« La race blanche » : un concept insignifiant ?

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Alors que la polémique sur la « race blanche » fait parler dans les médias fin 2015, le Petit journal choisit de répondre à Nadine Morano par une série de photos brouillant les codes ordinaires liés à la couleur de peau. Ce faisant, il n’attaque pas seulement la femme politique, mais confisque leurs concepts aux organisations engagées dans la lutte antiraciste politique. A travers la réception de l’œuvre Humanae en France, voyons comment le concept de race est détourné pour mieux asseoir une doctrine humaniste et libérale, résultat d’une dépolitisation généralisée[i].

Humanae, c’est le nom d’un projet initié en 2012 par Angelica Dass, une photographe brésilienne. Il s’agit d’une collecte de « portraits dont la couleur d’arrière plan est composée de la nuance Pantone® exacte déterminée à partir d’un échantillon de 11×11 pixels pris sur le visage du modèle ». Ce travail en cours tend à répertorier le maximum de tonalités de peau sur toute la planète. Le résultat, régulièrement actualisé, est visible sur le site Humanae.

 

Le travail n’a pas encore été exposé en France. Pourtant sur les moteurs de recherche, j’ai pu recenser 55 articles francophones, dont une trentaine publiés sur des sites français[ii]. Si la plupart sont écrits en 2012, 7 ont été publiés en 2015 au moment de la polémique sur la « race blanche » lancée par Nadine Morano. Le projet avait alors été mis en avant par une émission de divertissement, Le petit Journal (Canal +), pour répondre à la polémique. Angelica Dass remercie d’ailleurs le programmateur sur son site pour avoir « trouvé » et « utilisé » son travail.

 

L’objectif d’Angelica Dass est de créer « une plateforme sur Internet dédiée à des discussions sur l’identité ethnique ». Or, si Yann Barthès a trouvé l’idée intéressante, les sites des associations et organisations contre le racisme restent muettes quant au projet. Seul le groupe de recherche Achac, intéressé à la question coloniale et postcoloniale, a formulé une critique de l’œuvre en France.

 

A l’époque de la polémique sur la « race blanche », je me souviens avoir ressenti un double malaise en voyant la leçon que souhaitait donner l’ancien journaliste de Canal + à Nadine Morano. Non seulement, le Petit journal ne semblait pas répondre à la polémique, mais en plus je craignais qu’il confirme le raisonnement exposé par l’ex-candidate.

« Dans la tête de Nadine Morano, il y a les Noirs et les Blancs » commence-t-il.

« On va être précis. On a besoin d’un pantone. Cette femme va nous guérir. » Il montre l’autoportrait d’Angelica Dass.

« Son projet photographique est simple. Pour prouver qu’il n’y a pas de Noirs et de Blancs, elle fait des portraits d’hommes et de femmes en les identifiant seulement sur les couleurs correspondant à leur teint.

« Si on suit le raisonnement de Morano, lui, il est blanc. Elle aussi. » Il montre alors les portraits de deux personnes blanches. « Sauf qu’ils n’ont pas la même couleur. » Les codes Pantone sont alors mis en évidence.

« Et Nadine Morano s’effondre littéralement.

« A partir de quelle couleur on finit d’être blanc et on commence à être noir ? Où est la frontière entre le blanc et le noir ? Si vous trouvez la réponse faites-nous signe.[iii] »

 

C’est Nacira Guénif, une sociologue, qui me permettra de mettre les choses au clair alors qu’elle anime le décryptage d’une émission célèbre sur l’antiracisme[iv]. Pour elle, l’ex-candidate aux élections régionales n’a pas été destituée pour ses propos racistes. Elle a été sanctionnée parce qu’elle avait « vendu les secrets de famille », elle avait « expos[é] un ordre qui ne peut perdurer que parce qu’il est tranquillement en train d’entretenir ses privilèges ». L’ordre en question, c’est le « pouvoir blanc ». Houria Bouteldja, militante du Parti des Indigènes de la République elle aussi présente lors du débat, précise qu’il ne s’agit pas d’individus mais bien d’un système.

