Islamophobie ? Retour sur impact médiatique
Par Michaël Privot, Directeur d’ENAR
18 avril 2013 – La publication du rapport annuel d’ENAR sur le racisme en Europe avec un focus sur l’islamophobie n’a pas manqué d’avoir un impact dans certains milieux en Belgique (voir ici et ici entre autres exemples), à l’instar d’autres pays européens. C’est l’occasion de revenir sur quelques-uns des arguments les plus souvent avancés pour délégitimer le concept d’islamophobie, et, ce faisant, tenter d’oblitérer la réalité du phénomène.
Certains éléments de langage sont en effet symptomatiques de courants de pensée variés au sein d’une partie de l’opinion publique européenne (notamment celui de la laïcité dite « de combat »). S’y révèlent des tensions irrésolues, des contradictions et des angles morts qu’ils convient d’explorer car ils perturbent malheureusement tout débat serein sur la réalité de l’islamophobie.
Commençons par une précaution oratoire liminaire. Nous ne le répéterons jamais assez : l’islamophobie n’est ni la critique, ni la caricature ni la satire de l’islam. Nous allons voir que c’est un phénomène polymorphe et complexe qui ne peut être réduit à ce simplisme auquel il importe de tordre le cou d’entrée de jeu.
L’islamophobie est-elle un racisme ?
D’aucuns s’étonnent que l’ENAR – le Réseau européen contre le racisme – s’intéresse aux discriminations religieuses, nous accusant de faire des musulmans une ethnie. La prémisse de ce raisonnement laisse supposer que ses adeptes auraient à l’esprit une image d’Epinal de l’antiracisme à la « grand-papa », style « United Colors of Benetton™ », qui se satisferait de l’affirmation de la simple égalité entre gens de toutes couleurs.
Si personne ne remet en question cette égalité fondamentale entre les individus relevant d’ethnicités différentes (visibles ou invisibles), l’évolution de l’antiracisme ainsi que les recherches en sciences sociales et politiques au cours de ces 20-30 dernières années ont montré que le racisme est un phénomène bien plus complexe qui ne s’arrête pas à la couleur de la peau ni à l’ethnicité réelle ou supposée des individus.
A l’heure où les études génétiques ont définitivement ruiné l’idée de race au sens biologique, à part auprès de certains groupes particulièrement obtus (de toutes ethnicités d’ailleurs), le concept de racisme est désormais entendu comme une construction sociale justifiant, validant, pérennisant des rapports de force/de domination au sein de toute société en mobilisant de prétendus arguments génétiques, phénotypiques ou encore culturels. C’est d’ailleurs pourquoi le terme « racisme » reste d’une brûlante actualité et n’est pas prêt de disparaître.
Et ce d’autant plus que, confronté à cette invalidité scientifique de l’idée de race, le racisme se voit contraint de se réinventer constamment, migrant de la question biologique/phénotypique, à la question culturelle qu’il configure selon des modes particuliers au contexte dans lequel il se déploie.
C’est pourquoi il est impératif aujourd’hui, pour le mouvement antiraciste, de prendre en compte le racisme dans ses formes contemporaines les plus complexes qui génèrent des discriminations sur des bases multiples où la dimension religieuse, convictionnelle, s’entremêle à la nationalité, à l’origine ethnique et sociale, à l’orientation sexuelle ou l’identité de genre par exemple.
Comme l’a signalé Dagmar Schiek, Directrice du Centre de Droit Européen à l’Université de Leeds, durant le symposium ENAR/Open Society Foundations sur les formes de racime(s) en 2012 : « les formes contemporaines de discrimination sont de plus en plus intersectionnelles et visent des individus qui, le plus souvent, rassemblent en eux plusieurs motifs à propos desquels la discrimination est prohibée. Les convictions, la nationalité, l’âge, la classe sociale, le genre et l’identité de genre s’entrelacent avec les notions de race, ouvrant la porte à de nouveaux groupes d’« autres ». Les jeunes musulmans des banlieues, les femmes voilées, les ressortissants des pays tiers les moins industrialisés de la planète, les Roms de Roumanie, les plombiers polonais : les identités raciales sont constamment redéfinies ».
