La psychopathologie suite à emprisonnements et tortures

La psychopathologie suite à emprisonnements et tortures

samedi 23 février 2008 – Samah Jabr

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Depuis le début de l’occupation israélienne en 1967, plus de 650 000 Palestiniens
ont été détenus par Israël. (illustration : Morshid Grai)

« La pièce était très petite, je ne pouvais me déplacer. Mes articulations étaient tout irritées. Mes intestins me faisaient mal comme s’ils se déchiraient ; sans savoir comment, j’avais l’impression que tout dans mon corps était devenu artificiel ; mes viscères n’étaient pas les miens. »

Depuis le début de l’occupation israélienne des territoires palestiniens en 1967, plus de 650 000 Palestiniens ont été détenus par Israël. C’est-à-dire environ 20 % de la population palestinienne des territoires occupés, et 40 % de la population masculine puisque la majorité des détenus sont des hommes. Dans mon travail au secteur médico-psychiatrique, en Cisjordanie, j’ai pu observer que pour un bon nombre de nos malades, la première phase de maladie mentale se manifestait lors de leur détention ou juste à leur libération. L’ébauche qui suit traite du cas particulier d’un homme de 46 ans qui a développé une psychose à sa 5ème détention. Je vais d’abord relater l’histoire de ce malade particulier puis apporter un éclairage sur ce cas avec un examen plus poussé des effets de la torture en général.

Sa famille, son histoire personnelle et sa personnalité avant la maladie

Le malade, Jamal, est le troisième de onze enfants, trois garçons et huit filles. Son frère aîné a été tué. Son père est décédé. Jamal vit avec sa mère, son épouse, âgée de 37 ans, et ses enfants : deux garçons et six filles qui ont entre 18 et 25 ans. Il n’y a pas de maladie mentale dans l’histoire de la famille. Le malade a reçu un enseignement du niveau secondaire. Il s’est marié à 19 ans, travaillait en tant que salarié mais est actuellement sans emploi. Jamal est signalé comme ayant été précédemment quelqu’un de tenace, de réservé, perfectionniste, un homme idéaliste.

L’examen psychiatrique initial

Le malade est venu seul à l’entretien. Il semble très organisé, sur des bouts de papier il a noté les noms et les doses des médicaments qu’il prend. Il apparaît très réservé, inquiet et montre une attitude très polie. Jamal affirme qu’il va « bien » : son seul problème est le chômage, et aussi un manque de concentration. Il dément avoir des hallucinations depuis sa sortie de prison. Cependant, il croit que des « collaborateurs » sont après lui et pourraient obtenir des informations sur lui et sa famille. Il le sait à cause de déclics qu’il entend parfois dans le téléphone et de gestes des voisins quand ceux-ci viennent lui rendre visite. Il semble très désorienté quand il parle de cela et se plaint que son épouse et ses enfants, des « naïfs », veuillent parler à des étrangers. Le malade est éveillé, il sait se repérer par rapport au temps, aux lieux et aux personnes, et il montre une concentration et une mémoire satisfaisantes. Dans les paragraphes qui suivent, son histoire va se dérouler au fil de la discussion, il parle surtout de ses expériences de détenu. Alors qu’il s’exprime, souvent il fond en larmes. Parfois, son épouse intervient et donne sa version des faits.

Antécédents de la maladie

Jamal est un ancien prisonnier politique. Il a été enfermé, sans accusation ni jugement, 5 fois. La première fois, il avait 14 ans, en 1975, après la mort de son frère aîné ; son frère n’était même pas militant mais il a été tué « par hasard », alors que, sur le chemin de son école, il croisait une manifestation. « Mon frère a été blessé par les soldats et moi j’ai été arrêté. En prison, j’ai appris que mon frère était mort. Je suis resté six mois en prison. Au début, j’étais très triste et c’était très dur. Quand je suis sorti, j’ai senti que j’avais beaucoup vieilli. En 1981, j’ai été fait prisonnier à nouveau, je ne sais toujours pas pourquoi. Cette fois-là, je suis resté six mois sous interrogatoire. En prison, j’ai décidé de me marier aussitôt que je sortirai, je voulais une vie normale. Je me suis marié quelques mois après ma libération. Dans l’année qui a suivi, j’ai eu mon premier enfant. En 1987, je suis arrêté une fois encore ; mon épouse était enceinte, elle a accouché pendant ma détention. En 1990, j’avais des charges financières assez élevées et des dettes, ma quatrième détention a mis ma famille dans une situation difficile. A chaque fois, ma détention a duré six mois, et à chaque fois, j’ai été soumis à interrogatoire et subi des tortures physiques et psychologiques. »

