Préface d’Enzo Traverso au livre d’Ilan Halevi : Question juive – La tribu, la loi, l’espace
Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse
La « question juive » entre shoah et colonialisme
« Question juive » : cette expression apparaît au 18e siècle, lorsque les partisans des Lumières commencent à discuter sur les moyens de « rendre utiles » les juifs au sein des sociétés européennes. C’est le sens des propositions de l’Abbé Grégoire en France et du haut fonctionnaire de la Cour prussienne Wilhelm von Dohm. La formule devient d’usage courant un siècle plus tard, quand elle prend deux significations distinctes, voire antinomiques. À l’époque de l’essor des nationalismes, la « question juive » s’ajoute à nombre d’autres questions nationales qui traversent le vieux monde, de l’Allemagne à l’Italie, de la Pologne à l’Irlande. Son statut est singulier, car elle ne désigne aucune revendication nationale, mais elle concerne les juifs en tant que minorité dont l’émancipation n’est pas encore partout achevée, ou reste contrastée par l’antisémitisme. Dès la fin du 19e siècle, le sionisme se l’approprie en présentant les juifs d’Europe comme une nation irrédente1. À côté de cette acception, il y en a cependant une autre qui, en transcendant les frontières de l’histoire, donne à la « question juive » un caractère quasi ontologique en la déduisant de l’existence même des juifs. Pour les nationalismes fin-de-siècle, les juifs sont des corps étrangers et nuisibles incrustés au sein des peuples européens. La « question juive » a donc deux visages : d’une part, celui analysé par Abraham Léon et Jean-Paul Sartre dans leurs essais qui paraissent avec ce titre en 19452 ; d’autre part, celui du sinistre « Commissariat aux questions juives » du régime de Vichy, placé sous la direction de Louis Darquier de Pellepoix. La « question juive » étudiée par Ilan Halevi dans cet ouvrage, écrit plus de trente ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, est plus large et complexe, puisqu’elle intègre la naissance d’une « question palestinienne », les deux étant intimement liées.
Question juive est un essai original et ambitieux, à la fois synthèse et interprétation de l’histoire juive depuis l’Antiquité jusqu’au 20e siècle. Il brosse un tableau majestueux, fascinant, en surfant avec aisance entre histoire, religion, anthropologie, sociologie et politique. Il décloisonne un objet trop longtemps enfermé à l’intérieur des frontières étriquées des études juives pour le réinscrire dans ce que nous appelons aujourd’hui l’histoire globale, avec ses connexions et ses transferts économiques, démographiques et culturels. Il s’éloigne de toute forme d’eurocentrisme et anticipe ainsi plusieurs débats historiographiques contemporains. Son érudition est impressionnante, même si elle ne s’étale pas dans un lourd appareil de notes bibliographiques, et irrigue un texte toujours lisible et clair. Étranger aux poncifs académiques, Ilan Halevi n’écrivait pas pour s’engager dans des querelles entre spécialistes mais pour orienter et éclairer, en leur donnant une assise théorique, des options politiques. C’est cette finalité politique, au sens le plus noble du terme, qui fait la force de son essai. Bien davantage qu’aux grands historiens juifs, de Salo Baron à Léon Poliakov ou Yosef Hayim Yerushalmi, il fait penser aux classiques du marxisme, dont les auteurs étaient des intellectuels critiques et des dirigeants politiques à la fois.