L’islamophobie réfère ainsi aux discriminations auxquelles sont confrontés des individus auxquels on attribue une appartenance religieuse musulmane réelle ou supposée. Elle résulte d’un processus de construction sociale d’un groupe que l’on racialise, que l’on construit comme une race, et auquel on attribue des spécificités, des stéréotypes et des fonctions particulières au sein de la société. Ces caractéristiques et attributs se transmettraient même, deviendraient presque génétiques (l’islam est violent, donc le musulman est violent. Et ses enfants également). On est là dans une véritable dynamique « raciale », et non plus dans la « simple » discrimination religieuse comme certains le prétendent. Il est donc amplement justifié qu’ENAR s’intéresse à l’islamophobie.
En outre, l’islamophobie est particulièrement intéressante (et dangereuse) en ceci qu’elle ne se limite pas à poser problème à l’intersection entre origine ethnique et convictions religieuses, elle convoque le sexe (les femmes sont plus souvent victimes que les hommes dans la plupart des secteurs), mais aussi l’origine sociale, la classe, l’âge et l’orientation sexuelle, pour ne citer que les paramètres les plus importants.
L’islamophobie va donc se matérialiser de façon différente, pour des individus différents dans des contextes socioculturels ou économiques différents. Autrement dit encore, l’islamophobie ne se matérialise pas de la même façon, au sein d’un même contexte, envers un musulman d’origine maghrébine, subsaharienne ou encore pakistanaise. Et c’est pour cela qu’elle est particulièrement difficile à définir légalement, même s’il est relativement facile de la reconnaître une fois qu’elle s’exerce ou qu’elle est exprimée. Le processus de racialisation est similaire dans les différents cas évoqués ci-dessus, mais il n’a pas pour conséquence de réduire un albanais et un sénégalais à une « ethnie » musulmane identique. Il est impératif de ne pas confondre analytiquement racialisation et ethnicisation, au risque de ne plus saisir le phénomène dans toute sa complexité et de ne pas pouvoir être en mesure d’y apporter des solutions efficaces dans un deuxième temps.
Il est important de constater que cette racialisation des musulmans connaît une ampleur mondiale et dénote une spécificité du donné « musulman ». Comme le montrent de récents événements tragiques aux Etats-Unis, des lieux de culte sikhs ont été attaqués parce que confondus avec des mosquées, ou encore, un hindou a été poussé sous un métro à NYC parce que pris pour musulman et considéré « responsable de 9/11 » par l’agresseur. L’islamophobie n’est donc pas un fantasme. L’islamophobie, en tant que racisme socialement construit, a un impact sur des millions de gens en Europe et aux Etats-Unis, elle exclut – et peut même tuer.
Plus encore, l’islamophobie ne concerne pas que les musulmans « visibles », mais aussi celles et ceux qui ont choisi de ne pas pratiquer ou de quitter cette foi et qui se voient constamment réassignés à cette appartenance par la société majoritaire, tout en subissant en outre des discriminations de ce fait. Comme on l’a vu, cela concerne pareillement les non musulmans qui pourraient ressembler au stéréotype du musulman dans l’imaginaire d’une société particulière à un moment donné.
Par ailleurs, l’islamophobie est aussi le fait de musulman(e)s à l’encontre de coreligionnaires. Des rapports qualitatifs sur les femmes portant le niqâb ont montré qu’elles subissent des insultes, voire des coups, tant de la part d’hommes que de femmes, tant de la part de non musulmans que de musulmans.
L’islamophobie est donc le produit d’une société particulière à un moment particulier. Elle dépasse largement les individus qui la composent, quelles que soient leurs opinions politiques ou leurs convictions. Et c’est pour cela qu’elle est présente tant à gauche qu’à droite, tant dans les milieux athées que religieux, tout en s’y manifestant selon des schémas très similaires.
