Un éventuel retrait de l’accréditation UNESCO du carnaval d’Alost sera examiné par le Comité du patrimoine immatériel qui se réunit du 3 au 14 décembre en Colombie. Il reviendra aux 24 membres du Comité intergouvernemental, organe souverain en la matière, d’examiner le cas du carnaval d’Alost dans le contexte du suivi des éléments inscrits, ce qui inclut la possibilité de retirer des éléments des listes de la Convention. Dans sa réponse à la lettre rédigée par les Bruxelles Panthères, le sous-directeur général pour la culture de l’UNESCO, Ernesto Ottone R., rappelle que tant le Carnaval d’Alost que la Ducasse de Ath doivent se conformer aux principes fondamentaux de la Convention de 2003 et en particulier à son article 2, selon lequel « seul sera pris en considération le patrimoine culturel immatériel conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme, ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus ». C’est d’ailleurs au nom de cette exigence qu’en mars 2019 les États membres réunis lors du Bureau du Comité du patrimoine immatériel ont condamné « toutes les formes de racisme, d’antisémitisme, d’islamophobie et de xénophobie » et ont inscrit l’examen du « carnaval d’Alost » à l’ordre du jour provisoire de la quatorzième session du Comité du patrimoine immatériel. Donc ce que dit le sous-directeur général pour la culture, au nom de la Directrice-générale de l’UNESCO, c’est qu’en mars 2019 se sont les signalements des caricatures antisémites du carnaval d’Alost qui ont contraint les Etats membres à affirmer une condamnation forte de toutes les formes de racisme. Difficile de dire plus clairement que la Belgique est clairement dans le viseur de l’UNESCO. C’est ce qui explique que le bourgmestre d’Alost ainsi que l’ambassadeur belge auprès de l’ONU pour l’éducation, la science et la culture ont été convoqué pour s’expliquer.
UNIA : antiracisme policier du racisme d’Etat
Après le rapport du Groupe d’experts indépendants sur les personnes d’ascendance africaine (Wgepad) de l’ONU qui pointe clairement la persistance du passé coloniale dans la formation d’une négrophobie endémique en Belgique et le blackfacing comme une pratique discriminatoire et stigmatisante, après la résolution du Parlement européen sur les droits fondamentaux des personnes d’ascendance africaine en Europe (2018/2899 (RSP)) qui pointe la « persistance de certaines traditions en Europe » et particulièrement le blackfacing, lesquelles « perpétuent des stéréotypes profondément enracinés sur les personnes d’ascendance africaine » participant à « exacerber les discriminations » et la réponse de l’UNESCO à Bruxelles Panthères qui rappelle que les instances de l’UNESCO resteront fidèle, en toutes circonstances, à ses principes fondateurs en ne cesseront d’être vigilants face à toutes les formes de menaces qui pèsent sur la dignité et les droits humains, on aurait pu penser que les instances d’Etat et en particulier UNIA aurait pris la mesure du problème. Il n’en est rien.
A quelques semaines de la séance du Comité du patrimoine de l’UNESCO, les organisateurs du char antisémite de l’année dernière ont produit des rubans qui visent directement l’UNESCO avec de nouvelles caricatures antisémites et différents slogans : « Alost est à nous », « nous rions de tout le monde ». Un des rubans montre une caricature islamophobe expliquant : « Ils ont aussi ri de nous ». C’est dans ce cadre que l’ambassadeur belge a été convoqué par les instances de l’UNESCO. Dans ce contexte de provocation de l’extrême-droite, UNIA affirme, à nouveaux, que « il n’y avait pas d’incitation consciente à la haine, à la discrimination ou à la violence contre les juifs ». Pour UNIA « dans le contexte très spécifique du carnaval » la loi contre l’incitation à la haine et à la discrimination n’a pas été enfreint. Mais Charlier va plus loin, plutôt que d’appliquer la loi (comme UNIA l’a fait contre un membre du parti Islam pour « discrimination » à l’encontre d’Emmanuelle Praet simplement parce qu’il avait refusé de lui serrer la main, ou contre un afrodescendant pour « racisme anti-blanc » (sic.) qui avait dit lors d’une agression policière « cerveau de blanc »), il demande à ce que les événements folkloriques comme le carnaval d’Alost ou la Duasse de Ath (événements dont les bourgmestres PS et NVA ont déclaré qu’ils entendaient défendre les éléments négrophobe et antisémites) soient plus inclusifs.
