d’activités économiques de face à face, jugées socialement nécessaires, mais très souvent aussi capitalistiquement nécessaires, sont quant à elles maintenues faisant courir des risques aux travailleurs précaires et indépendants, supposés pratiquer, avec les moyens du bord la « distanciation sociale ». Ainsi, ces dernières semaines les vendeuses et vendeurs des supermarchés, ainsi que les agents de sécurité du secteur de la distribution (qui filtrent aujourd’hui le nombre de clients) ont été exposés sans protection aux achats de masse dus à la peur du confinement, nommée « panique » par les médias et le gouvernement, alors qu’il s’agit d’une absence bien légitime de confiance envers ceux qui nous gouvernent, surtout si l’on pense ne pas avoir les moyens de supporter une augmentation future des prix dont l’on sait depuis le 10/04/2020 qu’elle oscille entre 5 et 10 pourcents.

Si des contrôles de l’inspection du travail ont été annoncés pour contrôler les mesures de protection prises par les employeurs, cette inspection n’a aucunement, et depuis de longues années, les moyens de cette politique, qui plus est en situation pandémique. Plus crucialement encore, il n’est pas demandé aux entreprises de justifier de l’utilité sociale de leurs activités : si la machine peut tourner dans une forme bricolée de distanciation sociale, qu’elle tourne, semble-t-on dire ! Aucune mesure générale incitant à la diminution et au partage du temps de travail pour des emplois mieux protégés ! En la matière, ce sont plutôt les secteurs à forte représentativité syndicale, les secteurs « forts » dit-on, où les statuts de travail sont encore relativement stables, qui ont pu, ici ou là, imposer des négociations et revendications, selon les orientations de leurs délégations syndicales. Les secteurs faibles, nous y reviendrons, sont caractérisés par l’ensemble des folles créativités du capitalisme 2.0 : CDD et interim, faux indépendants, ubérisation, flexibilité contrainte, intensification, etc. Dans ces horizons de carrières, se croisent, en compétition structurelle, Noirs et Arabes aux qualifications non reconnues et Blancs sous-prolétarisés au capital scolaire inexistant, aux côtés d’étudiants qui misent sur un changement prochain d’horizon. Comment ne pas y voir des rapports de race au sein des rapports de classe ?

L’un de ces travailleurs, Mohamed Nahi, à Forest (Colruyt) est en effet décédé le 02/04/2020 du COVID-19 : il s’était vu refuser le port de masques et de gants qu’il demandait pour lui et ses collègues, au motif que cela ferait « paniquer le client ». Parmi nos proches connaissances, Khalid, facteur n’a, lui, toujours pas reçu ni de masque ni de gant, il travaille avec son propre matériel de survie ! Mustapha lui travaille à la STIB. Il a eu le cancer et ne roule plus les trams, Maintenant il les nettoie…il risque d’en mourir. Cela fait maintenant plus d’un mois (à la date du 15 avril 2020). L’absence de masques, même bricolés a duré des semaines ! Il faudra s’en souvenir quelles que soient les évolutions postérieures en la matière.

Documenter les injonctions des entreprises à l’exposition COVID-19 dans leurs formes les plus multiples est central s’il s’agit d’en référer aux tribunaux du travail comme à la justice pénale (responsabilité des entreprises en matière de santé au travail). Il s’agit également d’une enquête syndicale de première importance pour des articulations à venir. S’il s’agit de partir des expériences telles qu’elles se vivent, cette enquête doit également, en plus des rapports de genre, enfin donner sa pleine visibilité à la dimension raciale de la division du travail et de ses risques.

Cela faisait longtemps que l’on avait plus senti, de manière si diffuse, l’importance de la médecine du travail. De la même manière, ne peut-on pas s’inspirer de ce qui existe dans les entreprises à risques en termes de négociations des conditions de travail ? Il s’agit alors de rassembler les représentations syndicales de l’ensemble des sous-traitants. Il est alors envisageable de remonter les filières de productions, afin que les risques se communiquent. Le syndicalisme de réseaux faisait déjà l’objet d’échanges et d’expérimentations. Ne s’agit-il pas d’une piste à activer et à prolonger, y compris en matières salariales ?

Dans le même ordre d’idées, certains travailleurs dans des secteurs exposés ont promu une réduction du temps de travail et une répartition des postes exposés. Cette socialisation des risques n’est-elle pas une forme de reprise, située, de régulations collectives des temps de tâches et de travail ?  

Si ces activités en cours furent ou ont semblé si nécessaires, il s’agit d’imaginer des formes de valorisation et de participations sérieuses de ces travailleurs à la définition de leurs conditions de travail.

Corps confinés: une Sécu pour penser les zones grises du salariat (travail au noir et espaces domestiques).

La sécurité sociale n’a jamais eu si bonne presse. Le dispositif du chômage temporaire a été, inégalement, mais massivement mobilisé sans que personne ne cherche à le remettre en cause. En soi, c’est un événement. Il s’agira cependant que les comptes de la Sécurité Sociale soient sans condition renfloués[65] : les déficits y servent plus qu’à leur tour de prétextes à des destructions de protection. Les activateurs de l’ONEM sont à l’arrêt. 3 semaines après le début du confinement, à la demande d’élus de gauche relayant des demandes associatives pressantes, la dégressivité des allocations de chômage a été suspendue pour trois mois. Evénement COVID : le 08 avril 2020, a finalement été à nouveau reconnu le caractère massivement involontaire du « chômage » en l’absence de postes de travail en suffisance ! Ces arrangements sont conjoncturels mais pourraient être relayés. Ce sont des situations et énoncés susceptibles de devenir ingrédients de lutte politique.

Pour autant, l’ensemble des arrangements pourvoyeurs de revenus nécessaires d’appoint impliquant petits boulots et contributions aux dépenses sont également à l’arrêt (gardiennage d’enfants, aides-ménagères, petits travaux, etc.), avec pour conséquence de grandes tensions financières et sociales, au sein de logements confinés.

Aucune des mesures de « chômage temporaire » pour les entreprises qui y auraient recours, ne semble concerner tout l’entre-deux des petits boulots du salariat néo-taylorien: intérims, contrats d’appoint, travail au noir, etc. Soit, ils sont poussés à s’exposer, soit ils sont « confinés sans ressources ». Ils continuent à payer  le prix d’une fragilisation du statut et des allocations des « travailleurs sans emploi ». C’est en ce sens qu’une série de revendications, en Italie (mars 2020) de « revenus de pandémie » ont vu le jour.

N’y a-t-il pas là matière, sur base de la situation présente, à repenser le statut de travailleurs sans emploi, le niveau des allocations et à mettre en échec les politiques névrotiques d’activation, de mises à l’emploi, de sanctions, d’humiliations ? Les collectifs de chômeurs ne pourraient-ils pas siéger au sein du Conseil National du Travail ? Nous sentons déjà les appels gouvernementaux à la « solidarité de tous ». Une série de propositions de refinancement par la contribution du capital ou des revenus du capital existent, des plus structurelles aux plus conjoncturelles. Voir, parmi tant d’autres, les propositions de Thomas Piketty mais aussi, en ce qui concerne le COVID, la taxe progressive européenne sur les bénéfices des entreprises qui continuent à tourner, proposée par Camille Landais, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman. Une autre voie possible est de faire payer des cotisations de sécurité sociale aux machines; non seulement, les machines participent de l’extraction de valeur à des degrés jamais atteints mais encore l’infrastructure exige d’être “soignée”, des modes de prises en charge collectives qui excèdent les opérations de travail.

Les télétravailleurs confinés, s’ils sont moins exposés aux risques directs, rien ne semble organiser les surcoûts inhérents au travail à domicile, ni la protection contre les pressions et le harcèlement des employeurs.

Rien ne vient prendre en compte les différences cruciales entre les domiciles, leurs surfaces, les rapports de genre et la gestion de l’éducation des enfants qui leur est sous-traitée. Au contraire, ils semblent appelés à faire preuve que la « mobilisation pour le travail » continue, de manière plus ou moins névrotique, sans que cette situation de « confiné » ne puisse faire alors occasion de pensée, y compris pour les travailleurs universitaires dont il semble que ce soit le travail. Les premières plaintes émergent comme des velléités de grève du télétravail.