Cela est d’ailleurs confirmé par l’analyse des profils des auteurs d’actes islamophobes à partir des témoignages des victimes : ce ne sont pas des nervis de l’extrême droite, ce qui pourrait être en quelque sorte réconfortant, mais monsieur et madame « tout le monde ». A savoir que n’importe qui peut, à tout moment, basculer du côté obscur de la force. C’est une des raisons, probablement, pour lesquelles il est si difficile d’évoquer l’islamophobie publiquement et politiquement : à savoir que tout honnête citoyen(ne) sait qu’il/elle a probablement eu (ou failli avoir) des comportements / attitudes / propos islamophobes à un moment donné de son existence et ne souhaite pas être confronté à cette réalité ou se voir condamner pour cela. D’où le déni systématique dans lequel s’est enfermée la majorité de la population jusqu’il y a très peu de temps.
A l’aune de cette analyse, l’argument utilisé par d’aucuns pour réfuter la dimension islamophobe potentielle de l’interdiction du voile dans certaines fonctions en Europe – à savoir que la barbe ou le foulard seraient interdits dans certains pays musulmans – ne résiste guère à la critique. En réalité, dans ces pays, il s’agira de discrimination religieuse per se, et non d’islamophobie. Car les musulmans orthopraxistes, dans ces pays (par exemple la Turquie), ne sont pas racialisés dans le débat politique ou l’imaginaire populaire. Ils sont confrontés à des logiques d’exclusion sur base de l’expression visible de leurs convictions religieuses au sein de sociétés qui partagent, pour l’immense majorité, un même référentiel en matière de convictions. Pour le coup, on peut tenter un rapprochement avec les débats en France qui menèrent à la loi de 1905 : la société était majoritairement catholique romaine et les lignes de démarcation n’étaient pas entre croyants et non croyants, mais entre des visions différentes de la visibilité et du rôle des institutions chrétiennes dans la sphère publique au sein d’un même univers symbolique.
Les débats sur la laïcité tels qu’ils se posent aujourd’hui en Europe et se cristallisent autour de la question de l’islam, ne peuvent donc être véritablement comparés ni à ceux de 1905 en France, ni à ceux qui prennent place, à l’heure actuelle, dans un certain nombre de pays dits musulmans.
Et quand bien même des données supplémentaires permettraient de tirer la conclusion qu’il s’agirait d’une forme particulière d’islamophobie à l’œuvre dans ces pays, cela ne renforce en rien la validité de l’argument plus ou moins implicite de ceux qui prétendent que « si des pays musulmans mènent des politiques islamophobes, alors pourquoi devrions-nous nous gêner ? ». On avouera que l’on a déjà trouvé mieux en matière de politique émancipatrice.
Enfin, d’aucuns s’étonnent encore qu’aujourd’hui les femmes soient identifiées comme les premières victimes de l’islamophobie alors que la réussite des jeunes musulmanes avait longtemps été présentée comme le résultat de leur volonté de s’en sortir en comparaison de leurs frères supposément moins prompts à saisir les opportunités qui se présenteraient à eux.
Par ce type de commentaire, le déni de réalité atteint le sublime ! Effectivement, ces filles qui sont allées chercher leur diplôme avec les dents, qui ont peut-être accepté de mettre le foulard de côté pour poursuivre, malgré tout, leur scolarité avec la promesse de la protection de la loi interdisant la discrimination pour motif religieux dans l’emploi, ces filles arrivent maintenant sur le marché du travail.
Polydiplômées, pharmaciennes, assistantes sociales, éducatrices, institutrices, médecins, dentistes ou kinésithérapeutes, ingénieures, chercheuses, comptables ou psychologues, les voilà maintenant confrontées à une exclusion grandissante dans l’emploi privé ou public. Et ce, sous l’influence notamment de discours radicaux sur la laïcité dans la sphère publique dont les effets débordent de plus en plus hors de ce cadre d’application. Il n’est donc pas étonnant que les rapports d’ENAR relèvent cette exclusion et signalent, ce faisant, l’échec de celles et ceux qui ont défendu et imposé l’interdiction du foulard dans l’enseignement en prétendant dogmatiquement, sans aucune donnée objective soutenant leurs affirmations, que c’était un facteur d’émancipation et que cela ferait disparaître ce « problème ». En fait, il a juste été déplacé au niveau suivant et les effets commencent à s’en faire sentir. Doit-on s’accommoder d’une génération perdue ?
