Regards ‘changés’ et ‘langues déliées’

Saima Ashraf, 39 ans, à la mairie de Barking, à Londres, où elle travaille. Elle dit qu’elle n’aurait jamais pu accomplir en France ce qu’elle a construit à Londres en portant le voile. Credit Andrew Testa pour le New York Times

Les voix des femmes musulmanes ont été quasiment noyées par le débat agité sur l’interdiction de se baigner en burkini sur les plages de plus de 30 municipalités françaises; femmes pour qui ces maillots couvrant complètement le corps ont été conçus. Le New York Times a sollicité leurs avis, et les réponses — plus de 1000 messages de Belgique, de France et d’ailleurs — vont bien au-delà de la question des tenues de plage.

Le résultat brosse le portrait de la vie de la femme musulmane, voilée ou pas, dans les parties d’Europe où le terrorisme a le plus tendu les sociétés. Le mot “combat” a été utilisé des dizaines de fois. Beaucoup de celles qui sont nées en France parlent de confusion quand on les enjoint de rentrer là d’où elles viennent.

Les tribunaux ont suspendu plusieurs interdictions suite à une décision du Conseil d’État la semaine dernière — l’interdiction à Nice, où s’est déroulé un horrible attentat terroriste le 14 juillet dernier, a été suspendue ce jeudi — mais le débat est loin d’être terminé.

“Depuis des années, nous supportons les regards et les propos menaçants,” écrit Taslima Amar, 30 ans, enseignante en banlieue parisienne. “On m’a demandé de rentrer chez moi (alors que je suis chez moi).” Désormais, Mme Amar a ajouté, elle espère quitter la France avec son époux.

Laurie Abouzeir, 32 ans, écrit qu’elle envisage de se mettre à son compte et de s’occuper d’enfants à son domicile toulousain. Cela lui permettrait de porter le voile, qui est vu d’un mauvais œil et parfois même interdit sur certains lieux de travail.

Beaucoup de femmes écrivent que les préjugés anti-Musulmans se sont intensifiés ces derniers mois et années, citant les attaques terroristes de Paris en 2015, ainsi que celles de Bruxelles et de Nice cette année. Halima Djalab Bouguerra, étudiante de 21 ans à Bourg-en-Bresse, évoque une date antérieure, estimant que les choses avaient déjà commencé à changer en 2012, avec les meurtres de Mohammed Merah dans le sud-ouest du pays.

“Il y a surtout eu des regards qui ont changé”, écrit Mme Bouguerra. “Les langues se sont déliées, plus personne n’a peur de dire à un musulman : “Rentre chez toi.”

Voici quelques extraits des commentaires que nous avons reçus, parfois condensés et modifiés pour plus de clarté, et traduits en français lorsqu’ils nous ont été envoyés en anglais.

Dina Srouji, 23 ans, est étudiante à l’Université de Gand en Belgique. Credit Gael Turine pour le New York Times

Quand le burkini est apparu, j’étais heureuse pour ma sœur, qui était en vacances et pouvait enfin jouer sur la plage avec ses enfants plutôt que de devoir rester à l’ombre. Au début de la polémique, je me suis dit, “C’est pas grave, Dina, c’est simplement quelques personnes étroites d’esprit qui n’ont rien d’autre à faire que de semer la haine.” Mais là ? Je pensais que c’était justement tout ce contre quoi l’Europe se battait. … Comment est-il possible que dans un monde “moderne”, bronzer toute nue soit acceptable, mais garder ses vêtements à la plage ne le soit pas ?

— Dina Srouji, 23 ans, Lebbeke, Belgique. Étudiante et apprentie journaliste à l’Université de Gand. Instagram: @dindinsr.

Cela me rappelle mon premier jour au lycée après l’interdiction en France du port du hijab à l’école. Mon professeur m’avait obligé à retirer mon voile devant tous les autres élèves. J’étais humiliée. … Aujourd’hui, ça me brise le cœur de nouveau. J’ai simplement regardé cette femme retirer un vêtement et je me suis demandée : quand est-ce que cela va s’arrêter ?

— Hajer Zennou, 27 ans, Lyon. Designer. Elle faisait référence à une femme à Nice qui a été obligé de retirer sa chemise à la plage.

On m’insulte, me crache dessus (littéralement) tous les jours dans le métro, le bus, mon école. Pourtant, je n’ai jamais insulté, frappé quelqu’un. Non, je suis juste musulmane. Je pense sérieusement partir vivre ailleurs, où le regard des autres ne me fera plus pleurer chaque soir dans mon lit. … J’ai peur un jour de porter une lune jaune sur mes habits, comme l’étoile de David pour les Juifs il n’y a pas si longtemps.