Il s’agit d’apprendre à politiser et à socialiser la question du télétravail et de ses conditions, faisant du domicile un enjeu de négociation collective, aux niveaux des négociations intersectorielles, dans les secteurs et au sein des CE.

Covid à l’école: la continuité pédagogique de quoi?

Familles en tension: intensification des inégalités de classe, de race, de genre

La continuité pédagogique imposée aux enfants et à leurs familles, de même qu’aux enseignants est significative. Les déclarations de la ministre interdisant aux écoles d’effectuer de nouveaux enseignements « dans un souci d’assurer une égalité devant les apprentissages » n’ont été respectées que dans certaines écoles à ISE faible. Dans les autres écoles, les élèves et leurs familles ont été débordées de travail et de dispositifs online, supposant un dispositif informatique par jeune. Les écoles élitistes ont donc compté sur les parents, comme elles le font depuis le XIXe siècle, pour assurer la continuité entre l’école et la famille[66]. Continuités et ruptures (école-famille) ne sont pas des problèmes nouveaux, mais se trouvent profondément radicalisés par la crise actuelle. Ici les inégalités de confinement sont les plus flagrantes. Certains, les jeunes héritiers, reclus dans leurs villas à la campagne profitent du confinement pour « avancer », « approfondir », « revoir » ; d’autres, confinés dans des logements sociaux sont débordés par le travail et mis en situation de danger par cette nécessité de continuer l’enseignement à tout prix et par la surcharge de travail socialement différenciée induite par les dispositifs pédagogiques online.

A l’instar des travailleurs du tertiaire, la continuité pédagogique contre vents et marées, est une des formes du « business as usual ». Plus que jamais, elle rend visible et exacerbe les inégalités produites par l’appareil scolaire. Le prix de cette continuité est payé par les jeunes. La charge mentale en revient aux parents et ce, de manière radicalement inégale, selon l’aisance qu’ils ont acquis vis-à-vis de l’institution scolaire. Le mot d’ordre qu’aucun pouvoir institutionnel ne vient contredire selon lequel « nos enfants vont prendre du retard » n’empoisonne pas tous les milieux avec la même intensité. Il ne sera pas non plus utilisé de la même manière lorsque les conseils de classe décideront de la réussite ou du redoublement des enfants. Il est également porté principalement par les femmes seules avec enfants qui voient leur travail reproductif s’accumuler sans aucune décharge à leur travail productif. Mais il est aussi payé plus particulièrement dans les familles par les femmes qui réalisent déjà en moyenne 72 % des tâches ménagères et 65 % des tâches parentales et qui voient dans cette crise accroître les violences intrafamiliales et les tâches ménagères de plus de 30% selon les associations qui s’y consacrent. Quelles en seront les conséquences ?

Ne pas reprendre l’école: penser à l’école!

Les appels à la reprise des cours (“le déconfinement doux”) sont dès le 13 avril lancés comme des ballons d’essai: au nom de “l’école pour tous” (version socialiste), au nom de “la reprise du travail des parents” (version libérale), au nom de la constitution d’un “groupe d’immunité” (ceci fait débat au sein des virologues), au nom de “la sociabilité des enfants” (projection des désirs des enfants). On imagine déjà les embouteillages aux entrées et sorties d’écoles et les mesures d’isolement prolongés envers les grands-parents.

Dans tous les cas, il semble inenvisageable de reprendre, ni cette année, ni la suivante, en comme si rien ne s’était passé pour les élèves, leurs familles, les milieux dans lesquels ils vivent, les questions que tout ceci charrie. En septembre, c’est de comptes-rendus des élèves dont nous aurons besoin dans le scolaire comme dans le parascolaire. Que s’est-il passé pour eux ? n’est pas la moindre question. Les syndicats enseignants n’ont pas uniquement parler des conditions de travail de leurs affiliés. Ils ont également témoigné de cette nécessité d’échange avec les élèves dans la presse, dès le 31/03/2020.

Plutôt que d’assurer la simili-continuité d’une pédagogie par ailleurs en échec en attendant le sacro-saint « retour à la normale », ie la normale de criantes inégalités, ne faut-il pas tenter une période de récolte et d’imaginations de pédagogies mutuelles ? Notamment en commençant par faire réussir TOUS les élèves ? Pour ensuite avoir le temps et l’espace de décrire avec les élèves et leurs parents ce par quoi de l’école nous sommes tenus (voire empoisonnés), ce à quoi nous sommes attachés et ce qu’impliquent comme ensemble d’ajustements multilocaux, nos propositions de transformation, bref pour PENSER ? Business as usual n’est-il pas ici une manière d’empêcher ces questions d’émerger ? 

A l’Unif: fuir les névroses, sentir covid par tous les moyens.

Enfin, peut-être aurions-nous pu, nous, universitaires, commencer par là. Les universités ont, en Belgique, dès le 12/03/20, été les premières institutions à arrêter le travail en présentiel, avant toute décision gouvernementale. Mais elles ont alors contribué à amplifier sous covid, le mot d’ordre de « continuité pédagogique », selon des modalités qu’elles interprètent d’ailleurs différemment.

Dans celles des universités qui se rêvent à la pointe du progrès numérique (et qui fait du basculement du présentiel au virtuel une sorte d’odyssée icarienne), à l’aide des parts des départements de pédagogie qui peinaient à l’imposer auparavant, on impose aux enseignants une « continuité pédagogique et des enseignements » sans se soucier des conséquences de cette surcharge de travail sur leur vie, leur santé et celle de leur famille, pas plus que sur celle de leurs étudiants. Aujourd’hui cette continuité pédagogique est plus que jamais intenable, elle se surajoute aux situations plus invisibilisées que sont celles des étudiants à qui on retire le titre de séjour, qui se retrouvent sans toit, sans emploi, sans de quoi se nourrir.

Dans certaines facultés ou universités, ce rêve appuyé par « covid+continuité » a pu cependant être ralenti au nom de raisons divergentes entre elles. Aux rêves technologiques, s’opposent, comme en miroir, les rêves nostalgiques du campus d’avant la suspension, au nom d’un sentimentalisme technophobe magnifiant la position professorale « en situation ». D’autres se réjouissent d’en revenir au « sérieux », à la recherche ; ils ne sont pas nécessairement prompts à multiplier les cours sur TEAMS. D’autres encore font traîner le rêve numérique en arguant de matériel non adapté, d’une incompétence technique (avec sérieux ou malice) ou de réseaux surchargés. D’autres enfin craignent que les assistants, voire les enseignants ne soient remplacés par les MOOC et autres powerpoint ventriloques. Nous verrons ce qu’il en adviendra, quelles techniques s’imposeront, lesquelles d’entre elles auront été négociées et quelles traces cela laissera-t-il dans les rapports entre membres des personnels académiques, administratifs et de recherche. Une chose est certaine, le travail de maintenance de l’université a été, dans certains secteurs (informatique, secrétariats) amplifié jusqu’à saturation.

Enfin, ici le diktat de la « continuité pédagogique » révèle l’existence d’une fracture numérique béante dans les usages, les pratiques et dans la possession des outils, aussi bien chez les étudiants que chez les enseignants. Le rêve délirant de l’enseignement généralisé à distance tourne ainsi au cauchemar.

Il y aurait cependant à se demander comment continue de circuler, à travers ces différentes réactions, plus ou moins apologétiques, plus ou moins réfractaires,  un même entêtement à vouloir gouverner, à éduquer à tout prix la jeunesse de 3 à 25 ans et à prétendre pallier ce que les pédagogues considèrent comme les « défaillances » des familles. A travers cet acharnement, se révèle aussi le rapport hégémonique qu’entretiennent ceux des enseignants et professeurs d’université, le plus souvent en position d’autorité académique, qui pensent leurs savoirs comme universels, intemporels, repliés sur les sillons de leurs disciplines, sans prise aucune sur le réel de l’épreuve en cours méprisant toute formes de savoir cherchant à intensifier les formes d’expérience de ceux qui les portent: souvenons-nous de l’organisation structurelle de la méfiance envers les “études décoloniales” en France et de la distraction maladive des institutions universitaires belges à leur égard. Ces négations contribuent à rendre difficilement pensables les effets de covid-19, autant que les insensibilités à son égard.