Laïcité et islamophobie ?
Il est évident que la question de l’islamophobie pose un véritable problème à celles et ceux qu’elle empêche d’articuler « en paix » un modèle de laïcité de combat qui prétend faire tabula rasa de tout symbole religieux dans la sphère publique (dans un but émancipateur).
Il va de soi que la question de la visibilité du fait religieux musulman (mais pas seulement : juif et sikh également) pose problème dans ce modèle. Et je ne suis pas sûr que c’est le prendre par le bon bout que choisir d’oblitérer la problématique de l’islamophobie et de ses conséquences très concrètes sur un public très vulnérable, à savoir des femmes, issues de minorités ethniques pour la plupart.
Mais plutôt que développer des solutions innovantes et originales aux implications d’une telle exigence (légitime) de laïcité, nombreux semblent préférer le choix de la facilité : l’exclusion. Et cela les conduit inévitablement à questionner la réalité de l’islamophobie, car celle-ci constitue, sans aucun doute, le talon d’Achille de leur vision de la société.
Il est évident qu’ENAR fait référence à une vision implicite de la société (et donc de la laïcité le cas échéant). ENAR a choisi son camp : il milite pour une société inclusive qui donne sa place à chacun(e), en toute égalité, quelles que soient ses origines et ses apparences. Les seules limites que nous reconnaissons à ce principe sont les limitations reconnues par les traités et conventions internationaux en matière de Droits de l’Homme. Toute formulation politique et légale de l’exigence de laïcité doit pouvoir se déployer à l’intérieur de ce cadre général. Dès lors, toute discrimination, directe ou indirecte, qui ne pourrait être justifiée par les limitations potentielles formulées par les conventions mentionnées ci-dessus est inacceptable et doit être traitée en fonction. Ceci vaut pour le cadre général.
Vient donc la question de la visibilité de l’islam – différente de celle de l’islamophobie, même si les problématiques se recouvrent et se nourrissent parfois l’une de l’autre.
Or, sous cet angle, la véritable question de fond est la question de la neutralité (neutralité de l’action publique, neutralité de l’apparence du fonctionnaire, neutralité des institutions publiques et des espaces matériels et immatériels qui sont les leurs). Et la faille du raisonnement des opposants à la visibilité du religieux en général (et de l’islam en particulier) est de refuser de voir, de prendre en compte et de tirer les conséquences nécessaires du fait que la neutralité en Belgique, comme en France, n’est pas neutre, historiquement.
Comme nous l’avons suggéré ci-dessus, la « neutralité de référence » fut élaborée et mise en œuvre dans une société ultra majoritairement chrétienne (catholique romaine) où l’expression visible d’une fois raisonnable n’était pas indispensable parce qu’implicite au sein d’un univers symbolique commun. En quelque sorte, cette neutralité a consisté en l’institutionnalisation d’un rapport au monde catholique romain sécularisé. Ainsi, le discours sur « nos valeurs » qui transforme des pratiques religieuses en simples artefacts culturels pour en justifier la permanence en terre laïque (poisson le vendredi dans les cantines scolaires, congés de Toussaint, Ascension… dans les administrations publiques alors que nos sociétés sont pourtant massivement déchristianisées) est d’une hypocrisie sans borne qui révèle précisément ce qu’il veut occulter : que la mise en œuvre du principe de laïcité/neutralité a su accommoder la pratique religieuse majoritaire de ce temps-là et qu’il n’existe donc aucune justification pour ne pas en faire autant aujourd’hui dans un contexte beaucoup plus pluriel et diversifié qu’il ne l’était à l’époque.