 

Voilà donc le malaise ! Une partie en tous cas… Quand Nadine Morano parle d’un système, Yann Barthès lui répond sur le plan de l’individu. Quand l’une dévoile de manière maladroite l’existence d’une « race blanche » comme catégorie sociale et politique, l’autre la comprend comme une caractéristique individuelle. La démonstration du Petit journal tombait donc à plat face au racisme structurel. Mais qu’en était-il du deuxième malaise ressenti ? Yann Barthès confirmait-il vraiment ce que Nadine Morano voulait dire ?

 

 

« Angelica Dass va nous guérir. »

 

Revenons à notre projet photo car c’est lui qui va nous permettre de comprendre. Humanae et la réception qui en est faite en France révèlent en effet un logiciel de pensée porté par le Petit journal et partagé par d’autres médias en ligne.

 

Un dispositif révélateur

 

Angelica Dass prend des portraits à la manière de pièces d’identité et demande aux protagonistes d’avoir les épaules nues. Cela permet d’obtenir des images hors des critères « tels que la nationalité, l’origine, le statut économique, l’âge ou les standards esthétiques ». Le seul élément important devient la couleur de peau, relevée par un fond de la teinte Pantone adaptée. En opérant de la sorte, elle admet le poids de l’Histoire et des pouvoirs socio-économiques sur les représentations raciales et décide, plutôt que de s’exprimer sur le sujet, de laisser au public la liberté de le faire lui-même.

 

Plusieurs français ont donc entendu le message et tenté de réfléchir à partir de son œuvre. Or nous l’avons vu, les organisations engagées dans la lutte contre le racisme ne se sont pas penchées sur son travail. Qui sont donc les journalistes et chroniqueurs du web qui se sont intéressés au dispositif ? Quelles idées ont-ils développé ?

 

Depuis 2012, on a surtout pu apercevoir le projet Humanae dans des revues en ligne mais aussi sur des blogs. Les spécialistes de la photo et du design ont été les plus bavards sur le sujet. Cependant le projet a aussi fait son apparition dans les rubriques « culture » et « beauté ». Si cette dernière thématique semble un peu décalée pour un sujet sur le racisme, elle est certainement révélatrice quant à l’ensemble du discours qui s’est tissé autour de l’œuvre en France.

 

 

Un antiracisme cosmétique ?

 

Lorsqu’on relève les occurrences du mot Pantone dans les 55 articles, celui-ci apparaît bien plus souvent que le nom du projet photo lui-même. La marque qui a prêté ses nuanciers pour les arrière-plans est citée 165 fois, quand Humanae apparaît 131 fois et le nom Dass, 100.

 

L’entreprise américaine fondée en 1866 propose au départ des nuanciers pour les cosmétiques. En 1963, elle se lance dans le secteur de l’impression sans délaisser pour autant les maquillages. C’est en 2012, année de départ du projet Humanae, qu’elle crée un nuancier recensant 110 couleurs de peau. Il est destiné au secteur des cosmétiques mais aussi de la mode, de la photo et des prothèses médicales.

 

Dans un clip publicitaire, la marque met en scène quatre personnes censées représenter les couleurs auxquelles on a l’habitude de donner un nom. Un noir, une blanche, une rouge, un jaune. Chacun dit ne pas être de la couleur qu’on lui attribue, mais une « nuance de l’humanité ». Après un « nous sommes tous des personnes de couleur » déclaré en chœur, apparaît le nouveau nuancier. Un nuancier de 110 couleurs « célébrant la beauté de la peau ». Le petit film se termine avec cette question lancée sous forme de slogan :« Pantone. What color are you ? »[v]

 

De quelle couleur êtes-vous ?