Plusieurs questions restent en suspens. A quelles conditions les savoirs universitaires peuvent-ils se rendre pertinents pour, devant ou avec les acteurs qui contribuent à briser les murs de l’insensibilité, abriter en son sein ceux qui n’ont d’autre choix que de déployer des savoirs pour arracher leur dignité ? Autant de question qui ne peuvent être prises en charge si nous nous abritons derrière d’improbables murs épistémologiques, reléguant les “expériences” comme de vulgaires cas. Ceci commence aussi par la prise au sérieux des problèmes qui animent leurs étudiants dont les, plus nombreux qu’avant, rescapés de l’école, Noirs, Arabes, Blancs déclassés ?

 

Troisième partie. Propositions d’écologies

 

« Il n’y aura guère d’après. Il n’y aura qu’une suite ininterrompue d’événements imprévus. Si, de fait, le covid-19 est l’expression spectaculaire de l’impasse planétaire dans laquelle l’humanité se trouve, alors il ne s’agit, ni plus ni moins, de recomposer une Terre habitable parce qu’elle offrira à tous la possibilité d’une vie respirable. Il s’agit donc de se ressaisir des ressorts de notre monde, dans le but de forger de nouvelles terres »[67]

 

Prolonger les enquêtes !

Nous sentons bien, après ces longues pages, la radicale incomplétude d’un texte fait à partir des articulations dont nous disposons. Certains parmi nous, comme Natasia Hamarat, Graziella Vella, Nordine Saïdi ou Khadija Senhadji travaillent sur le rapport aux morts[68], à leurs religions, à leurs rites et à ce qui y compte. Dans des sociétés alliant sécularisme, libéralisme, rationalité scientifique et économique comme mode dominant de rapport au monde et aux êtres leur conférant une fonction utilitariste, la question de la mort est comme évacuée, pensée à la périphérie de l’existence et non pas comme l’une de ses composantes propres. De ce fait, dans une sortie de vicariat ontologique, la mort est déléguée à autrui et l’existence elle-même est un grand repas sacrificiel. Ainsi les temps sociaux consacrés au deuil sont extrêmement courts (p.ex. la perte d’un enfant ne justifierait dans le meilleur des cas que 4 jours d’absence dans un règlement de travail). Et Mbembe craint que de possibilité d’adieu, il y en aura de moins en moins et cette impossibilité signerait la fin des communautés[69]. Pourtant, alors que le temps de l’épidémie réintroduit la mort comme proprement constitutive de nos existences, il est frappant de voir que son traitement est au contraire réduit à une logique comptable à travers un décompte quotidien macabre censé souligner la gravité de la situation. Et que la possibilité des rites funéraires est dans le même temps quasiment réduite à néant entravant sérieusement toute perspective de deuil pour les proches des défunts : malades qui meurent seuls sans leurs proches, inhumations en comité ultra restreints, absences de prières funéraires et impossibilité pour les citoyens d’origine étrangère de rapatrier le corps au pays pour favoriser une proximité physique du défunt avec ses ancêtres – comme c’est souvent le cas pour les Belgo-Marocains. Ceci fait l’objet de réflexions de la part des concernés: l’une d’elles, pour les défunts morts sous confinement, relaie avec force la nécessité plus criante encore de soutenir plutôt que d’empêcher les cimetières multiconfessionnels en ouvrant les possibilités de traitements rituels (horaires, modes d’inhumation). Les luttes étaient brûlantes avant covid: elles le restent.[70]

D’autres, comme Yann Mouton travaillent la question de l’école ou d’autres encore sur la question des déplacements ou de la santé mentale, etc.

Il y a toute une série d’enquêtes à mener sur le degré de surexposition, les vitesses de propagation, de contamination, les degrés d’aggravation des symptômes en fonction des milieux, en ce compris les modalités d’expositions auxquels ces milieux, activités, ont affaire, autant de milieux dont nous dépendons tous. On sait déjà que le fait d’avoir une maladie chronique (insuffisance respiratoire, pathologie cardiaque, antécédent d’AVC, cancer…) est un facteur de risque. Avoir une activité de chauffeur, de livreur, de « care », de vendeurs, de gardien de sécurité, aussi. Habiter dans tel ou tel type de logement, également. Sans même parler des effets directs et indirects sur le « quotidien ». Nous savons en effet que le coronavirus n’est pas neutre, il se réplique et se propage à travers les frontières de race, de classe et de genre.

Personne ne peut prétendre, seul, faire le tour des plis du Corona, de ce qu’ils nous disent. Il n’y aura pas de surplomb, ou plutôt, celui-ci nous aidera mal à ouvrir les descriptions de ce qui arrive. Le corona est venu  interrompre brusquement le cour des choses; il met en cause le ‘as usual’. Nous avons besoin de répondre de ces situations, d’interrompre certains automatismes, d’expérimenter d’autres branchements. Chacune des entrées de ce texte doit encore travailler ses articulations, s’engager à prolonger les premiers relais avec les acteurs avec lesquels nous sommes, par nos pratiques universitaires ou/et activistes, en relation.

“Ne pas y retourner”: oui, mais comment?

COVID-19 en s’infiltrant dans – et en affaiblissant – l’organisme humain se propage également aux infrastructures qu’il met sous tension; il a la particularité d’avoir touché les élites bien plus que d’autres microbes. Nous avons d’ailleurs entendu certains dirigeants nous affirmer qu’ils s’en trouvaient ‘changés’ : plus comme avant disent-ils même parfois. Mais « ceux qui nous gouvernent » gèrent, en pratique, la crise dans la perspective d’un retour as usual. La normalité était bien le problème, et de manière vitale pour Noirs, Arabes et Blancs sous-prolétarisés : à quoi bon y retourner ? Quant à ceux qui nous gouvernent mais aussi aux classes moyennes et supérieures, bon nombre de ses tenants semblent découvrir tout un peuple dont ils dépendent.

Obscurs déconfinements: une publicité des débats, a minima!

Le confinement tel qu’il est pratiqué[71], sans protections, sans imagination, sans pensées des effets consiste en la production d’une simili-immunité de dominants aux prix de risques infectieux quotidiens des classes subalternes pour « faire tourner l’économie ».

Les gouvernements ne « prennent conscience » de rien, ils réagissent dans l’urgence et sans autre stratégie que celle de la reprise à venir[72]. Déjà les spins doctors de la reprise néo-libérale proposent de raccourcir les grandes vacances pour « rattraper notre retard économique » tout en « rattrapant le retard des enfants » et pour favoriser le « sentiment de prendre les choses en mains » (cf. Geert Noels)[73]. De son côté, le Centre for Economic Policy Research (CEPR) propose d’identifier les personnes immunisées contre le nouveau coronavirus et celles qui ne seraient pas porteuses afin qu’elles puissent reprendre le travail et relancer la production. Cette fois, il y aurait des tests mais dans quels agencements !

Le 07/04/2020, le gouvernement belge composé de membres des partis libéraux, chrétiens-démocrates flamands, et soutenu, de l’extérieur par les partis socialistes et écologistes et centristes, nomme un « Groupe des Dix », usurpant par là un nom réservé à une instance participant des négociations collectives en Belgique. Celui-ci est chargé de préparer le déconfinement. Il est présenté comme un face-à-face avec d’un côté les « experts » du Corona, à savoir cinq épidémiologistes, modélisateurs et responsables de services de maladies infectieuses, et de l’autre des experts de la « société » représentée ici par une juriste, le Gouverneur de la Banque Nationale, l’ancien patron de la Poste ayant présidé à sa « modernisation », un économiste, et pour les aspects « sociaux », une Secrétaire générale de la fédération des services sociaux. Les représentants syndicaux y sont totalement absents et la « société civile » fait la part belle aux tenants d’une reprise ‘as usual’. Aucun représentant de quoi que ce soit ici soumis à l’enquête. Aucune mise en débat de sa composition. Ces modes de gouvernementalité en temps de crise oscillent ici entre, d’une part empathie discursive (un représentant des services sociaux) et diverses formes d’état d’exception (délire sécuritaire) et placent, d’autre part, l’approche technocratique au cœur des décisions politiques. Ces logiques de gouvernance, hormis le fait qu’elles mettent le curseur sur la nécessité de la reprise économique et du business as usual, laissent peu (pour ne pas dire pas du tout) la place à l’énonciation des expériences subjectives qui pourtant seraient à même de pouvoir guider l’action politique. Cela en dit long sur le degré d’arrogance de ce qui se prépare. Les débats de ce « Groupe » tout illégitime qu’il soit, doivent, a minima, être rendus publics. Il s’agirait là de la seule manière de ne pas dessaisir la nature des épreuves vécues et rendues perceptibles que nous avons, en partie, détaillées. Cette publicité permettrait de réagir et d’intervenir – refusant par là le statut de peuple ignorant à conduire –  mais également de nous appuyer politiquement et juridiquement sur les motivations des décisions à venir, sans avoir à attendre une éventuelle commission d’enquête parlementaire. Ce serait la moindre des choses, un premier geste de mises en politique des savoirs sur ces êtres.

