Table des matières
1Nous reprenons ici, après presque 2 ans d’interruption, les articles d’actualités proposés par le Collectif Manouchian. Interruption pour cause de productions de différents travaux et en particulier la publication d’un Dictionnaire des Dominations aux éditions Syllepse, qui nous ont amenés à suspendre cette écriture régulière sur ce site. L’optique était et est toujours d’éclairer périodiquement la situation politique et sociale dans la société française, en mettant en évidence comment les rapports sociaux de sexe, de race et de classe s’entrecroisent dans les productions des mécanismes de domination qui traversent notre société au quotidien aujourd’hui… Ce « Ouvrons les yeux, camarades » s’adresse ainsi à nous tous (nous nous y incluons), pour que nous « portions une attention » spécifique à la manière dont, au quotidien, dans notre société, des décisions politiques, des prises de position publique, des actions citoyennes, etc., croisent des manifestations, des mécanismes, des formes de luttes et de résistances, liés par ces trois rapports spécifiques de domination…
2Pierre Bourdieu définissait l’État comme « le monopole de la violence physique et symbolique »1, dont « sa main droite » répressive et punitive – et l’on peut rajouter assassine – produit des « sujets étatisés » (policier, juge, militaire, énarque, etc.) qui reproduiront à leur tour l’idéologie étatique2, qui est toujours au service de la classe dominante. À l’État capitalo-paternaliste des 30 glorieuses, a succédé depuis 30 ans, un État viril et sévère dont les victimes sont les exploités, les dominé-e-s et les opprimé-e-s, que la raison en soit l’appartenance de classe, le sexe, l’origine réelle ou supposée, l’âge ou l’orientation sexuelle. La « main gauche » de l’État, celle des services publics, souffre de gangrène et les capitalistes lui diagnostiquent une amputation rapide. Certains déplorent l’immobilisme du nouveau gouvernement. Nous décelons un activisme bien réel. On connaissait le parti socialiste pour son abandon des classes ouvrières et populaires, il n’aura fallu que quelques semaines pour y voir le prolongement de la politique sarkoziste, avec comme seule distinction, des mécanismes d’exploitation un peu plus raffinés3 et un discours d’accompagnement idéologique plus sophistiqué4. Quant à la politique « extérieure », le parti « socialiste » apparaît une nouvelle fois comme un excellent défenseur des intérêts des multinationales françaises en reprenant à son compte les guerres impérialistes de l’ancien gouvernement et en ajoutant de nouvelles comme celle du Mali. Pendant que le parti socialiste démontre son allégeance à la classe dominante, on tue en France, on recolonise au Mali, on reprend du poil de la bête néo-libérale et on se radicalise à l’extrême droite, on prépare l’opinion publique à une nouvelle campagne islamophobe en annonçant une énième loi sur le foulard. Continuons d’ouvrir les yeux camarades.
Énième crime de l’institution policière étatique
3« Au regard des premiers éléments, les policiers ont appliqué la légitime défense», martèle le commissaire de police d’Hénin-Beaumont. Ce que l’on nomme encore et toujours comme de la légitime défense, c’est l’assassinat de Lahoucine Ait-Omghar, 26 ans, abattu devant le domicile de ses parents à Montigny-en-Gohelle, ville du bassin minier du Pas-de-Calais, le jeudi 28 mars. Quatre policiers l’ont interpellé et ont tiré cinq balles, dont trois ont touché Lahoucine Ait-Omghar, muni d’une paire de ciseaux ! 4 policiers armés face à une personne ayant une paire de ciseaux sur lui, cela s’appelle en France, « de la légitime défense ». Le journal La voix du nord du 29 mars relève « des tensions entre jeunes et forces de l’ordre » dans les heures qui ont suivi l’assassinat et relaie la parole du même commissaire dénonçant « des jeunes qui ont mis le feu à des containers et que certains ont lancé des pierres sur les policiers ». Il est affligeant d’entendre des assassins se plaindre des incivilités, somme toute mineures. Plaintes relayées de facto par des médias dont leurs méthodes « d’enquêtes » n’ont d’égal que leur statut de « nouveaux chiens de garde ». L’Inspection Générale de la Police Nationale (l’IGPN) qui est chargée de l’enquête. En l’occurrence, c’est le père des assassins qui jugent ses fils. Qui accepterait que le MEDEF soit chargé d’enquêter sur les morts liés aux accidents du travail ou si les agresseurs homophobes étaient jugés par Frigide Barjot et ses amis ?