 

Sur les 55 articles, six ont directement posé cette question à leur lecteur. En titre ou, comme le fait Pantone, en conclusion. Deux d’entre eux vont même jusqu’à demander « Quel Pantone êtes-vous ?[vi] » faisant de la marque une référence incontestable en terme de couleur de peau. Les articles qui se sont risqués à cette question ne proviennent pas seulement de revues de beauté. Parmi eux certains ont même tenté de développer un questionnement quant au problème racial ou, pour reprendre la formule la plus fréquemment rencontrée, à « l’identité ethnique ».

 

Que se passe-t-il donc pour que des gens qui se disent contre le racisme arrivent à demander à leurs lecteurs de s’identifier à une couleur ? Une couleur qui de plus n’est pas libre, mais vendue comme un produit de référence industrielle sur le marché.

 

Humanae : un projet photo beauté « avant tout »

 

Parmi les 55 articles repérés sur les moteurs de recherche, je distingue 8 textes prenant pour angle la thématique « beauté/tendance »[vii]. Le plus souvent, ce sont des articles qui s’adressent directement aux femmes, notamment aux consommatrices de produits cosmétiques. Les styles sont très variés puisqu’il s’agit d’agences de conseil, de magazines féminins mais aussi de blogs personnels. Pourtant certaines formules se répètent, traçant les contours d’un futur fantasmé dans lequel chaque femme pourrait bien trouver le fond de teint de ses rêves.

 

L’angle choisi par les auteurs amène certaines confusions. Une blogueuse attribue en premier lieu le projet à la société Pantone et  le présente comme « avant tout commercial » tandis que Grazia va jusqu’à titrer « Le projet photos beauté ». Lorsqu’Angelica Dass dit vouloir bousculer les « codes », le magazine les comprend comme exclusivement esthétiques. Le mérite de la photographe est alors d’avoir pris en photo des gens sans présélection liée aux « origines, corpulences, couleurs, âges et styles ». Madame Rêve, une blogueuse, reproduit le même raccourci présentant les portraits comme ceux de personnes « de sexes, de races et d’âges différents ». Si bien qu’aucun des huit articles ne mentionne l’intérêt du projet d’Angelica Dass sur la question du racisme, à savoir l’absence de présélection sur des critères tels que la nationalité et le statut économique. Quant à l’article sur le site de Birchbox, une tournure de phrase malheureuse nous conduit à penser que c’est au problème du fond de teint qu’Angelica Dass a voulu répondre en premier lieu. Les quatre autres articles se contentent simplement d’évoquer « une société de cosmétiques […] intéressée » par le projet.

 

« Bientôt une base de données universelle des couleurs de peau »

 

Humanae est alors un projet important car il vient répondre à un problème « vital », celui des fonds de teint adaptés à chaque peau. Si le choix du bon maquillage « peut s’avérer difficile » pour certaines, pour d’autres, c’est un « casse-tête » qui concerne toutes les femmes. C’est pourquoi le nuancier Pantone devrait « considérablement » changer la donne. Cette « base de donnée universelle » présage donc un meilleur futur, un futur rêvé (4 occurrences) où toutes les femmes se verraient représentées sur le marché quelle que soit leur peau. L’étendue des produits de beauté à venir pourrait bien être la matérialisation de « la beauté dans toute sa diversité ». Une diversité, synonyme d’extension des parts de marché.

 

Pantone est alors célébré pour les valeurs positives qu’il véhicule (diversité, universalité) mais aussi pour son efficacité rêvée, voire déjà reconnue. Pour certains la « palette de 150 couleurs est vouée à s’agrandir encore », tandis que pour d’autres les couleurs « correspondent [déjà] exactement » au teint des personnes prises en photo. Pour la blogueuse de Démaquillages, Pantone est « la référence […] utilisée par tous les graphistes et directeurs artistiques du monde ». Elle pose un petit bémol quand même : elle a eu du mal à trouver sa couleur et reproche les conditions optimales pour les photos d’Angelica Dass. Elles éloigneraient les sujets des couleurs réelles, plus complexes que ce que Pantone peut offrir actuellement.

