(photo : Monsieur Tamek donne une conférence sur ” L’approche du Maroc dans la lutte contre l’extrémisme violent” Washington Institute for Near East Policy, le 12 mai 2014.)
L’enfermement en isolement ou la mise à mort sociale d’Ali Aarrass : une réponse à monsieur Tamek de la DGAPR du Maroc
Luk Vervaet
Les témoignages de Farida, sa sœur,[1] et de Houria, son épouse,[2] les deux personnes avec qui Ali Aarrass a eu un contact depuis son transfert à la prison de Tiflet, il y a plus de deux mois, sont sans appel. Ali Aarrass est bel et bien enfermé en isolement total, dans des conditions inhumaines. Aucune raison n’a été donnée, ni pour son transfert, ni pour sa mise en isolement.
Les autorités marocaines veulent-elles contraindre définitivement au silence un homme qui n’a pas cessé de revendiquer ses droits et de dénoncer les conditions de détention, les abus et la violence au sein des prisons marocaines ?
Son transfert à Tiflet est survenu deux mois après la sortie de petites vidéos sur les abus au sein de la prison de Salé II en juillet et août 2016.[3] A défaut de trouver le(s) coupable(s) pour ces publications clandestines, les autorités ont accusé Ali d’en être l’auteur. L’homme, qui a toujours assumé la responsabilité pour ses actes et ses propos, quel que soit le prix à payer, a nié. Début août 2016, il a été emmené au tribunal où on l’a interrogé – sans avocat – pour savoir « s’il incitait les autres détenus à se révolter et s’il tentait de les recruter dans un dessein terroriste ». Au retour du tribunal, il a été violemment agressé par des codétenus, sans que les autorités réagissent. Quinze jours après la sortie de deux livres sur son affaire en Belgique, fin septembre 2016, Ali est transféré à Tiflet et mis en isolement total.
En quoi consiste l’enfermement en isolement d’Ali Aarrass ?
Voici les données dont nous disposons. Ali Aarrass est placé dans une aile de la prison totalement vide. Il reste enfermé 23h sur 24h dans une cellule de 6m². Il sort seul pendant une heure au préau. Il dort sur un bloc de béton, sans matelas. Les couvertures ainsi que la nourriture, apportées par sa famille, lui ont été refusées. Il a droit à une douche par semaine. Il ne peut parler à personne. Il n’a aucune famille au Maroc et quand son épouse a fait le déplacement depuis Melilla elle n’a pu le voir que pendant une demi-heure. Il ne peut téléphoner que 5 minutes par semaine, sous la surveillance d’un gardien. L’état de santé d’Ali Aarrass est toujours mauvais. Il souffre de vomissements inexpliqués. Il s’est évanoui à plusieurs reprises depuis son transfert, mais personne n’est venu pour l’aider, sans doute parce que personne ne l’entend.
« Secrets and lies »
S’agissant de ces conditions de détention, la Délégation générale de l’administration pénitentiaire et de la réinsertion (DGAPR) du Maroc nie tout en bloc. Dans sa réponse du 30 octobre « aux allégations d’un blogueur belge au sujet des conditions de détention de Ali Aarrass », publié par le journal 360m[4], elle prétend que mon article ne contient que des « mensonges pour induire l’opinion publique en erreur et faire pression sur l’administration de l’établissement en vue d’avoir des privilèges » en faveur d’Ali. Et que « le détenu Ali Aarras et ses défenseurs ont l’habitude de recourir à la publication de ce genre de mensonges ». Disons que nous avons l’habitude d’être toujours confrontés au même déni de la DGAPR quand il s’agit de réagir à n’importe quel problème signalé. « Mensonges et pressions » quand il s’agissait des nouvelles sur la grève de la faim d’Ali Aarrass en 2015. « Mensonges et pressions » après la parution de la vidéo choc, visionnée en 2014 à l’audience d’un tribunal à Bruxelles, montrant Ali Aarrass après son passage à tabac par des gardiens en 2012. « Mensonges et pressions » quand Ali a accepté d’être un des 5 porte-drapeaux de la campagne mondiale d’Amnesty international contre la torture au Maroc.