Le marxisme, en effet, demeure l’arrière-plan théorique de ce livre, dont la première édition paraît en 1981. Halevi partage l’idée selon laquelle c’est par et à travers l’histoire, bien davantage que par une quelconque singularité théologique, que l’on peut étudier et comprendre la « question juive », même s’il prend ses distances à l’égard de l’essai de jeunesse de Marx (1843), où se mêlent « les intuitions les plus pénétrantes et les formules les plus contestables ». L’approche du jeune Marx, qui fait du juif un « homme d’argent » (Geldmensch) et réduit le judaïsme à un pur produit de la société bourgeoise apparaît à ses yeux une idée « antihistorique », voire « antimarxiste3 ». Les théories qui définissent les juifs comme « caste » (Karl Kautsky) ou « peuple-classe » (Abraham Léon), élaborées par les marxistes dans le sillage de cet essai du jeune Marx, pêchent tout d’abord par eurocentrisme, puisqu’elles projettent sur l’ensemble de l’histoire juive le rôle social et économique qui caractérise les juifs d’Europe entre le Moyen Âge et l’Émancipation (p. 147)4. Mais la spécialisation juive dans le commerce est tardive ; elle intervient après plus d’un millénaire d’histoire qu’on ne saurait réduire à celle du capitalisme, depuis ses premières manifestations au sein du monde féodal jusqu’à la domination de la finance à la fin du 20e siècle. Les traits marquants de la modernité juive – urbanité, mobilité, textualité et extraterritorialité – apparaissent dans cette dernière étape historique, dont le lieu est l’Europe5. C’est là que, selon Yuri Slezkine, les juifs adoptent le profil d’une minorité de « Mercuriens » (étrangers, mobiles, producteurs de concepts) dans un monde d’« Apolliniens » (guerriers et sédentaires, producteurs de biens)6. Mais le juif marginal, étranger, transnational et intellectuel critique, n’est qu’une figure historique relativement récente.
La clef pour comprendre l’histoire juive, suggère Halevi, réside dans l’articulation entre trois éléments : la tribu, la loi et l’espace. Le groupe originaire (la tribu) se perpétue et se réinvente, au prisme de multiples métamorphoses, en vertu de son rapport à la loi de Moïse, une forme de prophétisme tribal qui fonde d’abord un royaume pour devenir enfin judaïsme, la loi d’une communauté dispersée, incarnée par une caste sacerdotale. Le droit hébreu se mue ainsi en droit rabbinique : la loi désigne maintenant la structure juridique d’une caste sacerdotale qui s’impose sans État ni armée, grâce à son alliance avec le pouvoir politique – dans la plupart des cas des empires supranationaux – auquel les juifs sont soumis7. La tribu et la loi se déterritorialisent et l’histoire juive se redessine dans l’espace, où ses centres se multiplient au sein d’entités étatiques différentes. Cette articulation changeante entre la tribu, la loi et l’espace est à l’origine des grands cycles de l’histoire juive qui croise désormais, non sans conflits mais aussi, souvent, avec bonheur et d’éclatantes réalisations, celle des grands empires. La tribu se préserve, en tant que communauté religieuse, au sein des peuples parmi lesquels elle vit, dont elle adopte et développe les cultures. Extrêmement riches et profonds, ces croisements se succèdent en donnant lieu, selon les mots d’Ilan Halevi, d’abord à une « symbiose judéo-arabe » entre le 10e et le 15e siècle, parallèle à une « symbiose judéo-espagnole » dont le marranisme fut le prolongement en Italie et surtout en Hollande jusqu’au 17e siècle, et enfin à une « symbiose judéo-allemande », entre la fin du 18e et le milieu du 20e siècle. C’est cette dernière, tuée par la Solution finale, dont on ne cesse d’élaborer le deuil. Entre elles, d’autres étapes fructueuses, tant dans l’Europe chrétienne (la Provence médiévale) qu’en Europe orientale (le royaume de Pologne entre le 14e et le 18e siècle). La première symbiose produit Maïmonide, le philosophe du rationalisme médiéval, et contribue, au sein du monde islamique, au sauvetage et au transit de l’héritage classique vers l’Europe de la Renaissance. La seconde débouche sur Spinoza, qui jette les bases des Lumières radicales. La troisième est un des foyers de la pensée critique de la modernité, car sa trajectoire est marquée par des figures comme Karl Marx et Sigmund Freud, Franz Kafka et Walter Benjamin, Rosa Luxemburg et Hannah Arendt. Les trois cycles engendrent leurs propres hérésies, du sabbatéisme au frankisme, du spinozisme au… bolchevisme.