 

Humanae : œuvre d’art ou publicité ?

 

Le reproche formulé par Démaquillages reflète bien l’enjeu de l’œuvre pour ces auteurs d’articles. Loin de « bousculer » et « déplacer » les spectateurs pour les amener à « repenser » le monde, l’artiste est sommée de faire « correspondre » les couleurs pantone avec les individus et de « représenter », « cataloguer et enregistrer » la réalité. Les couleurs subversives ainsi qualifiées par Modzik, perdent leur caractère questionnant pour venir correspondre à une réalité admise.

 

Une réalité admise certes, mais elle est plus que cela dans les articles. Elle est célébrée. Que ce soit clair : il ne s’agit de nier ni l’existence d’une variété de couleurs de peau, ni l’existence de l’Humanité comme espèce. Le problème, c’est d’en faire l’objet d’une revendication dans une œuvre artistique.

 

Si le travail de l’artiste se limite à faire la promotion de ce qui est, il prend le risque d’être instrumentalisé à des fins publicitaires. Un risque dont Angelica Dass n’était certainement pas dupe, puisqu’elle utilise ouvertement les couleurs d’une marque, en l’occurrence Pantone. Les nuanciers libres proposaient-ils trop peu de couleurs ? Étaient-ils plus contraignants ? Le résultat et le message auraient-ils été différents ?

 

Un antiracisme a-politique

 

Le choix d’un « milieu sûr »

 

C’est que, la référence industrielle est un lieu sûr. Du moins, c’est ce qu’avance Alejandro Castellote, critique-photo dont l’article sert de présentation d’Humanae sur le site officiel du projet. Pour lui, l’idée de se référer à un nuancier dans lequel il n’y a pas de hiérarchie des couleurs (comme celui de Pantone) est un bon début pour se mettre à penser le problème racial. Or cette pensée semble assez restreinte au vu des articles parus en France, puisqu’ils omettent complètement les questions socioculturelles.

 

De fait, certains mots n’apparaissent jamais et d’autres ne sont cités que pour être dénigrés. Ainsi, les termes colonisation, esclavage, immigration et histoire sont absents du débat. Les dates le sont elles aussi. Et lorsqu’Angelica Dass dit vouloir mettre de côté des critères tels que « la nationalité, l’origine, le statut économique » comme un moyen pour ouvrir la discussion, 18 articles voient ce rejet comme une fin en soi, empêchant alors tout propos politique. Pour se défendre du racisme, on préfère donc le terme diversité (cité 38 fois), même si l’on parle aussi d’égalité (17) et pointe du doigt les discriminations liées à la couleur de peau (6).

 

Un ennemi désigné : le politique

 

Les auteurs des articles sont unanimes. Le racisme est une conséquence des inégalités socio-économiques. Ce sont elles qui ont amené les sociétés à donner une signification aux couleurs de peau pour asseoir les pouvoirs en place. C’est pourquoi la décision de réfléchir sur la race à partir d’images cachant le statut des individus est très bien accueillie. Elle permettrait de réfléchir au sens des couleurs « au-delà des frontières de nos codes de référence » (formule d’Angelica Dass citée dans 10 articles) et d’aborder enfin un « sujet tabou » (Médiathèque facultative[viii]).

 

Pourtant, si le racisme est une conséquence d’inégalités de pouvoir, on reconnaît aussi l’influence inverse : le fait que les couleurs soient elles-mêmes un argument pour justifier des inégalités. Notamment lorsque Modzik et un professeur blogueur pensent offrir un nuancier Pantone à Nadine Morano et tous les racistes pour les éduquer[ix].

 

Si le racisme existe encore aujourd’hui c’est le fait de deux coupables : l’ « idéologie » et « les politiques qui dissertent pendant des heures » (sur le site Féminin Bio[x] et le blog du professeur). Problème : on ne sait pas qui sont ces personnes politiques ni de quelle idéologie il s’agit. Et bien que Nadine Morano fasse partie des racistes pointés du doigt, elle ne serait apparemment pas la seule coupable.

