Derrière le grimage noir (blackface) : lutter pour notre émancipation en luttant contre Black Pete, le racisme hollandais et l’afrophobie.
Cet article s’appuie sur une présentation faite lors de la troisième rencontre du réseau décolonial européen, intitulée « la prochaine étape dans la lutte contre la négrophobie, le racisme anti Rrom et l’islamophobie en Europe », qui s’est tenue du 16 au 19 mai 2014 à Amsterdam. Ce texte entend mener une réflexion sur la lutte contre Black Pete (« Zwarte Piet »), le racisme institutionnel et l’émancipation de la diaspora africaine et des personnes de couleurs aux Pays-Bas.
Un jour férié, le racisme institutionnel et l’émancipation sont liés entre eux par « Black Pete », un personnage symbolisant l’un des jours fériés les plus importants en Hollande « Sinterklaas » (Saint-Nicolas). Beaucoup de Hollandais aiment ce personnage, mais ce dernier est sujet à controverse à cause du racisme qu’il porte en lui. Depuis 2013, un débat national porte sur Black Pete, mettant en lumière la difficulté du rapport qu’entretiennent les Pays-Bas avec leur passé colonial et son racisme actuel.
Qu’est ce que « Black Pete » ?
Tous les 5 Décembre, les Hollandais célèbrent « Sinterklass », une fête fortement ancrée dans le folklore du Moyen Age. La légende veut que Saint Nicolas voyage d’Espagne jusqu’aux Pays-Bas chaque année grâce à son bateau à vapeur, afin de récompenser les enfants qui ont été sages par des cadeaux, et de punir ceux qui ne se sont pas bien comportés. Le vieux sage blanc, habillé de sa robe rouge et blanche et de sa cape va de cheminée en cheminée sur son fier destrier blanc afin de distribuer des cadeaux et des sucreries aux enfants sages. Cependant, le saint n’a pas à faire tout ce travail seul, il est en effet accompagné par un bataillon d’auxiliaires , les « Black Petes » [Zwarte Pieten], un groupe de personnages clownesques et acrobatiques portant des tenues mauresques, supposés être devenus noirs à force de se glisser dans les cheminées la nuit afin d’apporter les cadeaux aux enfants, durant leur sommeil.
La controverse débuta par la rencontre entre le mythe et la réalité. En effet, quelques semaines avant ce jour férié, Sinterklass et ses Black Petes sont accueillis par une fanfare et une parade nationales. Les enfants et les parents hollandais se préparent pour cet événement depuis des semaines par des jeux et des devoirs scolaires, des émissions télés pour enfants et des magasins remplis d’images de Sinterklaas et Black Pete. Pourtant, les Black Petes sont interprétés par des blancs qui griment leur visage en noir, mettent des perruques africaines ainsi que des boucles d’oreilles « créoles » en or et épaississent leurs lèvres grâce à du rouge à lèvres. En réalité, il ne s’agit que de blancs se grimant en noirs. En se déguisant, ils jouent le rôle de la caricature asservie, bête, enfantine et clownesque qui aide le vieux et sage Saint blanc à mener à bien son travail. Pour la majorité des Hollandais, ce « jour férié totalement innocent » est une période de plaisir et de retrouvailles avec les amis et la famille durant laquelle, comme le veut la tradition, on échange des écrits et des poèmes, on reçoit et offre des cadeaux et où l’on passe du temps avec les personnes aimées. Pour d’autres, en particulier pour les noirs, Black Pete est le reflet d’une histoire coloniale douloureuse où les hommes blancs, se considérant comme supérieurs, assujettissaient, déshumanisaient et asservissaient les corps noirs, qu’ils considéraient comme inférieurs. Les critiques de cette tradition néerlandaise se confrontent à des agressions verbales et parfois même physiques de la part de ses défenseurs les plus ardus. Le résultat logique est ainsi que la controverse entourant cette tradition a initié d’un certain militantisme et d’un débat national autour du legs colonial néerlandais, de son identité, de sa citoyenneté et de son racisme institutionnalisé.
Une tradition fortement ancrée dans le racisme européen
Bien que la tradition de Sinterklaas puise son origine dans l’histoire du Moyen Age, Black Pete quant à lui apparaît pour la première fois au milieu du XIXème siècle (Smit, 2014). Des recherches ont montré que le personnage de Black Pete fut créé par Jan Schenkman qui écrivit un livre pour enfant très populaire Sinterklaas en zijn knecht (1848) [Sinterklaas et son serviteur], livre dans lequel le Saint voyage d’Espagne jusqu’aux Pays-Bas dans son bateau à vapeur, accompagné de serviteurs noirs. Comme le personnage de Black Pete devint de plus en plus populaire et important dans la tradition hollandaise, son apparence évolua au fil du temps. Il fut, en effet, inventé à une époque où les images racialisées des noirs étaient produites au sein d’un corps plus large de représentations des peuples noirs, des hiérarchies raciales et de la formation d’un monde colonial/racial (Grosfoguel, 1999). À l’époque où Black Pete fut inventé, les Pays-Bas étaient une puissance coloniale qui participait à l’esclavage et à la traite transatlantique depuis plus de 200 ans. Depuis la fin du XVIème siècle jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1863, les Hollandais ont vendu 554 000 hommes, femmes et enfants africains, de l’autre côté de l’Atlantique et en avaient également asservis des millions d’autres (Hira et Small, 2014). Pour justifier l’asservissement des Africains, l’expansion coloniale et la ségrégation au 20ème siècle, des idéologies racistes furent produites. Durant cette période, l’idée de racisme biologique fut très largement dominante dans les discours, justifiant ainsi le fait que les « autres » étaient génétiquement inférieurs. Ce discours dominant fut, par ailleurs, adopté par des scientifiques ou des intellectuels occidentaux comme David Hume, qui écrivait alors :
« Je soupçonne les nègres d’être naturellement inférieurs aux blancs. On a quasiment jamais vu une nation civilisée de ce teint, ni même aucun individu important, que ce soit dans l’action ou dans la spéculation. »[1]