Ces grandes symbioses se produisent dans différents espaces – le monde arabe et la péninsule ibérique à l’époque de l’islam conquérant (avec une prolongation dans l’Europe de l’Absolutisme), puis l’Europe centrale entre l’Émancipation et le 20e siècle – qui font de l’histoire juive une mosaïque, un tableau contrasté, fragmenté et pluriel. Ilan Halevi se moque (?) du récit nationaliste et judéocentrique qui postule l’existence d’un peuple juif, toujours égal à lui-même, intemporel, traversant les âges et les continents, fidèle à sa Loi et toujours animé par le désir de « retourner » dans la terre des pères, poursuivant un rêve que le sionisme accomplira finalement au milieu du 20e siècle. Cette mythologie qui essentialise l’histoire juive et naturalise l’antisémitisme, en y voyant la modalité normative de toute relation entre juifs et goyim, ignore ou occulte ses ruptures profondes. Le livre d’Ilan Halevi précède de deux ans celui de Benedict Anderson, Imagined Communities (1983)8, qui a marqué un tournant historiographique dans l’étude du phénomène national, mais il en anticipe la thèse centrale. Présentant les nations modernes non pas comme des entités naturelles, homogènes, dont l’avènement et l’avenir seraient inscrits dans une sorte de destinée ontologique, mais plutôt comme des fabrications sociales et culturelles, Anderson confirme la vision du sionisme esquissée par Halevi, celle d’un des derniers avatars du nationalisme européen, engendré par l’antisémitisme et parvenu ensuite, au bout de plusieurs hésitations et ajustements, à se forger un récit national propre, à s’inventer une tradition9. Plus récemment, Shlomo Sand a apporté d’autres arguments qui renforcent la thèse d’Ilan Halevi10. La réinterprétation de l’histoire juive au prisme national commence au 19e siècle, avec Heinrich Grätz, le principal historien de la deuxième génération de l’école de la science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums), qui sécularise le récit biblique en lui attribuant une dimension historique. Il sera ensuite parachevé par l’historiographie sioniste qui fait de la naissance d’Israël son moment rédempteur. Elle fonde le mythe d’une continuité organique à travers l’histoire, depuis le royaume des Hébreux jusqu’à la nation israélienne d’aujourd’hui, soutenu par la littérature – la vision de la diaspora comme anomalie, existence « inauthentique » – et plus récemment par l’archéologie, qui a déployé tous ses efforts pour exhumer les traces les plus anciennes des Hébreux en Palestine, ramenées à la surface après l’effacement systématique de plusieurs siècles de présence arabe11. Selon Halevi, la dispersion commença avant les destructions du Temple de Jérusalem, la première sous l’empire des Perses, au 6e siècle avant notre ère, la seconde sous les Romains, en 70 après J.-C., qui par ailleurs n’impliquaient pas l’expulsion des juifs. Au fil des siècles, la plupart des Hébreux de Palestine s’assimilèrent aux populations environnantes, en devenant d’abord chrétiens puis musulmans, tandis que les juifs se multiplièrent, dans la diaspora, grâce à des vagues successives de brassages et de conversions. « Les Arabes palestiniens d’aujourd’hui, écrit Halevi, sont sans doute les descendants directs de ces Hébreux anciens » (p. 58). Cette thèse est aujourd’hui au centre du livre de Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, qui