La question « vérité ou mensonges » serait pourtant facile à résoudre en acceptant la demande officielle belge datant de 2014, et répétée à plusieurs reprises, pour obtenir une visite consulaire belge pour son ressortissant. Cette demande n’a reçu qu’une réponse en juin 2016, soit un an et demi après, quand le ministère marocain des Affaires étrangères a froidement répondu à la Belgique : non, nous ne vous accorderons pas de droit de visite ! Ce n’était pas la première fois que vous refusiez un regard extérieur ou indépendant sur les conditions dans vos prisons. Quand Jeremy Corbyn, l’actuel président du Labour Party, a demandé officiellement et par lettre, le 1 septembre 2013, de pouvoir rendre visite à Ali Aarrass, il a été informé, le 21 septembre, de votre refus. Même refus quant à la demande de pouvoir envoyer des experts indépendants pour examiner la plainte d’Ali contre la torture. Pourquoi des organisations comme l’AMDH, l’Association marocaine des droits humains, n’ont-elles pas de droit d’accès à vos prisons. Si vous êtes si sûr de vous, de quoi avez-vous peur ?
Prenons votre réponse phrase par phrase et laissons aux lecteurs de juger.
Vous dites : « Ali Aarrass bénéficie de la totalité des droits reconnus par loi pour tous les détenus et sans discrimination »
Selon les statistiques officielles de décembre 2016, vous avez 76.794 détenus dans vos prisons. Soit un taux d’incarcération de 222 personnes sur 100.000. 31.334 prisonniers sont en détention préventive, dont Ali Aarrass qui attend depuis 2012 une réponse à sa demande de pourvoi en cassation. Est-ce que sa demande de recevoir une réponse fait partie des privilèges qu’Ali Aarrass revendiquerait ?
Avec près de 77.000 personnes derrière les barreaux, le Maroc devance des pays comme l’Algérie, la Libye ou la Tunisie. Au niveau mondial, le Maroc se situe 19ième dans le classement des pays au monde ayant le plus de détenus.[5] Avec des conséquences dramatiques : « L’étude révèle que les 77 prisons du royaume n’ont qu’une capacité d’accueil de « seulement 40 000 places ». Ce qui, après calcul, en revient à un taux d’occupation exorbitant de 190%. »[6]
Monsieur Tamek, vous qui êtes le directeur de la DGAPR, vous savez bien que dans ces circonstances d’enfermement de masse et de surpopulation carcérale ‘exorbitante’, il est tout simplement impossible de parler de « droits des détenus reconnus par la loi » et encore moins de les garantir. Ce n’est pas uniquement un bloggeur belge qui vous le dit. Vos amis du Ministère américain des affaires étrangères ont publié un rapport le 14 avril 2016 sur les prisons marocaines. Leur rapport se base sur des constats de sources gouvernementales et d’ONG. Dans le chapitre consacré aux prisons marocaines, on peut lire : « Les conditions de détention sont restées médiocres et n’ont globalement pas respecté les standards internationaux »[7].
Vous dites : « Ce détenu reçoit des repas, d’une manière régulière, qui répondent aux critères exigés en matière de diversité, de quantité et de calories »
Monsieur Tamek, comment réalisez-vous un tel exploit dans des prisons où l’infrastructure et les cuisines ne sont prévus que pour la moitié des détenus ? Même en Belgique, avec seulement un septième de votre population carcérale, il y a des prisons où on n’arrive pas à nourrir les détenus selon les critères que vous mentionnez.
J’ai passé des heures devant la prison de Salé II et j’ai vu de mes propres yeux les quantités de nourriture que les familles des détenus devaient apporter pour que leurs proches aient suffisamment à manger. Constat à nouveau confirmé par les Américains dans leur rapport sur les prisons, cité plus haut : « … surpeuplement des prisons et mauvaise qualité et faible quantité de la nourriture qui leur est servie « surtout en ce qui concerne la distribution de viande […] les amis et la famille des détenus sont fréquemment amenés à compléter le régime des détenus par des panier-repas ».