Nous avons besoin de démultiplier ce genre de mises en publics pour d’autres raisons encore. Nous l’avons dit, nous nous attendons déjà à d’autres êtres porteurs d’affaiblissements et de catastrophes aux effets en cascades.

Combattre les réponses toutes faites.

Ces effets en cascades sont incertains, parfois même contradictoires des points de vue écologiques, politiques et sociaux. Ils exigent de se départir d’une série de solutions “réflexes”, à commencer par les plus sombres d’entre elles.

Globalisation versus souverainisme.

A ce titre, une série d’oppositions empoisonnent ces capacités plutôt qu’elles ne les soutiennent. La première d’entre elles nous met devant cette folle alternative : globalisation versus souverainisme. COVID-19 peut très bien l’activer. Comment nier en effet qu’il a suivi d’abord les circuits d’échanges de biens et de personnes entre des sites de production globale (de l’automobile de Wuhan, aux centres de loisirs, en passant par les places financières mondiales) ? Il a, pour ne rien arranger, pris dans et par les incapacités politiques de beaucoup des gouvernements occidentaux. La déroute concernant les tests, les masques et les capacités hospitalières, la situation d’abandon dans les homes, le comportement de gouvernements qui tentèrent de « détourner » des masques destinés à des pays acheteurs plus prompts, tous ces faits nourrissent ce qu’il faut nommer : humiliation. Ce sentiment d’humiliation, déjà quotidien au sein du sous-prolétariat, a atteint des classes sociales qui n’y étaient pas habituées, embarquant avec lui les groupes blancs qui se sentaient, tout de même préservés de la manière par laquelle le Sud était traité. Déjà l’extrême-droite européenne et belge s’appuie sur covid-19 pour en appeler à une fermeture générale de tout ce qui pourrait l’être, en commençant par les frontières autant qu’à une militarisation des espaces publics renforçant le terreau d’un trumpisme à la belge. C’est dangereux pour tous. L’argument souverainiste a aussi ses tenants à gauche cherchant à « relocaliser » les productions, comme manières de chercher à reprendre en main l’appareil productif, nation par nation. A chaque pays ses usines de masques, de tests ou de respirateurs, bref « son » appareil productif, éventuellement mâtiné de « solidarité internationale » sous formes d’aides au développement à l’attention des pays qui n’en auraient pas les moyens.

Pour le dire avec Bruno Latour, réduire à des effets de « globalisation » tous les processus mondiaux qui nous attachent précisément en fait un repoussoir produisant le retour au « local » tout aussi réduit par rapport à ce dont a besoin une localité pour subsister. Qui plus est par temps de tempête ! Que savons-nous de ce qu’il y aurait, à l’avenir, à fabriquer. Le Capitalocène s’annonce d’ores et déjà comme une ère aux temps incertains et aux effets non linéaires : il ne s’agit pas d’une catastrophe unitaire mais d’une multiplication des réactions d’une Gaïa chatouilleuse[74]. En tout état de cause, il signe la fin des solutions tous terrains. A chaque être qui survient, et plusieurs pourraient survenir en même temps (fragilité alimentaire soudaine et virus, par exemple), il s’agit de se montrer capables de répondre, de manière différente selon les situations et les localités. Aucune raison de penser qu’un Etat ou une région pourraient répondre, seuls, avec « leur » appareil productif. Ce rêve nous fait perdre un temps précieux. Quant aux frontières hermétiques et meurtrières, elles pourraient bien enfermer, ironie qui n’arrange personne, ceux-là même qui les dressent.

Négocier le long des chaînes de valeur

Sans en réduire les tenants aux figures souverainistes, il s’agit de nous méfier de « circuit court » quand ces termes deviennent des mots d’ordre candidats aux « leçons de la pandémie ». Covid-19 fait en effet trembler la question « à quoi sommes-nous attachés ? ». Si les circuits courts permettent de le sentir, plus proche, il serait impensable d’oublier en quoi et comment ces circuits s’appuient, pour exister sur des espaces où les capitalisations (coloniales et postcoloniales) le permettent. La discussion braudélienne de ce qui est réservé aux marchés locaux, avec leurs maîtrises locales et de ce qui fait l’objet d’échanges transnationaux peut être menée (ce qui circule et jusqu’où) mais pas en faisant l’économie d’une politique des comptes et des réparations, afin d’en assurer des maîtrises collectives y compris transnationales qui ne peuvent que compter dans nos villes dites cosmopolites. Le rêve des « économies locales » s’ils s’articulent malencontreusement aux rêves souverainistes oublient leurs versants cauchemardesques : un effondrement brutal des échanges aux effets, eux aussi, incontrôlés. Souvenons-nous : c’est de tels effondrements dont Polanyi[75]  disait qu’ils avaient contribué à la Grande Guerre.

Pour le dire autrement, aucun site ne parviendra à s’extraire seul des chaînes de valeur[76] sans envoyer à la catastrophe incontrôlée une grande part des autres sites de cette chaîne ; nous n’avons pas ici de formule toute prête mais, ce que dit covid-19 et ce qu’il s’agit de faire à propos de ce virus et non comme une simple métaphore, c’est de s’intéresser enfin à tous ces nœuds de production, sous-traitant par sous-traitant, noeuds dont nous dépendons, jusqu’aux confins coloniaux et postcoloniaux des sites d’extraction, et de rendre visibles les plaintes collectives qui en émanent, bref de penser et de négocier au sein des filières, au sein de ce qui fait, à un moment donné « un mode de vie ». Le travail est immense mais permet une circulation de savoirs « terrestres » utiles impliquant, d’une manière peut-être enfin non coloniale, humains et non humains. Ce travail nous articule autrement, y compris du point de vue des affects[77].

Apprendre des reprises “en manuel”

Une autre opposition met en scène “automatismes de production” versus “créativités artisanales”. De fait, les circulations mondiales en passent bien entendu par des machineries de production. Karl Polanyi, encore lui, avait bien insisté sur les enjeux de contrôle des êtres techniques. L’habilité à « refaire soi-même » est certes utile à certains confinés, en tant que stratégies de survie. Mais il y a d’autres affaires à amplifier. Nous ne nous débarrasserons pas, d’un seul coup, de toutes ces machineries de production qui font les infrastructures[78] et la somme d’arrangements sociaux qu’elles permettent[79]. Nous ne sommes même pas sûrs de ce qu’il serait souhaitable de se « débarrasser » ; nous n’en avons pas fait le compte. Ce que nous pouvons proposer serait plutôt de la « reprise en manuel » possible de ces sites. Personne ne peut les reprendre « seuls » ; ces machineries s’entourent. En période covid-19, un début de tentative a bel et bien eu lieu, notamment dans l’usine Audi, à Forest. Il s’agissait bien d’un essai : faire tourner une usine pour d’autres affaires que ce qu’elle prévoyait initialement, pour des respirateurs (par exemple en convertissant des moteurs d’essuie-glaces en pompe pour respirateurs). Cela nécessite alors d’entourer l’opération d’alliés extérieurs, ici ingénieurs et spécialistes des machineries médicales. D’autres acteurs entrent dans l’usine pour des raisons qui se négocient, ici des respirateurs, et pour un temps donné (et non en tout temps comme dans le rêve souverainiste), en vertu d’une situation qui l’exige.

Ajoutons, ce 24 avril 2020, qu’il ne s’agit pas ici de proposer une entente entre entreprises gérant « as usual » leurs opportunités d’investissement. Une expérience française a tourné court. Tourner court cela peut être par empressement opportuniste et, en tous les cas, par manque d’articulations à des praticiens (médecins, infirmiers, etc.). La reprise en manuel suppose bien l’implication d’un grand réseau d’acteurs. Il faudra d’ailleurs apprendre et réapprendre de ces expériences, y compris de leurs échecs !