D’après l’épouse de Jamal, il était « normal » quand il sortait de prison, mais il ne parle jamais de ce qu’il a supporté. Mais en 2003, il a été arrêté à nouveau, et cette fois pour 11 mois ; quand il revient, il a changé. Son épouse raconte : « A sa sortie de prison, on m’a dit qu’il était devenu « fou » lors de ses trois derniers mois de détention. Au début, je ne le croyais pas, mais maintenant je m’inquiète beaucoup pour lui. Il est très méfiant, il doute de tout le monde : de moi, des enfants, des voisins, de tout le monde. Il interprète tout de travers. Si un voisin nous rend visite, il le prend pour un espion. Il refuse de manger ce que les gens nous apportent. Il a brisé les téléphones portables, et les antennes, car il croit que nous nous protégerons mieux contre les délateurs ». Son épouse croit aussi qu’il entend des voix. Elle ne l’a jamais vu parler tout seul mais il est souvent très concentré et inquiet, comme s’il écoutait quelque chose ou quelqu’un. « Il dort peu et quand il dort, il crie et parle de torture. Il ne dort plus avec moi, il est devenu impuissant. Il mange aussi très peu et prépare sa nourriture lui-même. Je suis vraiment très inquiète à son sujet. Il est toujours fatigué, souvent triste, il reste toute la journée en pyjama. Il ne travaille plus du tout. » La cinquième détention semble avoir provoqué un changement important dans la vie de Jamal. Qu’est-ce qui n’a pas été cette fois ?

A chacune de ses détentions il a été torturé mais la dernière fois, il l’a été bien plus violemment. « Ils ont voulu m’obliger à avouer des choses que je n’avais pas commises. Mes mains et mes pieds étaient ligotés. Ils me frappaient méchamment. Ils m’injuriaient avec les mots les plus obscènes touchant à ma religion, à mon épouse et à ma mère. Ils me menaçaient en permanence de nuire à ma famille. Mon visage était recouvert d’un sac mouillé avec de l’eau d’écoulement. Pendant des nuits et des jours, j’ai été suspendu, parfois la tête en bas et parfois sur une chaise retournée, dans ce qu’ils appellent « la position de la grenouille ». C’était extrêmement douloureux. C’était comme si mes membres se déchiraient. Puis, il y a eu les douches, très chaudes, puis très froides, et l’enfermement dans une petite pièce qu’ils appellent le « placard », ou parfois dans un autre endroit encore plus petit, dans le sol, appelé le « cercueil ». Il y avait aussi une troisième pièce, remplie de collaborateurs, qui s’appelle la « salle de la honte » car certains d’entre eux y ont commis des violences sexuelles. Souvent, mon estomac hurlait à la faim et je vomissais beaucoup, en particulier quand ils m’étiraient les jambes et les bras ensemble. Souvent aussi, je faisais pipi sous moi. »

 

« Quand j’étais incarcéré dans un silence total et dans le noir complet, je perdais tout sens du temps ; je ne pouvais plus compter les jours. Le silence était souvent rompu par des cris, des gens qu’on torturait, ou par des vociférations de gardes ou des chants braillés en hébreu. Là, j’ai senti que tout mon corps n’était plus que douleur. La pièce était très petite, je ne pouvais me déplacer. Mes articulations étaient tout irritées. Mes intestins me faisaient mal comme s’ils se déchiraient ; sans savoir comment, j’avais l’impression que tout dans mon corps était devenu artificiel ; mes viscères n’étaient pas les miens. C’est alors que j’ai commencé à entendre des voix, et aussi à voir des visages de personnes qui étaient à l’extérieur de la prison ; je pensais qu’ils venaient à la prison pour fournir des informations sur moi. J’étais très effrayé et très en colère. Je me suis mis à hurler après eux, j’ai beaucoup crié, jusqu’à ce que les gardes s’en prennent à moi et me brutalisent parce que je criais. »

Traitement

Quand Jamal a quitté la prison, il a été identifié comme un cas de « schizophrénie ». Après lui avoir prescrit des antipsychotiques particuliers pendant six mois, il a montré une amélioration partielle sans aucune hallucination. Cependant, il n’y avait aucun changement significatif dans son état d’esprit. Trois semaines après qu’il ait insisté sur l’amélioration de son état de santé, il a cessé de prendre ses médicaments. Il est devenu hostile à sa famille et aux voisins qui venaient « prendre de ses nouvelles ». Il a donc fallu reprendre les prescriptions d’antipsychotiques et d’antidépresseurs, associés à une psychothérapie de soutien pour traiter les symptômes résiduels d’angoisse, de dépression, de cauchemars et d’absence de réaction émotionnelle, et aider Jamal à retrouver son identité et à intégrer ses souvenirs douloureux.