 

Deux solutions face au racisme

 

A partir d’Humanae, les chroniqueurs voient donc deux réponses contre le racisme : vider les couleurs de leur sens et adopter un regard apaisé sur la diversité.

 

Saboter les concepts de l’ennemi…

Pour rendre le classement des couleurs « débile » et « ridicule » (dixit la Médiathèque facultative et Fabrice Arnaud, le professeur de mathématique), Angelica Dass procède en plusieurs étapes.

Tout d’abord, il s’agit de montrer que le noir, le blanc, le jaune et le rouge ne sont des couleurs partagées par aucun être humain. Fabrice Arnaud est d’origine auvergnate et après s’être amusé à comparer sa peau aux codes RGB, html et Pantone, il s’étonne (plutôt, il fait semblant) :  « Ma couleur de peau est 202,156,141 en RGB. […] Blanc c’est 255, 255, 255. Mince… je me croyais blanc… !!! »

 

La photographe montre ensuite que chaque être humain a plusieurs couleurs. Elle explique avoir pris pour référence les pixels sur le nez, car c’est la partie du visage qui change le plus souvent de tonalité. Fabrice Arnaud constate donc qu’en été sa couleur peut changer de code.

 

Enfin, le code Pantone n’a pas été choisi par hasard. Il permet de classer les couleurs de manière « horizontale » et brouille la lecture classique des couleurs de peau. Chaque couleur a un code composé de quatre chiffres dont les deux premiers statuent sur la teinte de la peau, les suivants sur la luminosité. C’est pourquoi la hiérarchie habituelle, du plus foncé au plus blanc devient caduque avec Angelica Dass. « On peut être Pantone 70-6 ou 322-1[xi] » expose Gilles Boëtsch sur le site Achac. Le nuancier Pantone, où « les couleurs primaires ont exactement la même importance que les couleurs mixtes » est donc décrit comme un « milieu sûr ».  Un milieu où « nos couleurs de peau nous rendent égaux ! » s’exclame Féminin Bio.

 

et offrir des cosmétiques aux agitateurs

Contre le racisme, il s’agit aussi de positiver la diversité. L’Observatoire de la Diversité culturelle est en effet ravi par l’idée de « mettre en valeur la richesse de la diversité humaine », une diversité qualifiée d’ « étonnante[xii] », voire de « fascinante » pour F. Arnaud. Pour Positivom, Humanae est un « culte de la différence, de la diversité ethnique[xiii] ». Les divers sujets photographiés font alors de cette « longue et belle série de portraits » un projet « haut en couleur », « incroyable » et « stupéfiant ». La diversité n’est pas ici facteur de mouvements et de frictions. Elle est immobile et s’offre à la contemplation.

 

Une idéologie qui ne dit pas son nom

 

La beauté reconnue de l’ensemble, associée à l’absence de présélection des participants font alors du travail d’Angelica Dass une « célébration de l’être humain ». Car  de fait, Modzik s’insurge « on [a fini] par passer à côté de ce qu’est être humain ». Et il est bon de rappeler que « « Blanc », « noir », « jaune » ou « rouge », nous faisons tous partie de l’Humanité » selon Féminin Bio. « Nous sommes juste humains » répète à deux reprises l’Observatoire. Il faut « remettre l’humain au premier rang » conclut Positivom.

 

Si le magazine Féminin Bio appelle à « une solidarité sans idéologie » en conclusion de son article, force est de constater qu’une certaine lecture du réel anime l’ensemble des spectateurs de l’œuvre, voire le projet lui-même : l’Humanisme. Le terme n’apparaît pourtant jamais. Rappelons-le d’ailleurs, ceux qui tentent d’avoir un propos politique voire idéologique sur la question du racisme sont vus comme des ennemis (Fabrice Arnaud et Féminin Bio). Or quoi de plus puissant qu’une idéologie qui s’ignore.