Le partage des savoirs sur ce qui fait exister nos automatismes, même industriels, peut faire entrevoir des formes de réponses, d’habiletés techniques, de renégociations avec ces êtres-là. Ce qui vaut pour une de ces machines n’est pas tel quel transposable à une autre ; les reprises en manuel exigent des collectifs plus ou moins vastes, plus ou moins informés ; ils ouvrent cependant ces machines sur des prises inattendues, susceptibles si on y parvient, de ne pas en faire simplement une infrastructure à arrêter parce que effectivement menaçante de formes de vie. Il s’agit moins là d’une « appropriation » que de formes possibles d’articulations pour des réponses appropriées. Au fond, les automatismes peuvent-ils peut-être s’évaluer à ces formes de plasticité si nous nous y employons.

De quoi nous donner envie finalement de les « collectiviser » ou de les « communaliser », non pas “en général” mais à partir de territoires d’expériences impliqués, d’emblée radicalement hétérogènes (travailleurs, voisins, ingénieurs, médecins, par exemple). C’est coûteux, comme d’autres propositions que donneront toutes les enquêtes covid ici proposées mais ce n’est pas comme si, nous l’avons vu, des économistes n’avaient pas travaillé, ces dernières années à des formes de financement, à des politiques fiscales[80] structurelles ou conjoncturelles (en cas de crises)[81].

Ces formes de “reprises en manuel” génèrent un accroissement de compétences et des savoirs ouvriers, ingénieurs et techniciens le long des chaînes de production. Elles supposent également l’intervention de praticiens ou de groupes de demandes extérieurs aux unités techniques d’exploitation (par exemple les médecins mais aussi, selon les cas, le voisinage, bref les acteurs qui construisent des raisons de s’en mêler).  Il faudra réfléchir aux formes qui permettent de pérenniser et de renforcer cette reconnaissance des habiletés et ces partages des savoirs afin de se mêler, comme salariés ou acteurs pouvant se faire valoir comme impliqués, c’est-à-dire intéressés à la machine, de “ce qui” est produit. Ce fait serait neuf pour les formes de négociations sociales belges et françaises qui n’ont dans leurs compétences que la question des conditions salariales et de travail[82]. On peut par exemple, imaginer des conseils de filières (phylum d’externalisation) et des conseils de sites (ce qui se traite localement, avec les sous-traitants et leurs travailleurs) relevant les problèmes qui arrivent (écologiques, pandémiques, sociaux, technologiques) à explorer par les travailleurs et techniciens comme par les acteurs impliqués dans les reprises en manuel. C’est à partir de ces problèmes que l’on peut repenser ce qui s’apparenterait à une planification productive sensible à son ‘environnement’. Ce serait, par exemple, aux directions opérationnelles de contester les propositions des conseils et non l’inverse. Un réel partage du pouvoir et des décisions en découle, autrement dit des formes collectives mais situées d’appropriation des moyens de production.

Négocier les “propriétés” des traitements: penser avec Marlette Kyssama Nsona

De manière très concrète, ces contrôles de machinerie, nous sommes amenés à les rencontrer à propos des traitements, notamment des vaccins, des tests et des débats qu’ils suscitent. Covid-19 a déclenché l’engagement de budget de recherches colossaux. Les tests d’immunité semblent même devenir une condition de déconfinement. Il y aura, à n’en pas douter, une série d’analyses dénonçant la « société de contrôle ». Elles seront d’autant plus légitimes que nous n’arriverons pas à nous opposer aux manières par lesquels vaccins et tests d’immunité s’imposent. Nous avons mentionné les tests vaccinaux sur corps africains. Marlette Kyssama Nsona nous force à penser : l’Afrique, nous dit-elle, constitue historiquement et actuellement, l’une des principales « pharmacies du monde »[83], par les histoires de plantes médicinales, comme par l’analyse des propagations virales, ou encore par l’entremise des tests médicaux sur des corps rendus « cheap[84] »: « L’Afrique est en dehors de l’espace de création de la connaissance. Les processus de recherches et les bénéfices intellectuels/financiers s’établissent en Europe ou en Amérique. Par contre, quand il faut faire des tests, c’est vers l’Afrique qu’on se tourne. » (Marlette Kyssama[85], La Perm #10. La violence de ces rapports ne consiste pas tant, dit-elle, dans le fait de contribuer à la production de savoirs mondiaux que dans le scandaleux refus d’une partie, blanche, de ce monde à en négocier les modalités – appropriations primitives et formes d’enquêtes unilatérales –, les possibilités de production – absence de transferts technologiques, notamment – et les retombées  – des médicaments pour qui?, générique vs brevets, mais aussi retombées pour les Etats en termes d’imposition – pour celles et ceux sur le corps de qui se font ces savoirs, ici en Afrique.

En bout de chaînes, en Europe sans d’autres négociations des modalités de déconfinement, de mises à disposition des savoirs virologiques, nous ne pourrions aboutir aussi qu’à une autre opposition binaire entre « technosciences » et « libertés individuelles ».

Nous disons que ces propositions sont d’ordre écologique. Elles ne visent pas à propos d’un être à « régler » l’ensemble des réponses aux questions qui se pose sous Capitalocène mais, à partir de covid19, elles nous permettent d’en cultiver les possibilités sur un mode « non capitaliste ». A tout le moins cherchent-elles à s’opposer à des formes de « reprises » articulant néolibéralisme à « économie durable ». Aucune de ces propositions, qui ont besoin de tous les savoirs expérientiels possibles, ne peut tout simplement tenir s’il s’agit de laisser les propriétaires terriens inventer des formules juridiques leur permettant de fermer ou plutôt de se réserver les chemins, et les passages – nouvelles enclosures en temps pandémique – ou les élites mondiales s’arracher les terres qu’ils imaginent protégées de Nouvelle-Zélande (leurs prix n’ont jamais été aussi élevés en temps qu’espaces-valeur refuge), alors que les travailleurs exposés de chez Colruyt, de la STIB ou de la Poste meurent de surexposition aux maladies et virus du capitalisme contemporain. Il n’y a pas de refuge tenable mais des enjeux d’articulations ne se basant sur aucune expérience « pure ».

Nous verrons mais il est certain que revenir « as usual» n’est jamais un retour à la situation « d’avant »; ce n’est pas un retour à la « normale », retour à la « normale » dont l’horizon est par ailleurs insupportables dans toute une série de milieux pour qui il signifie « humiliation » et dangers quotidiens. Ne pas tenir compte, ne rien faire de toutes les faillites, les demandes, les cris de ce moment, les plaintes étouffées de multiples secteurs, serait une amplification de la catastrophe : du « as usual», humiliation et désespoir en plus. Comment s’étonnerait-on d’ailleurs alors de l’amplification des trumpismes européens ? Nous devons donc contribuer à maintenir et activer les traces de ces plaintes criantes ou étouffées.

Nous n’avons ici qu’un maigre aperçu de ce qui (nous) arrive. Nous savons que, sous d’autres formes, d’autres virus, d’autres catastrophes nous attendent en vertu des formes écocides d’extraction et d’une insensibilité toute coloniale. Nous savons que les questions sur nos « modes de vie », sur ce dont nous dépendons ne font que s’ouvrir. C’est pour cela aussi que nous devons documenter les plis de CovID-19, les politiser si nous ne voulons pas nous laisser submerger par la panique sanitaire qui produit impuissance et amertume. Des étudiants, des élèves, des chercheuses, des activistes, des mères des familles, des collectifs citoyens sont déjà à l’ouvrage pour produire un peuple de la pandémie, des plaintes contre l’Etat pour mise en danger de la vie d’autrui sont en cours. Les plaintes et doléances des secteurs les plus touchés constitueront les matériaux des luttes présentes et à venir, politiques et juridiques. Les réponses qui font sens aideront à pointer celles qui ne le font pas. Il s’agit de les faire communiquer, en une chaîne de signifiance commune (pour un nouveau sens commun de la pandémie à instaurer), afin de formuler les propositions qui nous permettront de réactiver les luttes politiques nécessaires, vitales.