Ce discours dominant sur le racisme biologique fut traduit en des stéréotypes de noirs, que l’on représentait alors comme stupides, moches, ressemblant à des enfants, dominés par de bas instincts et impulsions, plus proches du singe que de l’homme en somme. D’autre part, les blancs étaient généralement représentés comme étant beaux, fiables et civilisés, doués de raison et d’intelligence. Ces idéologies et stéréotypes raciaux sur les noirs furent matérialisés, montrés et communiqués à la population au travers de mythes, du folklore et de livres (pour enfants). Les livres White about Black : Images of Africa and blacks in popular western culture de Jan Nedveen Pieterse[2] et Black : the image of black people in the Dutch illustration art 1880 – 1980 de Jeroen Kapelle et Drik J. Tang montrent comment les images et stéréotypes visuels sur les noirs dans les arts et la culture populaire occidentale se développèrent à travers le temps et comment ils étaient ancrés dans la pensée eurocentriste et raciste. Les images stéréotypées des noirs furent popularisées à travers des spectacles de troubadours aux États-Unis et en Europe, dans lesquels des blancs se grimèrent en Africains afin de divertir un public blanc à travers des stéréotypes de noirs « bouffons joviaux, chantant et dansant ». Cette tradition du masque noir (blackface) renforça ainsi l’idée d’une infériorité et d’une inhumanité noire et de la suprématie blanche. Comme Otoo (2012, 62) le note : « cette tradition fut dessinée par et pour les blancs afin de renforcer le message : »ils » ne sont pas comme »nous ». ». Le masque noir devint ainsi une expression populaire de ce discours dominant du racisme biologique (Brienen, 2014, 185). En Grande-Bretagne, Golliwog, une vielle poupée « négresse » devint alors une figure populaire, et plus tard la tradition du blackface fut utilisée par l’industrie du cinéma est-allemand afin de divertir son public majoritairement blanc. Le développement et la vulgarisation du personnage de Black Pete, qui a les mêmes caractéristiques que d’autres formes de stéréotypes physiques sur les noirs, comme les ménestrels grimés en noirs avec les lèvres épaissies, la peau noircie au charbon et l’attitude clownesque afin de divertir et servir un public blanc, ne peut pas être isolé de son contexte historique et culturel.
L’innocence hollandaise
L’argument le plus récurent que donnent les Hollandais afin de défendre cette tradition est de dire qu’il ne s’agit que d’un « jour férié tout à fait innocent ». En effet, les Hollandais croient dur comme fer à leur propre innocence et bienveillance. Par ailleurs, la tradition étant considérée comme l’un des aspects les plus populaires de la culture et de l’identité hollandaise, ce serait une tradition essentielle pour être ou devenir Hollandais. L’ethnologue Helsloot (2012) déclare ainsi : « chaque enfant hollandais est socialisé via ce rituel, que ce soit à la maison ou à l’école, produisant ainsi un fort attachement qui se poursuit tout au long de sa vie. ». Dans la récente collection d’essais et d’articles critiques de Essed et Hovinga Dutch racism (2014) on peut lire que le racisme hollandais peut être caractérisé par cet appel à l’innocence, un sens de la supériorité morale et un fort sentiment d’être dans leur droit. Malgré une longue histoire de l’esclavage et du colonialisme, les Hollandais ont produit une image d’eux-mêmes comme faisant partie d’une « nation tolérante, éthiquement juste et surtout étant une victime plutôt que l’exécuteur de la violence internationale » (Wekker, dans Essed et Hovinga, 21). Une image d’eux-mêmes produite à travers une fausse interprétation de l’histoire, faisant la part belle à la fierté hollandaise, à ses glorieuses réalisations, le centre du commerce mondial, de la science et de l’art durant « l’âge doré » du XVIème au XVIIème siècle, tout en niant, minimisant ou représentant mal son rôle dans l’esclavage et le commerce transatlantique, les guerres coloniales en Indonésie et l’oppression des peuples colonisés. L’ancien premier ministre Balkenende pressa passionnément les citoyens hollandais à être fiers de leur culture et de leur histoire en faisant ressortir la bonne vieille mentalité hollandaise-VOC – la multinationale hollandaise VOC prit une part active dans la colonisation de parties entières de l’Asie et dans le commerce transatlantique.
Cette déclaration d’une ancienne figure politique éminente du pays ne devrait pourtant pas nous surprendre si l’on prend en compte la manière dont les identités et la compréhension de l’histoire et de la culture hollandaise sont diffusées via le système éducatif. Dans une étude sur les livres scolaires, Melissa Weiner (2013) montre comment l’engagement des Hollandais dans l’esclavage et le colonialisme est soit ignoré soit distordu par la trame narrative majeure qui se focalise sur la manière dont les Hollandais vécurent l’esclavage et inclut même des phrases telles que : « les Hollandais eurent la vie dure dans les plantations.[3] »[4]. Cet angle narratif participe de la construction d’une identité nationale hollandaise basée sur la blancheur (whiteness), l’innocence et la « bienveillance » et rend la discussion sur le racisme et le legs de l’esclavage et du colonialisme difficile aux Pays-Bas. L’ignorance prévaut ainsi souvent dans des discussions sur l’histoire commune des hollandais blancs et des hollandais afro-descendants. En mars 2014, le premier ministre actuel Rutte provoqua une controverse encore plus importante après avoir fait le commentaire suivant lorsqu’il fut confronté à une question sur Black Pete lors du sommet sur la sécurité nucléaire :
« Il s’agit d’une vielle tradition pour les enfants hollandais, Saint Nicolas et Black Pete. Il ne s’agit pas d’un Pete vert ou brun, et je n’y peux rien. Je peux seulement dire que mes amis des Antilles néerlandaises sont très satisfaits de la célébration de Saint Nicolas, car ils n’ont pas à peindre leurs visages. Lorsque je tente de jouer à Black Pete, j’essaye par la suite de retirer mon maquillage durant des jours entiers.[5] ».