 

 

Une lecture a-historique

 

Pour Gilles Boëtsch, anthropobiologiste et chercheur au CNRS, Angelica Dass a pris un risque en ne voulant pas considérer « les références culturelles et socio-économiques » de ses sujets. Certes, elle permet au spectateur de séparer couleur et signification, mais ne les force en rien à se pencher sur cette dernière pour l’étudier. Par trop d’imprécisions, son dispositif pourrait « être altéré » et la couleur devenir le seul sujet de son œuvre. Au lieu de personnes chargées d’une histoire et d’un présent, le spectateur verrait des individus « typifiés » pour leur couleur de peau.

 

Humanae permet donc une plateforme de discussion sur la signification des couleurs. Mais par un dispositif trop ouvert, les spectateurs peuvent manquer le débat sur le sens construit historiquement autour de la race. Or lorsqu’ils ne s’emparent pas des questions socio-culturelles et se défendent même d’avoir un propos politique, ils laissent au marché le soin de traiter le sujet à sa manière.

 

Une hola pour Nadine Morano et un poignard dans le dos des antiracistes

 

Quel était le malaise déjà ? Ah oui ! Une impression bizarre que Yann Barthès confirmait ce que disait Nadine Morano… Disons plutôt qu’il alimente la vague sur laquelle elle est en train de surfer. Pourquoi cette image détournée ?

Mme Morano sait que la plupart des propos racistes aujourd’hui tiennent sur une pensée critique structurelle et non morale. De ce fait, en parlant de « race blanche », elle ne s’adresse pas tellement aux tenants du racisme biologique, mais plutôt aux « petits blancs[xiv] », ceux qui se sentent lésés par l’économie de marché et qui pourraient vouloir profiter du privilège de leur couleur pour se faire une place décente sur leur territoire.

Pourtant elle n’a jamais eu l’idée de s’élever contre le libéralisme. Elle n’est pas non plus contre le capitalisme. L’idée que nos couleurs de peau produisent de la valeur marchande ne devrait donc pas la déranger.  Mais en disant « on a besoin d’un pantone » et en inscrivant le débat politique dans la sphère marchande, Yann Barthès confirme le décalage qu’il y a entre des gens qui ont le temps de s’intéresser à une « base universelle de couleur de peau » et ceux qui ont d’autres problèmes à régler avant de pouvoir apprécier la diversité. Un décalage que la femme politique sait utiliser pour se démarquer des nouveaux chiens de garde[xv] sur lesquels elle compte  pourtant pour exister politiquement.

 

Par ailleurs, en utilisant Humanae pour discréditer les catégories « blanc » et « noir », Yann Barthès exploite l’idée d’un racisme biologique et démontre la puissance du marché lorsqu’il parvient à circonscrire nos débats politiques dans son champ. Le racisme biologique est en effet un argument-marketing pérenne, puisque la lutte contre celui-ci est infinie. Et ceci pour deux raisons : il existera toujours des personnes pour ne pas prendre en compte ce que dit la science et on ne peut empêcher un sentiment, même la haine.

 

En revanche, on a les moyens de réfléchir sur les structures et notamment le racisme d’État. On a des concepts pour nommer les pouvoirs en place et les institutions qui maintiennent l’oppression de certains groupes sur le territoire français et à l’extérieur. Pourquoi le Petit journal ne s’attaque-t-il pas au racisme structurel de Nadine Morano ? Est-ce un propos trop politique ? Trop idéologique ? Sans doute est-il lui-même un représentant du pouvoir blanc incapable de se regarder comme tel.