 

 

 

[1] Voir à ce sujet, Bruno Latour, Où atterrir? Comment s’orienter en politique? La Découverte. Il s’agit de se rendre capable de décrire ce par quoi nous sommes tenus (et mal tenus, voire empoisonnés), ce à quoi nous sommes attachés, et ce qu’impliquent comme ensemble d’ajustements multilocaux, nos propositions de transformation. Notre réappropriation du terme est présentée en fin de première partie.

[2] L’ensemble de ce texte a bénéficié d’interventions, d’encouragements, de contributions, de remarques ou de franches critiques et des impulsions de Nordine Saïdi, Véronique Clette-Gakuba, Didier Debaise, Katrin Solhdju, Isabelle Stengers, Yann Mouton, Nebiyu Clette, Meike Brodersen, Marion Jacot-Descombes, Daniel Tanuro, Fleur L’Heureux-Courtois, Graziella Vella, Nicolas Prignot, Serge Dalla Piazza, Natasia Hamarat, Alain Jamar, Khadija Senhadji, Marianne Van Leeuw-Koplewicz, Benedikte Zitouni. La liste est appelée à s’allonger, nous l’espérons.

[3] Ces politiques d’austérité se sont accompagnées, dans les années 80-90 d’une remise en cause des stratégies horizontales de politiques de santé mondiale, qui incluaient notamment dans les pays en voie de développement, une attention particulière aux maladies infectieuses et à leurs modes de traitement. Voir Jean-Paul Gaudillière, « Covid-19 et santé globale : la fin du grand partage ? », AOC. Elles ont signifié, en Europe, une chute drastique du nombre de lits au sein des hôpitaux : new public management.

[4] Une série de statistiques, y compris à « gauche », ont circulé, et circulent toujours, relativisant la mortalité de COVID-19. Elles ont la caractéristique de s’ébaucher à l’échelle mondiale lissée et de ne pas prendre en compte les morts indirects par surcharge hospitalière. Dès que l’on rapporte ces statistiques à une zone où se déploie activement la pandémie – la Lombardie, par exemple – COVID-19 tue plus que la grippe et plus que la route. Par contre, il est vrai que, dans les régions du monde les plus pauvres, il ne fait que s’ajouter à la malaria et aux questions de malnutrition, en amplifiant les effets vraisemblablement cependant. Les réactions « de gauche » ont été tardives, à l’exception notable de la gauche trotskyste belge.

[5] “Des faits et des chiffres : inégalités sociales de santé”, Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale : il existe un lien entre pauvreté et incidence de la tuberculose qui est lié à la sous-alimentation, à la surpopulation, à un renouvellement insuffisant de l’air ambiant, ainsi qu’à de mauvais équipements sanitaires. Sur le plan géographique, on observe également une corrélation avec l’urbanisation (Bruxelles, Liège, Anvers et Charleroi). L’incidence se concentre au sein de groupes à risques spécifiques, comme les demandeurs d’asile et les sans-abris. Par ailleurs, en Europe, 2,5 millions de personnes vivent avec le VIH (virus de l’immunodéficience humaine), dont un tiers l’ignore. Plus de 28 millions de personnes sont atteintes d’hépatite virale, dont seule une minorité diagnostiquée et encore beaucoup moins, traitée (3,5 % des hépatites C, p. ex.). Se pose aussi ici la question entre le coût des traitements thérapeutiques et la possibilité de remboursement, ainsi que d’accès aux soins. Pour ce qui concerne l’hépatite C, la maladie se guérit relativement bien, mais le coût du traitement par patient s’élève à quelques dizaines de milliers d’euros. Ce n’est que très récemment que le remboursement à été élargi à toutes les personnes infectées par le VHC.

[6] ​Achille Mbembe, ​Brutalisme​, La Decouverte. Dans “Le droit universel à la respiration”, par rapport à cette crises sanitaire, Achille Mbembe se demande si le coronavirus, en s’attaquant à notre respiration, ne serait-il alors que le nom rendant visible tout ce qui sur la longue durée du capitalisme aura confiné des races entières à une respiration difficile, à une vie pesante,

[7] Cette indifférence du virus devra faire l’objet d’études virologiques approfondies. Il semble que les hommes soient plus exposés à la mort par covid sans que l’on sache s’il s’agit d’une prédisposition de sexe ou d’une combinaison plus complexe. D’autres éléments seront à analyser en termes de génétique des populations.

[8] Alors que la plupart des Etats européens rationnent les tests aux cas les plus graves, y compris pour le personnel hospitalier, nous découvrons chaque jour, des “positifs” peu symptomatiques lorsqu’ils occupent des positions économiques, culturelles, politiques jugées importantes.

[9] Norman Ajari, La dignité ou la mort. Ethique et politique de la race, La Découverte.

[10] La notion de blanc déclassé renvoie aux « petits blancs » de France et au White Trash US :  http://indigenes-republique.fr/les-beaufs-et-les-barbares-sortir-du-dilemme/.

[11] Réservons le terme “coroné” à la soudaine sensation d’une brutale perte d’immunité. Elle s’accompagne d’un vent de panique qui ne s’accompagne pas d’une tentative d’activation de ressources collectives éventuelles. Le terme s’applique à ceux qui nous gouvernent comme à la jeunesse blanche branchée faisant valoir son droit aux parcs et aux derniers verres en terrasse. Nous pouvons dire que nous avons, également et à des degrés divers, été atteints.

[12] On peut peut-être ici aller outre la formulation de Fanon en parlant de « sur-être » tant la vision linéaire du progrès humain et scientifique qui est consubstantielle à la modernité blanche semble se présenter comme hors « réalité biologique », immunisé en nature des microbes, comme si les Blancs avaient le pouvoir de surplomber cette réalité. Merci à Khadija Senhadji pour cette mention.

[13] La destruction des stocks de masques FFP2 et son renouvellement est également la conséquence de l’absence de transformation des cadres politiques d’appréhension des troubles épidémiques. Après la tempête H1N1, le retour à la normalisation néolibérale n’a entrainé aucun changement prospectif. Ce qui explique qu’à l’arrivée de Covid-19 il n’existait aucun plan pandémique de disponible.

[14] Pour ne parler d’abord que des sensibilités institutionnelles, au retour des vacances de fin février, le 01/03/2020, le bourgmestre de la commune huppée de Woluwé Saint-Lambert, Olivier Maingain se trouve accusé de « faire cavalier seul », d’agir de manière désordonnée, voire d’agir de manière disproportionnée, lorsqu’il tente, au nom de ses compétences municipales, de restreindre l’accès à certains espaces de rassemblements sportifs et culturels.

[15] Ce qui arrive aux riches ne peut en rien nous rassurer face à un être pandémique. C’est minimiser leur être-vecteur.

[16] Kyle Harper, Comment l’Empire romain s’est effondré. Le climat, les maladies et la chute de Rome.  La Découverte. Nous devons aussi la précision de ces récits à la paléogénétique et, mais c’est ici une autre histoire, aux …glaciologues et dendrochronologues. L’Empire fut en même temps confronté à la fin de l’Optimum Climatique Romain, aux effets inattendus et différenciés selon les écosystèmes variés qu’il abritait.

[17] Voir Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. La Découverte.

[18] Il ne s’agit pas du « contexte extérieur » cher aux sciences sociales lorsqu’elles veulent se débarrasser d’un problème d’articulation. Il s’agit plutôt de circonstances qui habitent la situation, non directement qualifiables juridiquement mais susceptibles d’influencer le sens des jugements.

[19] Ce roman peine lui-même à rendre compte des épidémies qui ne semblent pas menacer les vies occidentales puisque le regard de l’auteur reste essentiellement eurocentré (l’expérience des indigènes algériens confrontés à l’épidémie y est tout simplement absente). Merci à Khadija Senhadji pour cette mention.

[20] Des chauves-souris et des hommes, le roman d’Ebola de Véronique Tadjo

[21] Allers-retours qui se caractérisent par le passage d’un chimpanzé à un humain au début du 20ème siècle au Congo (conséquence du modèle colonial extractiviste belge), puis en toute vraisemblance, contamination parentérale absolument nécessaire au VIH humain, sous l’effet de la chasse systématique à coups de seringues usagées au pian ou à la syphilis alors menaçantes pour le système colonial belge et français, avant de s’épanouir dans le travail forcé et l’apartheid de Kinshasa, pour plus tard, migré à Haïti et dans la communauté homosexuelle ouest-américaine.