Certains ont en effet trop vite tendance à passer au bleu cet élément de l’histoire de la laïcité, à savoir que la loi de 1905 a exprimé une volonté d’apaisement, de trouver des compromis, de donner du temps au temps et de faire le pari de l’intelligence pour être sûr de pouvoir prendre « tout le monde à bord ». La tendance éradicatrice était bel et bien présente dans les débats qui ont mené à l’adoption de la loi de 1905, mais ce n’est pas l’option qui a prévalu. Au contraire, ce fut une laïcité d’accommodement (raisonnable) qui a permis mille et un arrangements locaux pour n’exclure personne et offrir aux mentalités le temps d’évoluer. Gardons-nous donc des contre-sens historiques en la matière !
Il est donc impératif de faire un aggiornamento du concept de neutralité / laïcité dans le cadre d’une société où se côtoient un nombre croissant d’options spirituelles et philosophiques de telle sorte que l’on atteigne une véritable neutralité pour et envers tout le monde.
A l’inverse, le fait d’ignorer cette dimension fondamentale contredit la prétention à l’universalité de ce type de neutralité / laïcité. Il est piquant de constater que cette approche de la neutralité / laïcité est essentiellement portée par des membres de la communauté majoritaire qui ne sont que difficilement sensibles au biais religieux et culturel fondamental (mais historiquement compréhensible) de la neutralité qu’ils prônent. Mais quand on est issu d’une minorité XYZ ayant un rapport au monde un tant soit peu différent, on ne peut que constater, et subir, l’absence d’universalité de cette approche.
C’est là, précisément, que l’on touche aux discriminations systémiques ou institutionnelles – à savoir qu’une société, dans son processus normal de développement avant forte hétérogénéisation, élabore ses institutions pour répondre aux besoins moyens de sa population majoritaire. Dès lors que la composition de celle-ci change substantiellement, les institutions produisent de l’exclusion parce qu’elles n’ont pas été prévues, ni adaptées, pour répondre aux nouvelles demandes, besoins, impératifs de cette population en changement. Les agents reproduisent donc involontairement des mécanismes, des comportements, qui mènent, en pratique, à l’exclusion de certains groupes.
Ce n’est pas inéluctable. Cela peut être changé, mais cela nécessite une prise de conscience en profondeur des acteurs/agents, une volonté de changement, et la volonté de mettre en place une nouvelle structure inclusive répondant aux besoins de la nouvelle majorité. Et surtout cela requiert de ne pas vouloir s’attacher à préserver l’ordre établi par peur du lendemain et du changement inévitable des superstructures ainsi que des rapports de force au sein de la société. Or la question de la neutralité / laïcité s’inscrit très précisément dans ce cadre, quelle que soit la garniture avec laquelle nous est servi le plat principal : émancipation, refus du retour du religieux dans la politique, préservation de « nos » valeurs… Ne pas en être conscient, c’est s’interdire de facto de penser la question dans toute sa complexité.
En bref, ENAR n’est pas du tout contre le principe d’une laïcité active. A la rigueur, la laïcité serait même hors sujet pour notre organisation, car il ne nous appartient pas de déterminer les formes politiques, sociales et économiques qui mettent en œuvre les principes généraux pour lesquels nous nous battons. Cependant, la question qui nous occupe est l’extension constante de la sphère d’exclusion de certains individus / groupes sous des prétextes divers, l’exigence d’une laïcité d’exclusion étant l’un de ceux-ci.
Or, il est évident que si l’on repense la neutralité à l’aune des quelques modestes arguments avancés ci-dessus, on ne peut que se rendre compte que la laïcité « sélective » telle qu’elle est appliquée aujourd’hui conduit inéluctablement à l’exclusion de certains groupes (femmes musulmanes voilées ou non, hommes sikhs, jeunes musulmans issus des classes sociales défavorisées…).