 

Avec Humanae, le Petit journal fait donc d’une pierre deux coups. Il confisque leurs concepts à ceux qui souhaitent défendre le pouvoir blanc mais aussi à ceux qui le dénoncent. Il nie le débat qui se joue au niveau historique chez les racistes comme chez les antiracistes. Et comble de l’histoire, il ne donne de visibilité qu’aux tenants du racisme structurel, se posant alors comme la réponse progressiste, subversive et de gauche aux yeux des téléspectateurs.

 

La réception d’Humanae par certains médias français a donc confirmé la permanence de l’antiracisme moral dans notre pays et le danger latent à s’y conformer. Parce qu’il sous-estime l’ennemi, le méprise et lui nie sa capacité à penser et parce qu’il est un très bon outil pour augmenter les parts de marché du capital, l’antiracisme moral non seulement empêche une réflexion historique et attise les rancœurs vis-à-vis des nouveaux chiens de garde, mais il confirme en plus la capacité du capitalisme à faire feu de tout bois.

 

Maëlle Seven

 

PS : occurrence des mots Pantone, Humanae et Dass dans ce texte : 23, 18 et 20. Faut-il y voir une fatalité ?

Source

Notes

[i]       Au sens de ce que Slavoj Zizek décrit dans son Plaidoyer en faveur de l’intolérance paru en France en 2004.

[ii]      Sur Google et Duckduckgo.

[iii]     Transcription sur Téléscoop du 1/10/2015

[iv]    Décryptage de Ce soir ou jamais sur l’antiracisme avec Houria Bouteldja, Maboula Soumahoro et Nacira Guénif, le 18/03/2016.

[v]     Vidéo publicitaire du Pantone Skintone Guide.

[vi]    http://gafas-negras.blogspot.bg/2013/12/human-pantone-skin-tones-by-angeli et http://www.gusty-mag.com/humanae-par-angelica-dass-ma-couleur-de-peau-est-juste-une-nuance-differente-de-pantone/

[vii]   Les 8 textes sont à retrouver sur ces liens.

http://demaquillages.blogspot.bg/2012/11/trouvez-le-pantone-de-votre-peau.html;

http://www.grazia.fr/galerie/le-projet-photos-beaute-qui-allie-teint-et-couleurs-pantone-664720/(page)/1;

http://madamereve.over-blog.com/2014/10/humanae-human-pantone.html;

http://www.meltybuzz.fr/un-nuancier-pantone-humain-a118138.html ;

https://blog.birchbox.fr/actus/la-couleur-parfaite.html;

http://www.cosmopolitan.fr/,quel-maquillage-pour-quelle-couleur-de-peau,2101,1751849.asp ; http://www.leparisien.fr/laparisienne/beaute/bientot-une-base-de-donnees-universelle-des-couleurs-de-peau-11-07-2012-2087511.php ;

http://www.elle.fr/Beaute/News-beaute/Make-up/Un-inventaire-universel-des-couleurs-de-peaux-2115738

[viii]  http://mediathequefacultative.tumblr.com/post/33823840870/de-quelle-couleur-est-ta-peau-cest-bien-de

[ix]  http://pi.ac3j.fr/la-race-blanche-humanae-angelica-dass/ et http://www.modzik.com/culture-clash/humanae-couleurs-subversives/

[x] http://www.femininbio.com/voyages-loisirs/actualites-nouveautes/pantone-humain-projet-photo-humanae-75210

[xi] http://www.achac.com/blogs/68

[xii]   http://www.diversité-culturelle.org/odc/nous-sommes-juste-humains-un-projet-photographique-haut-en-couleurs/

[xiii]  http://positivom.com/humanae-une-serie-de-cliches-qui-celebre-letre-humain/

[xiv]  Pour reprendre un concept décrit notamment par François Hoarau et Sylvie Laurent dans l’ouvrage dirigé par celle-ci, De quelle couleur sont les blancs ? (La Découverte « Cahiers libres », 2013)

[xv]   Au sens de ce que dénonce Serge Halimi dans son essai et son film du même nom, c’est-à-dire une classe médiatique en connivence avec les pouvoirs politiques et économiques.

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