[22] Jacques Pépin, Aux Origines du Sida. Enquête sur les racines coloniales d’une pandémie. Paris, Seuil, 2019 (fr), traduction de The Origins of AIDS, Cambridge University Press, 2011.

[23] Samir Boumediene, La colonisation des savoirs, Une histoire des plantes médicinales. Les éditions des mondes à faire.

[24] Ces experts et lanceurs d’alerte n’ont pas vu leur parole directement prise en compte, c’est un fait, vraisemblablement également motivé par des considérations économiques et politiques : Wuhan est un important centre d’activité à l’échelle locale et mondiale. Il n’empêche que ceci ne peut avoir pour fonction de dédouaner « nos » responsables, ou de faire à la Chine, la morale au nom des Droits Humains. Des mots sont arrivés au tournant de l’année et nous n’en avons rien fait, plus aptes à commenter la politique chinoise que d’envisager nos modes de réponses, en oubliant par ailleurs combien nos économies et certains de nos conforts dépendent des productions chinoises.

[25] Les hypocondriaques d’entre nous à l’imagination spéculative (particulièrement active en temps de pandémie) réclamons le titre provisoire tant convoité de “sorcières” par temps de prolifération sauvage du virus.

[26] Le somnambulisme est un trouble avec lequel vivent ceux qui en sont atteint. Il ne leur viendrait cependant jamais à l’idée d’organiser leurs vies en situation somnambule.

[27] Il nous a été dit et répété de les réserver au personnel hospitalier, comme si les masques de chantier qui traînaient dans nos caves leur étaient en droit destinés, alors que nous avons vu, dans la première semaine d’avril, 3 millions de masques FFP2 « chinois » renvoyés à l’expéditeur pour « non-conformité ».

[28]  Ces masques sont maintenant envisagés comme condition du déconfinement comme le souligne ici Marius Gilbert:

https://parismatch.be/actualites/387096/coronavirus-a-t-on-minimise-des-risques-previsibles-les-reponses-nuancees-de-marius-gilbert

[29] Pour en donner un simple exemple, l’ABSYM, syndicat très corporatiste des médecins, habituel grand défenseur des honoraires médicaux élevés et du numerus clausus, est aussi, par son porte-parole, l’un de ces acteurs qui ont sonné l’alarmes en termes d’équipement médical et d’impréparation gouvernementale.

[30] Une analyse des temps de réactions différenciés sera nécessaire, selon les pays d’origine et les rapports qu’il s’agit d’entretenir avec ce pays. Le cas du Burundi dont l’allié président refusa le départ de citoyens par ailleurs belges, est exemplaire. Mais la question est celle de la responsabilité du gouvernement belge et non de celle d’un pays souverain : nous avons supprimé, pour les binationaux, le droit automatique à l’assistance consulaire. Dans une toute autre affaire, Ali Aarrass, belgo-marocain abandonné dans les prisons marocaines peut en témoigner. Après 12 ans d’emprisonnement inique, Ali a été d’ailleurs libéré ce 02 avril 2020, en plein pandémie.

[31] Le Sénégal, l’Afrique du Sud et le Rwanda ont pu confiné leurs populations dès les premiers signes de contamination, accompagnant ces mesures d’une organisation alimentaire ou d’une contribution financière des élites ; la RDC limite les déplacements à Kinshasa. Les réponses au Covid-19 sont ici, comme ailleurs, largement dépendantes de l’historicité des régimes politiques mais aussi des relations post- et néo-coloniales à l’oeuvre.

[32] Ils ont pour principaux moyens, des confinements aux conséquences économiques qui s’annoncent désastreuses (rendus impraticables pour une part significative de la population dont la survie dépend de l’économie urbaine) et les capacités solidaires de leurs habitants, non aidés par des systèmes de santé rendus quasiment inexistants par les différents plans imposés par le FMI et la BM. Face à la propagation du virus, les Africains continuent quant à eux à payer la dette post-coloniale, les précarisant davantage

[33]  On sait que pour Ebola comme pour le VIH les populations africaines ont été utilisées comme des populations test pour les occidentaux. Comme cela s’est produit au lendemain de la seconde guerre lors des campagnes coloniales de “lomidinisation préventive”, campagnes dangereuses et forcées (le produit s’est avéré dangereux et inefficace). Guillaume Lachenal, Le médicament qui devait sauver l’Afrique. Un scandale pharmaceutique aux colonies. La Découverte.

[34] Grégoire Chamayou, Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècles. La Découverte.

[35] En faisant confiance aux praticiens soignant des maladies infectieuses dont la charge virale se détecte dans le sang, l’on pourrait à l’opposé considérer que la comparaison historique des cohortes (celles s’étant présentées avant administration du traitement et celles qui en bénéficient) devrait pragmatiquement suffire, en contrôlant toute une série de variables (débuts de maladie ou non, âges, co-morbidités diverses, etc.). La question est ouverte ; elle porte sur la vérité des traitements et non sur des positions « a priori ».

 

[36] Pour ces discussions, voir notamment, Tobie Nathan et Isabelle Stengers, Médecins et sorciers. La Découverte, ou encore, pour une analyse des pratiques et politiques de l’industrie du médicament, voir Philippe Pignarre, Qu’est-ce qu’un médicament ? Un objet étrange, entre science, marché et société. La Découverte.

[37] Une inquiétude pointe quant aux relations entre les porteurs sains hétérozygotes de la drépanocytose et la maladie ou ses traitements, au sein de la diaspora africaine. Ces inquiétudes résonnent avec la crainte que ne soient jamais prises en compte les spécificités de covid en Afrique.

[38] Il s’agit de la promotion d’une forme de présence de deuxième, voire de troisième zone, si l’on prolonge ici les études d’Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. Raisons d’Agir.

[39] Par contre, les délais judiciaires relevant du droit des étrangers sont les seuls à ne pas avoir été prolongés, fait dénoncé par la commission droit des étrangers d’Avocats.be. « Les dossiers judiciaires paralysés, sauf pour les étrangers », L’Echo, 02/04/2020.

[40] En effet, depuis le début de la crise, face à l’abandon des solidarités intra-européennes, l’essentiel de l’aide à l’Italie est venu de la Chine, de Cuba et du Venezuela. Dans un premier temps, les Pays-Bas, avec un certain nombre d’autres pays (Autriche, Finlande, Pays Baltes), se sont opposés à l’allocation d’un fonds d’urgence européen de 410 milliards aux pays les plus durement touchés par la pandémie. Aujourd’hui, sous la pression, ils reviennent en arrière mais s’opposent toujours à une mutualisation des dettes. Il s’agit de refus égoïstes qui semblent jouer le contribuable néerlandais contre la solidarité internationale.

[41] L’insensibilité résonne en effet alors avec l’innocence, comme le dit Houria Bouteldja: « Moi je vous vois, je vous fréquente, je vous observe. Vous avez tous ce visage d’innocence. C’est là que réside votre dernière victoire, avoir réussi à vous exonérer de toute faute (…) Nous sommes coupables, vous êtes innocents (…) Vous êtes des anges parce vous avez le pouvoir de vous déclarer être des anges et celui de faire de nous des barbares. (…) L’indigène spolié est vulgaire, le Blanc spoliateur est raffiné. À un bout de la chaîne se trouve la barbarie, à l’autre la civilisation. C’est bon ce truc d’être innocent : ça permet de jouer la candeur, et d’être toujours du côté aimable… » Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous: vers une politique de l’amour révolutionnaire. Prairies ordinaires.

[42] Voir Isabelle Stengers, Réactiver le sens commun. Lecture de Whitehead en temps de débâcle. La Découverte.

[43] Le contexte de forte concurrence fiscale et sociale entre les social-démocraties européennes pose de d’ailleurs de multiples difficultés aux pays africains, asiatiques et latino-américains dans leur développement de modèles sociaux viables.

[44] L’instauration de telles assemblées transnationales pourrait également voter des formes d’impôts communs sur les plus hauts revenus et patrimoines, sur les plus grandes entreprises, les transations financière, les émissions carbones, etc.

[45]

[46] Elsa Roland, Généalogie des dispositifs éducatifs en Belgique (XIV – XXe siècle). Disciplinarisation et biopolitique de l’enfance (Thèse).    

[47] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire. La Fabrique

 

[48] Les syndicats n’ont pas été associés à la confection de cette liste de « secteurs vitaux ». et l’on nous parlera des bienfaits de la concertation sociale !