Quand la protestation noire rencontre le déni et l’agression blanche
Depuis qu’il y a des noirs aux Pays-Bas, les contestations contre les éléments racistes de la tradition hollandaise, les protestants contre Sinterklaas et les accusations de racisme rencontrent souvent le déni et l’agressivité puisque les Hollandais ont tendance à associer le racisme au racisme assumé tel que les lois Jim Crow aux États-Unis, l’Apartheid en Afrique du Sud ou encore le nazisme. « Le racisme est quelque chose qui ne concerne pas les Hollandais », puisque celui-ci s’oppose à la définition nationale de la culture de « l’innocence », de la tolérance et du libéralisme. La majorité des blancs et des médias de masse continuent à ignorer les protestations contre la « tradition du grimage en noir » comme étant « hypersensible », faites de « gémissements » et « enfermées dans le passé ». Dans de nombreux cas, les opposants sont confrontés à des contre-réactions très agressives et sont soit ignorés, soit ridiculisés. La négation de l’existence de la race et du racisme reflète les politiques de « cécité raciale (colorblindness) » et dénie aux noirs et aux personnes de couleur tout sentiment et toute perspective lorsqu’elles appellent les autorités à décider si Black Pete est raciste ou non. Cela reflète l’inégalité des rapports de force ancrée dans les structures de la société hollandaise ainsi que le privilège blanc qui en résulte.
Depuis les années 1960, certains blancs progressistes contestent également la caricature du noir que représente Black Pete même si ce n’est qu’à travers des protestations très timides. Mais ces protestations se sont intensifiées dans les années 1970 et 1980 lorsqu’un grand nombre d’Afro-Caribéens ont émigrés des anciennes colonies comme le Surinam ou les Antilles hollandaises vers la « mère patrie ». Dans les années 1960, M.C. Grunbauer proposa un « plan pour un White Pete » et dans les années 1980, une organisation d’immigrés Surinamais monta la campagne « clause blanche et Black Pete ? Ceci n’est pas une fête ! Stop au racisme, Stop Sinterklaas Blanke baas [Saint Nicolas, grand chef blanc] »[6], dans les années 1990, de jeunes Surinamais du Sud-Est d’Amsterdam introduisirent les « Colored Petes » comme alternatives aux Black Petes, et en 1993 la ville d’Amsterdam expérimenta les « Colored Petes » lors de la parade officielle de Sintaklaas. Ce dernier événement fut pourtant l’objet d’agressions et de refus catégoriques de la majorité des blancs, ce qui entraina un retour à Black Pete[7].
L’impact de ces protestations resta cependant relativement faible et local. Un changement eu pourtant lieu en Octobre 2011. Deux artistes noirs – Quinsy Gario et Kno’ledge Cesare – assistèrent aux festivités nationales, télévisées, de Sinterklaas dans la ville de Dordrecht. Environ 60 000 personnes étaient attendues et plus de 1,8 millions de personnes étaient devant leur télévision. Ces artistes étaient engagés dans un projet dont le but était d’engager un dialogue sur la question du racisme liée au personnage de Black Pete en écrivant sur leurs t-shirts des slogans tels que « Zwarte Piet is Racisme ». Ils firent ainsi le tour des festivités afin de customiser des t-shirt et de les vendre, ils engagèrent ainsi un dialogue avec des milliers de personnes et les photographièrent même pour le site internet zwartepietisracisme.tumblr.com . Afin de favoriser le dialogue, les deux artistes se rendirent aux festivités accompagnés d’un étudiant danois portant le t-shirt « Zwarte Piet is Racisme ». Lorsqu’ils voulurent étendre une bannière avec ce slogan, la police leur interdit puisque les « manifestations » n’étaient pas autorisées ce jour. Les artistes ne protestèrent pas et restèrent sur le bord de la parade, portant leur t-shirt, lorsque quelques policiers les arrêtèrent arbitrairement et violemment, tirant Quinsy Gario sur le sol alors que celui-ci se débattait et criait « mais je n’ai rien fait ! ». Les forces de police furent filmées par un spectateur et la vidéo fut mise en ligne sur Youtube et devint immédiatement virale. L’artiste écopa d’une amende et fut libéré après quelques heures en garde-à-vue puisqu’il refusait de payer. Les jours suivants, d’autres personnes noires comme les artistes et militants Kunta Richo et Miss Kitty furent également arrêtées alors qu’elles exprimaient leurs inquiétudes en écrivant sur leurs t-shirts « Zwarte Piet is Racisme » lors des festivités dans le centre ville d’Amsterdam. Il ne s’agissait là pas d’incidents isolés mais bien plutôt de deux exemples typiques d’agression et de racisme profondément ancré qui ressort lorsque des personnes protestent et refusent de se taire sur la « tradition hollandaise ». En Août 2008, deux artistes du musée d’art van Abbe tentèrent d’organiser une « performance » par une marche de protestation afin de « hausser la voix contre le phénomène de Black Pete », insérant celle-ci dans un projet plus large s’intitulant « Bas les masques. La tradition n’est pas donnée une fois pour toute. ». La direction du musée dû ainsi annuler ses activités à cause du risque de violence, recevant même des centaines de mails négatifs et l’opinion public les condamna lorsque les médias parlèrent de ce projet. Il faut noter toutefois que ce type d’événement ne fut pas relevé par les médias initialement mais les réactions des médias sociaux indiquèrent cependant qu’une majorité de Hollandais approuvait les actions et réactions agressives de la police envers les protestataires[8].