4Ce nouvel assassinat reflète un mal français profond. Plus de 500 jeunes5 ont été tués par l’État (les policiers ne sont « que » des agents de l’État), lors de ces trente dernières années, dont leurs caractéristiques communes sont d’être « jeunes », « issus de l’immigration » –majoritairement post-coloniale – et de classe populaire. Comment un tel massacre peut-il perdurer et passer à côté des milieux militants de gauche ? Le silence assourdissant des organisations et partis de gauche et l’absence d’indignation et de ripostes face à ces crimes, qui font désormais partie de l’histoire et de la mémoire de tous les quartiers populaires de France, signent un décalage et même un gouffre entre ceux qui prétendent changer le monde et une partie importante des classes populaires, c’est-à-dire des classes qui ont intérêt à foutre en l’air ce vieux monde qui tue.
5Et pourtant, ces jeunes, eux, continuent de percevoir ces massacres comme une violence faite aussi aux classes populaires, en témoigne l’interview d’un ami de Lahoucine Ait-Omghar lors de la marche silencieuse en hommage à la victime : « Ils ont tué un fils de mineur ! »6. Ces jeunes dont on fait le procès régulier d’une dépolitisation gardent, eux, un « point de vue » de classe. Comment en serait-il autrement ? Ils-elles savent par expérience quotidienne que leurs vies de galère et la mort qui les touchent plus que d’autres, plus tôt, plus violemment, est le résultat de leur double origine de classes et de « race ». Quand ils mettent en avant l’origine immigrée pour expliquer leurs conditions d’existence, c’est aussi en raison de l’occultation du rapport social raciste comme cause de ces morts dans les discours et les priorités des organisations politiques se revendiquant des classes populaires. Une approche matérialiste des révoltes des jeunes des quartiers populaires devrait nous amener à mettre leurs colères et leurs revendications en haut de l’agenda des priorités militantes. Ce qui divise les gauches aujourd’hui, ce n’est pas de trop parler des jeunes prolétaires « issu-e-s de l’immigration », mais au contraire de ne pas suffisamment prendre en compte que leur sort est à la fois le résultat d’une violence capitaliste et d’une violence coloniale.
6Quand ils ne sont pas tués par la police d’État, ils sont « socialement tués », au quotidien, en vivant des humiliations, des violences verbales, physiques et racistes, des fouilles musclées, toutes formes de mise en illégitimité sociale que révélait encore récemment le sociologue Didier Fassin, après avoir enquêté plusieurs mois dans trois commissariats de la région parisienne7 ; révélations évidemment bien connues, mais à propos desquelles le nihilisme des mouvements progressistes continue d’être aussi surprenant. « Plus assourdissant que les bruits des bottes, le silence des pantoufles » nous disait Brecht.
7L’explication de ces « décès » est laissée aux médias et au pouvoir étatique. Ce discours officiel sur les causes fonctionne toujours par un déplacement du discours des causes matérielles vers des causes individuelles, psychologiques ou « culturelles ». Pour eux, ce ne sont ni le chômage – 3 fois supérieur dans les quartiers populaires, par rapport à la moyenne nationale8, ni les discriminations subies qui déterminent pour ces explications officielles le « manque de confiance des jeunes envers la République »9 ou leurs révoltes face à l’injustice subie. Tout se passe comme si la révolte n’avait pas d’autres causes que les jeunes eux-mêmes. Ces derniers seraient intrinsèquement porteurs de violences, de destructions, de refus, de sécessions, etc., sans que cela ne soit un résultat social, ou pire encore, cela serait lié à une seconde nature héritée de leur culture, religion, ou de la famille. Rendre les victimes coupables en effaçant les causes légitimes de la colère est le tour de force idéologique que construit le discours politique et médiatique dominant. Les conditions matérielles dégradées et les violences subies deviennent finalement sous la plume des journalistes, le signe d’un « état » individuel et psychologique dégradé. Pour autant, la seule cellule de soutien psychologique mise en place fût pour les policiers assassins, car « ils ont subi un choc », selon le journal « l’observateur du Cambrésis ». No comment.