Mais retournons à Ali Aarrass. En arrivant à la prison de Tiflet, le café, les pâtes, infusions… qui lui restaient de la prison de Salé lui ont été confisqués. Ensuite, l’administration pénitentiaire de la prison a refusé la nourriture apportée par la femme d’Ali Aarrass lors de sa visite. Elle témoigne : « Dans cette prison le régime est très stricte, l’unique chose que peuvent apporter les familles est la nourriture préparée et les fruits. C’est apparemment la même chose pour tous les détenus dans cette prison. C’est du moins ce qu’ils disent. J’ai demandé à un fonctionnaire comment c’était possible et il m’a répondu que tout ce que nous apportons peut être acheté dans le magasin qu’ils ont à l’intérieur de la prison. Je ne sais pas s’il faut vraiment croire cela, j’ignore à quel moment Ali pourrait s’acheter quoi que ce soit alors qu’il est enfermé 23h/24. Mais nous veillerons à renflouer autant que possible en argent, son compte à l’économat de la prison. »
Vous dites : « Il bénéficie de visites médicales à la demande »
Permettez-moi une nouvelle fois de citer le rapport des Affaires étrangères des Etats-Unis concernant l’état des prisons au Maroc. On peut y lire sur les soins de santé : « Des agences non gouvernementales locales ont affirmé que les prisons ne fournissaient ni d’accès adéquat à la santé, ni une prise en charge adaptée aux détenus handicapés ».
Déjà à Salé II, Ali Aarrass était un détenu avec des problèmes de santé multiples, aggravés par sa détention. Je reconnais que vous avez permis deux examens médicaux à l’hôpital depuis qu’il est à Tiflet – un qui a eu lieu, un autre qui a été annulé parce que la machine était en panne. Mais il se trouve depuis plus de deux mois en isolement et là, selon votre propre règlement, il ne doit pas demander des visites médicales, il doit obligatoirement être vu par un médecin au moins trois fois par semaine. Je cite l’article 32 du « Dahir n° 1-99-200 du 13 joumada I 1420 portant promulgation de la loi n° 23-98 relative à l’organisation et au fonctionnement des établissements pénitentiaires » : « « Les détenus placés à l’isolement doivent être visités au moins trois fois par semaine par le médecin de l’établissement. Lors de chaque visite, celui-ci donne son avis sur l’opportunité de l’isolement ou de sa prolongation. Il peut décider d’y mettre fin »[8].
Vous dites : « Il se trouve dans une cellule suffisante pour un détenu, bénéficiant de toutes les conditions sanitaires »
Mais répondez à des questions précises monsieur Tamek : est-ce que c’est vrai ou faux qu’Ali Aarrass n’a droit qu’à une seule douche par semaine ? Qu’il dort sur un bloc de béton et ne dispose pas de matelas ? Qu’il est le seul occupant d’une cellule d’un étage où toutes les autres cellules sont vides ? Est-ce que la taille de sa cellule est conforme aux règles établies internationalement, c’est-à-dire entre 7 et 9 m², comme disait le journal Le Monde : « Bien que le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants n’ait jamais établi directement une norme, il considère de taille souhaitable une cellule individuelle de 9 à 10 mètres carrés. Ce texte, certes non coercitif, indique bien qu’en-dessous de 9 mètres carrés, une cellule est jugée trop petite. »[9]
Vous dites : « La prison locale Tiflet 2, où Ali Aarras a été transféré, est un établissement pénitentiaire normal, et non une prison sous haute surveillance, comme prétendu par le blog »