L’ascension du mouvement anti-Black Pete
Depuis l’arrestation de Quinsy Gario et Kno’ledge Cesare, les débats et protestations se sont accentués, spécialement via les réseaux sociaux. Quoi qu’il en soit, le mouvement contre Black Pete gagna en importance. En 2013, après que 21 personnes, y compris Quinsy Gario, furent arrêtées, de jeunes artistes et militants d’origines culturelles et sociales diverses, entamèrent des poursuites contre la ville d’Amsterdam. Ils accusèrent notamment celle-ci de faciliter le développement d’éléments racistes puisque la capitale hollandaise organisait alors une parade annuelle de Sinterklaas qui amena des milliers de parents et d’enfants. Le procès fut suivi par les médias mainstream, qui passèrent pourtant sous silence le sujet le plus controversé. L’attention des médias, touchant par là la grande masse des personnes via la télévision, les journaux et les médias sociaux suscitèrent une vague massive de réactions agressives, racistes et xénophobes contre Quinsy et les protestataires anti-Black Pete. Le débat devint encore plus tendu lorsque Verene Sheperd, une universitaire jamaïcaine s’en prit à la haute commission des droits de l’Homme de l’ONU en tant que membre du groupe de travail des descendants d’Africains, annonçant par là qu’elle allait entamer une enquête sur la « tradition » et pressa le gouvernement hollandais d’en finir avec cette tradition raciste, car elle rappelle au « peuple noir l’horrible histoire de l’esclavage » :
« Le parti travailliste ne peut pas comprendre pourquoi les Hollandais ne peuvent percevoir en quoi [le personnage de Zwarte Piet] est un retour à l’esclavage et que ce type de festivité doit cesser au 21ème siècle […]. Si moi, en tant que personne noire, je devais vivre aux Pays-Bas, j’aurais nombre d’objections.[9] [10]»
Ses remarques furent reprises par les médias internationaux, et engendrèrent une telle fureur qu’un groupe de personnes néerlandaises organisèrent même une manifestation pro-Piet, firent circuler une pétition pro-Piet et créèrent une page nommée Pietitie sur Facebook, qui atteint 2 millions de mentions « j’aime » en quelques jours à peine ; ceux-ci menacèrent même la conseillère de l’ONU de manière violente et raciste[11]. Le mouvement anti-Zwarte Piet s’intensifia jusqu’à entrainer un débat brulant à l’échelle nationale sur le racisme, l’identité et la citoyenneté aux Pays-Bas, des questions qui furent longtemps ignorées et niées dans le pays de « l’innocence et de la tolérance ».
La nouvelle forme du racisme et la perpétuation du « grimage noir » (Blackface)
À cause de l’image innocente que les Hollandais ont d’eux-mêmes, les réflexions critiques sur eux-mêmes et les débats sur le racisme furent un tabou pendant longtemps, mais le discours dominant semble évoluer. Selon Grosfoguel (1999), le discours dominant du racisme biologique fut délégitimé après l’occupation nazie et la seconde guerre mondiale en Europe ainsi qu’avec le mouvement des droits civiques aux États-Unis. Ce discours évolua donc en une nouvelle forme de racisme qu’il nomme « racisme culturel », une forme de racisme dans lequel le terme de race n’est même pas utilisé, puisque ce dernier est vu comme un reliquat du passé. Au lieu de cela, le discours est centré sur les minorités ethniques qui sont vues comme essentiellement différente et s’excluant mutuellement d’avec la culture dominante. Le discours public sur les minorités ethniques est associé aux (changements sociaux et aux) problèmes et leur incapacité à s’intégrer à la société hollandaise est expliquée par leur « culture ». Le statut subordonné des cultures des minorités ethniques est mis en lumière en liant celles-ci à la criminalité, leurs places sur le marché du travail et leur dépendance aux aides sociales, tout ceci étant construit comme une conséquence de leurs valeurs, habitudes et comportements culturels, impliquant la supériorité culturelle de la culture hollandaise dominante. Les formes explicites du racisme ne sont généralement plus tolérées et systématique classées comme d’extrême-droite. Contrairement aux Pays-Bas, les mouvements antiracistes émanant de personnes de couleur dans d’autres parties du monde sont souvent soutenus par des alliés blancs et ont réussi à changer le discours, la politique et les politiques publiques. Ceux-ci ont réussi à éliminer des formes dissimulées de racisme, telles que la ségrégation Jim Crow aux États-Unis, la discrimination raciale sur le marché du travail au Royaume-Uni, le système d’apartheid en Afrique-du-Sud et des formes explicites de discrimination raciale comme par exemple les spectacles de ménestrels ou encore le Golliwog[12]. Contrairement aux États-Unis et au Royaume-Uni, les Pays-Bas n’ont jamais eu de mouvement de masse de la population noire et des personnes de couleurs qui pourraient, collectivement, contester les discours dominants et mettre les Hollandais devant leur histoire coloniale et ses conséquences actuelles. Les Néerlandais n’ont jamais été contraints de s’engager dans une auto-réflexion critique sur le racisme régnant dans leur propre pays, ce qui est la raison pour laquelle l’image qu’ils ont d’eux-mêmes comme étant « innocents » demeure toujours et qu’une caricature raciste est toujours considérée comme « innocente et ludique » alors qu’elle serait perçue comme offensante, politiquement, socialement et moralement incorrecte dans d’autres pays[13]. Bien que la situation diffère en fonction du contexte, les caricatures similaires, grimées en noir, largement enracinées dans les mêmes idéologies racistes et coloniales sont également toujours présentes dans d’autres pays européens comme l’Allemagne où le « masque noir » est régulièrement utilisé dans des pièces de théâtre ou des émissions de télévision populaires qui invitent un auditoire complet à venir grimés en noir et, plus récemment, des fans de football allemands venus assister aux matchs de la coupe du monde de la FIFA au Brésil grimés en noir. En Suède, la ministre de la culture a provoqué une controverse en mangeant un « gâteau de caricature de noir » et en France, un groupe de policiers organisèrent une soirée blackface[14][15].