Lorsque ces « jeunes » ne sont pas psychologisés, ils sont « racisés » et « ethnicisés »
8Ce même journal, le lendemain du drame, qualifie Lahoucine Ait-Omghar de « Franco-Maghrébin ». C’est le stigmate que subissent, encore et encore, les enfants de l’immigration post-coloniale, celui de ne jamais être complètement français. Il s’agit, par ce choix des termes, d’amener l’opinion publique que ces jeunes n’appartiennent pas au même « Nous » que le reste des Français. Il a été rarement mentionné que Lahoucine Ait-Omghar était ouvrier, comme la plupart des jeunes tués depuis trente ans. Stratégie centrale et fondamentale ici, que de créer une catégorie de jeunes ethnicisés pour empêcher l’identification des Français-es Blanc-hes à ces morts. Aujourd’hui en France, l’institution étatique policière peut tuer impunément une catégorie de personnes dans laquelle s’entremêlent au moins trois rapports sociaux de domination. Leurs torts sont d’être « jeunes », de classe populaire et héritier de l’immigration post-coloniale.
Poursuite de la Politique Coloniale
9Pour autant, le pays des lumières aveuglées et aveuglantes ne peut s’empêcher de prétendre exporter dans ces anciennes colonies une démocratie absente dans ces frontières intérieures où l’on vit dans l’injustice, le crime policier et l’inégalité. Voltaire et Montesquieu ont oublié de balayer devant leur porte. À l’heure où l’on nous bassine quotidiennement sur les caisses vides de l’État qui justifient la destruction des services publics – puisque nos ministres « socialistes » camouflent leur fortune dans des parachutes dorés – des millions sont trouvés pour financer d’autres parachutes, militaires cette-fois, au Mali qui attendait son libérateur. Dans sa droite ligne de reconquête colonialiste depuis le début du 21ème siècle, et après des « interventions en Afghanistan, en Côte d’Ivoire et en Lybie, c’est au tour du Mali, dont le but est de « stabiliser la situation » », dixit François Hollande. Stabiliser une situation économique qui profite évidemment aux multinationales françaises, se traduit par le fait de confier à Total, Veolia et consorts l’enseignement de la philosophie des lumières à Bamako. Le gouvernement français dira peut-être un jour le coût de son intervention (1h de rafale, entre 20.000 et 40.000 euros, 1 missile entre 200.000 et 750.000 euros), bien supérieur à « l’aide au développement » que consacre la France à ce pays10.
10La réalité travestie une nouvelle fois par le discours dominant est en vérité plus crue. L’intervention au Mali s’inscrit dans la nouvelle étape de l’histoire du système capitaliste mondial qui avec la chute des contrepoids que constituaient les pays de l’Est, retrouve se logique pure : celle de la concurrence sans limites entre les pays impérialistes. Les mêmes causes donnant les mêmes effets, nous assistons à un nouveau partage du monde, à l’image de celui du congrès de Berlin au début du vingtième siècle, avec les mêmes moyens et les mêmes logiques argumentaires. Oui, nous sommes bien dans une phase de recolonisation du monde, pour se garantir le monopole sur des matières premières, s’assurer des places géostratégiques, barrer la route aux concurrents, déstabiliser les régimes qui résistent à ce nouveau partage. Comment ne pas relier la guerre au Mali avec les intérêts de Total ou Véolia ? Comment ne pas faire le lien avec la déstabilisation souhaitée de l’Algérie en raison de sa place géostratégique et des richesses de son sous-sol ? Il faut vraiment que l’ABC du matérialisme ait été oublié par les organisations et partis qui se réclament de la gauche, pour que ceux-ci n’aient pas lancé une campagne anti-guerre, exigeant le retrait immédiat des troupes françaises. À abandonner nos repères, on prend inévitablement ceux de l’ennemi de classe. C’est donc en date du 11 janvier 2013 que l’État français déclarait la guerre au Mali pour « reconquérir le nord du pays » et rétablir à terme la démocratie. Ce même 11 janvier, 40 personnes du Comité des Sans Papiers 59 – Maliens entre autres – étaient en grève de la faim à Lille depuis 70 jours, pour qu’un bout de papier leur rende leur dignité11. Ils recevaient un communiqué du préfet du nord qui était disposé à « examiner avec humanité » la situation en proposant un « calendrier échelonné et bienveillant »12 ! Quand d’autres centaines de milliers de personnes sans-papiers et sans droit, obligées d’accepter n’importe quel travail dans des conditions déplorables, constituent une main d’œuvre taillable et corvéable à merci, et donc un intérêt économique considérable pour le patronat, cela devient aussi un merveilleux terreau d’expérimentation. Expérimenter auprès des plus faibles pour généraliser ensuite la casse du droit du travail, droits conquis par les ouvrières et ouvriers français-es et étranger-es. Parisot l’a rêvé, les socialos l’ont fait ! D’abord les sans-papiers, ensuite les ouvrier-e-s et les employé-e-s…
Une astuce politique déjà vue, mais implacable
11C’est ce fameux « Accord National Interprofessionnel » – accord validé par le duo MEDEF-CFDT, bientôt transposé en une loi sur « la flexibilité et la sécurisation de l’emploi ». Grotesque oxymore qu’est la « flexi-sécurité » qui rappelle celui de l’égalité des chances ! Ce sera à nouveau le grand jeu de loto et du hasard : la flexibilité ou la sécurité de l’emploi ?