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La torture peut pénétrer et détruire la conviction des sujets
à être autonomes en tant qu’êtres humains.

Tortures et psychopathologie

L’exposé ci-dessus traite d’un cas de début tardif de psychose affective, avec une idéation délirante paranoïaque et les symptômes d’une dépression majeure. C’est une maladie que nous rencontrons souvent chez les anciens prisonniers politiques qui furent soumis à des tortures physiques et psychologiques. Kaplan et Sadock (2003) indiquent que « la torture se distingue des autres formes de traumas car elle est infligée par des humains et délibérée ». Les recherches de Kaplan et Sadock ont révélé une fréquence de 36 % d’ESPT (état de stress post-traumatique) chez les survivants à la torture, ainsi qu’un taux élevé de dépression et d’angoisse. Comme autres maladies psychologiques communes, il y a la somatisation, les symptômes obsessionnels compulsifs, l’hostilité, la phobie, l’idéation paranoïaque et des épisodes psychotiques.

La torture a pour but d’accroître la suggestibilité de la personne torturée, d’altérer son jugement et sa capacité à s’opposer par des arguments logiques à ceux qui l’interrogent, et de semer la confusion dans ce qu’elle admet et ce qu’elle nie. Dans son livre Problème de la torture : les interrogatoires de la CIA, de la Guerre froide à la guerre contre le terrorisme, McCoy analyse une recherche commanditée par la CIA auprès de l’université McGill [Montréal] et réalisée par le Dr Donald Hebb. Pour cette étude, 22 étudiants de la faculté ont été placés dans des petites cabines insonorisées, portant des lunettes protectrices translucides, des gants épais, avec un oreiller en forme de U autour de la tête. La plupart des sujets se sont retirés de l’étude dans les deux jours, tous ont eu des hallucinations et subi « une dégradation de leur capacité à penser avec méthode ; les sujets étaient tellement affamés qu’ils étaient prêts même à une interaction avec leur interrogateur. » rapporte McCoy. Quoique la torture institutionnalisée tende à être subtile et facilement dissimulable, elle n’en vise pas moins à troubler les besoins psychologiques, à provoquer des dommages profonds aux structures psychologiques et à briser les bases des fonctions intellectuelles normales.

La torture peut pénétrer et détruire la conviction des sujets à être autonomes en tant qu’êtres humains, elle peut anéantir leurs présomptions d’intériorité, de vie privée, d’intimité. Dans Ethique de l’indicible : les survivants à la torture en traitement psychanalytique, Beatrice Patsalides décrit comment, à la suite de tortures, le décalage entre le « je » et le « moi » s’accentue, et comment l’épaisseur entre le « moi » et le « toi » disparaît.

La torture implique l’usage délibéré d’agressions extrêmes, notamment de fortes douleurs physiques, conduisant à des douleurs psychologiques telles que la peur paralysante de la douleur et de la mort, la confusion par une envie non satisfaite, la transgression des normes sociales ou sexuelles et l’isolement prolongé. Des techniques telles que la cagoule pour la désorientation sensorielle, la nudité forcée, la position debout forcée, les douches froides et le bandage des yeux, ou impressionner les détenus avec des chiens de l’armée, leur refuser la nourriture et l’eau, les asperger d’urine ou de matières fécales, sont fréquemment signalées. Parfois, ces traitements dégradants se retrouvent en contradiction nette avec la gentillesse simulée, le faux favoritisme et le traitement spécial royal qui visent à abuser davantage le sujet et à l’amener à la construction d’une personnalité et d’une conviction aliénées, incohérentes ou discréditées. Quand les besoins physiologiques de la personne torturée sont maîtrisés par le tortionnaire et autorisés à ne s’exprimer que de façon auto-dégradante et déshumanisante, quand un sentiment de honte, de nullité et de dépendance est injecté par un tiers condescendant, cruel, alors, cela peut provoquer chez le sujet une régression psychologique du fait de l’apport d’une force extérieure supérieure pesant sur sa volonté – à lui ou à elle – de résister.