Jusqu’à présent, certains ont tenté de contourner l’obstacle en prétendant que si l’on exclut les symboles religieux de tout le monde, la discrimination religieuse disparaîtrait comme par enchantement. Beau tour de passe-passe, mais qui fait fi de la souffrance des individus qui sont visés et commet, qui plus est, l’erreur de considérer comme formellement équivalents foulard, turban sikh, kippa et croix. De la même façon que pour le turban sikh de l’homme, le foulard est considéré comme un élément constitutif de l’intégrité physique de la femme qui choisit de le porter – indépendamment de la signification quelconque qu’elle peut lui conférer. En l’occurrence, cela débouche bien sur un type particulier de discrimination genrée qui ne frappe que des femmes. La kippa et la grande croix ressortent donc d’un registre différent (voir Frédérique Ast and Riem Spielhaus, Tackling Double Victimization of Muslim Women in Europe: An Intersectional Response, in Mediterranean Journal of Human Rights, vol.16, pp.357-382). Les mettre tous sur pied d’égalité constitue une erreur d’appréciation et de pratique de la législation anti-discrimination.
La négligence de ce type de « détails » démontre la difficulté de nombre d’adeptes de la « laïcité de combat » à penser la complexité de nos sociétés contemporaines et l’individualisation des rapports entre êtres humains d’une part et entre ces derniers et les institutions d’autre part. Ils préfèrent se contenter de mesures cosmétiques (on élimine les signes « religieux » de la sphère publique, voire parfois de l’espace public) plutôt que s’attaquer au fait que ce sont les structures et les systèmes institutionnels – conçus pour un autre temps – qui produisent l’exclusion, le refus de service, l’inégalité.
Les administrations britanniques, suédoises, états-uniennes, ou encore norvégiennes sont-elles moins performantes que les nôtres parce que les fonctionnaires peuvent porter des marqueurs d’appartenance religieuse ? Leurs usagers sont-ils plus discriminés qu’en Belgique ? La réponse est d’évidence négative, prouvant que ce n’est pas la prétendue neutralité de l’apparence du fonctionnaire (du bâtiment…) qui pose problème, mais la neutralité et la qualité de l’action, du service ou de la prestation fournie. Or, au-delà de grandes déclarations générales sur la nécessité de combattre les discriminations, ces mêmes adeptes ne proposent pas de solutions concrètes aux problèmes d’inégalité de traitement dans les services publics qu’ils identifient pourtant très justement comme un problème démocratique fondamental. La neutralité d’apparence se confirme dès lors comme un leurre commode pour se décharger de toute responsabilité de refonder nos institutions en vue de les adapter au siècle, abandonnant les agents à la poursuite plus ou moins inconsciente de leurs discriminations systémiques tout en les appelant à un simple sursaut éthique pour faire bonne figure.
Certes, bien sûr, il est possible de bétonner dans une loi certains types de discriminations directes ou indirectes, y compris dans une loi instituant un principe de laïcité. Des telles discriminations seront légales, mais elles n’en seront pas pour autant moralement légitimes. Toute loi ayant pour conséquence l’exclusion directe ou indirecte d’un individu ou d’un groupe d’individus sur la base d’un ou de plusieurs éléments constitutif de son (leur) identité ne pourra jamais être moralement légitime et sera dès lors toujours remis en question par les victimes, introduisant de l’instabilité dans le système.
Conséquemment, il nous est impossible de recevoir la justification implicite suggérée par l’argumentaire de ces mêmes adeptes à savoir qu’il serait acceptable de sacrifier la vie de quelques-unes (des femmes surtout. La dimension genrée de la question crève tellement les yeux !) pour le bien (non défini) de l’ensemble de la société.
ENAR, qui fonde son action sur les principes des Droits de l’Homme, ne peut cautionner ce genre de raisonnement – explicite ou implicite – qui fait des êtres humains de simples variables d’ajustement, voire des commodités dont on pourrait disposer à sa guise en fonction de tel ou tel projet de société. Revenons à nos fondamentaux : tous les êtres humains naissent égaux en dignité et en droit. Et retirer un droit à tous n’est pas faire preuve de progressisme, d’humanisme, ni d’égalitarisme. Nous plaidons au contraire pour une version maximaliste, aussi inclusive que possible, qui offre tous les droits reconnus à tout le monde, qui ne force personne à abandonner une partie de soi-même sur le bord de la route pour se conformer à un modèle de société imaginé il y a plus d’un siècle en vue de répondre à des problématiques très différentes.