Les patrons auront le privilège du choix
12Des crimes racistes, à la guerre au Mali, aux Sans-papiers en passant par l’ANI, une même logique se révèle ainsi : nous habituer à ne plus penser le monde à partir du principe d’égalité. Les classes dominantes ne doivent pas être sous-estimées. Elles ne sont pas marquées par une bêtise congénitale, mais mues par des intérêts concrets. Pour les défendre elles mettent en avant des stratégies argumentaires et des idéologies qui font système, car elles ont toutes un point commun : la défense des mêmes intérêts de la même classe dominante. Pour ce faire elles ont à disposition une armée de « chiens de garde » qui vendent leurs intelligences. Gramsci nous avait alertés il y a déjà longtemps sur l’importance de la dimension idéologique de la lutte des classes. Celle-ci ne remplace pas la lutte matérielle des classes, mais l’accompagne, l’informe, tente de l’orienter, de la désarmer. L’axe central de ce désarmement idéologique des classes populaires est aujourd’hui la tentative d’enterrement du principe d’égalité.
L’égalité en débat ainsi que les violences faites aux homosexuels !
13Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que l’extrême droite se réveille, se radicalise, se banalise, gagne en offensive. La loi sur le mariage pour tous a été et est ainsi l’occasion d’une libération de la parole homophobe et pour la multiplication des agressions de plus en plus violentes contre des homosexuels. Les élu-es politiques sanctionnent-ils/elles sévèrement les agresseurs, majoritairement des groupes identitaires fascistes et catholiques d’extrême droite. Non, car la « République » est aussi très mal représentée sur cette question ! Ainsi, voici la réponse au projet de loi de la députée UMP, Brigitte Barèges : « Et pourquoi pas des unions avec des animaux ? » ou encore le député UMP Christian Vanneste pour qui « l’homosexualité est dangereuse, et inférieure à l’hétérosexualité ». Mais l’UMP n’a pas le monopole des propos homophobes. Le communiste Michel Guérin n’est pas en reste en affirmant « ça ne me gêne pas qu’ils vivent ensemble (les homosexuels), mais c’est une fuite en avant par rapport à la race humaine ». Ou encore les propos du député socialiste Raymond Occolier, invoquant la religion catholique : « Je ne veux pas de mariage homosexuel. Dans la bible, Dieu dit que c’est une abomination ». Dieu ? Ces députés (d’extrême droite, de l’UMP ou du PS) se réfèrent impunément à Dieu pour prendre position contre une loi égalitaire, quand à d’autres moments, ils crient leur attachement viscéral à la laïcité à la française, pour masquer leur islamophobie !
14Ici aussi le matérialisme devrait nous prémunir de certaines cécités. Comment ne pas voir la simultanéité de ce retour musclé de l’extrême droite et de la droite extrémisée et la crainte d’une dynamique à gauche sur fond de révolte sociale après la défaite de Sarkozy ? Comment ne pas s’interroger sur les effets de banalisation de l’extrême droite, en la présentant médiatiquement comme un extrême faisant pendant à un autre ?
15Certes, tout n’est pas calculé et propulsé par en haut dans une logique de complot permanent comme le voudrait la simplistique de la théorie du complot. Mais lorsqu’un système social a besoin pour se préserver d’un outil politique, celui-ci finit par émerger sans qu’il y ait besoin de le créer par une décision formelle. Orientation du discours médiatique et politique, construction de certaines populations en problèmes pour faire écran aux réels problèmes sociaux que l’on veut masquer, suffisent à créer les conditions pour qu’émerge l’outil politique souhaité, et en l’occurrence aujourd’hui une galaxie fasciste musclée, à laquelle la classe dominante pourra faire appel lorsqu’elle en aura besoin. Si la théorie du complot est réductrice, la critique dominante de celle-ci, qui tente de nous faire croire que la classe dominante n’a pas de stratégie, l’est tout autant.