Gratter par delà la surface pour voir ce qui se cache derrière le masque noir
Le débat national autour de Black Pete a mobilisé les gens pour ou contre le maintien de cette tradition, un terrain d’entente semblant difficile à trouver. Tout comme les masques et les visages noircis servent à cacher le vrai visage des gens, à prendre une identité mythique, le Black Pete semble cacher la relation ambivalente du Hollandais à son histoire coloniale, à l’esclavage et à son héritage. Quand nous analysons le débat autour de Black Pete moins superficiellement, on se rend compte que celui-ci expose les problèmes structurels de la société néerlandaise, du racisme ordinaire et institutionnel, et des inégalités structurelles enracinées par les 400 années de production culturelle coloniale. De l’école primaire à l’enseignement supérieur, les enfants non-blancs sont confrontés à des obstacles structurels tels que les faibles attentes des enseignants, se basant sur des stéréotypes et des préjugés, ce qui engendre un plus faible taux d’accès à l’enseignement supérieur. Sur le marché du travail, les personnes noires et issues des minorités sont confrontées aux mêmes stéréotypes et préjugés qui favorisent la discrimination sur le marché du travail, ce qui entraine un taux de chômage trois fois plus élevés (28,4%) chez les jeunes migrants que chez les jeunes d’origine néerlandaise, dont seulement 9,8% sont au chômage. La commission européenne contre le racisme et pour la tolérance, un organe de la cour européenne des droits de l’Homme, a conclu, dans un rapport publié en 2013, que les Pays-Bas doivent mieux répondre aux questions concernant le racisme[16]. De la même manière, des recherches menées par Amnesty International, publiées en 2013, montrent comment les jeunes noirs et issus des minorités sont plus susceptibles d’être arrêtés et fouillés par la police, en raison de profilage ethnique. Les noirs et ethnies issues des minorités subissent quotidiennement des micro-agressions : « des affronts, insultes, outrages et messages dénigrants brefs mais quotidiens, auxquelles doivent faire face les personnes de couleur, de la part de blancs bien intentionnés, ignorant souvent les messages cachés qu’ils communiquent par là » (WingSue, 2010). En 2014 la New Urban Collection lança la campagne I, Too, Am VU/UvA à l’université VU et à l’université d’Amsterdam, afin de favoriser le changement institutionnel et le dialogue concernant les questions de diversité, d’exclusion, du racisme institutionnel et des micro-agressions à la fois sur les campus et dans la société néerlandaise en général. La campagne de photos consistait en des exemples (des expériences personnelles) de micro-agressions vécues par les élèves des minorités non-blanches, sur, et en dehors, du campus. Cette campagne photo, pour laquelle plus de 50 étudiants et diplômés furent photographiés, en mettant en scène des micro-agressions que les élèves non-blancs ont pu rencontrer, provoqua une discussion et un débat de fond sur cette question. La campagne comprenait des exemples d’étudiants que l’on nommait par le « mot en N » (N-word), qui furent exclu et alterisés à travers le langage et dénigrés par des questions, apparemment bien intentionnées comme, par exemple : « Mais d’où venez-vous vraiment ? » et qui furent questionnés justement car ils questionnaient la tradition nationale du masque noir de Black Pete. Après avoir questionné cette caricature lors d’une discussion avec des étudiants d’un master d’anthropologie à l’université, l’un d’eux m’a répondu : « À mon avis, Zwarte Piet a toujours été ce personnage passant par la cheminée pour offrir des cadeaux aux enfants qui avaient été gentils, donc non, il n’y a rien de mal à cela. Pour un enfant, l’innocence est donc détruite lorsque l’on met l’accent sur le racisme – ce qui n’est selon moi pas très sage puisque le concept de race[17] a été rejeté depuis longtemps par les scientifiques hollandais, mais continue néanmoins d’être utilisé dans ces débats. Je pense que vous savez aussi bien que moi que le terme race, n’est pas le plus approprié ici, si vous voulez parlez de cela il vaudrait mieux utiliser le terme de discrimination. […] ». Son ami, un autre camarade de classe, réagit de manière très émotive et répondit : « […] En plus, personne ne vous oblige à le célébrer. Il fait toutefois partie de la culture hollandaise, donc vous pouvez accepter cela et la fermer ou alors continuer à vous lamenter là-dessus et partir. » (Discussion dans un groupe facebook d’anthropologie, le 5 Décembre 2012). Cette discussion reflète bien l’image d’innocence qu’ont les Hollandais d’eux-mêmes, la perception de Black Pete comme une « tradition innocente pour les enfants » et la micro-agression qu’est le rejet de toute perspective critique concernant cette tradition.
Le racisme quotidien derrière le masque noir
La protestation contre Black Pete est plus qu’une simple protestation contre une « caricature raciste » et contre « un jour férié pour enfants ». Ce mouvement de contestation est essentiellement une lutte symbolique contre les inégalités structurelles, les micro-agressions, le racisme et les discriminations qui ont été normalisées à travers les routines du quotidien, le discours dominant et les traditions, mais aussi via des structures telles que le marché du travail et le système éducatif. Dans son travail sur le racisme quotidien aux Pays-Bas, Philomena Essed (1991, 295) a écrit : « Une fois que nous reconnaissons le fait que le racisme est systématiquement intégré dans les significations et les pratiques routinières par lesquelles les rapports sociaux sont reproduits, il s’ensuit qu’il ne s’agit pas de problématiser des agents spécifiques, mais le tissu même du système social. Cela implique que nous reformulions la question du racisme comme étant un problème quotidien. L’analyse du racisme quotidien montre clairement que le racisme doit être combattu par la culture, tout comme par d’autres rapports structurels du système. Le racisme n’opère pas qu’à travers la culture, mais il exprime également un conflit structurel. Les individus sont donc des acteurs dans une structure de pouvoir. Le pouvoir peut être utilisé pour reproduire le racisme, mais il peut tout aussi bien être utilisé pour le combattre ». Ainsi, lorsque nous pensons à Black Pete, nous devons analyser le système social et les rapports structurels de la société, derrière le simple visage grimé. Le combat contre Black Pete est une expression du conflit structurel au sein duquel les individus et les organisations utilisent leur pouvoir pour lutter contre le racisme. Les manifestations contre Black Pete des dernières années ont provoqué le militantisme et la protestation au sein des gens ordinaires, des individus, des étudiants, de jeunes actifs, des mères, des pères, des fils et des filles qui en ont eu marre des formes quotidiennes de micro-agressions qu’ils subissaient. En 2013, des centaines d’entre eux, en particulier les personnes noires et les personnes d’ascendance africaine, ont été unis dans un but commun : se débarrasser de Black Pete, un symbole du racisme de tous les jours. Bien que les protestations aient commencé par des individus tels que Quinsy Gario, Kno’ledge Cesare, Kunta Rincho, Miss Kitty et Anousha Nzume, en plus de petites organisations et réseaux d’organisations anti-racistes, leur impact fut considérable. En 2013, nous avons pu observer la manière par laquelle le débat concernant Black Pete a pu exposer le racisme latent et la xénophobie dans la société néerlandaise et comment le discours dominant a évolué.