[49] La sécurité sociale telle qu’elle se met en place au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale s’effectue en réalité d’emblée sur un partenariat public/privé : « Après le deuxième GM la Belgique est un des seuls Etats à favoriser des interrvention strictement économique; contre toutes les politiques de planification d’Etat, de dirigisme et d’interventionnisme keynésien » (Foucault, Naissance de la biopolitique, p. 83). En outre, cette forme libérale de sécurité sociale n’a jamais fait l’objet d’une systématisation et d’une réflexion d’ensemble sur les formes de répartition des richesses. Elle est donc demeuré un acquis fragile qui a mal résisté aux assauts néolibéraux des années 1980-90 qui se sont déployés, entre autre, sous le forme d’une fédéralisation de l’Etat social (Dirck, La concurrence ethnique : la Belgique, l’Europe et le néolibéralisme) .        

[50] En particulier en Italie, en Tchécoslovaquie, en Autriche et en Hongrie entre 1919 et 1923,(jusqu’à 50 %), au Japon en 1946-7 (90%), en France (45 %, impôt de solidarité nationale : au budget général et pas spécifiquement affectés à réduire la dette).

[51] Avec le plus souvent une exemption totale des plus faibles patrimoines et des taux de l’ordre de 5 %-10 % pour les propriétés moyennes, et de 30 %-50 % pour les grandes fortunes, voire davantage.

[52] « Après le sang versé par les classes populaires, il était impossible de ne pas demander un effort inédit aux classes privilégiées, afin d’apurer les dettes issues de la guerre, et aussi pour permettre la reconstruction de pays durement éprouvés et la mise en place d’une plus grande justice. »

[53] Entretien de William Dab, épidémiologiste dans https://www.huffingtonpost.fr/entry/coronavirus-la-gestion-de-lepidemie-est-mediocre-selon-william-dab_fr_5e91885bc5b6f7b1ea816f95

[54] L’Avis n° 48 du 30 mars 2009 relatif au plan opérationnel belge « pandémie influenza », à la demande de la Ministre de la santé Onkelinx signalait alors la mise à disposition par l’Etat de 32 millions de masques chirurgicaux et de 6 millions de masques FFP2.

 

[55] Aujourd’hui, ce sont certaines communes qui recommandent à leurs habitants de sortir masqués (Wavre, par exemple).

[56] Voir, Jean-Claude Gaudillière, op.cit.

[57] https://www.youtube.com/watch?time_continue=5&v=oJLqyuxm96k&feature=emb_logo

[58] C’est aussi le cas en France, et également de médecins qui font littéralement tenir certains grands hôpitaux : https://lesjours.fr/obsessions/urgences/ep6-medecins-etrangers/. En Belgique deux des trois premières travailleuses dans des secteurs de santé, ici, centre pour personnes désorientées et maison de repos, (hôpital et homes) victimes de COVID sont afrodescendantes : Françoise Soamaro et Madame M.

[59] Voir, notamment, les travaux de l’Institut DingDingDong. Voir également les combats des malades du Sida dans Didier Lestrade, Act Up, une histoire, Denoël.

[60] Le Genepi a notamment relayé une carte blanche largement partagée, dès le 26 mars 2020.

[61] Voir à ce sujet Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. La Découverte.

[62] En l’absence de testing généralisé, les seuls indicateurs qui seront à notre disposition pour en prendre l’exacte mesure seront le nombre d’hospitalisation et le nombre de décès par communes et par âge. Le nombre de cas « positifs » ne pourra pas servir d’indicateur fiable : il dépend en effet des propensions à tester que l’on peut supposer sensibles aux indicateurs socio-économiques.

[63] Ces formes collectives de soin limitent les déplacements inutiles entre quartiers, diminuent les inquiétudes et très directement, permettent à des vieux, des malades de tous bords de disposer des attentions nécessaires.

[64] Voir, encore une fois, Norman Ajari, op.cit., à propos des groupes, Noirs et Arabes pour qui l’expérience « quotidienne » est source, non de repli et de joyeuse appropriation, mais de dangers.

[65] Et pas par une flat tax que serait un impôt Corona généralisé injuste socialement.

[66] Voir, à ce sujet Yann Mouton, “A propos de l’école à la maison”, 03/04/2020.

[67] Achille Mbembe, « Le droit universel à la respiration », AOC. Achille Mbembe fait ici de la respiration, une affaire ici située (poumons, effets différenciés).

[68] Natasia Hamarat nous communique ce lien : https://www.erudit.org/fr/revues/as/1999-v23-n2-as808/015601ar/.

[69] Voir Achille Mbembe, REF. Mbembe ajoute: « Car, la communauté ou plutôt ​l’en-commun ne repose pas uniquement sur la possibilité de dire ​aurevoir,​ c’est-à-dire de prendre chaque fois avec d’autres un rendez-vous unique et chaque fois à honorer de nouveau.​ L’en-commun repose aussi sur la possibilité du partage sans condition et chaque fois à reprendre de quelque chose d’absolument intrinsèque, c’est-à-dire d’incomptable, d’incalculable, et donc ​sans prix​ »

[70] Voir Graziella Vella, « Les territoires des morts », Clara, n°6.

[71] Nous n’entrons pas ici dans les morbides calculs de coût/bénéfices comparant confinement et non confinement mais insistons sur ce qui l’a rendu nécessaire et sur ses modalités pratiques.

[72] Comme nos dirigeants sont sortis de la crise des subprimes de 2008 sans que rien ne change pour un mieux, nous risquons bien de sortir de cette crise aux conséquences bien plus graves avec les mêmes angles morts que ceux qui nous ont conduits à la catastrophe. Comme l’écrit Alain Brossat,  “en démocratie de marché, la seule « santé » qui compte durablement, aux yeux des gouvernants, c’est, précisément, celle des marchés, par opposition à celle des populations”.

[73] Econopolis (entreprise née à la faveur de la dernière crise financière de 2009 spécialisé dans la gestion d’actifs, de conseil d’investissement et en études économique et stratégiques) justifie également se raccourcissement des grandes vacances pour “compenser les retards accumulés en matière d’apprentissage”.

[74] Voir Isabelle Stengers, Aux temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient. La Découverte.

[75] Karl Polanyi, La Grande Transformation. Gallimard

[76] Voir Anna L. Tsing, FrictionsAn ethnography of global connection, Princeton University Press.

[77] Pour un relevé des affects coloniaux qui empoisonnent de fait l’environnementalisme blanc, voir notamment Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil.

[78] Voir dans le débat nucléaire, voir David Jamar, « Aux prises avec cette machine-là », in Didier Debaise et Isabelle Stengers, Gestes spéculatifs, Presses du Réel.

[79] Voir Timothy Mitchell, Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole. La Découverte.

[80] Voir Thomas Piketty, op.cit.

[81] Le capital d’opportunité d’une crise peut très bien être taxé selon une progressivité radicale des revenus qu’il a procuré sur une période donnée.

[82] Les démocraties sociales belges et françaises s’appuient sur des élections sociales en entreprises. Les instances d’information et de négociations qui en émanent traitent des horaires, des aménagements de carrières, des conditions encadrant les licenciements, d’une part et des aspects de santé au travail, d’autre part. Cette institutionnalisation du conflit social ne traite pas de ce qui est produit mais, d’un point de vue syndical, tente d’arracher des compensations à l’exploitation. “Eux, c’est eux; nous, c’est nous” constitue la maxime de cette doctrine de “contrôle ouvrier”. Il s’agissait aussi pour les syndicats de ne pas avoir à assumer les décisions d’orientation stratégique (comme dans la cogestion allemande, susceptible de “lier” les syndicats à ces consultations). Nos propositions nous semblent prendre la tangente de cette opposition historique.

[83] C’est aussi le cas des corps de certains groupes amérindiens dont une série d’experts en immunologie s’intéressent aux « macrobiotes » en tant qu’ils seraient ressources médicales.

[84] Sur cette notion de « cheap », voir Raj Patel et Jason W. Moore, Comment notre monde est devenu cheap. Une histoire inquiète de l’humanité. Flammarion.

[85] Marlette Kysama est pharmaco-chimiste, Secrétaire Générale de la Ligue Panafricaine, UMOJA, Section Congo.

Spread the love

Laisser un commentaire