16Mais la question du mariage pour tous met également en exergue d’autres abandons du principe de l’égalité par le parti socialiste, et en particulier celui de l’enterrement du droit de vote aux résidents étrangers. À diviser l’égalité on ne peut que donner des armes aux classes qui ont intérêts à l’inégalité.
L’indignation sélective qui cache le racisme
17C’est un déferlement d’indignation de ministres, d’élus politiques et de personnalités proches de ces derniers qu’a pu entendre Fatima Afif après que la Cour de cassation soit revenue sur la décision de son licenciement en affirmant qu’elle avait subi « une discrimination en raison de ses convictions religieuses ». Fatima Afif était employée de la crèche Baby-Loup, dans les Yvelines et avait été licenciée en 2008, car elle refusait d’ôter son voile « islamique ».
18Sous couvert de laïcité, les prises de position banalisant un discours de plus en plus stigmatisant envers les femmes musulmanes – qui ne peuvent être qu’oppressées, dominées et n’ayant bien sûr, pas accès à la parole – contribuent à l’islamophobie ambiante et à son développement.
19Les mêmes personnes qui invoquent les religions pour clamer leur désarroi face à la loi du mariage pour tous, prennent cette fois-ci, leur costume de laïcard pour dénoncer la décision de la Cour de cassation. Lors de la séance des questions au gouvernement, le ministre de l’intérieur, Valls réagissait de la sorte : « En sortant quelques secondes de mes fonctions, je veux vous dire combien je regrette la décision de la Cour de cassation (…) et sur cette mise en cause de la laïcité ». Cette même personne, représentante de l’État pouvait, par ailleurs, déclarer quelques mois auparavant : « par ma femme, je suis lié de manière éternelle à la communauté juive et à Israël »13.
20Élisabeth Badinter, marraine de la crèche Baby-Loup, trouve que « cette affaire est une illustration de plus de la volonté des extrémistes de tester la République et ses limites »14 et se demande quelle image de la femme vont avoir les enfants ? L’image de la femme inquiète apparemment la philosophe Badinter. Pour autant, actionnaire principale de Publicis, elle a fait le choix d’accepter une campagne publicitaire de la marque de soutien-gorge Barbara qui faisait dire à un mannequin dénudé « quand on me dit non, j’enlève mon pull » ou « mon banquier me préfère à découvert ». Sous la responsabilité de madame Badinter, les femmes retrouvent une dignité pseudo-féministe. Le test de La République est un argument intéressant chez la « philosophe » : pour les femmes musulmanes, la République est au mieux un idéal, au pire un mensonge, mais en tout cas pas une réalité. Une femme française – non « issue de l’immigration » – entre vingt-cinq et trente-neuf ans a en moyenne entre deux et trois fois moins de chance d’être au chômage, qu’une femme immigrée ou descendante d’immigrée post-coloniale15. Ils et elles ont tenté en 1983 de défier la République, à travers la marche pour l’égalité et contre le racisme, mais 30 ans après, la situation n’a pas changé. Ils et elles demandaient l’égalité, « on » les a renvoyés, « on » les renvoie toujours à leur différence.
21Exclue de l’égalité, elle se met à revendiquer ce qu’on lui a imposé : une spécificité. Une partie de cette génération a donc choisi l’islam pour se trouver une identité déniée. La revendication d’une identité musulmane est aussi une façon de pouvoir être français : Français musulmans. En s’affichant comme musulmanes, ces femmes mettent la société française devant son propre racisme. L’enjeu pour ces personnes est de faire reconnaître l’islam comme une religion française, en France, qui ne doit plus faire obstacle à l’égalité des droits, à commencer par le droit au travail. Le thème de la laïcité ne peut plus faire illusion. Cette islamophobie ambiante est indubitablement liée à un racisme structurel, systémique et historique qui prend sa source dans notre histoire coloniale, puis dans la guerre d’Algérie et dans l’exploitation du travail immigré en France. Il faudra bien un jour cesser de le nier.