Merci à vous de nous écouter et nous donner la parole.

— Charlotte Monnier, 23 ans, Toulouse. Étudiante en architecture.

J’étais curieuse de voir si, dans les villes où ils ont interdit les femmes en burkini, les chiens avaient le droit de nager. La réponse est oui dans certains cas. Personnellement, je suis scandalisée que les chiens aient plus de droits que des femmes voilées.

— Samia Fekih, 36 ans, Paris. Chef de projet numérique.

Nawal Afkir, 25 ans, de Bruxelles. Elle est passionnée par la photographie. Credit Gael Turine pour le New York Times

Je suis assistante sociale et je fais mon maximum pour œuvrer pour une société juste et libre. Porter le voile ne signifie pas être asservie par un homme. Au contraire, cela signifie la réappropriation du corps et de ma féminité. … Merci New York Times de nous laisser cet espace de parole et la possibilité de nous exprimer librement. Chose qui nous manque peut-être en Europe.

— Nawal Afkir, 25 ans, Bruxelles.

À chaque fois que je me rends au Maroc, je me sens plus libre qu’en Occident, et j’y vois plus de libertés.

— Souad el Bouchihati, 26 ans, Gouda, Pays-Bas. Assistante sociale.

Ça ne me dérange pas de retirer mon voile pour travailler, ce qui me dérange, c’est de le cacher à mes collègues. … Bien entendu, je ne me suis pas cachée bien longtemps, j’ai croisé ma collègue de bureau en faisant les boutiques avec mon amie, donc forcément, j’étais voilée. Nous nous sommes dites bonjour, et dans l’oreille, je lui ai dit que je lui expliquerai. Je me sentais tellement mal de lui mentir depuis tout ce temps ! Un enfer ! Je lui ai donc envoyé un SMS pour lui dire la vérité. Elle m’a promis qu’elle comprenait et qu’elle ne le répéterait pas.

— Hadjira Skoundri, 22 ans, Toulouse. Agent administratif à la préfecture.

Mira Hassine, 27 ans, habite Orléans et est responsable administrative dans une entreprise du bâtiment. Credit Ed Alcock pour le New York Times

Quand bien même vous faites tous les efforts inimaginables en croyant ainsi vous “intégrer”, il vous est toujours martelé que pour bien faire et ainsi répondre à une intégration “complète” il nous faut renoncer à nos principes et notre religion. Dans nos foyers, au bureau ou entre amis, une sorte de pression sévit. On n’ose plus répondre favorablement à une invitation “d’amis”, car nous en avons marre de devoir refuser un verre d’alcool et justifier poliment en y mettant les formes, tout ça en veillant à ne pas dire de choses préjudiciables dans ce que l’on peut presque appeler des excuses. Au bureau, les petites vannes du genre “tu as aidé tes cousins ?” à la suite d’un attentat. Et nos familles lors des repas qui maudissent ces terroristes et sont insultés par la nouvelle législation.

Alors quoi. On s’isole. Et lorsqu’on s’isole, on ne s’intègre plus.

— Mira Hassine, 27 ans, Orléans. Responsable administrative dans une entreprise du bâtiment. Elle est musulmane mais ne porte pas le voile.

Être musulmane en France, c’est vivre dans un régime d’apartheid dont l’interdiction de plage n’est que le dernier avatar. … Je crois que les femmes françaises musulmanes seraient fondées à demander l’asile aux USA, par exemple, tant les persécutions que nous subissons sont nombreuses.

— Karima Mondon, 37 ans, professeur de français. Elle vient de quitter Lyon avec sa famille pour s’installer à Casablanca, au Maroc.

Je suis une femme française et musulmane. Je vis à Londres. En France, je n’aurais jamais pu accomplir ce que j’ai fait à Londres en portant le voile. Je travaille dans l’administration locale, je suis adjointe au représentant de mon quartier et je porte le voile. Si j’étais en France, cela ne serait jamais arrivé.

Saima Ashraf, 39 ans, Londres. Twitter: @saimaashraf25.

Je suis infirmière et voilée. Au travail, il m’est impossible d’avoir mon voile. Je le retire en arrivant. Pas de couvre-chef, pas de manche, rien qui puisse me couvrir pour être en corrélation avec mon mode de vie. … On nous refuse la possibilité d’aller à la piscine et maintenant à la plage. … Quelle est la prochaine étape ? Allons-nous porter des lunes pour être reconnus ?

— Linda Alem, 27 ans, Paris. Infirmière en centre d’hémodialyse.