Une émancipation et une décolonisation de l’esprit qui restent à achever
Mais ce qui est tout aussi important est que les actions anti-Black Pete semblent avoir engendré un mouvement et continué le processus d’émancipation des personnes noires aux Pays-Bas. Comme le montrent Nimako et Willemsen dans le livre majeur The Dutch Atlantic : Slavery, Abolition and Emancipation, l’abolition légale de l’esclavage le 1er Juillet 1863 était « fragmentaire et progressif » et maintint tout de même « des systèmes racialisés et genrés d’inégalité et de pouvoir politique, fortement ancrés ». En effet, « l’émancipation restait inachevées ». Aujourd’hui, l’héritage de l’esclavage existe toujours puisque la diaspora africaine et les personnes de couleur continuent à devoir faire face à des questions liées à leur identité et leur culture, au racisme institutionnel et aux inégalités structurelles dans l’éducation, sur le marché du travail, via un profilage ethnique et d’autres formes de racisme. Comme nous l’avons montré plus haut, la tradition de Sinterklaas est considérée comme un aspect essentiel de l’identité et de la culture hollandaise, qui est basée sur une identité nationale, elle même basée sur la blancheur (whiteness), ainsi que sur des « sentiments ouverts et secrets de supériorité », une impression « d’être innocent » et d’être « bon ». Les gens, en particulier les noirs et les minorités ethniques, protestant contre la tradition nationale sont vus comme des « autres » souhaitant « anéantir la tradition hollandaise » et « devant retourner dans leur lieu d’origine ». Le débat autour de Black Pete semble refléter des questions de citoyenneté et d’identité pour les personnes issues de la diaspora africaine. Alors que ces discussions provoquent d’intenses débats et énormément de racisme et de xénophobie envers les néerlandais noirs « altérisés », c’est une manière de revendiquer une citoyenneté à part entière et de participer activement à la construction de la société néerlandaise en poursuivant des objectifs d’égalité et d’émancipation. Comme l’a dit Steve Biko, « l’arme la plus puissante dans les mains de l’oppresseur est l’esprit de l’opprimé ». Outre la domination physique, économique et politique, un aspect essentiel de l’esclavage fut la colonisation de l’esprit et la conscience des personnes d’ascendance africaine. Dans l’article « Decolonizing the mind : the case of the Netherlands », l’universitaire décolonial Sandew Hira décrit la manière par laquelle des mécanismes de colonisation et de décolonisation de l’esprit fonctionnent. Ces mécanismes comprennent « le concept d’infériorité des cultures non-occidentales et la supériorité de la culture occidentale, tout en étant lié à la couleur de peau » et « au concept d’auto-humiliation des personnes de couleur et d’auto-glorification des personnes blanches ». Selon Hira (2007), la célébration de Sinterklaas est un bon exemple de la notion d’infériorité de la culture non-occidentale et de la supériorité de la culture occidentale toujours en lien avec la couleur, qui ressort particulièrement d’une chanson pour enfant que l’on chante à Sinterklaas, comportant des paroles telles que : « même si je suis aussi noir que le charbon mes intentions sont bonnes » (Hira, 2007, 63). Hira déclare ainsi : « décoloniser l’esprit signifie analyser les mécanismes qui ont été utilisés pour imprimer ce concept dans notre esprit et trouver des manières de le supprimer de notre conscience » (Hira, 2007, 63). La lutte contre Black Pete reflète ainsi le processus d’émancipation passant par la décolonisation de l’esprit. En réaffirmant leur capacité d’agir, contestant ainsi les discours et institutions dominants et en exigeant un changement, les personnes noires poursuivent le processus d’émancipation et de décolonisation. En tant que leader politique, entrepreneur et l’un des principaux partisans du panafricanisme, Marcus Garvey a écrit : « Nous allons nous émanciper de l’esclavage mental, car tandis que d’autres pourraient libérer nos corps, il n’y a que nous même qui puissions libérer notre esprit. Votre esprit est votre seul maître et souverain. L’homme qui n’est pas capable de développer et d’user de son esprit est condamné à être esclave d’autres hommes qui utilisent leur esprit ; utilisez votre intelligence pour les vraies choses de la vie. Le temps que vous perdez en légèreté , en choses non-essentielles, si vous vous mettez à l’utiliser correctement vous serez capable de garantir à votre postérité une meilleure condition que celle que vous avez hérité de vos ancêtres ». L’organisation de la communauté noire, les groupes culturels et militants, ont fait un travail important concernant la mémoire de l’histoire de l’esclavage et son héritage à travers des événements locaux, des festivals, des commémorations officielles, dont le point culminant fut la création du National Slavery Monument dans l’Oosterpark d’Amsterdam, le festival Keti Koti et d’autres formes d’auto-organisations et de commémorations. Ces activités furent menées par un groupe relativement restreint de militants et de dirigeants de la communauté. Le débat sur Black Pete semble néanmoins avoir suscité la mobilisation d’un grand nombre de personnes, jeunes et vieux, noirs, blancs et autres personnes de couleur, pour protester contre ce symbole du racisme quotidien qu’est Black Pete. Comme le déclarait Malcolm X : « généralement, lorsque les gens sont tristes, ils ne font rien. Ils ne font que pleurer sur leur condition. Mais lorsqu’ils se mettent en colère, ils peuvent provoquer un changement ». Pendant longtemps, la majorité des personnes noires et des personnes de couleur n’ont pas activement élevé la voix sur leurs préoccupations, leur désespoir et la complaisance dont ils faisaient les frais, mais ceci semble avoir changé. Après les violentes arrestations de Quinsy et Kno’ledge, et encore plus après l’action en justice de 2013, de plus en plus de personnes noires ou de couleur ainsi que des Hollandais blancs s’investissent dans diverses formes de contestation que ce soit à travers les réseaux sociaux, en manifestant, en écrivant des articles, en menant des débats chez eux, au travail ou dans la rue. Des médias internationaux comme la BBC, Al Jazeera et The Huffington Post et des institutions comme les Nations-Unies se sont intéressés à ce cas, interrogeant la réputation internationale des Pays-Bas en tant que pays « tolérant » et « progressiste ». Le mouvement anti-Black Pete a pris de l’ampleur et a fait évoluer le discours dominant. Selon la théorie postcoloniale de Gilroy les blancs doivent évoluer via un processus visant à reconnaître et à affronter leur propre racisme. Ce processus commence par le déni et se poursuit par des phases de culpabilité, de honte, de reconnaissance et