22Si un certain pessimisme de la raison peut parfois nous submerger au regard de toute cette actualité, Antonio Gramsci nous rappelle que l’optimisme de notre volonté n’est en rien entaché. De fait, l’émancipation des dominé-e-s passe aussi par des actions nuisibles auprès des dominants. Contraindre les dominants et non essayer de les convaincre en espérant un changement de mentalité, comme peuvent nous proposer les philosophes de la « Raison », héritiers des lumières. Qui a le privilège d’attendre miraculeusement que les policiers, les juges, les hommes, les homophobes, les « énarques » et les racistes entrevoient un changement de mentalité ? Pour nous, « le changement à gagner est celui des pratiques et non des mentalités. Il ne s’agit plus de changer les joueurs, mais les règles du jeu »16. De fait, comme l’indique la sociologue féministe Christine Delphy la lutte pour l’égalité ne peut voir le jour que par les premier-e-s concerné-e-s : « La conscience de classe des prolétaires n’est pas le résultat de la théorie marxiste ; au contraire, c’est la théorie marxiste du capital qui est fondée sur la prémisse de l’oppression des prolétaires. L’oppression est une conceptualisation possible d’une situation donnée ; et cette conceptualisation ne peut provenir que d’un point de vue c’est-à-dire d’une place précise dans cette condition : celle d’opprimé »17.
23On ne vous servira pas le refrain de la convergence des luttes : convergence qui se fait toujours au détriment d’une lutte sur l’autre18. Les dominé-e-s et opprimé-e-s ont des structures autonomes à combattre : le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme et le racisme sont des systèmes régis par des logiques d’oppressions propres. Si des combats communs sur certains points sont possibles et nécessaires, et que des alliances sont souhaitables et même souhaitées, cela ne fera plus à n’importe quel prix. Cela ne sera possible que si les premier-e-s concerné-e-s fixent les conditions des combats communs.
Notes
1 Pierre Bourdieu, Sur l’État, Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Seuil, 2012, p.14.
2 Loïc Wacquant, Punir les pauvres. Le gouvernement de l’insécurité sociale, Paris, Agone, 2004.
3 À coups de « dialogue social », « de légitime défense », « d’accord compétitivité-emploi » et autres euphémismes…
4 Qui cherche avant tout à faire croire au peuple qu’il est toujours à gauche et donc à masquer qu’il ne fait que prêter allégeance au capital à longueur de politiques.
5 En regroupant certaines sources telles que, http://www.urgence-notre-police-assassine.fr/123663553, et les travaux du MIB, on arrive à ce chiffre affligeant.
6 Journal télévisé du soir de France 3, le vendredi 29 mars.
7 Didier Fassin, La force de l’ordre : une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Seuil, 2011.
8 Chiffres de septembre 2012 de l’INSEE.
9 Propos de Pierre Moscovici dans le journal Libération, du 13 février 2013.
10 En recul de 3% en 2011 pour l’ensemble de l’aide au développement et de 5,6% pour la France. Il faut préciser également que les baisses dans les aides au développement sont liées au refus du Mali de signer les accords avec la France sur l’immigration.
11 En prolongeant la politique du chiffre de l’ère sarkoziste, le ministre « socialiste » Valls indique que le chiffre de 30.000 régulations annuelles ne changera pas, et décide de pérenniser la situation d’environ 400.000 personnes sans-papiers.
12 Cf. site du Comité des Sans-Papiers 59 : http://leblogducsp59.over-blog.com/.
13 Sur Radio Judaïca Strasbourg, cf. http://www.dailymotion.com/video/xxeejl_valls-je-suis-lie-de-maniere-eternelle-a-israel_news?search_algo=2#.UXqt2soovPU.
14 Dans le journal Le Parisien, du 8 octobre 2010.
15 Cf. INSEE, Fiches thématiques – Situation sur le marché du travail – Immigrés, Insee Références, 2012, p.185 et p.187.
16 Saïd Bouamama, Les discriminations racistes : une arme de division massive, L’Harmattan, 2010 p.200.
17 Christine Delphy, L’ennemi principal. Économie politique du patriarcat, Syllepse, 2009, p. 269.
18 Cela rappellerait la difficile reconnaissance de la gauche et de l’extrême gauche à admettre que le patriarcat est une structure de luttes autonome et distincte de la structure capitalistique. Mettre fin au capitalisme ne garantit en rien la destruction du patriarcat.