La campagne menée par les Bruxelles Panthères « Pour une Ducasse sans blackface » ne demandait pas à ce que les descendants de l’immigration post-coloniale soient intégrés au folklore raciste mais au contraire que le folklore soit décolonisé en profondeur pour qu’ils puissent y assister sans risque d’agression et de lésions psychiques. Cela commence par simplement appliquer la loi. Mais c’est encore pire si on prend la peine de lire le communiqué d’UNIA jusqu’au bout. Alors que les portes paroles de Bruxelles Panthères et leurs alliés ont été copieusement insultés et menacés sur les réseaux sociaux et que Charlier est parfaitement au courant de ces agissement, UNIA n’a pas un mot pour ces violences mais par contre s’indigne des « réactions très dures » qu’aurait reçu les antisémites du Vismooil’n. On est ici dans la parfaite continuité du racisme d’Etat tel que Zual Démir l’avait performé lors des agressions négrophobes du Pukkelpop en recevant les agresseurs.
Le folklore est le chaudron du racisme
Si je pouvais, j’enfermerais Charlier et je le contraindrais à écouter « Racisme et Culture » (Fanon) tout un week-end, jusqu’à ce qu’il saisisse l’effet réciproque du racisme et de la culture. Mais j’ai bien peur que cela ne servent à rien. L’antiracisme policier est un effet de structure du racisme d’Etat. On voit que même lorsque UNIA n’est plus soumis à la pression de la NVA au sein de son conseil d’administration, il ne change pas sa ligne.
Tout l’argument de Charlier tient en un seul point : le « contexte spécifique du carnaval ». Et cette argument qui a l’aire d’être une formulation du bon sens, est en réalité une activation d’un sens commun rendu profondément insensible aux effets ainsi qu’à l’historicité du racisme et de l’antisémitisme en particulier. En réalité, s’il y a bien un espace social où l’effet réciproque du racisme et de la culture ont particulièrement été actif c’est précisément le carnaval. Toute l’histoire de l’Europe chrétienne est marquée par cette violence à caractère structuré que rend possible cette tradition du carnaval, comme celle des processions, à travers laquelle la société majoritaire chrétienne s’en prend lâchement aux minorités et pendant très longtemps aux juifs. On se souvient de la « course aux juifs » du vieux carnaval de Rome qui a donné lieu à de véritables pogroms. Ou encore de l’épidémie de danse de Saint Guy qui donnera lieu au pogrom de Strasbourg de 1345 durant lequel 2000 juifs seront massacrés parce que rendu coupables d’avoir empoisonné l’eau de la ville. Les exemples de carnaval et de processions antisémites ne manquent pas en Europe. Les processions ayant lieu lors de la fête de Pâques ou de Carnaval ayant d’ailleurs souvent été très meurtrières en terme de passage à l’acte antisémite.
C’est précisément conscients de cette action réciproque que les collectifs de militants antiracistes et décoloniaux issus de l’immigration post-coloniale dénoncent depuis de nombreuses années les caricatures négrophobes du Père Fouettard et du Zwarte Piet. Mais est-il encore possible de discuter avec UNIA dans un tel contexte ? Il ne s’agit pas d’une condamnation morale des prises de position de Charlier mais d’une prise en compte des rapports de pouvoir. Unia est structurellement surdéterminé dans sa politique des poursuites par le racisme d’Etat, il en constitue donc un rouage important offrant une impunité aux actes racistes. Plus grave, en n’appliquant pas la loi lorsque les agressions racistes viennent de la communauté majoritaire et en poursuivant avec un zèle que l’on ne lui connaissait pas les actes supposés discriminatoires commis par des personnes identifiées comme appartenant eux minorités raciales, UNIA dégage une espace d’impunité pour les groupes suprématistes. C’est ce qu’on a clairement vu cette année au Pukkelpop festival ou le groupe qui avait l’année dernière diffusé la vidéo de l’agression négrophobe (« Make Vlanderen great again ») s’en est pris à Annua De Wever en toute impunité. On voit cela cette année dans la préparation du prochain carnaval d’Alost ou des caricatures antisémites sont déjà mis en circulation dans une provocation évidente des instances de l’UNESCO. Les faits sont graves. Le Comité de Coordination des Organisations Juives de Belgique a condamné jeudi les conclusions d’UNIA à propos du char caricaturant des juifs orthodoxes lors de la dernière édition d’Alost. Selon le CCOJB, le centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme perd sa crédibilité aux yeux de certaines populations qu’il entend pourtant défendre.