Je me sens mal à en devenir parano ! Élève en classe préparatoire, je me suis fait insulter de salafiste et menacer de mort par un de mes camarades de classe. Pourquoi ? Car il m’a vue dans la rue avec mon voile. Quand je suis partie voir le proviseur-adjoint du lycée, la seule solution qu’elle a trouvée était notre renvoi à tous les deux si nous n’apaisions pas les tensions qu’il avait provoquées. Un vrai cauchemar, où toutes les issues mènent à l’injustice. …

En écrivant ces mots, j’ai les larmes aux yeux, et sans vouloir nous positionner en tant que victimes, leurs acharnements sur ces détails vont faire que je vais partir de ce pays tôt ou tard. Ils auront surement obtenu ce qu’ils veulent, mais je n’ai pas la force de Rosa Parks. Une ingénieure en moins en France, voilà leur punition.

— Nora Mahboub, 21 ans, Paris. Étudiante en école d’ingénieurs.

Siam Ferhat-Basset, 29 ans, près de chez elle à Drancy. Credit Ed Alcock pour le New York Times

Même diplômée d’un master, je n’ai pas réussi à trouver un travail dans mon domaine d’études. Je ne vois aucun espoir pour notre avenir, et comme beaucoup d’autres, j’envisage de partir à l’étranger. Mon cœur est 100 % français, mais j’ai le sentiment de devoir prouver ma “francité,” et avec tout ce qui se passe en ce moment, je suis fatiguée de devoir justifier mon identité.

— Siam Ferhat-Basset, 29 ans, Drancy. Ancienne hôtesse d’accueil.

Durant mes études, j’étais quelqu’un qui travaillait bien, j’adorais apprendre. Au fur et à mesure que j’avançais dans ma scolarité, je perdais toute motivation : Je savais qu’en tant que musulmane voilée, je n’avais aucun avenir dans le monde professionnel. On nous demande de nous intégrer, mais malheureusement eux ne nous intègrent pas.

— Saadia Akessour, 31 ans, Liège, Belgique. Elle est mère au foyer qui a dû retirer son voile pendant un stage de sage-femme et qui a ensuite arrêté ses études.

Je me suis baignée cet été du côté de Hendaye (sud-ouest de la France). J’ai été un peu la curiosité du coin, mais j’ai trouvé les gens bienveillants. Il me semble que les médias et politiciens sont en contradiction avec ce que le peuple pense.

— Fadoua Hachimi, 41 ans, Les Lilas, France. Assistante achats.

J’ai la sensation d’être une hors-la-loi, une espèce de bandit qui exige quelque chose d’interdit alors que je n’exige rien d’autre que mon droit à la liberté.

— Nadia Lamarti, 35 ans, Zellik, Belgique. Elle est mère de quatre filles et de formation auxiliaire sociale.

Assia Boukhelifa, 22 ans, est étudiante en sciences politiques à Lille. Credit Ed Alcock pour le New York Times

Je trouve fou que les Français ont l’air de découvrir l’islam et nous parlent encore d’intégration alors qu’on en est aujourd’hui à la troisième voire quatrième génération de maghrébins musulmans installés en France.

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— Assia Boukhelifa, 22 ans, Lille. Étudiante en sciences politiques.

Je suis une femme qui porte ce maillot couvrant (burkini étant un terme trop connoté). Alors qu’avant je me contentais d’observer les autres profitant des plaisirs de la baignade, au mieux je rentrais avec mes vêtements de ville (ce qui n’est absolument pas pratique). Ce vêtement a cassé mes chaînes.

— Ennaji Loubna, 30 ans, Perpignan. Étudiante en Master de sociologie.

Merci infiniment de nous considérer comme des êtres humains et de prendre en compte nos opinions. En Belgique, tout comme en France d’ailleurs, nous n’avons jamais la parole alors que nous musulmanes (voilées ou non) sommes les premières intéressées par ces polémiques récurrentes au sujet de l’islam et des femmes. Nous sommes considérées comme des bigotes écervelées et soumises à leur mari ou père. Je suis moi-même musulmane, enseignante, tolérante, féministe ET voilée.

— Khadija Manouach, 29 ans, Bruxelles. Institutrice.

En tant que jeune femme musulmane, je ne me sens plus en sécurité. … Je m’apprête à partir au Royaume-Uni où je peux travailler et vivre normalement. Cela m’attriste, car j’aime vraiment mon pays.

— Sarah Nahal, 24, Grenoble. Étudiante en économie et gestion.

Mon père a grandi et vécu en France depuis l’âge de 8 ans, et travaille depuis ses 14 ans, mais malgré tout, ce n’est pas assez pour que la France nous considère comme des concitoyens lambdas, puisque mon voile les dérange. … Que faire ? Prendre son courage à deux mains et se battre avec les armes que l’on dispose, le savoir, les diplômes et la volonté !

— Nadia Benabdelkader, 25 ans, Roubaix. Étudiante.

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