apporte de nombreuses pièces à convictions concernant les conversions massives au judaïsme de différents groupes de Turcomans, Berbères et Khazars à partir du 8e siècle (il surmonte, au sujet des Khazars, les réserves qu’exprimait encore Halevi). Ce sont ces brassages et ces conversions qui expliquent l’« énigme démographique » par lequel, entre le 15e et le 20e siècle, le centre de gravité du monde juif se déplace de la Méditerranée vers l’Europe centrale et orientale. Bref, les « fils d’Israël », les descendants des Hébreux anciens, sont les Palestiniens expulsés de leur terre en 1948, pas les juifs ashkénazes qui commencent à affluer à Jérusalem au début du 20e siècle en provenance d’abord de l’empire russe, puis de l’Allemagne nazie, enfin des camps pour displaced persons dans lesquels furent rassemblés après la guerre les survivants de l’Holocauste. La nation israélienne qu’ils ont créée en Palestine est aujourd’hui bien vivante, mais elle n’a rien d’un « retour à la terre des pères ». Elle a surgi plutôt d’un double déracinement : d’une part, celui des juifs d’Europe exterminés par le nazisme et, d’autre part, celui de 800 000 Palestiniens, en 1948, suivi par celui d’un nombre équivalent de juifs du Proche-Orient et d’Afrique du Nord, transférés en Israël pour remplacer les Arabes expulsés, soumis à une politique de déculturation qui les a arrachés au monde arabe. C’est la « mission civilisatrice » que les juifs allemands et polonais ont imposée à leurs coreligionnaires yéménites, irakiens et marocains. Ces derniers devaient s’assimiler à la culture européenne incarnée par l’élite ashkénaze, à travers un processus d’« automutilation mentale » comparable, selon Halevi, à celui décrit par Frantz Fanon à propos des Antilles françaises (p. 295).
Plus axé sur les débats historiographiques, le livre de Shlomo Sand procède selon une méthodologie démonstrative différente, mais parvient à des conclusions similaires à celles d’Ilan Halevi. Pour le lecteur de Question juive, les thèses exposées dans Comment le peuple juif fut inventé n’apparaissent pas tout à fait nouvelles. Comment expliquer alors l’impact de son livre, accueilli partout comme une provocation et une hérésie ? Cela tient sans doute, davantage qu’à la thèse défendue, au contexte de sa réception. Le fait est que Shlomo Sand a secoué un canon historiographique placé sous le signe de l’Holocauste. Il a rompu un schéma téléologique qui, rétrospectivement, réinscrit l’histoire juive dans une continuité fixée par l’antisémitisme et contribue, indirectement, à légitimer le sionisme. Si l’histoire juive est un long processus d’incubation de la Shoah, le sionisme assouvit un désir millénaire de rédemption. Bref, après une trentaine d’années d’études juives Shoah-centriques, le livre de Shlomo Sand est apparu iconoclaste. Celui d’Ilan Halevi, en revanche, achevait un cycle antérieur, amorcé en 1950 par le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, poursuivi par Frantz Fanon et marqué, dans le champ des études juives, par Le Sionisme contre Israël de Nathan Weinstock (1969)12. Le livre de Shlomo Sand sent le soufre, car il se soustrait aux poncifs d’une histoire juive sacralisée ; celui d’Ilan Halevi est porté par le souffle des révolutions coloniales. Ils convergent, mais ils appartiennent à deux contextes intellectuels, politiques et historiographiques distincts.