Vers un antiracisme décolonial
Nous sommes donc dans l’œil du cyclone. Entre le retrait des instances d’UNIA de la part de l’actuel gouvernement flamand et les critiques persistantes et de plus en plus soutenues de la politique des poursuites d’UNIA par les groupes victimes du racisme sous la pression d’instances internationales comme l’UNESCO qui pointe le racisme systémique en Belgique, il se pourrait que nous assistions à la fin de l’antiracisme policier d’Etat dans se forme actuelle. Rien n’est joué.
La question centrale dans le débat actuelle est celle de la notion même d’« intentionnalité ». Pour expliquer pourquoi il ne fait pas respecter la loi, Charlier déclare, à propos des caricatures antisémites d’Alost de « caricatures qui frappent fort les esprits de manière non intentionnelle ». Les racistes ont d’ailleurs très bien compris la contradiction dans laquelle se trouve pris Charlier. Dès qu’il y a une plainte pour incitation à la haine, ils s’excuses tout de suite et disent que leur intention n’était pas méchante, qu’ils ne se sont pas rendu compte de leurs actes. Il y a ici un piège, une ruse de la raison (post)coloniale qui se glisse au cœur même de la loi. C’est précisément ce qu’a dit un des agresseurs négrophobes lors du Pukkelop festival en 2018 : « À mon grand regret, je suis l’un des jeunes qui chantent la chanson en question dans cette vidéo. C’était sans réfléchir et sans prendre conscience des conséquences ». Il a ensuite été reçu par Zual Demir qui n’a pas pris cette peine pour les jeunes afrodesendantes agressées. La loi produit donc de l’impunité et c’est extrêmement grave. Cette production de l’impunité des actes racistes par la loi est également dangereuses car on voit bien comment des groupes comme Schild & Vrienden l’utilise. On voit ainsi apparaître un discours raciste à double fond, un fond ésotérique dans les chats rooms suprématistes où l’intention négrophobe et raciste est claire et explicite et un fond exotérique, public qui utilise la loi d’une façon perverse. Ce que révèle le cas du Sauvage de Ath ou du char antisémite du carnaval d’Alost c’est comment les institutions de l’anti-racisme policier comme Unia ne sont pas du tout préparée à faire face à ces défis. Le plus inquiétant c’est qu’ils semblent ne pas en être conscient, c’est probablement le propre de l’anti-racisme moral.
Il est urgent de changer le rapport de force de façon à déplacer le curseur juridique de l’intention à la question des effets, des dommages et des lésions. C’est ce que propose Véronique Clette-Gakuba dans l’émission La Diaspora chuchote autour du folklore négrophobe en proposant de conférer une « personnalité juridique » à la Ducasse. Il s’agit par-là de rendre compte de l’effet génératif en termes de relations négrophobes et de production d’insensibilité. Les folklores négrophobe et antisémite sont performatifs indépendamment, ou malgré, les intentions supposées (ou déclarées comme telle a posteriori) bienveillantes ou non intentionnelles. Il y a aussi un intérêt anti-raciste dans cette perspective proposée par Véronique Clette-Gakuba, c’est qu’en déplaçant le curseur de l’intention aux effets on donne aussi une place plus centrale aux vécus et aux analyses des afro-descendants, ils deviennent partie prenante de la définition du racisme plutôt que de devoir faire face aux institutions de l’antiracisme policier. La lutte contre l’antiracisme policier d’Etat dont la légitimité semble de plus en plus fragile ne pourra devenir opérante que si nous parvenons à produire de nouvelles formes juridiques proprement décoloniales, c’est-à-dire un droit nouveau qui instruise la question des lésions, des effets et des blessures infligées par les actes racistes au sein d’une justice réparatrice.