Récemment vous avez organisé une journée de visite pour des journalistes dans sept prisons. Sur la prison de Tiflet, l’un d’eux notait : « la nouvelle prison de Tiflet a une capacité de 650 détenus et une occupation de 795 prisonniers. La prison de Tiflet rappelle les pénitenciers américains situés dans des no man’s lands, il y est quasiment impossible de tenter une évasion… La prison de Tiflet abrite plus d’une cinquantaine de détenus salafistes que nous n’avons pas eu le droit de rencontrer. « Il s’agit de terroristes qui ont du sang sur les mains », nous confie un responsable de la DGAPR. Vérification faite, on apprend qu’il est question des neuf salafistes qui avaient fui la prison centrale de Kénitra en avril 2008, en plus d’individus directement impliqués dans les attentats du 16 mai 2003. »
Je n’ai jamais dit que la prison de Tiflet était une prison de haute sécurité. Mais vous l’utilisez clairement comme endroit pour y enfermer des terroristes qui ont « essayé de s’évader » ou qui ont « du sang sur les mains ». Je suppose que vous mettez un homme innocent, mais insoumis, comme Ali Aarrass dans cette catégorie de détenus dangereux et que c’est la raison pour laquelle il a été transféré. Même si Tiflet n’est pas une prison de haute sécurité, mais une prison normale, vous pouvez y appliquer des méthodes de haute sécurité et d’isolement. Vous avez déclaré vouloir transformer les prisons marocaines à l’américaine, et vous devez donc bien savoir que les prisons normales américaines disposent d’unités qui portent différents noms – SHU, IMU, SMU, AU, CU (Security Housing Unit, Intensive Management Unit, Special Management Unit, Administrative segregation, Control unit) – qui cachent toutes la même réalité : un régime de « solitary confinement », le confinement solitaire à l’extrême. C’est ce que vous appliquez à Ali Aarrass.
Votre réponse ne répond pas à cette question. Vous parlez de nourriture et de sanitaire. Mais la question de l’isolement nous amène à quelque chose de bien plus profond : un être humain est plus qu’un animal qui doit être nourri. Et même un animal nourri ne saurait pas survivre dans des conditions de détention en isolement prolongé. Pour conclure, je vous conseille la lecture du livre de Lisa Gunther sur les conséquences de l’enfermement en isolement, dont je vous mets un extrait. En espérant que vous sortirez Ali Aarrass au plus vite de cette situation inhumaine.
« Des prisonniers dans une Control unit (aile d’enfermement en isolement dans une prison américaine) peuvent avoir suffisamment à manger et à boire. Leurs conditions de détention peuvent même être conformes aux seuils définis comme traitement humain par des Cours de justice. Mais il y a quelque chose dans l’exclusion d’autres êtres vivants de l’espace où nous vivons et dans l’absence d’avoir même la possibilité de toucher ou d’être touché par un autre, qui risque de nous mettre à terre… Nous avons besoin d’un réseau d’autres, non seulement pour survivre, mais aussi pour pouvoir donner un sens au monde, pour pouvoir distinguer réalité et illusion, pour pouvoir raisonner, pour pouvoir dire où notre propre existence physique commence et prend fin… L’isolement prolongé coupe les prisonniers de ce réseau de soutien au niveau social, affectif, cognitif … et les rend incapables de trouver du sens, d’avoir une relation humaine sérieuse au point de les invalider complètement. » [10]
[1] Témoignage de Farida cité dans http://lukvervaet.blogspot.be/2016/10/ali-aarrass-en-isolement-total-la.html
[3] Vidéos publiées sur http://prisonnierseuropeensaumaroc.blogspot.be/
[5] http://www.huffpostmaghreb.com/2016/02/10/maroc-prison_n_9200132.html
[6] http://telquel.ma/2016/02/09/maroc-19eme-pays-au-monde-en-nombre-prisonniers_1481783
[7] http://telquel.ma/2016/04/17/prison_1492282
[8] http://telquel.ma/2014/05/30/exclusif-de-lautre-cote-des-barreaux_136807 http://adala.justice.gov.ma/production/legislation/fr/penal/Dahir%20etablissement%20pententiaire2008.htm
[10] Solitary confinement, social death and its afterlives, Lisa Guenther University of Minnesota Press 2013, pg 145-146
Révision du texte : Marie-Françoise Cordemans.