finalement de réparation. La réponse typique autour de Black Pete commence par un déni et un rejet agressifs. On observe cependant de plus en plus de signes de culpabilité, de honte et de reconnaissance. Tandis que les questions du racisme, des discriminations et en particulier de l’opposition à Black Pete sont longtemps restées tabous, on peut tout de même observer certains changements mineurs, comme par exemple un nombre croissant de personnes remettant en question le discours dominant. De plus en plus de « personnes ordinaires », des mères, pères et enfants concernées par cette questions, mais également des blancs ainsi que des célébrités hollandaises et quelques politiciens élèvent la voix contre Black Pete. Les autorités ont manifesté une certaine volonté pour changer cette tradition, mais elles se sont heurtées à la majorité hollandaise. Dans une tentative pour encourager le dialogue national et apaiser les critiques, le Dutch Centre for Intangible Cultural Heritage a présenté ce qu’ils voyaient comme « une alternative inoffensive à Black Pete ». Pourtant, ce « Black Pete inoffensif » a causé plus de controverses puisqu’il n’a provoqué que peu de changements et gardait un visage grimé en noir[18]. Le 3 Juillet prochain, le juge statuera[19] quant à l’appel déposé par les manifestants anti-Black Pete qui ont porté plainte contre la ville d’Amsterdam, et de nombreuses personnes prévoient déjà d’organiser des protestations et manifestations pour la période de Sinterklaas en hiver 2014. comme le notait le Dr. Lez Henry durant l’un des événements que nous avons organisé sur les mouvements sociaux : « le militantisme ne porte pas toujours sur les lumières que nous voyons constamment sur nos murs, mais également sur des personnes ordinaires faisant des choses extraordinaires. »
Une histoire commune, des enjeux communs et une lutte commune
C’est lors de l’université d’été sur l’Europe noire, à laquelle j’ai assisté en 2011, que j’ai pour la première fois entendu le terme « afro-européen », mais c’est seulement après avoir engagé un dialogue avec des militants, des étudiants, des universitaires et des jeunes durant les réunions des réseaux ISD et ENAR à Berlin, nos échanges de jeunes à Londres et la conférence décoloniale d’Amsterdam que j’ai compris le véritable sens ainsi que la réalité sous-jacente à ce terme. L’histoire de l’esclavage et du colonialisme relie inévitablement les peuples afro-descendants d’Europe et d’Amérique à l’histoire du continent africain. Il relie l’histoire du colonialisme et de l’impérialisme au monde moderne actuel et il relie une « diaspora africaine » à travers l’Europe, l’Afrique et l’Amérique : l’atlantique noir (Gilroy, 2010). Au cours des discussions et des sessions de travail de la conférence décoloniale, des échanges du NUC à Londres, des rencontres avec les réseaux ISD/ENAR, j’ai appris que nous avons plus en commun que ce que nous pensons. J’ai entendu des histoires de noirs venant de Londres, de Berlin, d’Antwerp et d’autres villes européennes qui auraient tout aussi bien pu être les histoires de mes amis vivants à Amsterdam. Puisque nous sommes confronté à des problèmes similaires à des endroits différents, nous devons apprendre des stratégies et des expériences des uns et des autres et nous soutenir mutuellement par des actions de solidarité. Les recherches du réseau européen contre le racisme ont montré comment les afro-descendants, ou les personnes noires, font face à une forme particulière de discrimination et de racisme anti-noirs que l’on peut conceptualiser à travers le terme d’afrophobie : « la peur irrationnelle des personnes d’ascendance africaine, comprenant généralement des individus d’origine ouest africaine ou d’Afrique subsaharienne. L’afrophobie comprend également la crainte face aux européens »noirs », ou reflètent le contexte américains que doivent subir les personnes de couleur » (ENAR, 2013). Les afro-descendants en Europe, ou les européens noirs, doivent faire face à des conditions socio-économiques plus sévères que la majorité de la population, notamment concernant les discriminations au travail et face à l’emploi, l’inégalité dans l’accès au logement, le profilage racial, la perpétuation d’images stéréotypées de l’Afrique dans le système éducatif et la question des réfugiés. Bon nombre des problèmes que les noirs rencontrent se croisent avec les questions que doivent affronter d’autres personnes de couleur et minorités. Comme par exemple les communautés musulmanes qui font face à l’intensification de l’islamophobie et les personnes Rroms qui rencontrent les mêmes problèmes de discrimination, de racisme et d’exclusion. Ces questions qui nous sont communes sont enracinées dans le système de la suprématie blanche et du racisme, et appellent une lutte et un mouvement commun afin de combattre les structures de l’oppression et du racisme via des actions de solidarité et la responsabilisation des uns et des autres afin de bâtir des réseaux alternatifs et des structures fondées sur des principes d’égalité, d’humanité et d’amour révolutionnaire (Hooks, 2006). Je pense que ce mouvement est apparu aux Pays-Bas durant le débats anti-Black Pete. Au cours des rencontres du réseau décolonial européen, de l’ENAR et de l’ISD, des universitaires, des organisateurs communautaires et des militants se sont réunis pour discuter des intérêts, des objectifs et des stratégies communes en vue d’un changement social. Comme l’a reconnu l’ENAR et comme nous l’a enseigné le mouvement pour les droits civiques : « nous devons étendre et renforcer notre force en tant que mouvement pouvant mobiliser des communautés sur le terrain afin d’influencer l’évolution des politiques aux niveaux européens et nationaux ; nous représentons les groupes les plus exclus des processus de décisions démocratiques, alors que ces dernières ont le plus d’impact sur nous ». Les manifestations contre Black Pete furent inspirées par des mouvements et des leaders du passé comme du présent, tels que Martin Luther King, Malcolm X, Marcus Garvey, Rosa Parks et Angela Davis. Puisque l’émancipation n’est pas encore achevée et que la caricature de Black Pete continue à être célébrée, le mouvement va continuer à croître. Notre objectif est de poursuivre dans la lancée du mouvement anti-Black Pete avec les buts suivants :
Reconnaître que Black Pete est un élément raciste de la tradition hollandaise de Sinterklaas, qui est offensant pour les personnes afro-descendantes, même si cela n’est pas forcément le but premier.
Mobiliser la communauté noire et la société hollandaise en général dans le mouvement contre le racisme et pour l’égalité et la liberté pour tous.
Éduquer et sensibiliser autour du racisme, des discriminations et de l’exclusion, en particulier la négrophobie et l’afrophobie.