Dans son évaluation sur les victimes de la torture et d’autres mauvais traitements pendant les guerres du Balkan, Basoglu a établi que la torture psychologique était aussi néfaste que la torture physique, et qu’elle conduisait de la même manière à des taux élevés de dépression et d’ESPT. Ce qui importait surtout était le degré à partir duquel la victime ressentait une perte de contrôle. La perte du contrôle de sa propre vie et de son propre corps, causée par la torture, est souvent exacerbée par l’incrédulité que ressentent de nombreux sujets ayant été soumis à la torture, quand ils essaient d’exprimer ce qu’il leur a fallu traverser, surtout s’ils sont incapables de montrer des cicatrices ou d’autres preuves « objectives » de leur expérience personnelle de la douleur. La torture peut aussi modifier le type de leur relation avec la réalité et le sens d’eux-mêmes. Longtemps même après que la torture réelle ait cessé, certaines victimes se sentent mises à l’écart, incapables de communiquer, d’établir une relation, de s’attacher ou de s’identifier à d’autres. Leur confiance s’est érodée, leurs relations les plus proches et le réseau de toute une vie de ceux qui les ont soutenues sont bouleversés.

Comme nous l’avons vu, un certain nombre de dysfonctionnements sont attribués à la torture, tels l’ESPT, la psychose, la dépression et l’angoisse. Dans l’exercice de ma profession, la psychopathologie déclanchée par la torture peut varier dans un large spectre, depuis des symptômes plus imperceptibles – comme la fadeur émotionnelle, le repli social, les micro-épisodes psychotiques, le disfonctionnement sexuel et les souvenirs d’évènements traumatiques qui s’immiscent sous la forme de cauchemars, de flash-back, ou d’associations pénibles – jusquà des symptômes graves – comme les troubles de mémoire, les hallucinations, l’incapacité à garder des relations de longue durée ou même simplement intimes, et les changements persistants dans la sensibilité et l’affect.

J’espère que mes observations pourront servir de précurseur à une étude pilote qui permettrait d’évaluer la fréquence de la psychopathologie chez les anciens prisonniers palestiniens, comparés à une population qui n’a pas connu la prison et à des populations d’anciens prisonniers dans d’autres contextes conflictuels.

Références :

- Basoglu, M. et al. (2005). Psychiatric and cognitive effects of war in former Yugoslavia : Association of Lack of Redress for Trauma and Posttraumatic Stress Reactions : JAMA 294 (5), pp. 580-590.

- Gelder, M. et al. (2000). Oxford Textbook of Psychiatry, Third Edition. Oxford University.

- Press : New York.. Kaplan & Sadock, (2003). Synopsis of psychiatry, Behavioral sciences, and Clinical Psychiatry, Ninth Edition. Philadelphia : Lippincott Williams & Wilkins.

- McCoy A., (2006) A Question of Torture : CIA Interrogation, from the Cold War to the War on Terror. Owl Books.

- Patsalides, B. M. (1999). Ethics of the Un speakable : Torture Survivors in Analytic Treatment. The Journal of the Northern California Society for Psychoanalytic Psychology, Vol. 5 (1).

- Vaknin. S. (2005). The Psychology of Torture : Global Politician – (5 June)

Sites internet recommandés :

http://www.pcbs.gov.ps/
http://www.palestinemonitor.org/spi…
http://www.palestinemonitor.org/spi…

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Torture : position en « banane ». (Palestine Monitor)

Samah Jabr est médecin psychiatre palestinienne, elle vit dans Jérusalem occupée et y travaille au sein d’une clinique psychiatrique qu’elle a créée.

Elle est francophone et donne des conférences pour envisager d’autres perspectives et sortir de la situation actuelle de la Palestine.

L’un des objets politiques de son combat est un État unique pour une perspective de paix et de liberté commune. Samah est aussi chroniqueuse pour différentes publications internationales (The Palestine Report, Washington Report (Moyen-Orient), Palestine Times de Londres, The International Herald Tribune, The Philadelphia Inquirer, Ha’aretz, Australian Options, The New Internationalists et d’autres publications).

Ses chroniques touchantes nous parlent d’une vie au quotidien en pleine occupation ; d’un regard lucide, elle nous fait partager ses réflexions en tissant des liens entre sa vie intime, son travail en milieu psychiatrique et les différents aspects politique d’une situation d’apartheid. (Indymedia).

Janvier 2008 – Reçu de l’auteur par les « Amis de Jayyous ». Cet article est paru en version anglaise dans le dernier numéro de Impuls Journal of Psychology, la plus ancienne revue de psychologie des pays nordiques. – Traduction : JPP

Source

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