Cette différence de contextes explique aussi le fait que Question juive consacre peu de place à l’Holocauste. Juste quelques allusions, afin d’appréhender l’arrivée en Israël de 300 000 rescapés des camps nazis, après que le Shtetl – le monde juif d’Europe orientale – « avait été anéanti » (p. 265). La publication de ce livre précède aussi bien Shoah, le film de Claude Lanzmann (1985), que le Historikerstreit allemand (1986). Quand Ilan Halevi l’écrit, il ne connaît pas encore la transformation de la mémoire de l’Holocauste en « religion civile » du monde occidental, paradigme des génocides modernes et liturgie du deuil qui, en stigmatisant le mal absolu, érige les démocraties libérales de l’Occident en modèles de la vertu antitotalitaire. Son interprétation de l’Holocauste est décidément postcoloniale, puisqu’elle juxtapose l’extermination des juifs d’Europe à la longue histoire des violences impérialistes dans le monde extra-européen. Dans le sillage d’Aimé Césaire et Frantz Fanon, il rappelle que le génocide des peuples colonisés a précédé le judéocide nazi. Vu d’Afrique ou des Amériques, ce dernier n’a rien d’unique ; il apparaît plutôt comme un « choc en retour13 » : le transfert en Europe, contre des populations blanches, des violences perpétrées pendant des siècles contre les colonisés. Lisons-le : « Si l’on consentait à ne plus confondre les frontières de la diaspora européenne avec celles de l’humanité, on pourrait compter et recompter les dizaines de millions d’Africains assassinés par les négriers en deux siècles de traite. Les Indiens d’Amérique – du nord au sud, avec des degrés – appartiennent à des civilisations décimées, et pour certaines anéanties (p.?220). » Cela est vrai et la singularité historique de l’Holocauste, comme celle de tout autre génocide, est relative. Ilan Halevi a raison aussi de pointer, dans la lecture sioniste de la Shoah, la recherche d’un alibi préventif pour la politique expansionniste israélienne. La sacralisation de la mémoire de l’Holocauste « immunise les juifs en général, et les sionistes en particulier, de la critique » (p. 221).
Reste que le génocide nazi marque un tournant historique dont Question juive ne semble pas prendre la mesure. C’est bien la fin de la « symbiose judéo-allemande » et de la yiddishkeit qu’il scelle, en produisant un nouveau déplacement de l’axe démographique, social, culturel et politique du monde juif. Entre le 15e et le 20e siècle, nous explique Ilan Halevi, l’Europe était le centre de la vie juive. Après 1945, cependant, ce centre s’est déplacé vers les États-Unis et Israël. Cette nouvelle configuration, qui place les juifs sous la protection de la principale puissance mondiale, est aussi sinon plus importante que les alliances établies jadis avec les empires perse et ottoman, la papauté chrétienne en Provence ou le royaume polonais. Au fond, entre le milieu du 18e et le milieu du 20e siècle, l’ère de la modernité juive fut un moment d’explosion créative qui coïncida avec la plus grande vulnérabilité de la diaspora juive.
Comment expliquer cette lacune de Question juive ? Elle n’était certes pas inévitable pour un juif né à Lyon en 1943, au sein d’une famille résistante, au milieu des persécutions. Mais il s’agit sans doute du prix à payer pour un choix méthodologique à contre-courant des Jewish Studies : reconstituer l’histoire juive comme processus global en adoptant une perspective orientale, sans se placer dans un observatoire européen. Citoyen du monde, juif antisioniste, révolutionnaire athée, militant anticolonialiste, dirigeant de l’OLP, « métèque générique », Ilan Halevi correspond assez bien au portrait du juif non-juif brossé par Isaac Deutscher dans un essai célèbre des années 1960 : le juif hérétique qui participe d’une tradition juive en transcendant les frontières étriquées d’une communauté religieuse, ethnique ou nationale14. Incarnation de l’universalisme, le juif non-juif de Deutscher demeure cependant une figure de la pensée critique occidentale, l’Autre des cultures européennes. Or, Ilan Halevi a mis son érudition et son héritage intellectuel juifs au service de la cause palestinienne ; sa posture est celle du Palestinien, l’Autre du juif israélien. Ce regard extérieur est un parti pris épistémologique : du coup, il ne se pose pas, à l’instar de Gershom Scholem en 1939, la question de savoir que sera une Europe sans juifs ; il se demande plutôt en quoi l’Holocauste diffère-t-il des génocides coloniaux et en quoi le sionisme diffère-t-il du colonialisme classique. Mais il faut sans doute se poser toutes ces questions, sans en éluder aucune.