Exhorter le gouvernement à développer une stratégie nationale contre le racisme et les discriminations et l’exclusion, comme l’a proposé la commission européenne contre le racisme et l’intolérance[20].
Exhorter le gouvernement des Pays-Bas et l’Union Européenne à adopter des mesures précises contre la négrophobie et l’afrophobie, comme l’a spécifié le catalogue de demandes de l’ISD[21] et le texte de l’ENAR[22] sur les politiques publiques relatives aux afro-descendants et aux noirs.
Comment pouvez-vous apporter votre soutien à notre lutte, qui reste locale ?
À travers de la sensibilisation : par la rédaction d’articles, en organisant des débats et des événements autour des questions de blackfacing, des stéréotypes négrophobes et sur les personnes de couleur à la fois aux Pays-Bas et dans d’autres pays.
À travers des actions de solidarité : organiser des actions de contestation contre Black Pete, par exemple en organisant des manifestation devant l’ambassade néerlandaise, en écrivant des lettres à l’ambassade néerlandaise ou en boycottant les entreprises qui soutiennent la tradition du blackfacing.
À travers du réseautage : en contactant les institutions anti-racistes au sein de votre propre réseau afin de sensibiliser sur Black Pete et le racisme institutionnel aux Pays-Bas, afin de remettre en question la réputation des Pays-Bas comme pays « tolérant » et « progressiste » et mettre ainsi la pression sur les institutions hollandaises afin de faire interdire Black Pete.
Mitchell Esajas
Source : Beyond blackface: emancipation through the struggle against Black pete, Dutch racism and Afrophobia
Bibliographie :
Bell hooks (Juillet 2006), « Toward a Worldwide Culture of Love », extrait de : http://www.pbs.org/thebuddha/blog/2010/jun/3/toward-worldwide-culture-love-bell-hooks/
Essed (1991) Everyday racism: an interdisciplinary theory, Sage publications. Amsterdam Essed P. and Hoving I. (2014) Dutch Racism, Rodopi. Amsterdam
ENAR, General Policy Paper No. 8: People of African Descent and Black Europeans, Juin 2013
Paul Gilroy, L’atlantique noir. Modernité et double conscience, éditions Amsterdam, Paris, 2010
Grosfoguel R. (1999) « Introduction: “cultural racism” and colonial Caribbean migrants in core zones of the capitalist world-economy » Extrait de : A journal of the Fernand Braudel Center for the Study of Economies, Historical Systems and Civilizations
Hall. S (1993) Cultural Identity and Diaspora. In Williams, Patrick & Laura Chrisman (dir) Colonial Discourse & Postcolonial Theory
Helsloot, J.I.A. (2012) « Culture or Commerce: Framing Heritage in the Context of Municipal Subvention. The Case of the Annual St Nicholas Parade in the Netherlands » dans : Traditiones: 41 (1), 137-146.http://dx.doi.org/10.3986/traditio2012410112. Texte entier : http://depot.knaw.nl/13278
Henry, W. A. (dr. Lez) (2010) « Conceptualisation and effects of social exclusion, racism and discrimination and coping strategies of individuals and families » dans Hylton, C. & Ochieng, B. (dir) Black Families in Britain as the Site of Struggle, Manchester University Press
Small, S. and Nimako, K. , 2010-08-14 « Collective Memory of Slavery in Great Britain and The Netherlands » papier présenté lors de la conférence annuelle de l’association sociologique américaine à Atlanta.
Mitchell Esajas étudie l’anthropologie culturelle et sociale, il est le co-fondateur et le président du New Urban Collective (NUC), un réseau d’étudiants et de jeunes professionnels souhaitant permettre à des jeunes de diverses origines de s’engager et de continuer à la construction d’une société plus juste et égale, en mettant en particulier l’accent sur la jeunesse afro-descendante et noire. Le NUC est membre du réseau décolonial européen et du réseau européen contre le racisme et très actif dans la lutte contre Black Pete en faisant des actions de sensibilisation, en produisant des savoirs décoloniaux et en mobilisant les jeunes dans la lutte pour l’émancipation, la liberté et l’égalité.
Traduit de l’anglais par Selim NADI, membre du PIR
Notes
[1] http://www.humesociety.org/hs/issues/v26n1/garrett/garrett-v26n1.pdf
[2] http://www.dbnl.org/tekst/nede008wito01_01/nede008wito01_01_0002.php#2
[3] http://africasacountry.com/hiding-in-plain-view-dealing-with-the-legacies-of-dutch-slavery/
[4] http://framerframed.nl/nl/blog/hiding-in-plain-view-dealing-with-the-legacies-of-dutch-slavery/
[6] http://www.dbnl.org/tekst/hovi002cult01_01/hovi002cult01_01_0011.php
[7] http://www.onsamsterdam.nl/component/content/article/105-nummer-11-12-november-december-2009?start=3
[8] http://vorige.nrc.nl/binnenland/article1966079.ece/Protest_tegen_Zwarte_Piet_gaat_niet_door
[10] http://www.ohchr.org/EN/Issues/Racism/WGAfricanDescent/Pages/WGEPADIndex.aspx
[11] http://www.theguardian.com/world/2013/dec/06/black-pete-dutch-christmas-zwarte-piet
[12] http://www.thedailybeast.com/articles/2013/10/31/why-it-s-time-to-end-blackface-finally.html
[13] http://kmschultz.hubpages.com/hub/Why-is-blackface-racially–socially-and-politically-incorrect
[16] http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/ecri/Library/PressReleases/142-15_10_2013_Netherlands_en.asp
[17] N.d.T. : Ici l’auteur se réfère bien évidemment au concept biologique et non social.
[18] http://www.theguardian.com/world/2014/jun/13/netherlands-black-pete-racism
[19] Finalement, ce juge a statué en fonction du mouvement anti-Black Pete et a décrit celui-ci comme un « stéréotype négatif », ce qui fut une victoire assez important pour ce mouvement (N.d.T)
[20] http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/ecri/Library/PressReleases/142-15_10_2013_Netherlands_en.asp
[21] http://isdonline.de/demand-catalogue/
1 réflexion au sujet de « Contre Black Pete ( Blackface ), le racisme hollandais et l’afrophobie. »