La conclusion de Question juive est un plaidoyer pour un État binational : les Palestiniens n’ont d’autre patrie que celle dont ils furent expulsés en 1948, qui est aussi la seule des Juifs d’Israël, membres d’une nation moderne surgie d’une communauté religieuse. Ces deux peuples sont « condamnés » à vivre ensemble, à inventer des formes nouvelles et inédites de coexistence et de coopération, dans la reconnaissance de la plénitude de leurs droits. Cela peut apparaître « inimaginable », écrit Halevi, mais il n’y a pas une meilleure solution. Trente-cinq ans plus tard, après l’échec des accords d’Oslo et la poursuite de la colonisation en Cisjordanie, la seule alternative au binationalisme reste l’apartheid ou la création d’entités nationales homogènes par voie d’épurations ethniques successives. Israël a choisi cette deuxième voie qui risque, à terme, de se retourner contre lui. Le regard d’Ilan Halevi était extrêmement clairvoyant. D’autres voies, à commencer par celle d’Edward Saïd, ont rejoint la sienne15. Trente-cinq ans après sa première édition, Question juive demeure un livre étonnement lucide et prémonitoire.
Enzo Traverso
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Ilan Halevi : Question juive – La tribu, la loi, l’espace
Editions Syllepse,
http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_37_iprod_674-question-juive.html
Paris 2016, 338 pages, 22 euros
1. Zeev Sternhell, Aux Origines d’Israël : entre nationalisme et socialisme, Paris, Folio-Gallimard, [1996] 2004.
2. Abraham Léon, La Conception matérialiste de la question juive, Paris, EDI, [1946] 1980 ; Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Folio-Gallimard, [1946] 1990.
3. Karl Marx, Sur la question juive, Paris, La Fabrique, [1843] 2006, p. 173 et 174.
4. Ilan Halevi s’appuie sur Maxime Rodinson, Peuple juif ou problème juif ?, Paris, François Maspero, 1982. Pour une reconstruction de ce débat, voir Enzo Traverso, Les Marxistes et la question juive. Histoire d’un débat 1843-1943, Paris, Kimé, 1997.
5. Dan Diner, « Ambiguous semantics. Reflections on Jewish political concepts », The Jewish Quarterly Review, 2008, vol. 98, nº 1, p. 89-102. Voir aussi Enzo Traverso, La Fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur, Paris, La Fabrique, 2013.
6. Yuri, Slezkine, Le Siècle juif, Paris, La Découverte, 2009.
7. Voir Yosef Hayim Yerushalmi, Serviteurs des rois et non serviteurs des serviteurs. Sur quelques aspects de l’histoire politique des Juifs, Paris, Allia, 2011.
8. Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 2006.
9. Voir l’introduction d’Eric Hobsbawm (« Inventing Traditions ») dans Eric Hobsbawm, Terence Ranger (dir.), The Invention of Tradition, New York, Cambridge University Press, [1984] 2012, p. 1-15.
10. Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Paris, Flammarion, 2010. Voir aussi la discussion sur ce livre entre Esther Benbassa, Denis Charbit, Maurice-Ruben Hayoun et Tony Judt, avec une réplique de Shlomo Sand, dans Le Débat, n° 1, 2010, p. 147-192.
11. Voir Neil Asher Silberman, « Structurer le passé. Les Israéliens, les Palestiniens et l’autorité symbolique des monuments archéologiques », dans François Hartog, Jacques Revel (dir.), Usages politiques du passé, Paris, EHESS, 2001, p. 99-115.
12. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1955 ; Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, François Maspero, 1961 ; Nathan Weinstock, Le Sionisme contre Israël, Paris, François Maspero, 1969.
13. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, op.cit., p. 77 et 111. Voir aussi Michael Rothberg, Multidirectional Memory, Redwood, Stanford University Press, 2009, ch. 1.
14. Isaac Deutscher, Essais sur le problème juif, Paris, Payot, 1969.
15. Edward Saïd, Israël-Palestine : l’égalité ou rien, Paris, La Fabrique, 1996.